Les pierres du temple antique de Garni parlent de chrétienté
Une archéologue de l’UNIGE montre qu’un édifice religieux datant de la Rome antique, construit au milieu de l’Arménie, a été réaménagé en baptistère dès le Ve siècle. Une transformation qui lui a permis de survivre jusqu’à aujourd’hui.
Sur son promontoire perché, le temple de Garni, en Arménie, a fière allure. Construit en blocs de basalte bleu, l’édifice antique domine une boucle de l’Azat, une rivière qui a creusé dans cette région assez aride du Caucase du Sud des gorges spectaculaires. Son architecture et ses ornements le classent sans ambiguïtés dans la culture romaine – c’est en tout cas ainsi qu’il est présenté aux centaines de milliers de touristes qui le visitent chaque année. Ce qui signifie que ce vestige païen, situé à des milliers de kilomètres de la Ville éternelle, a survécu plus de 1700 ans en terre chrétienne sans perdre une pierre – ou presque. Un mystère auquel Armenuhi Magarditchian, chercheuse à l’Unité d’archéologie classique (Faculté des lettres), propose une explication qu’elle détaille dans un guide archéologique. Récemment publié, l’ouvrage se base sur les travaux qu’elle a menés ces dernières années sur ce site unique en son genre.
« Il ne fait aucun doute que ce temple a été construit à l’époque romaine, explique la chercheuse. Il a été érigé entre 80 et 90 après J.-C., durant la dynastie flavienne. Il a été restauré et enrichi environ un demi-siècle plus tard. Ce que j’ai pu montrer, c’est que l’édifice a ensuite très vite été transformé en un baptistère intégré dans un complexe chrétien plus vaste. »
L’hypothèse d’Armenuhi Magarditchian est que cette réaffectation a eu lieu dès le Ve siècle, c’est-à-dire peu après la conversion du Royaume d’Arménie au christianisme au début du IVe siècle. Moyennant quelques aménagements subtils qui n’ont pas altéré l’aspect général, le temple a ainsi pu remplir la fonction hautement importante qu’est l’administration du baptême dans la nouvelle religion. Et c’est cette nouvelle identité qui lui a probablement permis de traverser de nombreux siècles sans encombre.
La chercheuse genevoise, dont la famille fait partie de la diaspora arménienne depuis des générations, a développé sa théorie après une étude minutieuse de l’édifice ionique.
« La première fois que je l’ai vu, c’était en 2010, se souvient-elle. Encore étudiante, j’étais venue en Arménie pour participer à un mois de fouilles menées par une équipe de l’Université d’Innsbruck sur un site de l’âge du fer. J’ai profité d’un dimanche de libre pour visiter le fameux temple de Garni. J’ai tout de suite été impressionnée par son état de conservation qui est exceptionnel pour un vestige aussi ancien. Entre 70 et 80% des pierres sont d’origine, ce qui signifie qu’il n’a jamais été abandonné. J’ai essayé de comprendre son articulation avec les autres restes archéologiques du site (un mur d’enceinte ainsi que les restes de fondations d’un palais, de thermes et d’une église circulaire) mais, sur le moment, je n’ai trouvé aucune explication permettant de m’éclairer. Le temple était présenté uniquement comme témoin rescapé de l’époque antique. »
Pierres trop lourdes Un guide responsable du lieu lui affirme le plus sérieusement du monde que les habitants de la région n’ont pas utilisé l’édifice ionique comme carrière parce que les pierres étaient trop lourdes à transporter. Peu convaincue par cette explication, Armenuhi Magarditchian se rend compte qu’elle souhaite en savoir davantage. C’est la première fois qu’elle visite ce pays, berceau lointain de sa culture. Mais ce ne sera par la dernière.
L’archéologue en herbe parvient en effet à faire du temple de Garni le sujet de son travail de double maîtrise universitaire en archéologie classique et en langue et littérature arméniennes. Elle y retourne à plusieurs reprises entre 2012 et 2014 pour étudier chaque pierre de l’édifice. Armée de son double-mètre, d’un appareil photo et d’une échelle, elle fait le tour du temple sans omettre le moindre recoin vérifiant toutes les informations tirées des monographies rédigées sur cet édifice. En même temps, elle épluche l’abondante littérature concernant Garni dont la plus ancienne mention, trouvée sur une inscription cunéiforme du roi Argishti, remonte tout de même au VIIIe siècle avant J.-C.
C’est au cours d’un de ces séjours qu’elle fait sa plus importante découverte: une inscription que personne n’avait remarquée jusque-là, alors qu’au moins trois ou quatre autres ont fait l’objet d’études approfondies. Écrite dans l’alphabet arménien, elle couvre deux faces contiguës d’un bloc de pierre intégré dans une structure de l’intérieur du temple appelé pseudo-adyton. Le fragment de phrase, bien que fortement dégradé, laisse peu de doutes sur sa signification: «... est le baptistère de cette église ».
Structure fantaisiste « Ce bloc est en basalte et fait partie du temple, explique Armenuhi Magarditchian. Mais il a été posé à sa place actuelle lors d’une restauration menée dans les années 1970 par Alexander Sahinian. L’architecte arménien l’a utilisé pour construire le pseudo-adyton, une niche formée de deux piliers supportant un fronton. Cette structure n’a aucune justification et elle est, à mon avis, fantaisiste. Mon analyse est que cette pierre devait se trouver originellement dans une partie plus visible, probablement dans un des deux piliers d’encoignure qui bordent l’entrée du temple. Quoi qu’il en soit, il indique l’existence d’un baptistère. »
Le fait que ce dernier soit justement le temple ionique est soutenu par la présence d’un conduit aménagé sous le sol et traversant l’édifice par son exact milieu. Au centre de la pièce principale a été creusé un trou – rebouché depuis – qui communique directement avec le conduit situé en dessous. Cette cavité devait se remplir dès que l’eau (venant du village situé à une altitude légèrement plus élevée) se mettait à circuler sous le temple jusqu’à former une parfaite piscine ou cuve baptismale.
L’intérieur du temple est, quant à lui, couvert d’une voûte en berceau qui ne se retrouve pas dans les constructions romaines comparables. Elle ressemble toutefois à des structures présentes dans les premiers bâtiments de culte chrétien en Arménie entre les IVe et VIe siècles après J.-C.
Tremblement de terre
« Mon hypothèse est que le temple romain est réaménagé au début du christianisme par le rajout d’au moins ces trois éléments, la voûte en berceau, le système hydraulique et la cavité, ainsi qu’une inscription pour attester la fonction du lieu, estime Armenuhi Magarditchian. Si l’on accepte la contemporanéité de ces trois composants, nous pouvons même préciser la datation au Ve siècle de notre ère. »
Bien plus tard, le temple subit de plein fouet le tremblement de terre de 1679 dont Garni est l’épicentre. Même partiellement détruit, il conserve son aura. À la fin du XIXe siècle, certains esprits audacieux fomentent même le projet – avorté – de déménager tout l’édifice à Tbilissi, en Géorgie actuelle, et qui était alors la capitale du Caucase.
Il faut attendre l’intervention d’Alexander Sahinian pour qu’il soit enfin restauré. Pour ce faire, l’architecte arménien utilise en majorité des pierres antiques mais il se permet toutefois quelques ajouts fictifs (dont le pseudo-adyton) qui soulignent la fonction cultuelle de l’époque romaine sans prendre en compte la survie de l’édifice à l’époque chrétienne. Après cette restauration, la vision d’un temple antique s’impose de nouveau aussi bien dans le monde scientifique qu’auprès de la population locale.
« Je m’en suis rendu compte notamment en parlant avec les habitants du village de Garni pour leur expliquer ma démarche, note Armenuhi Magarditchian. À la maison, j’ai appris l’arménien occidental tandis qu’eux parlent la variante orientale de la langue, les deux ayant évolué séparément depuis au moins 150 ans. Ce sont deux idiomes différents ayant la même racine. Mais, en se concentrant, on arrive à se comprendre. »
Afin de faire revivre ce pan oublié de l’histoire de Garni, la chercheuse genevoise, qui travaille actuellement à sa thèse consacrée à l’étude du paysage cultuel de l’Arménie antique, a publié en 2017 ses résultats dans la Revue des études arméniennes. Cet article a ensuite servi à la confection du guide archéologique destiné au grand public. Cet ouvrage, illustré par des photographies prises par Armenuhi Magarditchian et de nombreux croquis explicatifs dessinés par la graphiste française Astrig Balian, est rédigé en trois langues: le français, l’anglais et l’arménien. Il a été imprimé en Arménie où est actuellement distribuée la moitié des 1000 exemplaires de cette première édition.
Anton Vos