Pourfendeur de théorèmes
Nommé professeur à 29 ans, Hugo Duminil-Copin est considéré comme l’un des mathématiciens les plus brillants de sa génération. Un métier pour lequel il n’avait jamais ressenti de passion avant d’y plonger tout entier. Portrait d’un savant de l’abstraction qui a fait de Genève son port d’attache
Au départ, les maths n’étaient pas sa passion. Et pourtant, presque malgré lui, le voilà professeur à la Section de mathématiques (Faculté des sciences). Considéré comme un des plus brillants mathématiciens de sa génération, il a à son actif des accomplissements dignes d’une médaille Fields, qu’il a d’ailleurs encore une chance de remporter en 2022. Car la récompense suprême de sa branche, octroyée tous les quatre ans, n’est décernée qu’à des chercheurs de moins de 40 ans. Et Hugo Duminil-Copin, puisque c’est de lui qu’il s’agit, n’en a que 35.
Barbe de trois jours et cheveux frisés en bataille, le chercheur n’a pas encore perdu son sourire de potache. Conscient de sa valeur en tant que mathématicien, il ne se prend pas au sérieux pour autant. Devant les formules remplissant le tableau noir qui couvre un des murs de son bureau, il affirme sans ambages qu’il n’en comprend pas la moitié (elles ont été tracées par un collègue venu de Lyon). Au fond, confie-t-il, il n’a jamais été tellement à l’aise avec le formalisme du vocabulaire mathématique. Lui, ce qu’il préfère, c’est manipuler des dessins ou plutôt des graphes. Après avoir parcouru quelques-uns de ses articles, on se dit qu’il force un peu le trait.
On le croit plus facilement quand il évoque la beauté des maths, l’élégance qui en émane quand lui ou un-e collègue parvient à démontrer un théorème, surtout en y ajoutant le style. Une preuve offre la satisfaction de résoudre définitivement un problème. Elle permet d’ajouter une brique supplémentaire à la construction déjà monumentale des mathématiques. Personne ne sait très bien pourquoi on la rehausse sans cesse ni où mène cet échafaudage indestructible de connaissances universelles qui ne repose pourtant que sur quelques axiomes. Mais les mathématicien-nes s’y attellent sans relâche.
Les maths sont belles, constate Hugo Duminil-Copin mais elles sont aussi exigeantes. Entre le moment où jaillit l’idée qui permettra de résoudre un problème et la publication de l’article contenant la preuve complète, il peut se passer des années. Une période durant laquelle le mathématicien navigue entre deux eaux. Il pense avoir résolu le problème mais la traduction de la solution en langage formel se heurte souvent à des ennuis techniques inattendus. C’est un peu comme si on découvrait l’emplacement exact du trésor sur une carte mais que la route pour y arriver devait franchir des montagnes, des fleuves, des forêts obscures et autres territoires menaçants.
Une enfance heureuse
Depuis 2016, Hugo Duminil-Copin partage son temps entre Genève et Paris où il occupe un temps partiel à l’Institut des hautes études scientifiques (IHES). «C’est un peu un retour aux sources, s’amuse-t-il. L’IHES est situé dans le sud de la région parisienne, à Bures-sur-Yvette. Et c’est là que j’ai grandi.»
Durant sa jeunesse, sa mère, danseuse avant de devenir institutrice, et son père, prof de sport, lui offrent une éducation classique et une existence heureuse. Parents attentifs, ils remarquent bien que leur fils aîné est doué. Ils en sont fiers mais pas au point de le pousser à exploiter au maximum ses talents scolaires ou à entrer en compétition avec ses camarades. Enseignants tous les deux, ils ont probablement eu le loisir de remarquer les dégâts que peut provoquer ce genre d’éducation sur l’équilibre des enfants. Et puis le père avait lui-même sauté une classe dans sa jeunesse et l’avait vécu comme un traumatisme. Pas question que son fils vive la même épreuve.
«C’était finalement un bon calcul de leur part, admet Hugo Duminil-Copin. J’ai toujours été bien intégré et je n’ai jamais souffert de ma position de premier de classe. Cela dit, j’étais peut-être bon à l’école mais je n’avais pas non plus 20/20 partout. J’avais tendance à faire sans cesse de petites fautes.»
S’identifiant plutôt à la tortue qu’au lièvre de la fable, il se félicite d’avoir donné du temps au temps dans sa jeunesse et d’en avoir profité pour exercer d’autres activités comme la musique et le sport. Ce parcours pas du tout déterminé à l’avance l’a sans doute aidé plus tard à accepter le fait que l’échec représente la majeure partie du quotidien d’un mathématicien professionnel et qu’il faut parfois des années pour résoudre un problème.
Trois grandes claques
Il n’en reste pas moins que le jeune Hugo n’est pas très stimulé à l’école. Au moment d’entrer au lycée il faut donc prendre une décision. Les parents décident d’inscrire leur rejeton à Louis-le-Grand, établissement prestigieux du 5e arrondissement. À peine arrivé, il y mange sa «première grande claque». Il se retrouve en effet avec des élèves tous supérieurs à lui. Il est immédiatement en difficulté. Il n’a d’autre choix que de se mettre à travailler. Il s’y prend bien et remonte lentement la pente. En fin d’année, il est même le meilleur de sa classe en math. En récompense, on l’envoie dans une classe spéciale qui rassemble tous les surdoués parmi les surdoués. Et là, il recueille sa «deuxième grande claque». Il est avant-dernier de la classe au premier contrôle de math. Une fois de plus, il trime et finit premier à la fin de l’année.
«J’en retire le message assez logique que les mathématiques et la physique, j’y arrive facilement quand je travaille suffisamment, conclut Hugo Duminil-Copin. Mais ces branches n’étaient toujours pas ma passion. Je ne rêvais pas de suivre ces voies.»
Après deux années préparatoires à Louis-le-Grand, il entre à l’École normale supérieure (ENS) de la rue d’Ulm à Paris. Ce qui lui vaut d’encaisser sa « troisième grande claque». Ça devient une habitude.
«Je me suis retrouvé au milieu de gens qui me semblaient être des monstres, se rappelle-t-il. Ils étaient tous ultra-forts. Mais de nouveau, en travaillant raisonnablement, j’ai remarqué que j’y arrivais, moi aussi. Cela dit, tout le monde était obligé de travailler, les génies comme les autres, durant l’année scolaire comme durant les vacances. Si on ralentissait un peu le rythme, il devenait vite impossible de rattraper son retard. Bref, après quelques années à ce tempo, je me suis retrouvé, presque par défaut, aux portes de la thèse.»
Déclic à Vancouver
C’est un séjour de six mois à Vancouver, au Canada, effectué à l’occasion de son travail de maîtrise universitaire, qui provoque le déclic nécessaire. Pour sa première expérience à l’étranger, tout se déroule très bien. En fait, on ne s’occupe pas du tout de lui. Ayant du temps, il pond un article (Loi du logarithme itéré pour la marche aléatoire sur l’amas de percolation infinie), qui s’avère d’un très haut niveau pour son âge.
Le directeur de son travail de maîtrise à l’ENS, Wendelin Werner, bien conscient de la valeur de son étudiant, lui conseille alors un directeur de thèse qu’il estime à sa hauteur : Stanislav Smirnov, professeur à l’Université de Genève et futur lauréat de la médaille Fields en 2010. «Il était déjà très clair qu’Hugo pouvait devenir un chercheur exceptionnel, note Wendelin Werner, actuellement professeur à l’École polytechnique fédérale de Zurich. L’un de mes rôles à l’ENS était de discuter avec les étudiants pour les aiguiller vers des sujets de recherche et des personnes pouvant encadrer leur thèse de doctorat qui étaient le mieux adaptés à leur caractère et à leur goût scientifique. Stanislav Smirnov faisait des choses fantastiques qui ouvraient sur tout un tas de questions. Il m’a semblé plus que naturel de les mettre en contact. Ça a effectivement bien fonctionné et Hugo n’a pas hésité à partir pour Genève.»
Hugo Duminil-Copin accepte la proposition. Il ne connaît pas du tout Stanislav Smirnov alors que c’est un grand nom de la discipline. «De façon générale, je n’ai pas été très curieux du monde mathématique avant de me retrouver en plein dedans, souligne-t-il. Pour tout dire, Wendelin Werner a lui-même reçu la médaille Fields en 2006, alors qu’il était mon professeur, et j’étais apparemment le dernier à l’ignorer encore à la fin de l’année.»
Genève, mon amour
Le mathématicien en herbe fait donc ses bagages et débarque à Genève par un jour d’automne pluvieux. Le paysage lui paraît si lugubre et les rues si vides qu’au cours des six premiers mois, il songe plus d’une fois à retourner à Paris. Et puis, après un an, tout bascule. Il tombe amoureux de la ville du bout du lac.
«Genève n’est pas du tout anxiogène, analyse-t-il. Elle possède quelque chose de très rassurant. Le métier de mathématicien nous oblige à voyager beaucoup. Et pouvoir compter sur ce port d’attache, tranquille, qui donne et demande exactement ce qu’il faut, c’était ce dont j’avais besoin.»
Une fois lancé dans sa thèse, le doctorant jouit rapidement d’une totale indépendance. «J’ai été très impressionné par les idées perspicaces et le travail acharné de Hugo, se souvient Stanislav Smirnov. Je me rappelle lui avoir parlé d’une idée que je soupçonnais être trop difficile à mettre en œuvre. Je lui ai donc demandé de travailler sur différentes choses, en espérant faire le point sur cette question un an ou deux plus tard. En fait, après une semaine, il est revenu avec toutes les pièces manquantes.»
Durant ces années, il écrit une vingtaine d’articles dont trois ou quatre de très haut niveau, largement ce qu’il faut pour obtenir un poste de professeur ordinaire. «Les problèmes ouverts en mathématiques sont connus de tous, précise-t-il. Il y a des conjectures et des problèmes naturels que tous les mathématiciens essayent de résoudre. Et j’y suis arrivé pour plusieurs d’entre eux durant ma thèse.»
Afflux de propositions
Du coup, les choses s’emballent un peu. Dès la publication de sa thèse en 2011, les propositions d’autres institutions affluent. L’Université de Genève décide d’agir pour le conserver. On lui promet un poste de professeur assistant qui se concrétise en 2013. Et un an plus tard, il devient professeur ordinaire. Il n’a que 29 ans et devient probablement le plus jeune chercheur à occuper un tel poste dans l’histoire de l’Université.
Quelques années plus tard, il exprime cependant son désir de changer d’air. L’UNIGE parvient à le convaincre de conserver au moins un temps partiel à Genève, le reste étant occupé par son nouveau poste à l’IHES. «Que Hugo Duminil-Copin soit resté attaché à notre institution malgré toutes les sollicitations reçues, j’y vois la preuve qu’il y trouve les conditions pour mener à bien ses recherches, se félicite Yves Flückiger, recteur de l’UNIGE. Il nourrit en retour l’écosystème intellectuel que représente notre université.»
Entre-temps, Genève est redevenue son port d’attache «préféré». Il y bénéficie pour l’instant d’une dérogation le dispensant d’enseigner mais elle doit expirer dans quelques années. Une échéance qu’il attend avec impatience. «Il est vrai que quand j’étais plus jeune, je ne savais pas que j’allais finir mathématicien, note-t-il. Mais une chose m’a toujours paru claire, c’était que j’avais envie de devenir enseignant.»
Anton Vos
* https ://archive-ouverte.unige.ch/unige :11913
Percolation, ferromagnétisme et polymères
L’idée consiste à comprendre ce qui se passe dans un matériau poreux comme la pierre ponce (ou le café, d’où le nom du champ de recherche). Quand de l’eau traverse une telle matière, quel chemin emprunte-t-elle ? Est-elle bloquée, passe-t-elle tout droit ou suit-elle des voies tortueuses ? Le régime des voies tortueuses est d’ailleurs synonyme de ce qu’on appelle en physique théorique une transition de phase, celle qui sépare l’état « imperméable » de l’état « sans entraves ». Pour modéliser ce problème, les mathématiciens utilisent notamment des « graphes aléatoires » qui simulent tous les chemins possibles et dont on peut étudier les propriétés de connectivité. Certains aimants perdent toute propriété magnétique dès qu’ils sont chauffés au-delà d’une certaine température (dite de Curie). Et dès qu’ils se refroidissent en dessous de ce seuil, ils redeviennent des aimants. Comme dans le cas de la percolation, il s’agit là d’une transition de phase entre deux états, l’un aimanté et l’autre non, séparés par une température critique. Que se passe-t-il exactement à cette température ? Pour le savoir, les mathématiciens développent des modèles (dits d’Ising) dans lesquels le matériau est considéré comme un assemblage d’une multitude de petits aimants dont l’alignement varie en fonction de la température, c’est-à-dire de l’agitation. En posant un certain nombre d’hypothèses, les chercheurs peuvent traduire ce modèle en langage mathématique et en étudier les propriétés. Ce système a été introduit en 1948 par le chimiste Paul Flory (Prix Nobel de chimie en 1974) dans le but de modéliser le comportement des polymères (comme l’ADN) plongés dans un solvant. Le système est composé de marches, aussi appelées chemins, qui n’ont pas le droit de repasser par un endroit déjà visité. Ce problème combinatoire est défini lui aussi par des graphes et aboutit à des questions de géométrie assez complexes. |