Dans ses yeux, Le soleil
Spécialiste de l’astre du jour, la physicienne Lucia Kleint dirige une équipe chargée de percer le mystère des éruptions solaires qui perturbent les systèmes électriques sur Terre tous les onze ans. Portrait.
Depuis son plus jeune âge, elle a le Soleil dans le viseur. Un caractère bien trempé, la parole économe et le sourire contagieux, Lucia Kleint, professeure-assistante au sein du Département d’informatique (Faculté des sciences), adore regarder l’astre du jour en face. Après avoir contribué au développement du satellite Iris de la NASA, braqué sur notre étoile pour en mesurer les émissions ultraviolettes, elle a ainsi dirigé le plus grand télescope solaire européen, installé à Tenerife, aux Canaries. Elle a également participé à la mise au point d’un des instruments de Solar Orbiter, un satellite de l’ESA (Agence spatiale européenne) évoluant sur une orbite très proche du Soleil. Elle est, enfin, depuis août 2020, au bénéfice d’un subside Prima du Fonds national pour la recherche scientifique (FNS) qui lui a permis de monter sa propre équipe à l’Université de Genève et de se consacrer au percement du mystère des éruptions solaires. Tout ça alors qu’elle n’a pas encore 40 ans.
Comme Galilée Lucia Kleint naît à Zurich en 1983 et passe toute sa jeunesse dans le Kreis 9, à Altstetten, le quartier le plus peuplé de la ville. « Mes parents, qui sont aujourd’hui à la retraite, m’ont toujours dit que j’avais sans cesse le nez dans les étoiles, raconte-t-elle. J’avais moins de 10 ans quand ils m’ont offert un petit télescope. Grâce à lui, j’ai pu observer la Lune, les planètes et le Soleil, ce qu’on peut faire en projetant l’image prise par le télescope sur une feuille blanche. C’est ainsi que j’ai dessiné mes premières taches solaires. Comme Galilée.»
Plonger son regard dans l’univers et en découvrir les ingrédients à travers l’œilleton de sa lunette lui fait prendre conscience très tôt de la petitesse et de la fragilité de la Terre. Tout comme l’immensité et la majesté de la Voie lactée et ses milliards d’étoiles éparpillées dans le ciel lui permettent de minimiser les tracas de la vie quotidienne.
L’univers la fascine et la physique devient rapidement sa discipline scolaire favorite. C’est donc sans surprise qu’elle choisit cette voie en 2002 lorsqu’elle s’inscrit à l’École polytechnique fédérale de Zurich. Vers la fin de ses études, elle aborde un de ses professeurs spécialisé dans la physique du Soleil et dont elle apprécie le cours. Elle lui explique, de but en blanc, qu’elle aimerait bien faire son travail de master sous sa direction tout en ajoutant qu’elle souhaite le réaliser à l’étranger. Alors qu’il la connaît à peine, il accepte sa proposition et lui organise, grâce à ses collaborations aux États-Unis, un séjour à Sunspot, au Nouveau-Mexique, le site qui abrite l’Observatoire solaire américain.
« Je me suis retrouvée en haut d’une montagne et j’y suis restée six mois, se souvient-elle. Nous étions tellement isolés que nous nous ravitaillions qu’une fois toutes les deux semaines. Il fallait rouler une heure pour faire des courses.»
C’est là qu’elle vit son premier véritable contact avec le Soleil, scientifiquement parlant. Elle ne le lâchera plus. « Le Soleil n’est pas qu’une simple boule de feu, souligne-t-elle. C’est un système physique complexe, traversé de champs magnétiques, de turbulences et de convections diverses, constellé de taches et agité par des éruptions soudaines. Ces dernières sont parfois si importantes qu’elles provoquent sur Terre des aurores boréales, des perturbations dans les réseaux électriques et de télécommunication ainsi que sur les satellites. L’éruption de 1989, par exemple, a provoqué une panne électrique générale au Québec, qui s’est retrouvé dans le noir pendant plus de neuf heures. Le problème, c’est que personne n’est encore capable de prédire quand et où sur la surface du Soleil ces éruptions se déclenchent.»
Sa thèse, qu’elle mène à l’EPFZ et à l’Institut de recherche solaire de Locarno, porte sur l’étude des champs magnétiques turbulents générés par le Soleil. Elle défend son travail en 2010.
Visite à Lockheed Martin Après un premier post-doctorat au Centre national pour la recherche atmosphérique à Boulder, Colorado, elle décroche un poste à Palo Alto en Californie. Elle est engagée au Bay Area Environmental Research Institute mais elle se retrouve, dans les faits, basée dans le Laboratoire solaire et d’astrophysique ultrasécurisé de la compagnie Lockheed Martin. Elle y contribue au développement et à la vérification des logiciels destinés au satellite Iris (Interface Region Imaging Spectrograph).
Lancée en 2013, cette mission d’exploration de la NASA observe comment la matière solaire se déplace, accumule de l’énergie et se réchauffe lorsqu’elle traverse la basse atmosphère du Soleil, une région encore très peu connue des scientifiques. Ces données sont essentielles à une meilleure compréhension de la dynamique de l’astre et, en particulier, des éruptions solaires.
Les conditions de travail à Lockheed Martin, qui est la première entreprise mondiale de défense et de sécurité, sont toutefois un peu déroutantes. La fabrication des satellites étant classée comme sensible et Lucia Kleint elle-même qualifiée d’étrangère, elle ne peut pas se déplacer librement dans le complexe. « Je travaillais dans la partie du bâtiment réservée aux étrangers, détaille-t-elle. Lorsque je voulais parler d’un problème avec un ingénieur américain, je devais être escortée par une autre personne, un citoyen américain, qui s’assurait, d’une façon ou d’une autre, de ma probité. Pour les Chinois, c’était encore pire. Ils étaient escortés partout, même à l’intérieur de la partie réservée aux étrangers.»
Cette ambiance suspicieuse s’accentue encore un peu au moment du lancement du satellite, qui se déroule sur une base militaire. Tous les étrangers, munis d’une autorisation en règle, sont transportés dans un bus spécial tandis que les Américains se rendent librement sur place avec leur propre voiture. Heureusement, le chauffeur du car propose de faire un détour pour leur montrer tous les sites dignes d’intérêt de la base.
La jeune chercheuse reste encore une année dans le même laboratoire, goûtant au mode de travail des Américains. « J’étais impressionnée de découvrir une tout autre culture, note-t-elle. En Suisse, nous avons l’habitude de mener des projets de manière très planifiée et structurée. Aux États-Unis, on improvise beaucoup plus. Les gens là-bas sont très flexibles.»
Après cette parenthèse américaine de quelques années, Lucia Kleint revient en Suisse en 2014. Grâce à un subside européen Marie Skłodowska-Curie, elle est engagée dans la Haute école spécialisée de Windisch, au Nord-ouest de Zurich. Le financement lui permet de mener ses propres recherches tout en collaborant au développement d’un autre satellite. Elle contribue en effet à la mise en œuvre du logiciel destiné au spectromètre Stix, l’un des dix instruments emportés par Solar Orbiter. Lancé en 2020, ce satellite de l’ESA évolue au voisinage immédiat du Soleil, s’approchant parfois jusqu’à seulement 42 millions de kilomètres de l’astre. Son rôle est de réaliser des images en gros plan et des spectres des éruptions solaires.
Ascension à Tenerife Bien avant que l’appareil soit terminé, Lucia Kleint décroche un poste de chercheuse au sein de l’équipe qui gère les télescopes solaires allemands installés à Tenerife. En réalité, elle en prend rapidement la direction. Du jour au lendemain, elle devient manager d’une équipe de 15 à 20 personnes et se retrouve à devoir diriger non seulement la partie scientifique et informatique du projet mais aussi les aspects mécaniques, électroniques et optiques du télescope. Sans parler du facteur humain.
L’arrivée d’une jeune femme dynamique à ce poste de responsabilité heurte en effet quelques sensibilités masculines. « Au cours de ma carrière, j’ai été la plupart du temps bien traitée par les hommes, remarque-t-elle. J’ai eu d’excellents mentors, notamment. Les problèmes commencent toutefois lorsqu’une femme devient responsable d’un groupe, surtout lorsque ses membres sont des hommes de quinze à vingt-cinq ans plus âgés. La réaction de certains d’entre eux à mon égard est systématiquement la même. Ils ne me croient pas. À chacune de mes décisions ou de mes propositions, ils affirment que j’ai tort, qu’ils en savent plus que moi. Et quand il s’avère que j’ai raison malgré tout, ils se vexent, me mettent des bâtons dans les roues en médisant dans mon dos ou en retardant la signature de mon contrat. Ce genre de discrimination est difficile à prouver mais cela s’est répété de manière identique à chaque fois.»
La myopie de Gregor Aux Canaries, sa tâche principale consiste à corriger la myopie de Gregor, le plus grand télescope solaire d’Europe. Faisant partie de l’Observatorio del Teide à 2400 mètres d’altitude, l’appareil souffre en effet d’un léger défaut de netteté. L’opération visant à corriger ce problème se révèle délicate et risquée. Après mûre réflexion, Lucia Kleint décide carrément de sortir l’entier du laboratoire optique de sa chambre (aussi vaste qu’un petit auditoire) et d’en vérifier chaque élément.
« C’est un peu comme si vous n’aviez pas les bonnes lunettes adaptées à vos yeux, explique-t-elle. Sauf que, dans mon cas, j’avais affaire à 16 miroirs et lentilles, qu’il fallait trouver lequel posait problème et comment le réparer sans endommager le reste. Quand j’ai exposé mon plan, on m’a dit que j’étais folle. Mais j’ai fini par convaincre mon équipe.»
Aidée par des simulations par ordinateur, la jeune chercheuse et son équipe remontent finalement le banc optique dans une toute nouvelle configuration et remplacent certaines pièces. Lucia Kleint en profite pour faire changer des éléments électroniques et mécaniques afin de stabiliser l’appareil. Le système est remis en place et, dès le premier test, la qualité de l’image est excellente. Le succès est total.
Cependant, le dernier élément optique est à peine mis en place que le confinement s’abat sur toute l’Espagne pour faire face à la première vague de la pandémie de Covid-19. Les scientifiques sont piégés au sommet du stratovolcan abritant l’observatoire et n’ont plus le droit de sortir de leurs locaux.
« Tous les vols étaient soudainement annulés, se souvient-elle. Après quelques jours, nous avons dû fouiller les congélateurs à la recherche de nourriture. Au bout de deux semaines et demie, nous avons demandé à un des employés, qui avait le droit de se déplacer, de nous ravitailler. Faute de mieux, nous avons continué à travailler durant tout ce temps. J’étais sur la liste de l’ambassade de Suisse pour être évacuée mais ce n’est qu’après trois semaines que j’ai pu enfin prendre un vol pour Stuttgart. Une fois là-bas, j’ai loué une voiture pour rentrer en Suisse.»
Elle retourne auprès de Gregor en juillet, trois jours après que l’Espagne rouvre ses frontières après la première vague de Covid-19. Les premières images qu’elle réalise alors du Soleil sont parfaitement nettes. Le télescope est désormais capable de déterminer la température à la surface du Soleil avec une résolution record de 50 kilomètres.
Entre-temps, elle obtient un subside Prima du FNS grâce auquel elle peut constituer une équipe à l’Université de Genève. Son mandat commence officiellement en août 2020 mais en raison de la recommandation, puis de l’obligation du télétravail, elle reste à Zurich et ne s’installe à Genève qu’en septembre 2021. Son groupe vise à comprendre les éruptions solaires et stellaires à l’aide du machine learning, ou apprentissage automatique. « Nous disposons des millions d’images du Soleil, explique-t-elle. Nous voulons les analyser automatiquement. C’est un cas de figure idéal pour l’apprentissage automatique, c’est-à-dire une forme d’intelligence artificielle qui permet de traiter de grandes quantités de données. Je continue à faire de la physique – je me considère d’ailleurs toujours comme une astrophysicienne – mais en utilisant des outils informatiques.»
Son groupe travaille en collaboration étroite avec l’équipe de Svyatoslav Voloshynovskiy, professeur au Département d’informatique (Faculté des sciences), avec lequel elle avait déjà noué des contacts au cours des dernières années. « Pour ma part, je m’intéresse à l’apprentissage automatique théorique et interprétable et à son application à divers problèmes de physique, de médecine et de sécurité, confirme Svyatoslav Voloshynovskiy. La combinaison de nos intérêts mutuels rend notre collaboration très intéressante et fructueuse.»
Anton Vos
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