Le corail, mémoire volcanique
Thomas Sheldrake cherche à détecter dans les coraux l’enregistrement des éruptions qui ont eu lieu durant les derniers millénaires. Une idée qui lui est venue sur une île des Caraïbes. Portrait d’un jeune volcanologue qui a grandi dans les brumes du Somerset.
Il est volcanologue mais son métier l’a amené à plonger dans les eaux turquoise des Caraïbes pour y prélever des échantillons de coraux. Genevois d’adoption, Thomas Sheldrake a en effet obtenu en juin 2021 le titre de professeur assistant Eccellenza (financé par le Fonds national suisse pour la recherche scientifique) au sein du Département des sciences de la Terre (Faculté des sciences) pour mener à bien un projet visant à reconstruire l’activité magmatique du passé avec une très haute résolution temporelle dans l’espoir de mieux prédire les éruptions du futur. Et la manière qu’il a imaginée pour y parvenir consiste à étudier les traceurs géochimiques des retombées de l’activité volcanique incorporée dans le squelette des coraux. Cela implique bien sûr de disposer de volcans situés pas trop loin d’une barrière de corail. Or, il se trouve que les candidats ne manquent pas, à l’instar de certaines îles des Caraïbes, précisément là où l’idée lui est venue à l’origine. Portrait.
Thomas Sheldrake naît en 1988 dans le sud-ouest de l’Angleterre, à Bath, une ville du Somerset connue pour ses sources chaudes et ses vestiges de thermes romains. Botaniste de formation, sa mère travaille d’abord comme infirmière avant de se consacrer à plein temps à ses enfants (elle en aura trois). Elle est depuis retournée à la vie professionnelle en tant qu’institutrice pour les enfants ayant des besoins spéciaux. Son père, lui, est comptable. Il faut remonter d’une génération pour trouver un scientifique de métier dans la famille, en la personne de feu son grand-père maternel, formé à l’Université de Cambridge et devenu professeur de chimie à l’Université de Sheffield. « Je ne crois pas qu’il m’ait influencé quand j’ai décidé de me lancer dans une filière scientifique, précise toutefois Thomas Sheldrake. Avec du recul, cependant, il est possible que son souvenir m’inspire davantage aujourd’hui, alors que je suis devenu, comme lui, un chercheur. »
Sa scolarité se déroule sans histoires. Il obtient un Certificat général de fin d’études secondaires à 16 ans et pour ses deux dernières années dans l’enseignement secondaire, il choisit la chimie, les maths, la biologie et la géographie.
L’humain et le paysage
« J’ai toujours aimé la logique de la science et j’ai toujours aimé être dehors, explique-t-il. Mes parents m’ont souvent amené en randonnée dans les parcs nationaux du Lake District et du Pembrokeshire, sur les côtes du Pays de Galles. Ce sont de hauts lieux géologiques du Royaume-Uni avec notamment des affleurements de roches magmatiques. Ce sont aussi des endroits très touristiques. J’avais d’ailleurs réalisé un travail à l’école sur l’impact du public sur ces sites naturels. En fait, j’ai été intéressé dès mon plus jeune âge par ce que le paysage peut m’enseigner et par l’interaction entre l’environnement naturel et les activités humaines. Cela a probablement déterminé en grande partie mon orientation future vers l’étude des volcans et, plus particulièrement, des risques naturels. »
Une autre des passions de Thomas Sheldrake est le sport. En parfait jeune homme anglais, il s’adonne au football, au cricket et, surtout, au rugby. D’un gabarit plutôt modeste, il occupe le poste de demi de mêlée, généralement octroyé au plus petit joueur de l’effectif. Un premier déboîtement de l’épaule (durant une partie de football américain) suivi de quelques autres et d’une opération chirurgicale le convainquent toutefois d’abandonner à 23 ans ce type de discipline sportive et de se tourner vers des activités moins brutales.
Au moment de s’inscrire à l’Université, il choisit celle d’Édimbourg, en Écosse. Il opte pour une formation en géographie et suit en complément des cours d’économie. Il aime d’ailleurs tant cette seconde branche qu’il finit par décrocher en 2010 un baccalauréat universitaire dans les deux matières.
C’est à l’université qu’il suit pour la première fois des cours de volcanologie, en particulier sur les dépôts de téphras, des fragments de roche expulsés lors des éruptions, qui permettent de dater des couches géologiques. Mais ce qui l’intéresse davantage, ce sont les risques naturels, leurs impacts et leur gestion. Il décide d’y consacrer sa maîtrise universitaire qu’il réalise à l’Université de Bristol, la ville voisine de Bath. Il y découvre un groupe de recherche très important en volcanologie, placée alors sous l’égide du professeur – et chevalier – Sir Stephen Sparks, une sommité mondiale en la matière qui finira par devenir l’un de ses deux directeurs de thèse avec le professeur Willy Aspinall.
Son premier volcan
C’est à cette époque qu’il découvre son premier volcan. Il s’agit du Pacaya, un volcan actif du Guatemala qui sort à peine d’une phase éruptive de plusieurs années. Thomas Sheldrake y étudie les dépôts de cendres et les coulées de lave mais aussi toute la gestion du risque volcanique qui touche les communautés qui y habitent ainsi que les moyens (assez limités en l’occurrence) permettant de surveiller l’activité volcanique. Ce séjour le marque durablement. Il est fasciné.
Sa voie devient de plus en plus claire. Il entame un travail de thèse en volcanologie portant sur la modélisation de la fréquence et de la magnitude des éruptions volcaniques. Il étudie en particulier la Soufrière de l’île de Montserrat dans les Caraïbes qui est entrée en éruption en 1995 après plusieurs siècles de dormance. De nombreux villages ont alors été submergés par des nuées ardentes suivies par des coulées torrentielles. Le volcan a ensuite poursuivi son activité par intermittence jusqu’en 2010. Aujourd’hui encore, il n’est pas totalement calmé et relâche d’importantes quantités de gaz.
« Une éruption n’est pas un événement instantané, précise Thomas Sheldrake. Elle s’étale sur des années. De nombreuses infrastructures ont été détruites et il existe encore des zones d’évacuation où les habitants ne peuvent pas retourner. Le comportement futur de la Soufrière est difficile à prévoir puisqu’on ne connaît pas ses antécédents. C’est un cas très difficile à gérer sur le long terme. Tout autant que d’essayer de déterminer quand l’éruption s’arrêtera. »
Ces questions le guideront durant sa thèse et au-delà. En attendant, le doctorant multiplie les voyages à travers le monde, notamment en Indonésie et au Mexique, pour observer d’autres volcans, participer à des congrès et rencontrer de plus en plus de collègues. Il rencontre sa future femme, une Néerlandaise qui suit les mêmes études que lui à Bristol et qu’il épousera en 2018. Et c’est là aussi qu’il croise la route d’un postdoctorant, Luca Caricchi, juste avant qu’il soit nommé professeur assistant au Département des sciences de la Terre (Faculté des sciences) de l’Université de Genève en 2012. C’est lui qui invite Thomas Sheldrake à venir à Genève à la fin de sa thèse pour participer à un projet européen qu’il a décroché.
« On a fait connaissance sur le terrain au Guatemala lorsque j’étais assistant et lui étudiant de master, explique Luca Caricchi. J’ai tout de suite trouvé que c’était un excellent étudiant. Quelques années plus tard, quand j’étais à Genève et que j’avais décroché mon projet européen, j’ai immédiatement pensé à lui. Il avait des compétences en volcanologie mais surtout en statistiques et en risques naturels. C’était exactement le profil qu’il me fallait. Et en plus, comme on s’entendait bien, je n’ai pas hésité. »
Il accepte et s’installe au bout du Lac fin 2015. Le courant passe rapidement entre lui et la ville qu’il n’a d’ailleurs plus quittée depuis. « Pour quelqu’un qui aime les montagnes et le grand air, Genève est un endroit idéal », commente-t-il.
Une de ses tâches consiste à estimer les statistiques concernant la fréquence et la magnitude des éruptions volcaniques ainsi que la variation de ces valeurs entre les différentes régions du monde. Il parvient à montrer que les conditions géologiques régionales, telles que des régimes tectoniques plus ou moins actifs ou des taux de subduction plus ou moins importants, influencent la production et le stockage du magma dans la croûte terrestre et, partant, contribuent à déterminer dans quelle gamme de puissance se situeront les éruptions.
Le travail est passionnant mais cette période de quelques années s’avère aussi assez compliquée. Thomas Sheldrake vit alors une relation à distance, sa femme ayant décidé de finir sa thèse et de poursuivre avec un projet de recherche à Bristol avant de venir le rejoindre deux ans et demi plus tard. À la même époque, à Genève, le groupe dans lequel il travaille est endeuillé par la mort accidentelle d’une des doctorantes, Line Probst. Thomas Sheldrake, impliqué dans le même projet qu’elle, reprend son travail là où elle l’a laissé. Durant un an, il termine l’analyse de ses données et la rédaction d’un article qui paraît le 26 février 2018 dans la revue Contributions to Mineralogy and Petrology, avec Line Probst en tant que première auteure à titre posthume.
Plongée parmi les coraux
Cette période troublée coïncide aussi avec l’émergence d’une idée qui lui ouvrira les portes d’un poste de professeur boursier au FNS. Elle lui vient alors qu’il participe à une mission scientifique sur l’île volcanique de Saint-Christophe dans les Caraïbes, située à moins de 100 km au nord-ouest de Montserrat. Au cours du séjour, lui et son équipe collectent des coraux autour du volcan endormi afin d’analyser la chimie de leur squelette. C’est alors que Thomas Sheldrake commence à se demander s’il ne serait pas possible de retrouver dans ces organismes la mémoire des éruptions passées de la région. Après tout, les coraux sont déjà utilisés pour la reconstruction du climat des dernières dizaines de milliers d’années grâce à la composition biochimique de leur squelette. Alors pourquoi pas l’activité volcanique ?
« Quand nous étudions des coupes géologiques, les éruptions volcaniques y apparaissent comme des couches discrètes ressemblant à des événements instantanés alors que certains durent des années, voire des décennies, explique-t-il. L’avantage des coraux, c’est qu’ils offrent une beaucoup plus grande résolution temporelle, de l’ordre de la semaine ou de seulement quelques jours, selon l’espèce et la vitesse de croissance. »
Ce qui est sûr, c’est que lire l’activité volcanique dans les coraux n’a jamais été fait auparavant. Et que le déchiffrement des informations éventuellement contenues dans les récifs permettant cette lecture demandera beaucoup de travail préliminaire. Il faut comprendre la physiologie et le métabolisme de différentes espèces de coraux qui peuplent les eaux des îles volcaniques mais déterminer comment ces organismes répondent à une ingestion de cendres, ce qui est éliminé et ce qui reste dans les tissus des polypes avant d’être piégé dans le squelette via le processus de bio-minéralisation, etc. Le défi est grand et Thomas Sheldrake décide de le relever.
Le fait de devoir se plonger dans ces domaines nouveaux le motive. Son projet interdisciplinaire prend forme et il trouve des collaborations au sein de l’UNIGE, notamment avec Elias Samankassou, maître d’enseignement et de recherche au Département des sciences de la Terre, qui travaille depuis longtemps sur l’analyse des coraux. Pour le réaliser, il obtient un financement Eccellenza du Fonds national suisse pour la recherche scientifique et le titre de professeur assistant en 2021. Aujourd’hui, deux étudiants travaillent pour lui, l’un sur la base d’observations sur le terrain et l’autre en collaboration avec le Centre scientifique de Monaco, qui possède des compétences en matière de recherche sur la physiologie et l’écologie des coraux.
« C’est encore un peu tôt pour tirer des conclusions définitives mais nous avons déjà des observations prometteuses, estime Thomas Sheldrake. Si ça fonctionne, nous pourrons interroger les récifs de corail avec une très grande précision temporelle sur ce qui s’est passé du point de vue volcanique au cours des quelques derniers millénaires. Cela permettra en tout cas de compléter les archives historiques et géologiques très lacunaires en la matière dans de nombreux endroits de la planète. Et connaître avec précision le passé éruptif d’un volcan est encore la meilleure façon de pouvoir prédire son comportement futur. »
Anton Vos