Vocation et destin d’Israël (1937)a
Sens de « l’histoire » d’Israël
Un prophète, a écrit Karl Barth, est un homme sans biographie. « Er steht und fallt mit seiner Mission », c’est-à-dire qu’il consiste uniquement dans sa mission ; ou, si nous traduisons littéralement cette expression, à vrai dire très courante en allemand et qui sans doute a perdu sa vertu pour une oreille habituée : « Il se lève et il tombe avec sa mission. » Nous ne savons rien du reste de sa vie, et n’avons nul besoin d’en rien connaître pour reconnaître la portée de son message puisque c’est le message de Dieu. Jérémie n’eût été qu’un berger bègue si l’Éternel n’avait parlé par lui. Voici qui est digne de remarque : le seul détail précis que rapporte la Bible à son sujet, c’est cette difficulté à s’exprimer. Non seulement rien d’historiquement notable ne le prédestinait à jouer le rôle d’un grand prophète, — les psychologues s’y épuiseront — mais encore il y avait cet obstacle, et celui-là précisément qui paraît le plus décisif, à vues humaines, s’agissant d’un homme appelé au ministère de la Parole.
Ce qui est vrai du prophète l’est aussi de son peuple, — peuple entre tous prophétique. Ce qui est vrai de la biographie d’un homme que l’Éternel choisit n’est pas moins vrai de l’histoire profane des Juifs, porteurs eux aussi d’une mission que rien en eux ne semblait préparer. On peut le dire sans paradoxe : Israël n’eût pas eu d’histoire sans la promesse que Dieu fit à [p. 144] Abraham. Cette tribu « se lève et tombe » avec la mission qu’elle incarne : « Préparer les voies du Seigneur », espérer et prêcher le Messie, attendre activement l’invisible et plus que cela : le jamais vu, ce qu’aucun autre peuple au monde n’a jamais pu seulement imaginer, ce qui ne répond à nul besoin historiquement déterminé…
L’histoire, au sens hégélien ou tainien, ou matérialiste-dialectique, se donne pour tâche de reconstituer l’évolution immanente d’un peuple, telle qu’on peut vraisemblablement la styliser et la chiffrer, c’est-à-dire, telle qu’elle fut déterminée par des facteurs en partie mesurables (géographiques, économiques, etc.), ou formulables dans notre langage plus ou moins naïvement positiviste. Que nous apprend une science de cet ordre sur le destin auquel étaient promises les infimes tribus nomades qui constituaient, aux origines, la nation juive ? Une similitude facile nous permet de l’imaginer : l’histoire n’a pas la plus petite raison de supposer que le peuple d’Israël, s’il n’avait pas été « élu », eût évolué d’une autre sorte que tant de tribus d’Arabie qui nous offrent encore aujourd’hui, avec une persistance bien remarquable tous les traits caractéristiques de la coutume pastorale des temps d’Abraham. Nous ne possédons pas un renseignement d’ordre profane, qui nous explique pourquoi cette tribu-là échappa au destin monotone, exceptionnellement conservateur, qui a pesé jusqu’à nos jours sur les habitants du désert. Désignée entre mille, sans raison. Ou sans autre raison, peut-être, que cette impuissance étonnante à construire et à conquérir…
Ainsi les annales d’Israël sont celles d’une puissance imprévue et humainement imprévisible, qui ne fut jamais immanente aux conditions médiocres des Hébreux. Ce que nous connaissons de leur « histoire » — mais le mot prend ici un sens nouveau — c’est la suite des gestes de Dieu dont ils ne furent que les instruments. Mais les instruments indociles ! Ce qui est à eux, dans ces annales, c’est ce qui les rabat à leur destin, ce sont leurs révoltes constantes, leurs faux pas, leurs accès d’incroyance. Et toute leur grandeur [p. 145] est à Dieu, c’est-à-dire à la vocation qui les arrache, malgré eux, à ce destin de très piètre envergure.
Foi et idolâtrie
La considération du conflit séculaire que décrit l’Ancien Testament nous ramène avec une insistance innombrable et vraiment grandiose à cette opposition fondamentale d’une vocation et d’un destin, hors de laquelle on ne peut rien comprendre de ce qui touche à la nation des Juifs.
Destin nomade, vocation messianique. Destin visible, insignifiant ; vocation invisible et triomphante : celle que prêchent les prophètes au peuple et qui seule l’élève, l’assemble et donne un sens à la vie de chacun. Ce peuple errait sans « fin » dans le désert, sans but jusqu’à ce que Dieu l’élise. Désormais sa voie est fixée, mais ce n’est plus sa « propre » voie. Il vient de Dieu, il va vers Dieu, et c’est la loi de Dieu qui l’y conduit. C’est pourquoi son télos (sa fin dernière), est transcendant et mystérieux comme Dieu, unique en son essence, comme Dieu, et comme Dieu objet de la foi seule. De la foi, et non de la vue ! Catégories absolument nouvelles, et qui joueront un rôle déterminant dans l’éthique de l’Occident, même sous les noms paganisés d’idéalisme et de réalisme au sens courant.
Mais le conflit de la foi et de la vue n’est en somme qu’un autre aspect du conflit de la vocation et du destin. Il fait comprendre l’esprit de révolte qui tourmenta sans fin les douze tribus. Car un but invisible aux mortels est une menace et une angoisse, au moins autant qu’une promesse. Une menace pour les « intérêts immédiats » qui se voient par trop négligés au profit d’on ne sait quel futur. Et une angoisse contre laquelle il est fatal que l’on cherche à se protéger par quelque chose de visible et de tangible. Ainsi les Hébreux se rebellent, ils fuient dans le culte des faux dieux, rassurants parce que « faits de main d’homme »… Mais sans relâche, des prophètes reviennent [p. 146] pour railler durement ces idoles et les traîtres qui les adorent :
Mon peuple consulte son bois
Et c’est son bâton qui lui parle !
Car l’esprit de prostitution égare
Et ils se prostituent loin de leur Dieu ! (Osée, 4, 12)
Cet « esprit de prostitution », cette idolâtrie qui renaît dès qu’Israël cesse de croire à ce que ses yeux ne peuvent voir, et qui pourtant fait toute sa grandeur, c’est la révolte du destin profane contre la vocation libératrice. Et de même que cette révolte, et ce destin, et ce besoin de voir, sont symbolisés au concret par les statues des idoles étrangères — car c’est le voisin qu’on imite lorsqu’on doute de sa vocation — de même cette vocation et la foi qu’elle implique ont un symbole, unique et univoque : l’Arche de l’Alliance présente au sein du peuple, aussi nommée arche du témoignage, parce qu’elle atteste les volontés de Dieu, les conditions de son alliance.
La mesure
Dans l’Arche sont les Tables de la Loi. La Loi est la « mesure » sacrée : c’est elle qui rappelle à la fois l’origine et la fin du peuple en tant qu’il est un « nouveau » peuple, élu par Dieu et « mis à part »1. C’est à elle [p. 147] que tout acte se réfère, et non seulement tout geste, mais toute pensée. Rien n’est plus neutre ou laissé au hasard, tout est « mesuré » et jugé dans la perspective de la fin assignée à toute la nation : l’Éternel Dieu et son service.
Ainsi l’Arche de l’Alliance nous apparaît comme l’exemple à peu près idéal de ce que l’on peut nommer (d’un terme d’ailleurs emprunté à l’antiquité hellénique) la mesure d’une civilisation, le canon d’une culture et d’un ordre social, le principe initial et final régulateur et en même temps animateur de toutes les œuvres d’une nation, tant matérielles que politiques et spirituelles2.
L’histoire des civilisations nous offre certes d’autres exemples assez grandioses de communes mesures rigoureuses. (Inde ancienne, Grèce de Périclès, Rome des Césars, papauté médiévale, empires égyptien et aztèque, Chine des grandes dynasties.) Mais la mesure des tribus hébraïques se distingue de toutes les autres en ce qu’elle est une vocation adressée par un Dieu personnel, unique, éternel, transcendant. Elle n’est pas le produit normal d’une évolution historique fécondée et cristallisée par l’intervention d’un grand chef. Elle est donc plus « totalitaire » que toute mesure humainement concevable, puisqu’elle ne tire pas son origine de circonstances ou de personnes nécessairement [p. 148] imparfaites ou partielles. Elle ne laisse aucune contingence, ni aucune possibilité de retrait ou de dépassement. Aucun refuge « loin de la face de l’Éternel ».
Parce qu’elle est la loi de Dieu, et que ce Dieu est l’Éternel, la Loi est la conscience finale du peuple hébreu. Et parce qu’elle est la loi de Dieu — qui définit la vérité —, elle porte en elle la règle permanente de toute action et de toute pensée. Vraie mesure donc, et parfaitement commune. On porte l’Arche au-devant des armées, dans la guerre, comme le symbole de l’unité du peuple, mais son usage est interdit pendant les guerres civiles : c’est que la mesure est indivisible.
Dieu est au ciel, sa loi est sur la terre, et les prêtres sont là pour veiller sur l’Alliance. Et si ces « clercs » viennent à trahir, cédant à leur penchant immémorial et bien connu, s’ils oublient que le Dieu qu’ils servent est un Dieu qui se nomme « jaloux », les Prophètes se lèvent contre eux et dénoncent leur idolâtrie3. Remarquons que la notion d’idolâtrie déborde ici singulièrement le culte des images d’où elle tire son nom. Elle embrasse tout ce qui n’est pas foi, mais vue, tout ce qui est refus d’obéissance, et imagination d’un autre bien. Idole tout ce qui détourne de la seule vocation. Idole toute action ou pensée, si belle ou si féconde qu’elle soit, qui ne puisse être consacrée au ministère sacerdotal du peuple élu. Idole, tout ce qui n’est pas ordonné à la fin que les prophètes annoncent sans relâche.
Mais la pire des idolâtries, c’est celle qui prend pour [p. 149] objet de son culte la mesure même, la Loi en soi, abstraite des fins pour lesquelles elle existe. C’est l’idolâtrie qui consiste à soumettre l’homme à la « lettre » d’une législation divine, mais dont l’homme s’est emparé, et dont il fait sa chose, oubliant son Auteur. C’est alors que la lettre tue l’homme, au lieu de le secourir en incarnant l’esprit. Et c’est à cette ultime tentation que devaient succomber les plus grands rigoristes, les savants docteurs de la Loi, ceux que le peuple honorait à peu près comme on le fit plus tard des Pères de l’Église, des évêques et des cardinaux : les pharisiens. Condamnant au nom de la Loi celui-là même qui l’avait donnée, tuant en Jésus-Christ au nom de la lettre, celui dont cette lettre préparait la venue, et qui seul lui donnait son sens…
Rien ne me paraît plus propre à confirmer cette interprétation de la Loi, comme mesure du peuple hébreu, qu’un texte que je trouve dans le plus grand des historiens profanes des Juifs : Josèphe. « Notre législateur (Moïse), écrit-il dans sa Réponse à Appion4, a été le seul dont les actions et les paroles ont été conformes. » Car il n’a pas seulement formulé des lois justes, complètes et très détaillées, mais il a veillé à ce qu’elles fussent connues de tous.
Cette connaissance produit parmi nous une admirable conformité, parce que rien n’est si capable de la faire naître et de l’entretenir, que d’avoir les mêmes sentiments de la grandeur de Dieu, et d’être élevés dans une même manière de vivre, et dans les mêmes coutumes ; car on n’entend point parmi nous parler diversement de Dieu, comme il arrive parmi les autres peuples, non seulement entre les personnes du commun qui disent chacun au hasard ce qui leur vient dans l’esprit ; mais entre les philosophes… Nous croyons que Dieu voit tout ce qui se passe dans le monde. Nos femmes et nos serviteurs en sont persuadés comme nous : on [p. 150] peut apprendre de leur bouche les règles de la conduite de notre vie, et que toutes nos actions doivent avoir pour objet de plaire à Dieu.
Une culture pauvre, mais fidèle
Un homme du xxe siècle ne peut, me semble-t-il, qu’éprouver une sorte d’effroi au spectacle d’un ordre social, spirituel et matériel, aussi fanatiquement lié et suspendu à l’invisible. Le moderne en ressent comme une offense à cette liberté créatrice dans laquelle il met son orgueil. Que de richesses perdues, songe-t-il, que d’inventions négligées, méprisées ! Nous adorons la Vie et le Progrès, le foisonnement et la diversité, et toute mesure ne serait à nos yeux qu’une occasion de dépassement…
Oui, la Richesse est notre dernier dieu, et c’est peut-être le secret de l’expansion, mais aussi de l’anarchie finale de notre culture moderne. Culture dont les éléments progressivement désunis, puis coupés de toute base commune, en viennent à ne plus même pouvoir communiquer, ni s’animer les uns les autres, chacun se refermant sur sa spécialité, se forgeant une langue singulière au mépris de tout « sens » commun, et convoquant enfin, à grands frais d’inventions, la vieille malédiction de la tour de Babel, qui est la dispersion du genre humain.
Le dilemme qui se trouve posé à toute civilisation, et d’une manière très urgente à la nôtre, est assez clairement défini par la comparaison que l’on peut faire de notre richesse anarchique, et rendue presque vaine par ses excès, avec la pauvreté pleine de sens et de grandeur qu’imposait la Loi d’Israël. Ce que l’on perd et ce que l’on gagne à sacrifier à une « mesure », voilà ce dont l’exemple juif nous permettra mieux que tout autre de juger.
Que devient en effet la culture, dans un monde où n’est tolérée que « la seule chose nécessaire ? »
L’homme qui a une vocation n’est pas bon à autre chose. Israël portait dans son sein l’avenir religieux du [p. 151] monde. Dès qu’il était tenté de s’oublier dans les voies vulgaires des autres peuples, une sorte de génie sombre lui montrait l’envers de toute chose, et avec des accents d’amère ironie, proclamait que la justice à l’ancienne manière ne devait jamais être sacrifiée.5
Ainsi toute tentative de culture profane se voit assimilée à une révolte d’orgueil contre Dieu. La culture d’Israël sera pauvre à raison même de sa pureté. Sa pauvreté sera la condition de sa grandeur. Car ce qui est grand, c’est ce qui comble la mesure, et non pas ce qui la dépasse. Ce n’est pas la richesse, mais la fidélité. Ce ne sont pas les moyens en eux-mêmes mais les moyens mesurés par la fin. C’est pourquoi sa pauvreté même garantit la fidélité de la culture du peuple hébreu. C’est une ascèse : il s’agit de détruire en germe tout ce qui comblerait trop tôt, ou trop humainement, la grande attente messianique.
Point d’abstractions : c’est que le culte qu’il faut rendre au Dieu vivant est une obéissance directe « en esprit et en vérité ». Or abstraire, c’est d’abord s’abstraire de l’immédiat. Et c’est aussi, dans une certaine mesure, douter… Ainsi donc, pour l’Hébreu, se borner au concret, c’est rester fidèle à la Loi. D’ailleurs son langage même s’ordonne dès l’origine à cette vocation supérieure ; dénué de termes abstraits, impropre à toute métaphysique6 il contraint les auteurs sacrés à l’invention de métaphores qui enrobent les notions les plus hautes dans un vêtement quotidien ; on dirait : un vêtement de travail. Cette « pauvreté » philosophique — mais quand un peuple a des prophètes, a-t-il besoin de philosophes ? — est ainsi l’aspect négatif d’une splendeur poétique inégalée. (La poésie de l’Occident chrétien sera grande dans la mesure où elle sera [p. 152] biblique ou grecque, sublime dans la mesure où la synthèse des deux traditions sera dominée par l’élément biblique.) Seuls les grands discours prophétiques, parmi tous les chants de la terre, ont réellement rythmé l’action et vérifié l’étymologie grecque de poésie, qui est agir.
Point d’arts figuratifs ou imaginatifs. La loi les interdit par le deuxième et le troisième commandement. « Tu ne te feras pas d’image taillée, ni de représentation des choses qui sont en haut dans les cieux, en bas sur la terre, et dans les eaux plus bas que la terre. » Cela condamne toute espèce d’art plastique. « Tu n’auras pas d’autres dieux devant ma face » — cela condamne la mythologie et la fabulation, où les Aryens puisent leur art de tromper et de se satisfaire d’illusions.
Point de science purement technique : la sagesse de Salomon n’est pas une connaissance des « causes » mais bien des « signatures » naturelles. Elle ne veut pas utiliser les choses, mais distinguer en elles les intentions divines, pour les offrir en holocauste spirituel au Créateur7.
Enfin, remarque encore Renan : « L’esprit prophétique, et les institutions qui en naissent, au moins virtuellement, interdisaient le développement commercial8 et industriel. »
Que reste-t-il de ce que nous nommons culture ? Philosophie, beaux-arts, fictions écrites, science, industrie, tout cela est sacrifié à la seule chose nécessaire : l’accomplissement d’une vocation spirituelle. Et les moyens de cet accomplissement sont les moyens les plus élémentaires que les hommes ont de commercer : l’écriture, la parole et l’action, — la tradition, la prophétie, la guerre…
Mais cet extrême dénuement, ce résidu d’exclusions fanatiques, se trouve sauver et garantir la possession [p. 153] de ce que notre Occident lui-même a défini comme le bien souverain : l’harmonie dans le dynamisme, le Sens général de la vie.
Si l’on admet que la destination de toute culture, c’est de concentrer les puissances de la nature et de la société dans les, mains de l’homme responsable, et dont l’esprit connaît un but auquel il dédie toutes ses œuvres, l’on voit que la culture la plus pauvre, qui fut celle du peuple hébreu, fut aussi la plus convenable aux fins suprêmes de l’esprit. Toutefois, non tant à cause de sa pauvreté même, qu’à cause de l’absolu de sa mesure, et de la promesse qu’elle portait.
Revenons encore à Josèphe :
Quant à ce que l’on nous reproche comme un grand défaut, de ne nous point étudier à inventer des choses nouvelles, soit dans les arts, ou dans le langage, au lieu que les autres peuples méritent beaucoup de louange d’y apporter de continuels changements, nous attribuons au contraire à vertu et prudence, de demeurer constamment dans l’observation des lois et des coutumes de nos ancêtres, parce que c’est une preuve qu’elles ont été parfaitement bien établies, puisqu’il n’y a que celles qui n’ont pas cet avantage que l’on soit obligé de changer, lorsque l’expérience fait connaître le besoin d’en corriger les défauts. Ainsi, comme nous ne doutons point que ce ne soit Dieu qui nous a donné ces lois par l’entremise de Moïse, pourrions-nous, sans impiété, ne nous pas efforcer de les observer très religieusement ? Et quelle conduite peut être plus juste, plus excellente et plus sainte, que celle dont ce souverain Monarque de l’univers est l’auteur… Quelle forme de gouvernement peut donc être plus parfaite que la nôtre, et quels plus grands honneurs peut-on rendre à Dieu, puisque nous sommes toujours préparés à nous acquitter du culte que nous lui devons ; que nos Sacrificateurs sont établis pour veiller sans cesse à ce qu’il ne se fasse rien qui y soit contraire, et que toutes choses ne sont pas mieux réglées le jour d’une fête solennelle, qu’elles le sont toujours parmi nous ?
Chute d’Israël
Tout était suspendu à la Loi, qui était elle-même suspendue à la promesse messianique donnée par Dieu dès les temps primitifs9. Mais cette promesse, enfin, s’est incarnée. Et les juifs l’ont méconnue prenant prétexte de la Loi, cette « ombre des biens à venir. » (Héb. 10, 1), pour repousser le Christ, qui était « l’esprit » et la réalité finale de la Loi.
Dès lors, la Loi est « accomplie » comme le dit Jésus-Christ lui-même, et elle l’est d’une double manière : parce qu’elle a abouti — le Messie est venu — et parce qu’elle a perdu son sens en condamnant celui qu’elle annonçait. Christ apporte une nouvelle mesure, fondant ainsi un nouvel Israël. Bien plus, il est lui-même cette mesure, cette Alliance, et ce sont ceux qui adorent encore l’ancienne Loi, « déclarée vieillie », qui sont maintenant les idolâtres.
Voilà pourquoi le peuple juif, qui n’a pas cru à sa victoire, et qui repousse la nouvelle mesure, c’est-à-dire la Nouvelle Alliance, est aujourd’hui le peuple sans mesure, sans limites et sans foyer. Sans espérance, il crée des utopies. Sans obéissance, il imagine des lois fatales. Sans Messie, il se fait précurseur des messies qui ne viendront pas…
Héritage d’Israël
Le christianisme par sa nature même, brisait avec le nationalisme exclusif du judaïsme et assumait [p. 155] une mission de portée universelle. Il revendiquait toutefois en même temps l’héritage d’Israël, et l’attraction qu’il exerçait venait non des principes généraux de la pensée hellénistique, mais de la pure tradition hébraïque, représentée par la Loi et les Prophètes. L’Église primitive se regardait comme le second Israël, l’héritière du Royaume promis au Peuple de Dieu. Aussi conserva-t-elle à l’égard du monde des gentils cette attitude voulue de séparatisme spirituel, cet esprit d’irréconciliable opposition dont s’était nourrie toute la tradition judaïque. C’est précisément ce sens de la continuité historique et de la solidarité sociale qui distingua l’église chrétienne des religions à mystères et des autres cultes orientaux de cette époque, et qui fit d’elle dès son apparition la seule rivale véritable et la seule remplaçante possible de la religion officielle de l’Empire10.
Ces quelques lignes de Dawson me paraissent définir en raccourci le double héritage que l’Église et l’Europe ont repris des mains d’Israël : héritage divin de l’« élection collective », d’une part, — car la postérité d’Abraham, après le Christ, c’est l’ensemble de tous les croyants, gentils ou Juifs convertis, donc l’Église — héritage humain, d’autre part, de cette notion de la mesure « totalitaire » qui devait assurer la grandeur de l’Église — mais dont les déviations et perversions ravagent l’Europe depuis le xviie siècle, et menacent aujourd’hui de la détruire11.
Il ne saurait être question de retracer ici dans son ensemble l’évolution des éléments culturels et civilisateurs qui survécurent à la chute d’Israël, au moins aussi fondamentaux pour l’Occident que la raison des Grecs et l’ordre des Romains. Il m’appartient seulement de préciser en quelques traits le sens que prend [p. 156] l’héritage d’Israël pour la foi chrétienne protestante.
On sait le rôle joué dans la Réforme par le retour à l’Ancien Testament et aux traditions prophétiques. Mais sait-on à quel point tout cela vit encore dans les églises évangéliques de nos jours ? Dès les bancs de « l’école du dimanche », tout jeune protestant est nourri aux sources mêmes du judaïsme préchrétien. C’est là sa Fable, sa mythologie. Goliath, Joseph vendu par ses frères, Jonas dans sa baleine, l’ânesse de Balaam, David et Jonathan, Absalon pris par les cheveux, le jeune Samuel appelé trois fois par Jéhovah, — que ce soit histoire ou légende, ces personnages lui sont incomparablement plus familiers que les métamorphoses des dieux païens. Si bien qu’on a pu dire12 que l’Ancien Testament était la vraie Antiquité des peuples de l’Europe protestante.
Mais il y a bien davantage que cet arrière-plan poétique, et ces exemples d’une morale parfois scandaleusement antibourgeoise ! Le thème de la vocation et le thème du peuple élu sont de ceux qui émeuvent le plus profondément la « sensibilité spirituelle » d’un réformé.
Le « peuple élu »
Le simple fait que le calvinisme ait été dès le début une église minoritaire, en butte à la persécution, ne suffit pas à expliquer les ressemblances si souvent signalées entre le sort des tribus dispersées et celui du « petit troupeau » longtemps chassé de son pays ; ni les ressemblances entre les formes d’activité et d’attitude sociale adoptées par les deux « nations »13. Ce qui est déterminant pour cette analogie, ce qui lui donne son seul sens acceptable et la situe dans son ordre réel, c’est que, dans les deux cas, la persécution et l’isolement minoritaire sont considérés comme « normaux » : [p. 157] ils expriment le destin spirituel, dans un monde incrédule et rebelle, de ceux que Dieu s’est « choisis » pour témoins, en tant que collectivité, peuple ou église.
En vertu de cette « élection » dont ils ont l’assurance d’être l’objet, par une grâce périlleuse, et dans la foi, les calvinistes, dès la fin du xvie siècle, se considèrent comme chargés d’une mission au sein d’un monde pécheur que Dieu n’abandonne pas. De même que la loi de Moïse maintenait le peuple juif, malgré le péché, dans une économie provisoirement vivable et propre à entretenir l’attente active du Messie, de même l’éthique charismatique14 des calvinistes les amène à la conception d’une intendance des biens terrestres, dont ils auraient à assumer l’office : usant de ces richesses « comme n’en usant pas », au nom et par la charge du Seigneur qui est venu, et qui doit revenir. Telle est sans doute la racine authentique du puritanisme qui apparaît dans le courant du xviie siècle. Max Weber, dans une thèse célèbre, a soutenu que c’était là l’origine du capitalisme moderne et de ses principales valeurs éthiques. Mais Sombart lui répond que le capitalisme est plus ancien, et qu’il est d’origine judaïque15. Ce n’est pas ici le lieu de prendre parti entre ces deux explications d’un phénomène économique que par ailleurs personne — non pas même Marx, quoi qu’on en pense souvent — n’a su définir clairement. Mais je retiens que l’une et l’autre hypothèse rattache le capitalisme à des attitudes religieuses, d’où serait partie l’impulsion, attitudes analogues en ceci tout au moins qu’elles mettent l’accent sur le fait de l’élection. Il est curieux de noter que le parallélisme se poursuit même, — et peut-être surtout — dans les déviations qualifiées que subirent l’éthique juive et l’éthique puritaine, à mesure qu’elles « réussissaient ».
[p. 158]Le spiritualisme transcendant des Juifs d’Orient au contact des coutumes occidentales, se mue peu à peu en son contraire exact : c’est le matérialisme jouisseur et cynique que les nazis reprochent aux Juifs allemands capitalistes, avec d’autant plus d’amertume que cette attitude provocante fut souvent prise à l’étranger pour un trait de caractère germanique. Mais c’est aussi l’intellectualisme stérilisant, l’esprit d’abstraction inhumaine et chimérique, au surplus troublé de sentimentalisme, que l’on dénonce à droite chez les auteurs d’origine juive, mais qui ont cessé de croire à la mission de leur peuple, et qui exercent désormais à vide les facultés psychologiques fortement développées dans leur race par des siècles d’attente de l’invisible.
De même, l’ascétisme vigoureux, le pessimisme actif des puritains anglais, cédant aux tentations du succès immédiat et contrôlable, s’est transformé dans le Nouveau Monde d’une part en volonté de puissance abstraite (les fondateurs des trusts au siècle dernier), d’autre part en utilitarisme platement moralisant ; l’une et l’autre de ces déviations traduisant une totale perte de conscience des fins religieuses de l’éthique puritaine, et transformant en tyrannie absurde ce qui était à l’origine une attitude d’obéissance à la foi, et de renoncement à soi-même. Corruptio optimi pessima…
La vocation collective
Ces quelques indications, qui appelleraient d’ailleurs toutes les nuances qu’on imagine, nous amènent au problème central que pose à la pensée d’un protestant, et particulièrement d’un calviniste, l’exemple d’Israël et de sa chute.
Toute la théologie éthique de Calvin est centrée sur la vocation : vocation du « petit troupeau » ou de l’Église ; vocation personnelle de chaque membre de l’Église. Or, Israël qui était le peuple élu, a trahi sa mission et s’est livré à son destin. Sa dispersion en est le châtiment. Serait-il donc possible de perdre sa vocation ? Et que devient celui qui la trahit, soit qu’il rejette [p. 159] ses ordres, soit qu’il la prenne pour idole, refusant d’en reconnaître la vraie fin lorsqu’elle lui apparaît incarnée ? Est-il rejeté à tout jamais ? Une vocation est-elle donc « amissible » ? Le refus de l’homme serait-il donc capable de modifier un arrêt éternel, alors que Dieu prédestine tout homme dès avant sa naissance et ses œuvres ?
Ce problème n’est pas gratuit : il touche au cœur de la foi réformée. Or c’est lui justement que traite saint Paul au chapitre XI de l’Épître aux Romains. Et sans doute ce texte illumine aussi profondément qu’il est possible le mystère dernier d’Israël.
« Je demande maintenant : Dieu a-t-il rejeté son peuple ? Non certes, car je suis moi-même israélite, de la postérité d’Abraham, de la tribu de Benjamin. Dieu n’a point rejeté son peuple qu’il a connu d’avance » (c’est-à-dire prédestiné) (Rom., II, 1-2). Cependant, « Israël n’a point obtenu ce qu’il cherche : mais les élus l’ont obtenu et les autres ont été endurcis » (v. 7). Ainsi, « c’est par suite de la faute des enfants d’Israël que le salut est parvenu aux païens, afin d’exciter leur propre émulation » (v. 11). En tuant leur Messie, les Juifs ont forcé les Apôtres à prêcher le message aux gentils, ils ont perdu le bénéfice national, comme exclusif, de la Révélation. Mais c’est ici que saint Paul indique le mystérieux renversement des rôles au dernier jour : « Or, si leur faute a fait la richesse du monde, et leur amoindrissement la richesse des païens, que ne fera pas leur complet relèvement ! » (v. 12). « En effet, je ne veux pas, frères, que vous ignoriez ce mystère, de peur que vous ne présumiez trop de votre sagesse : c’est qu’une partie d’Israël est tombée dans l’endurcissement jusqu’à ce que la totalité des païens soit entrée (dans l’Église) ; et ainsi tout Israël sera sauvé » (v. 25-26) … « Car les dons et l’appel de Dieu sont irrévocables » (v. 29).
Hoc est verbum praeclarum ! Voilà une parole admirable, s’écrie Luther, à propos de ce dernier verset, dans son Commentaire sur l’Épître aux Romains. Et Calvin dit du même verset que c’est « une fort belle sentence ». Ainsi la vocation, du moins cette vocation16 — [p. 160] est réellement inamissible, c’est-à-dire ne peut être perdue, même si celui qui en est l’objet s’y oppose de toutes ses forces ! Car sa révolte même se trouve servir les desseins éternels de Dieu. Elle étend à l’humanité entière le bénéfice de la Promesse qu’il a reçue, cependant que son destin final demeure entre les mains du plus secret conseil de Dieu. « Quant à moi, écrit Calvin, j’étends ce nom d’Israël à tout le peuple de Dieu, en ce sens, après que les gentils seront entrés dedans (l’Église), lors les Juifs aussi se retirant de leur révoltement, se rangeront à l’obéissance de la foi… toutefois que les Juifs tiendront le premier lieu, comme étant les enfants aînés en la maison de Dieu. » (Commentaires, sur Rom. II, 26.)
Le sort du monde, et l’on pourrait même dire : la date de son salut final, dépend ainsi de la conversion des Juifs. Et ceci nous révèle la plus profonde raison des sentiments « ambivalents », comme dirait Freud, qu’ont eus de tout temps les chrétiens à l’égard du peuple d’Israël. Tout dépend de lui, et il refuse ! D’où la haine sourde, et en même temps le respect religieux qu’on lui porte. Peut-être n’est-il pas excessif de voir dans cette passion contradictoire le secret des soudaines explosions de rancune qui apparurent périodiquement au Moyen Âge. Je ne sais si cette explication vaudrait encore pour l’antisémitisme des hitlériens, qui n’en serait en tout cas que le plus impur exemple. Il reste que la chrétienté non seulement ne pourra jamais se désintéresser du sort des Juifs, éternellement lié au sien en vertu d’un décret de Dieu, mais encore qu’elle se doit de juger Israël autrement que ne fait « le monde ». Ce n’est pas au nom d’intérêts passagers que nous avons à prendre position, mais au nom des promesses de la foi, et dans une perspective missionnaire qui réduit à leurs justes proportions les thèses [p. 161] des politiques nationalistes. Le drame est bien plus vaste que ne peuvent le concevoir nos polémiques. Et son issue ne dépend ni de nous seuls, ni d’eux seuls. On dit : les Juifs sont ceci, les Juifs sont cela, ils se sont emparés de nos richesses, etc. Mais de quels biens se préoccupe le croyant ? Leur faute a fait la richesse du monde. Et cette richesse s’appelle le salut.