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Il y a toujours des directeurs de conscience en Occident (juin 1939)a b

I.

La première partie de votre questionnaire comporte visiblement vos réponses. D’accord avec votre jugement global, je ne le suis guère avec votre description.

La direction de conscience est affaire de contacts personnels, non d’influence collective. J’écarte donc de votre liste les journalistes, les meneurs, les savants (ces derniers n’agissant d’ailleurs que par le truchement de vulgarisateurs qui les trahissent), et les éditeurs (qui s’efforcent plutôt de refléter que de guider les goûts supposés du public). Parmi les écrivains, je ne retiens que ceux qui répondent sérieusement et par principe aux lettres de lecteurs : un Gide, un Claudel… Ils sont rares. Restent les médecins de famille : ce n’est pas nouveau. Et les psychanalystes : c’est pratiquement limité au très petit nombre de personnes qui sont en mesure de les payer. Seules les directrices de magazines féminins me paraissent exercer une activité précise de direction morale, par consultations personnelles.

Quant aux meneurs, ce sont évidemment des directeurs d’inconscience collective. Leur méthode consiste à anesthésier les [p. 50] consciences, faute de pouvoir les saisir dans leur réalité singulière, une à une. Cette solution, qui consiste à supprimer brutalement les données du problème, est d’ailleurs la conséquence nécessaire de notre anarchie morale. Et cette anarchie résulte elle-même de la multiplicité et de l’impuissance des ersatz de prêtres et de pasteurs que vous énumérez.

II.

Mon principal directeur de conscience, qui mourut en 1855, écrivait : « Si l’on veut réellement conduire un homme à un but défini, il faut avant tout se préoccuper de le prendre là où il est, et commencer là. Voilà le secret de tout secours… Pour aider réellement un homme, il faut que j’en sache davantage que lui, mais il faut avant tout que je sache ce qu’il sait. Sinon mon savoir supérieur ne lui servira de rien. Si je persiste cependant à faire valoir ma science, ce n’est plus alors que par vanité ou par orgueil, de sorte qu’au fond, au lieu d’aider l’homme, je cherche à me faire admirer de lui ». (Kierkegaard)

Qu’est-ce en effet que diriger ? C’est donner un sens. Or tout sens est défini par deux points : le point de départ et le point d’arrivée. Ou, selon les termes de Kierkegaard : le directeur de conscience, celui qui veut « aider » son prochain, doit d’abord « prendre l’homme là où il est », et ensuite, il doit « en savoir davantage que lui », c’est-à-dire qu’il doit connaître un but de vie meilleur.

S’il est vrai que d’abord, il s’agit de partir de l’homme réel (ce que ne peuvent faire les meneurs de masses), il n’est pas moins vrai qu’en fin de compte, l’activité de directeur de conscience se trouve subordonnée à la connaissance d’un but auquel il faut conduire cet homme réel. La direction de conscience perd toute valeur et tout sens, donc cesse d’exister comme direction, dès que l’on perd de vue les fins qu’elle doit servir.

Tout se ramène donc à cette question : pour quelles fins vivons-nous ? Car cela seul peut définir la voie à suivre, l’orthodoxie. Point de direction de conscience sans orthodoxie. Et à l’inverse ; dès qu’une orthodoxie se remet à sévir, la fonction de directeur de conscience reparaît automatiquement ; elle consiste à relier l’homme réel, dans telle ou telle situation complexe où il se trouve, au but final et simple assigné à sa vie.

Or nous voyons au xxe siècle plusieurs « orthodoxies » se constituer, toutes destinées à surmonter l’anarchie individualiste. [p. 51] Elles se fondent sur une doctrine du Prolétariat, ou de la Race, ou de l’Empire, ou de la Nation, et elles entendent expressément subordonner toutes les activités de l’homme à ces fins-là. Mais comme il s’agit de fins partielles, n’embrassant qu’une partie de la conscience humaine ou de ses déterminations, ces orthodoxies représentent autant d’usurpations, dès l’instant qu’elles prétendent régir le tout de l’homme. Elles ne peuvent plus compter que sur la force brutale pour se faire avouer comme « vérités » par leurs victimes. Elles agissent par coup de force sur les consciences ; elles leur imposent des déformations violentes et littéralement monstrueuses.

Sur quoi vous proposez, bien entendu, « l’invention » d’une orthodoxie « universaliste », seule capable de « dépasser et dominer » ces pseudo-solutions partielles à prétentions totalitaires. Et en effet, une doctrine réellement universaliste, c’est-à-dire embrassant le tout de l’homme, ne déformerait plus les consciences, mais au contraire contribuerait à les susciter, à les former, à les conduire vers leur plénitude. Un universalisme est donc souhaitable. Et tout le monde est d’accord pour le souhaiter. Mais qui peut « inventer » une orthodoxie ? Et surtout « universaliste » ? Il y faudrait un homme universel, nouvel Adam indemne et pur, libre de toute partialité, donc sachant tout sans expérience, et qui, vainqueur du temps, verrait d’un seul regard nos origines et nos fins dernières, d’où nous venons, où nous allons… À son défaut, tout universalisme imaginé par nos cerveaux sera frappé du même vice que les orthodoxies que vous condamnez : parti qui veut se faire aussi grand que le tout. Que ce soit le parti de la Raison, ou de la Liberté, ou de l’Humanité, etc. Aussi vrai que le baron de Crac ne pouvait pas sortir du puits en se tirant par les cheveux, aussi vrai nous est-il impossible de nous hausser jusqu’à l’universel avec l’aide de nos idéaux : car eux aussi sont dans le puits.

Je ne connais pas de doctrine universelle, d’universalisme concevable, descriptible, à notre portée et à notre disposition, c’est-à-dire ayant son fondement dans le plan terrestre, dans l’homme. Seul un point qui serait au-delà de notre monde pourrait devenir le point de convergence de tous nos actes et de tous nos espoirs. Mais alors, c’est un objet de foi, car il échappe aux prises de notre esprit non moins qu’à celles de nos sens.

Ainsi la foi chrétienne est universaliste dans son élan et dans son espérance au-delà des diversités confessionnelles et [p. 52] dogmatiques1. Elle est réellement totalitaire, parce qu’elle attend dans la prière et l’obéissance la Rédemption de toute vie créée, la plénitude universelle : Dieu tout en tous. Au regard d’une telle foi, toute autre « fin » paraît trop courte. Viser ailleurs qu’au soleil, c’est toujours tirer sur des hommes.

Mais je n’entends pas parler d’un retour à une église, et encore moins d’un retour au christianisme. Ce serait émettre un non-sens. La foi est toujours en avant, elle s’élance vers les « choses espérées ». Elle nous dirige vers l’Esprit qui dit : « Viens ! » au terme de l’Apocalypse. Et c’est ce mouvement-là qui crée l’Église quand il entraîne « deux ou trois » d’entre nous ; l’Église : la seule communauté qui ait son fondement au-delà du monde, dans l’Éternel qu’elle espère et qu’elle prie, et vers lequel elle s’ouvre à l’infini. « Et l’Esprit et l’Épouse disent : Viens ! Et que celui qui entend dise : Viens. Que celui qui a soif vienne, que celui qui veut prenne de l’eau de la vie, gratuitement. »