La Légion étrangère soviétique (juin 1933)a
Elle est formée d’intellectuels français.
On serait tenté de décrire les cadres de cette confrérie dans un style trop facilement comique : donner, par exemple, la dernière liste des promotions, André Gide passant colonel honoraire, Vaillant tambour-major et Nizan sergent recruteur.
Le sujet est plus grave. Non pas du point de vue de la politique, car les partis de gauche ne prennent guère au sérieux leur intelligentsia, mais du point de vue plus profond de l’activité propre des intellectuels.
L’adhésion au soviétisme d’un certain nombre d’« hommes de pensée » résulte, à notre sens, d’une psychose de démission. Survenant au moment précis de l’histoire où l’esprit doit entrer en force dans un monde abandonné depuis des siècles à l’oppression des déterminismes collectifs, cette démission constitue un acte proprement antirévolutionnaire.
À ce titre, elle vaut l’examen. Tentons de formuler ici quelques-unes des raisons, fort complexes, de ce que nous nommerons le défaitisme révolutionnaire en France.
1° Raisons sentimentales
Beaucoup de gens sentent que les injustices dont ils sont chaque jour témoins ou victimes révèlent un vice profond de la société actuelle. De là à se dire révolutionnaire, il n’y a qu’un pas, qu’un accès de mauvaise humeur. Mais de là [p. 20] à prendre une conscience active de la révolution, de là à concevoir l’ordre nouveau, il y a un abîme. Ni science ni bon sens ne seront d’aucune aide pour le traverser. Il faut un saut, il faut un acte, il faut un élan créateur. Mais cet acte, dans lequel nous voyons l’essentiel de la révolution, suppose et pose la personne, définie comme l’individu engagé dans le conflit créateur1.
À cet engagement personnel, nos révoltés préfèrent l’engagement dans un parti. C’est bien plus sûr et c’est moins fatigant. « Il existe une doctrine réputée révolutionnaire, le marxisme. Or, je veux une révolution. Donc, je me fais marxiste. » Qu’on ne croie pas à une farce. J’ai entendu vingt fois ce raisonnement, dans la bouche, il est vrai, de personnes que leur ignorance du marxisme excusait en partie. On croit toujours vrai ce qui a l’air simple, et le moins qu’on puisse dire de notre syllogisme, c’est qu’il est simple. Il n’entraîne pas même l’achat du Capital. Quantité de petits catéchismes du marxiste amateur fourniront le bagage d’arguments nécessaires. Et voilà une question réglée, et une conscience qui se rendort, et un littérateur qui retourne à ses petits papiers. Quitte à larder ses écrits de vocables orthodoxes tels que superstructure, prolétariat, koulak ou rabcor, on pourra revenir aux complaisances égoïstes de naguère et de toujours. Tout est pur aux « petits purs ».
Laissons cela, on se guérit toujours trop tôt de ses vingt ans. Il y a plus grave, et chez des hommes dignes de sympathie. Les classes 18 à 20, en particulier, nous offrent de fréquents exemples de « conversion » au soviétisme considéré comme une promesse nouvelle de communion humaine. On s’en voudrait de condamner en trois formules une démarche qui entraîne à l’origine notre adhésion profonde. Ils n’ont cure des doctrines, disent-ils, ils cherchent des hommes. L’URSS, qu’ils connaissent par ses films, offre à leur rêve toutes les possibilités de contact humain dont le monde bourgeois nous prive. Mais quoi ? les hommes qu’il faut aimer sont toujours ceux d’ici, et c’est cela qui serait [p. 21] nouveau. On pourrait toutefois défendre cet exotisme sentimental d’un nouveau genre, si la nostalgie qu’il nourrit avait un objet réel ; si véritablement le communisme russe donnait aux hommes un lieu de communion. Mais il y a le marxisme. Le « communisant » français peut l’ignorer ; le brigadier de choc, non. Le marxisme est une soumission aux faits, aux faits matériels s’entend, aux déterminismes matériels. Or, il n’y a pas de communion possible entre des objets. Communier est le fait des esprits créateurs, c’est un mode de contact qui leur est propre, tout de même que le choc est le mode de contact propre aux corps solides. À quelles subtilités « dialectiques », à peine dignes d’une bourgeoise Sorbonne, devra-t-on faire appel pour nous persuader que la religion de la matière introduit à la connaissance des cœurs ?
2° Raisons philosophiques
C’est la bourgeoisie qui, la première, a pris au sérieux la matière, par suite la science et les faits, par suite les lois, polices, servitudes, déterminismes et autres déchets de l’intelligence créatrice. Tout cela jalonnant les étapes d’une retraite, prétendue stratégique, de l’esprit. Hegel met d’abord l’esprit au service de l’État ; puis Marx à celui des « faits » et de la « matière » ; enfin Staline le réduit à un rôle publicitaire, bientôt négligeable, au service de la Production divinisée. Telle est la « ligne générale » de la démission philosophique. Nombreux sont, parmi nos penseurs salariés, ceux qui prennent au sérieux la mythologie du déterminisme historique et économique, dépôt honteux du xixe siècle. Philosophiquement, ils n’ont aucune raison sérieuse pour refuser le marxisme-léninisme. (Professionnellement, par contre, ils en ont quelques-unes.) Le « monde d’objets » dans lequel la philosophie moderne s’est enfermée ne comporte plus d’autre liberté, pour l’esprit de ses inventeurs, que celle du renoncement et du suicide. La plupart de ces fabricants de « forces économiques » sont conscients de leur démission spirituelle. D’où la tristesse qu’ils répandent sur l’époque. Et leur seul baume, c’est de la voir partagée par [p. 22] tous les malheureux qui s’en vont répétant : « Les faits sont les faits, et aucune idéologie ne pourra jamais nous libérer de leurs inéluctables conséquences. » Du bourgeois positiviste au marxiste orthodoxe, on passe sans heurt ni saut, par une simple accélération de chute. La trahison à l’esprit date peut-être de l’invention des lois économiques ; assurément, de leur divinisation. Le marxisme a simplement tiré toutes les conséquences pratiques de cette idéologie typiquement bourgeoise. C’est là ce qu’on appelle sa révolution !
3° Raisons mystiques
Car il y a parmi eux des mystiques. Ils sont rares : ils ont compris le marxisme. Ils considèrent avec dédain les camarades qui s’excitent sur les mots d’ordre du parti, et avec pitié les idéalistes qui parlent encore de l’esprit et de la personne. Ils repoussent tout ce qui suppose une « actualité » de la pensée : ils croient à l’Histoire. Ils veulent que l’esprit se perde dans l’époque collectiviste, afin de se retrouver plus tard, après quelques siècles sans doute, rajeuni et purifié. Cela n’est point leur goût, disent-ils, mais une nécessité. La matière, à les entendre, n’est pas ce que nous croyons. C’est quelque chose comme… ce que nous appelions l’esprit, la réalité réelle. Ils sont tolérants et doux, non dépourvus de ce sadisme qui marque les humanitaires. Ils nous traitent d’idéalistes. En réalité, ils rêvent. Leurs esprits se perdent dans un songe dialectique radicalement inactuel. Ils pensent par périodes de mille ans. Ils sont mélancoliques : c’est encore la tristesse de la retraite et du désistement de l’esprit.
Défaitisme, essentielle inactualité de la pensée, telles sont en définitive les caractéristiques de l’intelligentsia communisante. Quand l’esprit ne croit plus à sa liberté créatrice, il n’en a plus (Berdiaev). Et dès lors, toute activité spirituelle lui apparaît nécessairement comme un mensonge (Keyserling). L’intelligence n’a plus alors qu’à se mettre au service des nécessités « telluriques » qu’elle avait pour mission héroïque de surmonter. Trop longtemps elle a cru [p. 23] pouvoir les ignorer (spiritualisme). Par un funeste et naturel retour elle risque aujourd’hui de succomber sous leur poids — littéralement —, terrassée (matérialisme). Antithèse en elle-même aussi fausse que la thèse, la seule vérité résidant dans leur conflit nécessaire, assumé en pleine conscience.
Telle sera notre position d’attaque vis-à-vis des intellectuels qui se prétendent « aux côtés du prolétariat ». Nous leur dirons : « Non seulement vous trahissez votre mission particulière, mais encore vous trahissez le prolétariat. Il était en droit d’attendre de vous cette puissance libératrice dont la bourgeoisie l’a frustré : l’esprit de création, l’esprit de liberté. Et vous venez lui dire que ça n’existe pas. À vous voir, on le croirait presque ! Votre démission est acceptée. »