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Les chances de l’Europe : huit ans après (novembre 1969)a

Conférence

Mesdames et Messieurs,

Je voudrais d’abord remercier M. Vuilleumier de ses paroles trop aimables à mon sujet, et vous dire avec quel plaisir je suis ici ce matin — à peine rentré des États-Unis. Je sais à quel point il est important que des gens qui ont vos responsabilités se réunissent pour en discuter entre eux, et que vous puissiez le faire sous le signe de l’Europe m’apparaît d’une importance particulière.

Je vais partir, selon la proposition qui m’en a été faite, de ce que j’avais exposé il y a sept ou huit ans, dans un petit livre intitulé Les Chances de l’Europe. Il y est question des bases durables, je dirais presque permanentes, de l’union de l’Europe, c’est-à-dire des bases culturelles et des motifs culturels d’unir l’Europe. À quoi vous ferez bien d’ajouter un livre comme Le Défi américain de Jean-Jacques Servan-Schreiber qui, lui, insiste sur les aspects économiques et technologiques de cette union. Je m’en suis tenu à un certain nombre de motifs qui, pour les uns existent depuis trois mille ans et pour les autres, datent du xixe siècle et qui ne perdront pas leur actualité de sitôt, je le crains.

Au fond, qu’est-ce qui a changé depuis que j’ai publié ces quatre conférences ? Hélas, pour ainsi dire rien. On n’a pas beaucoup avancé depuis 1962. Je vous dirai même que la seule chose que je trouve changée, c’est que l’on sent beaucoup mieux aujourd’hui la difficulté d’arriver à unir l’Europe, et qu’on arrive mieux à la localiser. Pour ma part, c’est un des seuls progrès que je sens avoir fait depuis ce livre : je localise beaucoup mieux l’obstacle, et je le baptise d’un nom simple : le nationalisme.

Le nationalisme, l’État-nation. L’existence de cette formation politique très particulière est assez récente puisque ce n’est qu’à partir de Napoléon que l’on peut vraiment parler d’État-nation, c’est-à-dire de la confiscation de la nation, qui est un grand mythe, par l’État, qui est un appareil administratif. C’est l’étatisation de la nation. Formation récente en somme, puisqu’elle n’a guère que 170 ans d’âge, mais qui se trouve être devenue tellement naturelle à nos yeux que beaucoup d’entre vous sans doute s’imaginent qu’il n’y en a pas d’autre, qu’elle est le résultat normal de l’évolution historique, et qu’on devait en arriver là, sous peine de s’arrêter à un certain stade de barbarie, de sous-développement.

Or, nous avons vu se réaliser cette notion d’État-nation jusqu’à sa limite totalitaire — et nous découvrons qu’elle est très récente. Et si elle a été fabriquée et imposée récemment, c’est une raison de plus pour la mettre en question et nous demander quelle est sa validité.

[p. 2] Si l’on n’a pas avancé dans la construction de l’Europe depuis sept ou huit ans, disons plus : depuis plus de vingt ans que l’on en parle (congrès de La Haye, présidé par Churchill, 1948), c’est à mon sens — et là je plaide coupable, comme tous ceux qui se sont occupés de l’Europe à ce moment-là — parce que l’on est parti du mauvais pied. On a voulu fonder l’union de l’Europe sur ce qui était précisément l’obstacle à cette union, c’est-à-dire sur les États-nations tels qu’ils sont. Lors des premiers congrès européens à Montreux, à La Haye, à Rome, à Westminster, nous avions en vue une fédération de nos quelque vingt-cinq États (si on prenait ceux de l’Est), et nous pensions qu’on arriverait à les grouper comme des cantons suisses. Dans l’arrière-pensée de chacun de nous, il y avait le modèle suisse : une fédération de petits États. Car tous nos États étaient devenus petits, à l’échelle mondiale, avec l’apparition des deux ou trois empires.

Là sans doute a été l’erreur fondamentale : essayer de former une fédération sur ce qui faisait obstacle à toute espèce de fédération ou même d’union, c’est-à-dire : les États, qui continuent à se proclamer souverains et à se réclamer d’une indépendance absolue, alors que plus aucun d’entre eux n’a d’indépendance réelle, et ne peut faire autre chose que de choisir ses interdépendances. Aucun d’eux ne bénéficie plus des attributs classiques de la souveraineté, qui étaient comme vous le savez, depuis qu’on en a fait la théorie à la Renaissance, le droit de déclarer la guerre et de conclure la paix quand on le veut et comme on le veut. Or vous avez pu voir par l’exemple de la guerre de Suez que ces droits n’existent plus sauf pour les grands empires : quand la France et l’Angleterre ont voulu faire « leur » guerre contre l’Égypte, au bout de quelques jours elles ont été stoppées par un froncement des sourcils des vrais maîtres du monde, c’est-à-dire l’URSS et les USA. Et nos deux pays qui se croyaient encore souverains, qui continuent à se dire souverains, mais ne le sont plus, la France et l’Angleterre, ont dû arrêter leur guerre à deux heures de la prise du Caire. La leçon est absolument claire : la prétention à la souveraineté nationale n’existe plus d’une manière absolue. Or c’est toujours d’une manière absolue qu’elle est revendiquée. Elle n’a plus d’autre efficacité que le pouvoir de refuser des mesures d’union, au nom de cette même souveraineté. On peut encore refuser l’union au nom d’une souveraineté qu’en réalité on n’a plus.

Seulement, voilà : cette souveraineté prétendue des États-nations, à force d’être revendiquée, nous incite à une analyse plus serrée du concept, et l’on en vient très vite, de toutes sortes de côtés différents, à une critique fondamentale de la conception même de l’État-nation comme communauté. Cette critique tient en quelques mots — et vous la retrouverez identique chez au moins une douzaine d’auteurs contemporains, qui ne se sont pas concertés :

— L’État-nation, au xxe siècle, est à la fois trop petit et trop grand pour les réalités d’aujourd’hui.

Il est trop petit parce que pas un seul de nos États-nations, même s’ils se disent encore grandes puissances comme la France et l’Angleterre, n’a assez de poids pour jouer un rôle efficace à l’échelle mondiale, sur le plan des Nations unies, sur le plan des relations entre les continents. Pour empêcher une guerre éventuelle entre les grands empires. Pour exercer une influence notable sur, par exemple, la politique des États-Unis au Vietnam. Pas un seul de nos pays ne peut vraiment parler, se faire entendre, se faire suivre dans une politique qu’il préconiserait, parce qu’il est trop petit à l’échelle mondiale. Ceci n’a pas besoin d’être développé beaucoup ; au point de vue économique, il saute aux yeux qu’aucun de nos pays n’a le poids nécessaire.

En même temps, chacun de nos pays, même les petits, se trouve trop grand pour être capable d’animer réellement toutes ses régions, toutes ses communes, tous ses cantons, et pour leur offrir un milieu qui ait les dimensions [p. 3] nécessaires pour une véritable participation civique. L’exemple le plus simple, et que l’on cite toujours à cet égard, c’est celui de la France. Ce n’est pas par hasard. La France a donné le modèle même de l’État-nation centralisé avec Napoléon. La France est beaucoup trop grande pour animer toutes ses régions, ce qui a amené même un nationaliste impénitent comme le général de Gaulle — parce qu’il est tout de même réaliste — à constater qu’il fallait une régionalisation de la France si l’on voulait que les choses continuent à marcher et que les Français s’intéressent tant soit peu à leur vie politique et à leur vie publique autrement que d’une manière idéologique. Il fallait recréer des cadres de dimensions telles — assez petites — que la vie publique puisse s’y manifester réellement. Ce cadre nouveau, c’étaient les régions. Comme vous le savez, le général de Gaulle est tombé à l’occasion d’un référendum concernant les régions. Chacun sait que c’est lui qu’on a renvoyé, et non pas le programme des régions, qui au contraire, repris et approfondi, finira bien par se réaliser, parce qu’il n’y a rien d’autre à faire. On ne peut pas continuer à régir de Paris, dans des bureaux qui mettent deux ans à répondre à une lettre, les problèmes qui se posent dans les 38 000 communes et les 92 départements d’un pays de 50 millions d’habitants.

Mais, peu ou prou, la situation est la même dans les autres pays, avec la seule exception peut-être du nôtre, à cause de notre structure fédéraliste précisément. (Petit pays de 6 millions d’habitants, divisé en vingt-cinq petites unités administratives : la trop grande dimension des cadres est évitée.)

Ces États-nations continuent à être juste assez forts pour se refuser à l’union, mais ils sont trop petits et trop grands à la fois, ils sont donc en crise, ils se voient attaqués de tous les côtés, non seulement par des partis, des hommes politiques ou des mouvements qui en font la critique, mais par les faits eux-mêmes. On observe en effet dans le monde, à l’échelle mondiale, un double mouvement en apparence contradictoire :

D’une part vous avez un mouvement de convergence très général, qui se manifeste par la création des Nations unies par exemple, la création de l’Unesco, ou bien les grands mouvements œcuméniques. Vous avez une quantité d’entreprises d’union qui tendent à s’organiser à l’échelle mondiale ou à l’échelle continentale. Les essais pour unir l’Europe ont donné comme premiers résultats restreints le Marché commun ou le Conseil de l’Europe, et ils sont imités dans d’autres parties du monde, d’abord dans le monde communiste, où le COMECON correspond plus ou moins au Marché commun, ou bien en Amérique latine, où il y a des institutions qui ressemblent déjà un peu à l’AELE ou au Marché commun. Il y a les essais de réunion des États du Maghreb et du Proche-Orient dans la Ligue arabe, qui n’ont pas encore donné grand-chose. Partout, même en Afrique, on sent ce besoin de grandes convergences au moins continentales et peut-être mondiales. En même temps, vous assistez à un mouvement contraire de divergence, de diversification plus exactement : agitation régionale dans à peu près tous les pays du monde, y compris la Suisse avec le Jura bernois, plasticages en Bretagne, dans le Pays basque, voire en Corse ; agitation plus forte, sourde, mais très profonde, en Espagne, chez les Catalans et chez les Basques ; agitation beaucoup moins virulente parce qu’elle est mieux reconnue, en Grande-Bretagne, du côté du pays de Galles et de l’Écosse ; déjà, une femme députée très éloquente au Parlement britannique a annoncé que d’ici trois ans, l’Écosse siégera aux Nations unies entre l’Arabie saoudite et le Sénégal ! Cela peut faire sourire, mais la reine a déjà dû nommer deux commissions d’étude de la régionalisation du Royaume-Uni sur le modèle de l’Irlande du Nord : parlement et exécutif propres, un peu comme les cantons suisses, et représentation tout de même à la Chambre des communes. Il y a déjà un ministre chargé des affaires du pays de Galles… En Italie, il y a eu depuis la guerre jusqu’en 1968 855 votes au Parlement italien sur la question des régions. Cette année devait avoir lieu l’élection des premiers parlements régionaux ; à cause de l’agitation, des grèves, on l’a [p. 4] renvoyée à l’année prochaine, mais elle se fera sûrement ; d’ailleurs la constitution italienne a déjà divisé l’Italie en dix régions destinées à devenir autonomes. Vous avez un problème du même ordre en Belgique, mais la situation est beaucoup plus violente puisqu’elle va presque jusqu’à l’éclatement du pays. Donc, on cherche à revenir à des entités, petites nations, régions, plus petites que le cadre stato-national qui a été imposé à la plupart de nos pays au xixe siècle seulement. (Dites-vous bien qu’en Europe, sur vingt-cinq pays, il n’y en a que cinq ou six qui ont plus de cent ans, qui peuvent remonter sans arrêt jusqu’au xie siècle comme la France et l’Angleterre ou une partie de l’Espagne ; tous les autres sont de création beaucoup plus récente.)

Double mouvement contradictoire, disais-je. On peut donner raison en partie à Proudhon quand il disait dans son grand livre Du Principe fédératif : « Le xxe siècle ouvrira l’ère des fédérations. » Ou on peut donner raison, à l’inverse, à André Malraux, qui disait récemment : « Le xxe siècle sera le siècle des nations » — si l’on prend nation dans le sens ancien du mot, qui désignait un peuple, une ethnie, un groupe de gens qui se ressemblent par certains caractères, comme la langue. Au Moyen Âge, le mot s’employait surtout à l’université : à la Sorbonne, il y avait la nation bretonne, la nation anglaise, la nation germanique, la nation italienne : c’étaient les groupes d’étudiants qui habitaient le même quartier parce qu’ils parlaient la même langue. On peut dire que notre siècle voit la renaissance de ces nations-là, qui ne sont pas du tout la nation telle que la Révolution française et Napoléon l’ont définie, mais qui sont beaucoup plus petites. Ces deux réalités qui ont l’air contradictoires se rejoignent dans leur manière de triturer ou de dissoudre les États-nations, soit par en dessous (mouvement vers les régions), soit par en haut (mouvement de grandes convergences continentales).

Donc, tout indique la nécessité de formes fédérales d’union, c’est-à-dire de formes d’union qui respectent deux choses apparemment contradictoires : les autonomies locales et les grandes unions régionales. Tout semble pointer vers une résultante qui est le fédéralisme.

Ici j’introduis une nouvelle idée, une nouvelle thèse :

— Le fédéralisme est le terme le plus mal compris du vocabulaire politique, et ceci pas seulement en français, mais dans toutes les langues où on l’emploie aujourd’hui. Il n’est pas de terme qui donne lieu à pires malentendus. Je vais vous en donner quelques exemples.

Je reviens du Canada, où vous savez que la question du fédéralisme est très brûlante. J’avais proposé un certain nombre de sujets de conférences aux universités canadiennes qui m’invitaient : le fédéralisme en général, ou les efforts fédéralistes en Europe, ou les réalisations suisses. À ma grande surprise, toutes m’ont répondu : Parlez-nous d’amour, mais pas de fédéralisme ! J’étais extrêmement étonné et déçu, car le vrai but de mon voyage était de discuter le fédéralisme. J’ai réussi à le faire à l’occasion d’interviews, d’apparitions à la télévision, mais je n’ai pu en parler qu’à la seule Université de Montréal, où l’on m’a expliqué qu’au Canada, fédéralisme voulait dire centralisation totale autour d’Ottawa, la capitale fédérale ! J’ai été obligé d’expliquer à mon tour que pour nous, Suisses, c’était à peu près le contraire. Je leur ai donné l’exemple suivant : il y a six ou sept ans de cela, quand on commençait à parler de subventions fédérales aux universités, le recteur de Lausanne déclara : « Nous n’accepterons jamais de subventions fédérales, parce qu’ici nous sommes fédéralistes ! »

D’autres exemples : au cours des travaux de préparation d’un congrès européen, j’avais demandé que la première journée fût consacrée à une discussion sur le fédéralisme. Sur quoi le représentant du Conseil de l’Europe déclara : « Messieurs, si vous acceptez cette proposition, je me verrai obligé [p. 5] de quitter le comité, parce que le mot fédéralisme est tabou à Strasbourg. » On finit par comprendre que pour ce haut fonctionnaire français, fédéralisme signifiait à peu près la même chose que pour les Québécois, c’est-à-dire une centralisation totale de l’Europe qui ne laisserait plus aucune autonomie aux États membres. Donc, là encore, exactement le contraire de ce que nous entendons en Suisse par fédéralisme.

On a parlé d’un « défaut congénital du fédéralisme », qui tient au fait que le fédéralisme, c’est toujours la coexistence de deux choses différentes, également valables, et qu’il faut s’arranger pour faire vivre ensemble. Si l’on insiste sur un des deux termes exclusivement, aux dépens de l’autre, tout devient faux du même coup. Il faut toujours s’efforcer de maintenir l’équilibre en tension de deux réalités différentes, leur coexistence en tension. Le modèle le plus simple est fourni par la coexistence entre les autonomies locales et l’union fédérale, l’union étant le moyen de sauvegarder les autonomies, qui mettent en commun certains de leurs pouvoirs de souveraineté. Exemple : la Suisse et les cantons. Mais on peut aller beaucoup plus loin. On peut dire que par exemple le mariage, le couple humain, est le premier stade du fédéralisme. Vous y retrouvez tous les caractères du fédéralisme, c’est-à-dire la coexistence de deux entités différentes qu’il ne faut pas du tout unifier et qui doivent être égales, peser du même poids dans le mariage, qui ne doivent pas être subordonnées l’une à l’autre. Donc, si vous voulez, en termes théologiques : « deux natures en une seule personne », en une seule institution, qui est le mariage. Vous retrouverez ce même genre d’antinomie à tous les degrés de la réalité. Voilà qui est tout à fait fondamental pour la forme de pensée européenne. Le plus ancien philosophe de la tradition occidentale, c’était Héraclite d’Éphèse, qui disait que la plus belle harmonie naît de l’opposition des contraires. Les grands conciles œcuméniques du ive au vie siècle ont tenté de définir — il a fallu deux cents ans pour cela — la personne de Jésus-Christ en deux natures, « vrai homme et vrai Dieu à la fois, sans confusion ni séparation ni subordination de l’un à l’autre ».

Il y a donc là un type de pensée très ancien en Europe, que vous retrouverez dans la pensée fédéraliste, laquelle est à mon sens la plus ancienne tradition ou forme de pensée de l’esprit humain tel qu’il s’est manifesté en Occident. Ceci explique aussi tous les malentendus qui peuvent toujours se produire, parce qu’il est presque fatal que l’esprit humain ait de la peine à maintenir ensemble deux notions logiquement exclusives l’une de l’autre. Il est toujours tenté soit de subordonner l’une à l’autre, soit de les fusionner complètement, de manière qu’il n’y ait plus de difficulté.

Si l’on veut comprendre la vraie nature du fédéralisme, qui est la seule manière d’unir les Européens, divers comme ils sont, il faut se rappeler d’abord que le fédéralisme est une pensée dialectique, qui veut faire coexister des réalités antinomiques ; et ensuite, qu’un des concepts de base de toute pensée fédéraliste est le concept de dimension — dimension des cadres et dimension des tâches communautaires.

Il est évident que si vous avez un cadre trop vaste, comme celui de la France centralisée autour de Paris, il ne se prête pas, par ses dimensions mêmes, à une participation civique. J’introduis là le troisième terme fondamental pour le fédéralisme. Le premier, c’est donc dialectique, composition des antinomies ; le second, c’est dimension ; et le troisième, c’est participation, tous ces concepts étant d’ailleurs interdépendants : vous ne pouvez pas en avoir un si vous n’avez pas les deux autres.

Selon les dimensions du cadre communautaire, vous aurez, ou vous n’aurez pas, une possibilité de participation des citoyens. Vous pouvez avoir une participation directe au niveau de la commune, c’est très évident, vous pouvez encore l’avoir au niveau du canton ou de la région — c’est déjà moins évident, il faut là une délégation. Mais au niveau d’un pays centralisé [p. 6] de 50 millions d’habitants, il n’en est pas question. Voter tous les sept ans en principe, pour un président, tous les quatre ans pour un député qu’on ne peut pas connaître personnellement, cela n’est pas de la participation civique, cela n’est rien du tout, c’est une loterie, c’est de l’ordre du tiercé : on parie plus ou moins bien. Mais on ne peut pas dire qu’on réalise sa vocation de citoyen en faisant cela, ni même en élisant un député.

Donc le premier problème du fédéralisme, du régionalisme, de l’union de l’Europe, c’est de retrouver des communautés dont les dimensions soient telles que les citoyens puissent être des citoyens, donc des communautés assez petites. Le concept de dimension s’applique aussi aux tâches à réaliser. Et voilà un principe de méthode fédéraliste, ou de méthode d’union, qui me paraît de toute importance :

— Il s’agit, en principe fédéraliste, de faire correspondre les dimensions des tâches à réaliser avec la dimension des communautés qui peuvent s’en occuper. C’est-à-dire qu’il s’agit de fixer les niveaux de décisions d’après la dimension des tâches et la dimension des communautés. Cela a l’air un peu abstrait, ce que je vous dis là, mais quelques exemples vous le feront très vite comprendre.

Prenez l’exemple de l’université. L’université est définie par une certaine dimension, dimension culturelle, dimension des appareils qu’elle doit avoir, d’après le nombre des professeurs, des étudiants, des niveaux de culture. C’est une tâche trop grande naturellement pour une commune, on ne peut pas demander que chaque commune ait son université. Elle est déjà trop grande pour nos cantons, on commence à s’en apercevoir. Cela a marché pendant longtemps assez bien. Mais on voit aujourd’hui que les dimensions de certaines tâches de recherche scientifique débordent déjà les dimensions de la communauté cantonale. Il faut donc passer à un stade supérieur.

Allons encore plus loin. Nous nous sommes aperçus tout au début de la construction européenne, en 1949, qu’aucun de nos pays ne pouvait se payer un grand laboratoire de recherches nucléaires. C’était trop cher même pour la France, même pour l’Angleterre, même pour l’Allemagne avec l’aide des dollars américains. Il a donc fallu passer à un niveau supérieur, la dimension de la tâche l’indiquait, c’était le niveau continental. Et on a créé le CERN, qui fonctionne très bien près de Genève.

Donc, la bonne méthode fédéraliste, c’est de chercher quel niveau de décision, de compétence, correspond aux dimensions d’une tâche, et quelle communauté a les dimensions nécessaires pour s’en charger. Dans le cas où cette communauté n’existe pas, et bien il faut la créer. C’est ce qu’on a essayé de faire en créant le CERN. C’est un premier morceau d’Europe unie qu’on a dû fabriquer sur mesure, à la mesure de cette tâche énorme qu’était la recherche nucléaire. Donc, dimensions des tâches, dimension des cadres communautaires, et niveau de décision, tout cela d’après le principe de la participation possible. (On parle aussi dans ces cas-là d’un principe de subsidiarité.)

Il faut bien comprendre que le fédéralisme ainsi conçu comme méthode d’union de l’Europe n’est pas du tout limité au genre de relations qui existent, en Suisse, entre les cantons et Berne. C’est là un cas particulier du fédéralisme classique tel que les constitutionnalistes l’ont étudié au xixe siècle, qui lui-même n’est qu’un cas particulier de la méthode fédéraliste. Celle-ci, à mon sens, commence déjà dans la personne humaine — définie comme une antinomie : la personne, c’est un homme qui est à la fois libre et responsable, qui est à la fois distingué de la masse par sa vocation même. C’est déjà quelque chose de dialectique, si vous voulez. Et puis, vous passez de là au groupe humain, à la commune, au groupement de communes en régions, au groupement de régions en fédérations locales, au groupement de fédérations locales en fédérations continentales, et puis on arrivera à [p. 7] une fédération mondiale, Dieu voulant. C’est donc une méthode qui traverse toutes les réalités humaines, depuis celle de la personne jusqu’à la communauté mondiale. Nous aurions grand tort en Suisse de vouloir limiter le fédéralisme aux relations entre nos cantons, qui ne sont pas nécessairement restés à la bonne mesure ou à la bonne taille au xxe siècle, encore moins au xxie. Nous aurions tort aussi de vouloir limiter notre fédéralisme aux limites actuelles de la Suisse. Il ne faut pas que notre fédéralisme devienne pour nous un prétexte à ne pas adhérer par exemple au Marché commun, comme cela a été un prétexte pendant longtemps de ne pas même adhérer au Conseil de l’Europe — et Dieu sait s’il est anodin, le Conseil de l’Europe. Notre fédéralisme doit continuer au-delà de nos frontières, comme cela s’est fait dans le cas du CERN que je citais tout à l’heure ; tout naturellement on a dû aller au-delà de la dimension nationale. On ne peut pas bloquer le processus fédéraliste à aucun niveau. Il doit suivre le développement des dimensions des tâches cherchant leur correspondance dans les diverses communautés humaines.

En résumé — je vous ai proposé un certain nombre de thèses, je crois qu’il y en a assez pour nourrir quelques discussions — , je voudrais dire ceci :

Si l’on n’a pas du tout avancé sur le plan de l’union de l’Europe depuis que j’ai publié mon petit ouvrage, c’est parce qu’on s’est trompé en essayant de faire l’Europe sur la base des États-nations tels que le xixe siècle les a créés. On a essayé de faire l’Europe sans révolution, et il s’avère aujourd’hui que c’est impossible. On ne fait pas d’omelette sans casser des œufs, et je suis parfaitement persuadé qu’on ne fera jamais l’Europe sans casser des États-nations, sans les dissocier, ce qui est d’ailleurs un processus en train de se faire. Je ne prône pas une révolution violente, je ne dirai pas comme Sartre a dit à la Sorbonne : « Cassez la baraque ! » Il n’est pas question de cela, car c’est toujours la police qui gagne dans ces cas-là.

Il y a une révolution beaucoup plus profonde à faire, c’est celle de nos concepts. Il faut que nous arrivions à faire la critique de ce concept d’État-nation, que nous voyions à quel point il est en crise aujourd’hui, à quel point il faut le dépasser, par en haut et par en bas, et c’est cela que j’appelle faire une véritable révolution, c’est-à-dire changer les concepts, se diriger d’un autre côté, opérer une conversion, changer de direction.

Une révolution qui sera celle de la mesure européenne. Chaque fois que je retourne aux États-Unis et que je rentre en Europe, je me dis : la mission de l’Europe, il n’y a pas de doute, c’est de maintenir un certain sens de l’équilibre — cet équilibre en tension dont je vous parlais, cet art d’équilibrer les contraires — que d’autres grandes régions du monde n’ont pas su garder. Vous avez l’impression, en comparant l’Europe à l’URSS ou aux USA, qu’il y a dans ces grands empires un déséquilibre permanent, une perte du sens de la mesure, et que notre rôle, à nous Européens, c’est, en recréant toutes sortes de types de communautés de différentes tailles, de différentes dimensions, et en les mettant en équilibre, de manifester ce sens de la mesure que nous n’avons pas toujours respecté, beaucoup plus que les autres, mais dont nous avons le secret dans un certain sens, dont nous avons le dépôt, et dont la Suisse pourrait mettre au point un « modèle ».

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Questions

I. La discussion du groupe I s’est centrée sur le thème des régions.

1. L’idée de région dans le cadre européen est-elle suffisamment avancée pour pouvoir être proposée ?

2. Quelles seraient ces régions ? Devraient-elles se constituer sur une définition géographique, économique, linguistique ?

3. Les frontières des États actuels devraient-elles disparaître, ou au contraire être maintenues ?

4. Quelle conception M. de Rougemont a-t-il des frontières des régions et du rôle des frontières actuelles des États ?

5. Pourrait-on envisager l’existence de régions entièrement différentes les unes des autres en raison de leurs richesses économiques ou de leur passé culturel ?

II. 1. Notre neutralité est-elle une entrave à notre participation sur le plan européen ? Quel est l’avenir de notre neutralité ?

2. Puisqu’il s’agit de définir les régions en rapport avec des tâches à réaliser, M. de Rougemont pourrait-il nous indiquer quelques-unes de ces tâches ?

3. Il nous faut transcender l’État-nation, mais quelle tactique employer pour faire cette révolution ?

4. Il s’agit d’intéresser les jeunes aux tâches qui vont dans le sens de l’union européenne. Que peuvent faire les élèves ? Que peuvent faire les maîtres, pour développer l’idée d’une fédération européenne ?

III. Le groupe III a centré sa discussion sur le problème de la région. Les questions qu’il se pose ont déjà été exposées par les deux premiers groupes. Il aimerait néanmoins avoir une réponse sur le point suivant :

Après l’échec de l’État-nation comme base d’union de l’Europe, la région apparaît comme une source de vie nouvelle, comme base nouvelle d’union, qui pourrait être à la taille de l’homme et en même temps la dépasser. Mais la régionalisation ne pourrait-elle pas aussi dégénérer en régionalisme étroit, repli qui ne pourrait être que négatif pour la création de l’Europe ?

IV. 1. Après une telle critique de l’état actuel de l’Europe, l’Europe a-t-elle encore des chances ? et à quelle échéance ?

2. Quels moyens proposer pour réaliser l’Europe : la régionalisation ? l’aide au tiers-monde ? un mouvement de défense contre les grands blocs économiques et politiques ?

3. Les historiens et les économistes souhaitent-ils actuellement la formation d’une Europe nouvelle ?

V. La discussion au sein du groupe V a mis en évidence l’urgence qu’il y a de faire l’Europe. Les questions concernent les moyens d’y parvenir.

1. La solution régionale est très séduisante, parce que humaine. Mais dans le monde actuel, où l’économie et la technologie prennent une emprise de plus en plus grande, la solution régionale est-elle la seule et la meilleure ?

2. La solution de l’Europe économique conduisant à l’Europe politique est-elle opposée à l’idée de M. de Rougemont, ou peut-elle la rejoindre ?

[p. 9] VI. Le groupe VI a discuté certains problèmes soulevés par l’exposé de M. de Rougemont et qui peuvent être résumés sous la forme de deux questions fondamentales :

1. L’Europe devenue une troisième force ne contribuerait-elle pas, dans l’esprit de beaucoup de jeunes d’aujourd’hui, à remettre en cause dans une certaine mesure l’équilibre mondial ?

2. Comment concilier une certaine indépendance culturelle sans qu’elle ne devienne en quelque sorte revancharde et revendicatrice ?

Réponses de M. Denis de Rougemont

Dans chacun de vos groupes, vous êtes revenus sur l’idée de région et sur les difficultés que soulève ce nouveau concept. Je pense que c’est surtout là-dessus que j’aurai à parler maintenant, n’ayant pas eu le temps de regrouper systématiquement vos questions.

D’abord, je les trouve presque toutes très pertinentes. Elles évoquent ce que je n’ai pas eu le temps de dire dans mon introduction. Je viens de me promener pendant une heure dans la campagne, et c’est toujours en me promenant que je pense le mieux. J’ai pensé surtout à tout ce que j’avais omis de vous dire dans mon introduction. J’espérais que cela ressortirait dans vos questions, et c’est exactement le cas, ce qui prouve que le dialogue est bien engagé, qu’il est bien centré.

Je voudrais essayer de répondre à quelques grandes questions, celle de la possibilité de passer des régions à une fédération européenne, celle de la possibilité de surmonter les États-nations, et je pense que tout cela se concrétisera si nous parlons des frontières, frontières des États actuels et frontières des régions. Il y a là une série de concepts à mettre au point.

Il y a un autre groupe de questions qui sont me semble-t-il beaucoup plus générales, qui sont des questions de politique générale ou mondiale, savoir par exemple si l’Europe unie menacerait ce qu’on a appelé « l’équilibre mondial » — je ne sais pas très bien de quoi on parle, je voudrais bien le connaître, cet « équilibre mondial » ! Cela, c’est un autre ordre de questions, auquel j’espère revenir à la fin, si j’ai le temps et si vous n’êtes pas trop fatigués.

Troisième ordre de questions : la neutralité suisse, qui ne se rattache pas directement à l’un ou à l’autre de ces problèmes.

Est-ce qu’il y aurait un quatrième ordre de questions, sur lequel vous insisteriez pour que je réponde ?

Oui, le problème de la jeunesse…

C’est-à-dire, au fond, le problème pédagogique de la présentation de l’Europe ? Je ne suis pas sûr que je puisse entrer dans beaucoup de détails. On me dit que vous aurez une matinée entière, celle de samedi, qui sera consacrée à ce genre de questions et d’application. Mais j’aurai probablement l’occasion de situer plusieurs de mes réponses dans la perspective de ce que la jeunesse peut absorber, ou pour quoi elle peut se passionner.

Je prends l’affaire des régions, tout d’abord. On m’a demandé si la chose était suffisamment avancée, si je n’étais pas trop optimiste, si je n’avais pas une vision idyllique de la réalité, si les États-nations n’étaient pas encore assez solides tout de même, si je n’avais pas exagéré ma [p. 10] critique de l’État-nation, s’il n’avait pas rendu des services. Et puis, comment se ferait le découpage ? Je crois qu’on n’a pas prononcé le mot, heureusement, mais c’est celui qu’on prononce toujours en France : quand on parle de régions, on commence toujours par vous demander : « Comment voulez-vous les “découper” ? » Ici, on a dit : comment est-ce qu’elles se répartiraient, quelles seraient leurs relations avec les ensembles déjà existants, et les déborderaient ? C’est une meilleure manière de poser la question.

Quel est l’état actuel du problème ?

Il est évident que c’est nouveau, ce concept de région comme élément de base d’une fédération de l’Europe, en lieu et place des États-nations. On n’en parle guère que depuis cinq ou six ans. Nous avons publié, au Centre européen de la culture, une première brochure, Naissance de l’Europe des régions, où nous donnons une bibliographie dos principaux ouvrages parus depuis une dizaine d’années sur le problème régional. Il y a déjà à peu près 400 titres et des centaines d’études assez développées. Des revues entières y sont consacrées, comme celles qui sont publiées en France par l’Institut de science économique appliquée de François Perroux (toute une série de cahiers — je crois qu’il y en a déjà vingt-quatre — entièrement consacrés au problème des régions vu sous l’angle économique essentiellement, et même économétrique). Mais il y a d’autres revues qui s’occupent uniquement des questions ethniques. On travaille énormément, cela fermente beaucoup sur cette question des régions, et j’ai l’impression que ce n’est qu’un début. Comme le problème, je vous le rappelais tout à l’heure, est posé en réalité d’une manière très concrète, politique et économique, dans presque tous nos pays, il y a lieu de penser que l’intérêt pour les régions va augmenter et que cela deviendra de plus en plus urgent, à mesure qu’on décidera que ça l’est.

J’ai l’impression qu’en parlant de régions je ne parle pas d’une utopie, mais j’essaie d’épouser un mouvement qui est en train de se prononcer partout, qu’on le veuille ou non, qu’on l’approuve ou non. C’est réellement une tâche concrète proposée à cette génération.

Quelles sont les chances des régions de se substituer peu à peu aux États-nations comme éléments de base d’une fédération européenne ? Il faut voir les choses dans le mouvement d’une évolution qui est assez lent, au gré de nos impatiences naturelles. Je pense à ce que nous disions dans nos premiers congrès européens, tout de suite après la guerre. J’entends encore Paul Ramadier, président du Conseil français, s’écriant, avec une belle éloquence : « L’Europe unie ou la mort ! » au congrès de La Haye de 1948. Et bien, nous n’avons eu ni l’une ni l’autre. Nous ne sommes pas encore morts, mais nous sommes loin d’être unis. Et je crois qu’il faut en rabattre sur ces enthousiasmes de militants du début. J’approuve Jean Fourastié, le sociologue français, quand il dit que probablement l’Europe des régions ne se fera pas avant une génération ou une demi-génération. Dans un discours, il y a deux ou trois ans, devant tous les préfets de France réunis, il a dit à peu près cette phrase : « L’Europe unie va vous tomber sur la tête, vers 1985, et vous ne serez absolument pas préparés, parce que vous la cherchez toujours du côté des États-nations. Elle ne sera pas formée sur la base des États-nations, encore moins sur celle de vos départements : elle se fera sur la base des régions. » Déclaration qui a fait bombe en France, parce qu’elle explosait dans le milieu le moins fait pour l’accueillir, celui des préfets napoléoniens.

Alors, comment envisager ce passage de l’Europe qui ne peut pas se faire avec des États-nations à une Europe qui pourrait se faire sur les régions ?

Il faut d’abord, naturellement, que les régions se définissent, se constituent, non par des frontières — j’y reviendrai, c’est un point très important — , [p. 11] mais par une certaine force de rayonnement. Et puis, qu’elles nouent entre elles des liens, ce qu’elles sont déjà en train de faire dans beaucoup de cas par-dessus les frontières. Donc, une espèce de coagulation — le mot n’est peut-être pas très bon — ou constitution de régions un peu partout en Europe. À mesure qu’elles se consolident, qu’elles prennent plus de substance et d’existence, elles multiplient les liens interrégionaux. Les régions, telles qu’on les envisage (régions de un à six millions d’habitants), ne peuvent pas prétendre à être complètes, ce qu’ont prétendu les États-nations au xixe siècle. Il n’est pas question qu’elles se rêvent autarciques. Elles sont faites pour être complémentaires, les unes ayant certaines qualités spécifiques bien prononcées, les autres d’autres qualités, ce qui fait qu’elles doivent échanger leurs ressources.

On peut imaginer que d’ici dix à douze ans, elles soient suffisamment constituées, et que le tissu, le réseau de leurs interrelations devienne si solide, que dans beaucoup de cas, trois régions, mettons l’une en France, l’autre en Suisse, une troisième en Italie, aient entre elles des liens plus étroits que les liens qu’elles auraient chacune avec leur capitale centrale. De sorte que l’on aboutira, dans un autre sens que celui où Marx l’entendait, à un véritable dépérissement de l’État-nation central, remplacé peu à peu par un tissu nouveau de liens interrégionaux qui s’étendront de proche en proche à toute l’Europe.

Il s’agit là vraiment d’une création qui négligera, par la force des choses, les frontières nationales. Le meilleur exemple qu’on puisse donner aujourd’hui c’est l’exemple de la Regio Basiliensis, dont on entend souvent parler sans savoir très bien de quoi il s’agit. Il se trouve qu’avec un de mes collaborateurs économistes, nous avons fait une étude assez approfondie de cette région, du point de vue économique et du point de vue historique, culturel, généralement européen. Voilà de quoi il s’agit en deux mots :

La Regio Basiliensis, ou région bâloise, est une conception qui est née dans l’esprit de jeunes économistes et professeurs de Bâle, qui ont rapidement trouvé des confrères en Alsace et dans le pays de Bade. En gros, le projet consiste à créer une région entre les Vosges, le Jura et la Forêt-Noire, brochant sur trois pays, la France, l’Allemagne et la Suisse. Pour la France, une partie de l’Alsace et une partie de la Franche-Comté (Territoire de Belfort) ; pour la Suisse, le canton de Bâle et une partie du Jura bernois et du canton de Soleure ; pour l’Allemagne, une partie de l’État de Bade-Wurtemberg. Cela irait à peu près de Mulhouse à Bâle et à Fribourg-en-Brisgau ; et, à certains égards, jusqu’à Strasbourg.

Plusieurs réalités sont à la base de ce projet. D’abord une réalité historique : cette région a été historiquement unie. Liens politiques et sociaux, intermariages fréquents. Malgré la présence du français en Alsace, la langue est en grande majorité germanique ; il y a trois dialectes, mais les gens se comprennent très bien entre eux, Wurtembergeois, Bâlois et Alsaciens.

Il y a aussi des liens économiques tout à fait évidents. Quand vous regardez ce pays, vous voyez que Bâle est ultra-industrialisé et bâti, et puis il y a la frontière française, et au-delà le désert complet, des champs et quelques maisons. Du côté allemand au contraire, une grande effervescence industrielle, mais qui a de la peine à se joindre à Bâle : toutes sortes de difficultés de transport et de passage à la frontière pour la main-d’œuvre. Toutes ces réalités indiquent très nettement une région naturelle à constituer.

Or, cette région qui se trouve être au cœur de l’Europe, géographiquement, est en même temps située entre trois pays, et dans chacun de ces pays, surtout en France et en Allemagne, elle se trouve être périphérique. C’est [p. 12] un grand paradoxe. Ce coude du Rhin, c’est vraiment le centre de l’Europe industrielle, culturelle, mais partagée en trois régions périphériques négligées parce que loin du centre. Ou bien on s’en occupe comme on s’occupe d’une colonie, à entendre les gens du lieu. Je ne veux pas en dire plus qu’eux ! Ils sont souvent amers sur la manière dont on les traite dans la capitale.

On peut donc très bien imaginer une région économique qui se créerait dans ce secteur, qui aurait au surplus une certaine existence géographique entre trois chaînes de montagnes, et qui aurait une existence économique, culturelle, entre les trois grandes universités (Fribourg-en-Brisgau, Strasbourg et Bâle). Il y a beaucoup à faire. Toutes sortes d’échanges ont commencé à se faire, chose curieuse, dans des domaines qui paraissent marginaux : des appareils pour une école de dentistes ont été mis en commun entre les trois universités. Mais on cherche à aller beaucoup plus loin.

On peut donc imaginer une région assez bien délimitée. Alors se pose la question politique : de qui relèverait cette région ? Est-ce que Bâle va se séparer de la Suisse ? Le pays de Bade de l’Allemagne ? Est-ce que l’Alsace va devenir autonome ?

Il n’est absolument pas nécessaire d’aller jusque là. On peut très bien imaginer que les gens de la Regio Basiliensis relèvent de la région au point de vue économique et au point de vue culturel, pour ce qui concerne leurs écoles, leurs universités, leurs instituts de formation technique ; et que, politiquement, ils continuent à relever d’ensembles tout à fait différents : que les Bâlois continuent à rester Bâlois d’abord, puis Suisses, que les Alsaciens, s’ils le veulent, continuent à rester politiquement Français, les Badois politiquement Allemands.

Cela choque quoi, en nous ? Cela choque nos réflexes stato-nationalistes, uniquement. Cela choque chez nous le mythe de l’État-nation qui devrait tout réunir, les choses les plus diverses, dans les mêmes frontières. C’est une chose qu’on nous a inculquée depuis cent cinquante ans à tel point que nous la croyons naturelle, mais elle est absolument monstrueuse, si on y réfléchit : poser les mêmes frontières à toutes les réalités les plus hétéroclites, comme la langue, l’économie, l’état civil, le sous-sol, la religion dans certains cas — maintenant on est en train de dépasser cela, mais pendant longtemps cela a joué un rôle : cujus regio, ejus religio — ; toutes les allégeances de tous les ordres réunies autour de la même capitale et de la même idée nationale, c’est de la folie, et on le voit aujourd’hui, ce n’est pas tenable. On a été obligé de commencer le Marché commun. Pourquoi ? Parce que vous aviez cette région Ruhr-Moselle-Lorraine, qui formait un tout au point de vue du sous-sol, charbon, acier, produits ferrugineux et qu’on avait divisée en quatre ou cinq parties uniquement d’après la langue parlée à la surface, comme s’il y avait un rapport ! Le fait que les gens parlaient français d’un côté et allemand de l’autre, ou flamand, ou hollandais, faisait qu’on a divisé cette région au lieu d’en faire ce que le Marché commun essaie d’en refaire : une région économique unie, comme la nature des choses l’indiquait. On peut laisser les gens parler français ou allemand comme ils le veulent, à la surface, ce n’est pas une raison pour diviser le sous-sol, jusqu’à je ne sais pas combien de mètres de profondeur, entre des pays différents.

Ce petit exemple m’amène à l’idée fondamentale, pour les régions, de la pluralité des allégeances. Donc, idée absolument contraire à celle de l’État-nation de type jacobin ou napoléonien, qui voulait tout réunir autour d’un même centre et tout discipliner d’une manière militaire. Vous connaissez les ambitions de Napoléon : transformer l’université, détruire les anciennes universités, en faire une seule qui englobe tout, depuis l’école primaire [p. 13] jusqu’au doctorat, mettre tout le monde en uniforme (il n’y est pas arrivé tout à fait, il n’a réussi qu’avec les lycéens et les grandes écoles) ; enfin, imposer à tout cela le même cadre que l’armée française. Si bien qu’un recteur d’académie, comme ils s’appellent en France — qui n’est pas du tout un recteur élu par ses pairs, comme dans les autres pays, mais nommé par Paris — , tient à dire qu’il a le même rang qu’un général de division ou qu’un préfet. Cela m’a été rappelé à maintes reprises par des recteurs français, qui me disaient : « Sur une estrade, lors de cérémonies publiques, nous devons avoir le même rang qu’un général de division ou qu’un préfet, et ceci depuis Napoléon. » Napoléon a voulu faire, d’après un de mes collègues de Strasbourg, une « gendarmerie intellectuelle » avec son université centralisée, contre laquelle les étudiants et beaucoup de professeurs français se sont révoltés l’année dernière.

Contre cette concentration, les régionalistes proposent la pluralité des allégeances. Cela a l’air très compliqué, mais si vous y pensez dans le concret de la vie, c’est extrêmement simple et facile à sentir. J’ai l’habitude de donner l’exemple suivant, parce qu’il m’est personnel et que je le connais bien. À des Français, par exemple, qui ne comprennent pas comment on peut diviser ses allégeances entre des réalités politiques, économiques, culturelles différentes, je dis ceci :

— Je suis Neuchâtelois, né dans un canton qui eut son histoire séparée de celle de la Suisse pendant longtemps, puisqu’il n’a rejoint la Confédération qu’en 1848. Là est ma patrie, ma tradition, c’est là que je suis né, c’est de là que j’ai mon accent. C’est ma première allégeance patriotique. Mais comme Neuchâtelois, je suis Suisse de passeport, c’est là mon allégeance nationale.

Ensuite, je suis écrivain français, et là mon allégeance est à la francophonie, à l’ensemble de la langue française, qui recouvre à peu près les trois quarts de la France, la Suisse romande, la moitié de la Belgique, un petit coin de l’Italie et qui se répand, indépendamment des frontières nationales, sur cinq ou six pays.

Autre type d’allégeance : religieusement, il se trouve que je suis né protestant, mais si j’étais né catholique ou communiste ce serait la même chose : je fais partie religieusement — si j’étais communiste, je dirais : idéologiquement — d’un ensemble qui ne recouvre absolument pas ce que je viens de dire : ni le canton, ni la Suisse, ni la francophonie, qui ont de tout autres frontières ou n’en ont pas du tout.

De plus, je fais partie d’un certain nombre de sociétés auxquelles je cotise et qui n’ont pas du tout de frontières communes, qui sont répandues n’importe comment sur toute la surface de la Terre. Et je sais très bien de quoi je fais partie ! Je sais très bien à qui j’envoie mes cotisations ! où je peux voter ! où je dois payer mes impôts ! Tout cela est parfaitement clair, il n’est pas du tout difficile de s’en souvenir ! Donc on peut parfaitement — non seulement on le peut, mais c’est le cas, c’est réel — avoir des allégeances différentes.

Et je crierais au fou si on prétendait réunir toutes ces allégeances dans des frontières communes, d’après les vieilles devises de l’État souverain et indivisible, les vieilles devises de la Ligue par exemple, en France, ou de Jean Bodin : « Une foi, une loi, un roi », reprise par tous les mouvements totalitaires d’aujourd’hui, que ce soit le totalitarisme de Staline ou celui de Hitler, dont la devise était presque la même que celle de la Ligue : « Ein Volk, ein Reich, ein Führer ».

C’est contre cela que nous devons lutter si nous voulons arriver à la fédération de l’Europe. Nous devons inculquer aux jeunes gens, aux élèves, [p. 14] l’idée de cette pluralité des allégeances, l’idée qu’il ne faut pas mettre tous ses œufs dans le même panier — mais ça, c’est une idée économique, un petit peu une idée d’épicier ! Il y a plus : il faut correspondre à la réalité de l’homme, qui est multiple. L’homme relève de toutes sortes de niveaux différents, et il est normal qu’il y ait des autorités différentes qui y correspondent.

J’en viens à l’idée de l’État.

On m’a fait observer — c’est une objection très juste — que les régions peuvent mener à l’Europe fédérée d’un côté, mais qu’elles peuvent mener à un certain obscurantisme régionaliste réactionnaire, refermé sur sa langue, sur ses coutumes — ces régions de folklore qui ont fait tellement de tort à la notion nouvelle de région. Tout cela serait vrai, s’il n’y avait pas un pouvoir — j’allais dire central, il faut faire attention ! — un pouvoir fédéral, ou mieux : des pouvoirs fédéraux, qui réunissent ces régions dans certains domaines, à certains niveaux. Sinon, on risque de retomber aux petites dictatures régionales de ce qu’on appelle en Amérique les « bosses ». Le « boss », c’est le chef de parti local, le maire, le shérif, un politicien local. La tyrannie du « boss » est bien pire encore que celle du centre, parce qu’elle s’exerce à bout portant. Et l’obscurantisme dans ce cas devient terrible. Alors, pour lutter contre ce danger qui est très réel, il faut absolument maintenir des pouvoirs fédéraux, maintenir un État et un gouvernement. Mais ici cela se complique un peu :

Il ne faut pas que ce soit le même État, siégeant avec tous ses ministères dans la même capitale, qui gouverne tout. Je ne verrais pas, par exemple, une fédération de l’Europe qui aurait une seule capitale, où seraient réunis tous les gouvernements : économique, politique, culturel, social. Parce que, ce faisant, on recréerait l’État-nation à l’échelle supranationale. D’autre part, je ne vois pas non plus la région devenant un État-nation en réduction.

Je vois quelque chose de beaucoup plus complexe, des régions économiques déterminées par leur valeur économique, leur existence économique, qui relèveraient par exemple d’une agence fédérale économique, laquelle dirigerait le plan à l’échelle européenne. Cela, nous l’avons déjà en puissance dans le Marché commun. Qu’est-ce que le Marché commun ? Une agence qui n’a d’autorité que sur le plan économique (et pas encore assez d’ailleurs) et qui s’occupe de la planification en général, de tout ce qui déborde les capacités d’une commune, d’une région ou de grands ensembles nationaux. On peut imaginer d’autres régions, qui seraient des régions culturelles, ethniques, qui auraient d’autres centres qui pourraient être situés dans d’autres villes.

Je suis en train de vous parler maintenant de la partie la plus difficile, de la répartition de réseaux de régions différentes dans toute l’Europe.

Je pense que si l’Europe faisait cette fédération très complexe dont vous avez une petite idée, cette fédération serait amenée à prendre une position neutre à l’échelle mondiale. Simplement parce que, pour les mêmes raisons qu’en Suisse, quand on a un ensemble politique formé de tendances très diverses et qu’on veut respecter ces diversités, on est amené à prendre une position neutre.

J’imagine que l’Europe, qui a tellement de peine à cause de ses vieilles traditions à prendre une position politique commune sur le plan mondial, serait amenée, si elle avait un organe fédéral politique commun, à prendre des positions de neutralité, par exemple entre les grands empires. Et là, [p. 15] contrairement à ce que certains disent, elle serait un élément d’équilibre et de pacification à l’échelle du monde, ce qu’elle ne peut pas être aujourd’hui.

Elle a été, et vous le savez bien, exactement le contraire : à deux reprises, elle a été déséquilibrée et a mis le monde entier à feu et à sang à cause des États-nations et des nationalismes, en 1914 et en 1939. Alors, quand on dit : « L’État-nation était une étape nécessaire, cela a tout de même rendu des services », moi je veux bien… Hegel et Marx ont toujours dit que c’était nécessaire quand cela s’était fait… Mais qu’est-ce que cela a donné ? Cela a donné 38 millions de morts en deux guerres. Ce n’est pas mal. Je trouve qu’il suffit bien à juger la formule de l’État-nation, ce résultat qui n’est pas attribuable à autre chose. Car s’il n’y avait pas eu les États-nations en 1914 et en 1939, il n’y aurait pas eu les deux guerres — en tout cas pas dans ces proportions-là.

Je suis donc pour une Suisse qui continuerait à être neutre en tant que modèle d’une fédération européenne, mais qui ne prendrait pas prétexte de cette neutralité pour refuser d’entrer dans la fédération européenne, au contraire. Et une fois cette fédération faite, elle adopterait une position de neutralité ou de pacification entre les grands groupes, en tout cas entre le groupe communiste et le groupe américain, par rapport auxquels l’Europe prendrait d’ailleurs une indépendance qui ne deviendrait possible qu’au moment où elle serait unie. Ce qui n’est pas du tout possible aujourd’hui.