1. Mes prisons
Il existe des gens qui s’attendrissent sur leurs souvenirs de classe. C’est qu’ils les confondent avec ceux de leur enfance et les font indûment participer de la même grâce. Voyez Péguy, quand il essaie de nous faire croire qu’« il n’y a rien au-dessus » de la tâche des instituteurs :
Faire de ces belles analyses logiques, et grammaticales, où tout retombait droit… Et de ces beaux problèmes d’arithmétique où il fallait si soigneusement séparer les calculs du raisonnement, par une barre verticale, et où il y avait toujours des robinets qui coulaient pour emplir ou pour vider un bassin (et souvent les deux), (pour emplir et vider ensemble), (drôle d’occupation), (après combien d’heures…) ; et il y avait toujours des appartements à meubler. Et on multipliait le tapissier par le prix du mètre courant.
Encore que je prenne les sentiments trop au sérieux pour faire ici du sentiment, je suis sensible au charme de cette fantaisie. Mais ce qui fait très bien dans un Cahier de la quinzaine, ça faisait de mauvaises notes dans nos carnets hebdomadaires, et une semonce à nous gâter toute une journée. Une journée d’enfance gâtée. Et d’ailleurs, multiplier le tapissier par le prix du mètre courant n’est pas une fantaisie pour ce petit être qui s’énerve, qui embrouille les règles, qui a sommeil, qui a peur de faire faux, parce que les autres auront fait juste, et qui voudrait bien pleurer, et qui recommence à gratter son ardoise où sèchent des traînées de craie grise, où les chiffres trop gros s’emmêlent… Et c’est cela l’enfance [p. 11] insouciante ? Qu’est-ce qui ressemble plus au souci quotidien des grandes personnes ?
Mais l’enfance est ailleurs. Je revois ce fond de jardin où l’on trouve des cloportes dans la toile mouillée d’une tente d’Indiens, des petites guerres mystérieuses, avec des ennemis et des alliés imaginaires, des jeux en cachette, odeurs de peaux, comme dans un rêve, des matins de dimanche sonores et tout propres, la cuiller d’huile de foie de morue avant le repas, et le monsieur qui racontait gravement des choses qu’on ne comprend pas, la prière du soir pour qu’il fasse beau demain, Michel Strogoff et Rémy un fils de vaincus, les tours de carrousel, les chemins dans la forêt en automne, des jeux, des feuillages, des rêveries, des recoins, une longue aventure sérieuse et incertaine, un peu sale et un peu divine, baignée d’une très vague angoisse que l’on fuyait avec des bonheurs fous dans les bras maternels, ou bien ces promenades en tenant la forte main du père qui fait de longs pas réguliers…
L’École, dans ce concert de souvenirs, n’est qu’une dissonance douloureuse2. Deux angoisses dominent mon enfance : les séances chez le dentiste et l’horaire des leçons. Ce malaise inavouable, cette règle méchante, ce souci qui renaît chaque jour, je pense que tout cela tient trop de place dans notre enfance.
À 5 ans, j’avais appris à lire, en cachette, avec une sœur aînée. L’année suivante, on me mit à l’école, parce que c’est la loi. La première classe fut agréable : j’alignais des bâtons en rêvant à je ne sais quoi, j’étais délicieusement seul parmi ces petits êtres en tabliers bleus qui alignaient leurs bâtons en rêvant à leur manière. Un jour cela m’ennuya. Sachant lire, je ne pensais pas devoir suivre syllabe [p. 12] après syllabe les ânonnements des élèves qui déchiffraient les premières phrases exemplaires. (J’aimais pourtant Zoé lave à la fontaine, à cause du nom.) Quand venait mon tour, je savais rarement où l’on en était. Cela m’attira des reproches acides, et naturellement, la phrase sacrée : « Il faut que tous fassent la même chose, ici ! » Dans la suite, on se chargea d’illustrer par d’innombrables exemples cet axiome qui devint la formule de mes premières douleurs morales. Après six ans de ce régime, on m’avait suffisamment rabroué pour que je ne montrasse plus aucune velléité d’originalité.
Mais pour être rentrée, ma colère n’en fut que plus malfaisante. L’école me rendit au monde, vers l’âge de 18 ans, crispé et méfiant, sans cesse en garde contre moi-même à cause des autres desquels il ne fallait pas différer, profondément hypocrite donc, et le cerveau saturé d’évidences du type 2 et 2 font 4, ou : tous les hommes doivent être égaux en tout. Deux fois deux quatre, c’est stérile, mais ça ne fait de mal à personne, et de plus, toutes choses égales d’ailleurs, dans un certain domaine, c’est vrai. (Il y a encore des poètes pour nous faire comprendre avec enthousiasme que ces vérités-là n’ont aucune importance.) Quant à l’autre « évidence » que je viens de citer, je découvris un jour qu’elle contient la cause déterminante de notre malaise.
Il me fallut un certain temps pour m’habituer à cette idée. Je tenais cette clef et n’osais m’en servir craignant peut-être des découvertes qui eussent ruiné trop de certitudes apprises. Enfin j’ouvris, c’est-à-dire que je me posai la question : est-ce vrai que tous les hommes doivent être égaux en tout ? Et la première réponse fut : Il faut que ce soit vrai, pour que la démocratie prospère et étende ses conquêtes. C’était découvrir notre asservissement. Je songeai aux vertueuses [p. 13] indignations de nos maîtres quand ils dénonçaient « la marque indélébile de l’éducation jésuite ». Nous étions marqués par Numa Droz et les manuels des Frères ∴, par l’esprit petit-bourgeois, qui est une généralisation de l’avarice, et par les dogmes démocratiques, qui sont une généralisation de la règle de trois, aussi profondément certes qu’un Voltaire le fut par les jésuites : du moins ceux-ci lui laissèrent-ils assez de verdeur d’esprit pour qu’il pût se dégager de leur empire. Mais on avait brisé en nous ces ressorts de la révolte et de la libération d’une personnalité : l’imagination, le sens de l’arbitraire et le sens de la relativité des décrets humains.
Le prix de mes souffrances était donc ce conformisme indispensable aux « immortels principes ». Je n’allai pas tout de suite jusqu’à les mettre en doute : mais un jour je compris que ce n’étaient que des principes.
Et ce fut ma seconde découverte : ce monde simplifié, si évident, si parfaitement soumis aux règles d’une arithmétique élémentaire, ce monde dont la Démocratie apparaissait comme l’achèvement idéal et nécessaire — et qui était le seul pour lequel on nous préparait —, c’était un système d’abstractions primaires, c’était le rêve raisonnablement organisé des esprits moyens, prosaïques et rassis3 qui tiennent aujourd’hui les charges de l’État, piliers d’un régime dont ils sont les seuls à s’accommoder parce qu’ils l’ont établi à la mesure exacte de leurs besoins.
Nous ne croyions plus aux démons, mais à la Commission scolaire. Nous n’avions plus de « superstitions grossières » comme celles qui touchent à l’action des étoiles par exemple. Mais nous avions acquis le respect des statistiques. Nous savions que les miracles ne trompent que les illettrés, mais qu’il convient de s’incliner devant [p. 14] les miracles de la science appliquée. On nous faisait voir tout au long de notre histoire le Progrès constant de l’humanité vers les lumières, l’incrédulité et le bien-être matériel. Nous savions qu’un fils d’ouvrier est l’égal d’un petit Dauphin — et même nous ne pouvions nous empêcher de croire que le petit ouvrier est bien plus malin. Nous savions un tas de choses douloureusement ennuyeuses qui sont dans les livres — et nulle part ailleurs. Maigre nourriture pour nos rêves. Nous arrivions dans la vie avec des mentions honorables et une inconcevable gaucherie, c’est-à-dire avec des titres pour mépriser toute valeur simplement humaine, et une honte secrète qui exaspérait ce mépris et le rendait agressif.
Mais moi, j’avais trop souffert de cette compression morale pour, une fois matériellement délivré, en supporter longtemps encore l’action. Je n’eus pas plus tôt découvert et nommé cet asservissement de l’esprit et ces mythes stériles, que je les rendis responsables de ma perte de contact avec les réalités les plus élémentaires de la vie.