Deuxième partie
Pauvre province
22 septembre 1934. A… (Gard)
Arrivés hier matin, par Nîmes.
Déjà je ne sais plus ce que j’attendais, ni ce que j’ai pu rêver de ce pays. Il est très pauvre, sec et lumineux. Toutes les nuances du gris, herbes, pierres, oliviers, et quelques touches de vert humide au fond des vallons, de vert sombre sur les premières pentes des Cévennes, où commencent les châtaigneraies. Au sud, on voit un coin de plaine entre des collines longues aux olivettes étagées, quelques cyprès en silhouette sur les crêtes, et des toits de ce rose émouvant des tuiles romaines sous un ciel doux. Au nord, derrière notre maison, c’est le rocher, la montagne brûlée.
La maison : une ancienne magnanerie, très haute, aux murs de gros moellons rougeâtres et gris non revêtus. Il y a trois pièces au premier étage, où l’on entre de plain-pied par-derrière. Au-dessous, c’est une grande remise. Au second, quatre petites chambres. Le tout encombré de fauteuils, de chaises de velours, tables rondes et ovaloïdes, guéridons à photos, meubles à musique — sans piano —, bibliothèques vitrées, [p. 136] canapés, sofas, rideaux à franges, tabourets brodés et objets d’art. Aux murs, plusieurs douzaines d’aquarelles, sous-bois et marines. Quelques tapis sur du carreau rouge.
La plupart des fenêtres donnent au midi dans le branchage bleu d’un tilleul. Au bord de la terrasse, une fontaine abondante coule dans un fort grand bassin rectangulaire aux eaux sombres. La maison du jardinier ferme la cour sur la droite, derrière des palmiers et des lauriers. Très haute aussi, blanchie, presque sans fenêtres. Un voile vert clôt la porte d’entrée, où l’on accède par quelques marches et un balcon de pierre.
L’on descend par d’étroits escaliers aux quatre autres terrasses du jardin, étagées sur le versant nord d’un vallon qui vient mourir à notre hauteur sur la droite, tandis que le versant sud, avec ses restanques touffues d’oliviers, ferme l’horizon immédiat. Au sud-est, nous avons une échappée sur la fin de la vallée, la rivière et la plaine. La petite ville reste invisible, massée au pied des rochers, en retrait sur notre gauche. À peine s’il nous en vient quelques rumeurs de gare, un coup de trompe d’auto, des cris de coq.
L’odeur du raisin foulé monte de la cour, et remplit l’ombre bleue sous le tilleul immense et les lauriers. Un grand vase jaune brille au bord du bassin. Le reflet de l’eau tremble au plafond et sur les murs verdâtres de la chambre où j’écris.
Et voilà mon petit exercice de rentrée terminé : « Décrivez la maison de vos vacances… » Ajoutons [p. 137] que le jardinier s’appelle Simard, « Fernane », sa femme Marguerite, son chien basset, Pernod. Et qu’il va falloir modifier cette maison pleine de guéridons et d’aquarelles, de telle sorte qu’on puisse y travailler. Nous faisons l’inventaire minutieux et le plan d’arrangement actuel de chacune des pièces du premier, avant de les vider et de transporter leur contenu à l’étage supérieur.
23 septembre 1934
Maintenant les murs sont nus : d’un joli vert bleu très clair. Le carreau rouge a été débarrassé du tapis. J’ai dressé ma table sur des tréteaux. Il ne reste qu’un grand canapé de velours ponceau et des chaises de paille trouvées dans un coin de la remise, où les chaises brodées, les guéridons et le dessus de cheminée — vingt-deux pièces dûment recensées — sont allés les remplacer. Seul vestige des splendeurs bourgeoises de ce salon : un lustre formé d’une écaille de tortue polie, agrémenté de porte-bougies inutiles et de pendeloques de verre taillé. Fascinant, ce lustre. Nous sommes éreintés et couverts de poussière. Mais on va pouvoir respirer.
25 septembre 1934
La traduction d’un considérable ouvrage allemand nous permettra de passer trois mois ou [p. 138] quatre sans trop de soucis matériels. La vie paraît un peu moins chère dans ce pays-ci que dans notre île. Mais les gens sont encore plus pauvres, si possible. Les petites entreprises qui leur donnaient du travail font faillite l’une après l’autre. Il y a 400 chômeurs pour une population de 2 300 habitants. Ceux qui travaillent encore gagnent à peine de quoi se nourrir. Et j’entrevois déjà ce qu’ils appellent ici se nourrir : nos voisins n’ont sur leur table, quand on va les voir à midi, que des châtaignes, des olives, des radis, et quelques légumes de leurs cultures, qu’ils n’ont pas pu vendre au marché. Cependant, ils se considèrent comme des privilégiés, cela se sent à la manière dont ils nous parlent de quelques familles des environs qui n’ont pas la ressource d’un jardin, ou qui ne « savent pas y faire ». (Légère nuance de supériorité sociale chez Simard.) Nos hôtes nous avaient signalé la famille d’un mineur retraité, dont la femme fait des journées. Considérant que richesse oblige — car je gagne à peu près 1000 francs par mois — nous avons engagé la mère Calixte pour donner un coup de main le matin et faire les lessives.
C’est une toute petite vieille noueuse, à la sagesse sentencieuse et imagée. Étonnamment active. Bonne protestante et qui tient à le dire. Sa cordialité demeure digne, trait notable à partir des Cévennes. Mais bavarde ! De gré ou de force, c’est certain, nous saurons tout sur les gens de la ville…
5 octobre 1934
Petite cité tassée à la base d’une paroi de rocher et le long d’une rivière rapide qui débouche d’une gorge étroite, cité couleur de rocher, de rivière et de vieilles tuiles romaines, A… qui de loin paraît en ruine, prouve sa vie par ses odeurs et la saleté de ses ruelles. Un ruisseau coule au milieu du pavé, charriant des ordures, des papiers, du sang près de la boucherie, du lait verdi. C’est à peine si l’on peut marcher à pied sec dans les passages étroits. Sur les seuils, des groupes de femmes en noir jacassent pendant des heures. Des enfants en sarraus noirs jouent au football dans le ruisseau avec un torchon de papier d’emballage. Pas un de ces petits visages qui ne soit beau et fin, mais incroyablement crasseux. Vers la gare, il y a bien un parc municipal, le jardin d’un couvent désaffecté, mais je n’y vois jamais que des vieillards en pantoufles. Devant le parc, un mail couvert d’une épaisse couche de poussière : là, de nouveau, des bandes de joueurs de balle, dans un nuage…
Cela tend à confirmer un soupçon qui m’est venu en maintes autres régions de la France : les provinciaux ignorent obstinément, peut-être même haïssent la couleur verte, le soleil, la nature, la propreté. Ils aiment le noir. Avec fanatisme. J’observe aussi qu’ils s’arrangent pour vivre plus mal que la population des faubourgs des grandes villes. Le goût de « la vie saine » et du grand air, vous ne le trouverez que dans la [p. 140] « banlieue rouge » de Paris, d’ailleurs importé d’URSS, et récemment.
On me dit qu’ici trois maisons seulement, sur deux-cents, ont l’eau courante. Les femmes vont avec des cruches à la fontaine qui coule son filet sur la grande place, juste à côté de la pissotière et de l’arrêt des autocars. Pittoresque, on peut le dire…
8 octobre 1934
Du rôle pratique de la raison. — Je vois la misère qui règne dans tous ces foyers, et qui les détruit. Je vois ces enfants sales abandonnés par leurs parents aux hasards de la rue, qui valent bien ceux de la famille, mais aussi aux hasards de l’éducation primaire, bienfaisante en principe il est vrai, mais tristement abstraite, étroite, appauvrissante en fait. Je vois tous les espoirs et toutes les « assurances » de cette population balayés périodiquement par la faillite des entreprises où elle travaille, ou par quelque décret d’État. Je vois le chômage s’étendre et s’installer, comme se sont installés dans ces villages malsains et mal soignés, la tuberculose, l’alcoolisme et la misère héréditaire.
Mais je vois d’autre part, en parcourant la feuille locale, qu’il naît encore pas mal d’enfants dans ces foyers que tout menace. Faisons la part des « accidents », des « imprudences ». Il reste encore une marge assez notable d’imprévoyance naïve, d’acceptation des risques, de confiance obscurément [p. 141] accordée à l’instinct ou à « la Vie », ou à la solidarité de l’espèce humaine, malgré tout. Pourtant c’est bien ici le peuple « raisonnable » qu’on donne en exemple aux barbares de l’Europe centrale. Le peuple qui sait calculer, faire son budget, bourrer le bas de laine et nourrir la bouteille aux pièces de dix sous.
Une chose est claire : faire des enfants, dans les conditions actuelles, c’est défier le bon sens et la raison pratique. C’est s’en remettre à quelque espoir vague et profond. Or, tout ce que l’État nous apprend, par le moyen de l’école primaire entre autres, ridiculise et ruine ce genre d’espoirs.
Qui voudrait condamner l’usage pratique de la raison ? Simplement je constate qu’en fait, et dans ce pays tel qu’il est, la morale rationnelle et les mesures qu’elle propose, ce n’est guère que le rêve de vieux célibataires assez fortunés, ou ascètes. Ceux qui n’ont plus besoin de calculer, ceux-là calculent. Et les autres acceptent leurs risques, c’est-à-dire acceptent de vivre, malgré l’État laïque qui leur conseille plutôt l’épargne.
9 octobre 1934
(Suite du précédent.) — Du rationalisme considéré comme la philosophie des célibataires9 — des États malthusiens — et de la classe des retraités et assurés. Rationalistes : les [p. 142] immobiles, les misanthropes, ceux qui ne veulent pas avoir de prochains, ceux qui refusent de connaître par le risque, c’est-à-dire par la souffrance. Les clercs « parfaits ».
« Je me fais servir au lit, on y est mieux pour penser », me confiait l’un de ces esprits « sereins », qui d’ailleurs cesse de l’être dès qu’il se met sur ses deux pattes au milieu de ses frères verticaux.
Le rationaliste idéal, c’est l’homme couché ; tout au plus, l’homme assis. Celui qui se fait servir.
Mais quoi, je suis injuste pour les célibataires. Il en est au moins deux qui furent des « hommes debout », des hommes en marche. Nietzsche au-dessus de Gênes et sur les bords des lacs de l’Engadine, Kierkegaard bavardant sur l’Ostergade à midi, ou arpentant les pièces illuminées de son appartement de Copenhague, pendant ses nuits géniales pleines de ricanements et de prières. Ils pensaient en marchant, et c’est pourquoi leurs pensées guident et soutiennent notre marche. Et c’est Kierkegaard qui a écrit : « … la marche verticale, signe de notre verticalité infinie ou du sublime de notre spiritualité ».
10 octobre 1934
(Suite et fin.) — Deux classes d’esprits : ceux dont le but suprême est d’« avoir la paix à tout prix » (rationalistes), et ceux qui pensent que leur raison d’être est de créer (les philosophes en [p. 143] marche). Si les premiers triomphent (grâce à l’École et à l’appât des Assurances), la France est perdue. Elle sera colonisée. Mais si l’état d’esprit des seconds domine, la France fera de nouveau des enfants, par suite du rationalisme, par suite la guerre. Cette alternative est inévitable dans le régime présent. Elle met en question tout un monde qui ne nous laisse plus de choix qu’entre un rationalisme « libéral » et stérilisant, et un nationalisme dynamique et assassin.
Je pense toutefois que les partisans du risque créateur ont raison. Et que la santé spirituelle d’un peuple n’est pas totalement compromise quand il fait encore des enfants en dépit de toute raison.
Mais alors il importe de trouver des moyens politiques qui empêchent cette santé, ce goût du risque, de se transformer mécaniquement en guerre. C’est tout le problème de la révolution européenne.
15 octobre 1934
Pendant tout ce qui précède, on a terminé les vendanges, et la récolte des figues d’été. (Les figues d’hiver apparaissent déjà, plus petites et toujours vertes ; on ne les mange pas.)
Simard nous a indiqué une ferme, de l’autre côté de la colline du sud, où nous pourrons acheter une provision d’« œillades ». C’est leur gros raisin bleu. Nous y sommes allés hier au soir. Des [p. 144] hauteurs, on voyait la plaine rose et violacée entre des monticules pointus tout frisés d’oliviers, un paysage de primitifs italiens. Le mas au flanc de la colline, déjà dans l’ombre, paraissait désert. Nous nous sommes assis sur la terrasse, au pied d’un grand micocoulier. Bientôt un chien furieux surgit de la maison, suivi d’une grande femme en noir. C’est la propriétaire, Mme Turc. Elle nous fait entrer. Pour la vente du raisin, il faut attendre sa fille qui va rentrer des champs, où elle travaille jusqu’à la nuit tombée. Nous sommes dans une cuisine de ferme, mais la fermière nous reçoit comme une « dame », ou plutôt un peu mieux, avec une politesse pleine de réserve et d’attentions. On parle du domaine. Les deux femmes le dirigent seules depuis la mort de M. Turc. Elles ont un peu de peine avec les ouvriers. Il paraît qu’on en trouve de moins en moins. — Mais alors, et les chômeurs ? On m’a dit qu’il y en a quatre-cents à A… ?… La mère, vivement : — Jamais je n’ai engagé de chômeurs, monsieur, c’est un principe. Nous ne voulons que des ouvriers honnêtes. Pensez donc, deux femmes seules ! — C’est que je suis chômeur moi-même, madame… — Elle sourit à son tour, l’air de dire : Oh ! vous, ce n’est pas la même chose. Elle a sans doute entendu parler de nous. Rien à faire : je suis un « monsieur ».
La fille rentre : une forte femme, environ 35 ans, un peu masculine. Elle nous conduit à la chambre de conserve des raisins. Pendant qu’elle fait la pesée : — C’est pour qui, [p. 145] monsieur, sans indiscrétion ? Je dis mon nom. — Est-ce vous qui écrivez des articles ? J’en ai lu signés de ce nom-là. Et elle me cite une revue protestante et une revue littéraire auxquelles je collabore, en effet. — Vous avez le temps de lire beaucoup ? — Oh ! on le prend. Comme nous ne voyons jamais personne… (En France, cela étonne.)
16 octobre 1934
Complexité des « classes ». — À quelle classe appartiennent ces deux femmes ? Je résume mes renseignements : famille paysanne, de tout temps. Vie laborieuse, peu ou point de gains depuis des années. Pas de relations. Un niveau de culture fort au-dessus de la moyenne. Ce ne sont pas des bourgeoises, certes, et pourtant elles en sont encore à estimer que chômeur est synonyme de vagabond dangereux. Elles font partie des « travailleurs », et pourtant elles sont propriétaires. Je vois en elles un type très classique de Françaises : leur politesse mesurée, leur raison, leur énergie sérieuse, cette façon de ne pas se plaindre de son sort… Pourtant, il en est peu de cette espèce, semble-t-il. On n’en parle jamais. Mais elles ne paraissent pas du tout se considérer comme un type social d’exception.
Combien y a-t-il de classes entre la bourgeoisie des villes et le prolétariat ? L’opposition que veulent voir les marxistes entre bourgeois, ou maîtres, et prolétaires ou serviteurs, je la trouve [p. 146] fausse dans tous les cas concrets, dès que je sors des très grandes villes et de leur caricature de société. — Simard, le jardinier, est à demi métayer. Est-ce un prolétaire ? Il serait vexé qu’on le lui dise. Il s’estime fort au-dessus d’un mineur retraité, par exemple. Les instituteurs d’A… ? Ils sont du peuple. Oui, mais bourgeois par leur profession. Et les Calixte ? Prolétaires sans doute, mais d’une tout autre espèce, on dirait même d’une autre race que les métayers catholiques de la montagne qu’on voit venir à A… pour le marché. Et très conscients d’une supériorité qu’ils ne peuvent attribuer au rang social ni au salaire, c’est évident, mais seulement à leur religion.
En vérité, ce qui compte dans ce pays, c’est la religion — celle des ancêtres, tout au moins ! — l’éducation et le métier. C’est cela qui crée des groupes, des couches, des différences et des affinités, au moins autant que les conditions économiques. On ne comprend rien à la réalité sociale de ce canton si l’on fait abstraction de tout cela dont le marxisme, justement, se doit de ne pas tenir compte. Un communiste traitera les dames Turc de « koulaks » et tout sera dit.
Le marxisme part de statistiques et de relations numériques (salaires, plus-value, profits). Il s’estime donc scientifique. Il ne part pas de ce que les hommes veulent être, ni de la conscience globale qu’ils ont de leur état (et c’est pourtant le principal, pratiquement et moralement, c’est ce qui règle le jeu des relations humaines et les opinions politiques). Le marxisme traite tout cela de nuances vaines, d’illusions, voire de [p. 147] « mystification ». Il part de ce que les hommes sont malgré eux, du point de vue abstrait et inhumain de la Statistique. Et il prétend fonder là-dessus non seulement des mesures techniques, ce qui serait parfaitement légitime, mais une morale, un art et une métaphysique ! Problème de la politique actuelle : sera-t-elle l’affaire du meilleur statisticien, ou, au contraire, de l’homme le plus humain ? Sera-t-elle fondée sur la réalité telle qu’elle est vécue et voulue par les hommes réels et concrets, ou bien sur la réalité telle qu’elle paraît chiffrable, inévitable, impersonnelle ?
Petite parabole de Saint-Lazare. — Il est certain que le nombre de voyageurs qui prennent le train à la gare Saint-Lazare un samedi soir de beau temps, en plein été, est assez exactement prévu par les statistiques. Ce chiffre est fort utile à l’administration des Chemins de fer. Toutefois, il est non moins certain que chacun de ces voyageurs a le sentiment de s’en aller librement. Il se croit libre, et concrètement, il l’est. Bien que la statistique permette de supposer qu’il est assez rigoureusement déterminé.
L’État marxiste — ou fasciste d’ailleurs — qui réglementerait les week-ends, qui les « rationaliserait » sur la base des chiffres constants observés depuis des années, respecterait absolument la réalité statistique. Mais il donnerait à chacun des voyageurs « autorisés » à se déplacer, tel soir, l’impression de n’avoir plus sa liberté. Ce qui change tout, bien entendu, et suffit en particulier [p. 148] à transformer une joyeuse virée en devoir d’hygiène hebdomadaire. Ce ne serait plus s’échapper, mais encore obéir, et à quoi ?
À force de négliger et de déprécier les diversités humaines données ou créées, spirituelles ou sentimentales, non mesurables et d’autant plus « concrètes », l’État qu’ils veulent soumettrait le tout de l’homme à la part de servitude matérielle que comporte sa condition. Sans même aller jusqu’à la limite de cette perversion, il aurait en tout cas pour effet de nous rendre conscientes et sensibles nos servitudes inévitables, étendant ainsi leur empire.
Et pourtant, il faut faire quelque chose.
(La première faute, en tout cela, revient évidemment au système libéral, qui n’a pas su organiser à temps ce qui doit l’être. D’où suit que l’État nouveau se croit tout permis.)
30 octobre 1934
Trop penser nuit. — Trop d’idées dans ces pages, trop de raisonnements ! me soufflait depuis quelques jours certain démon intime, que je tolère en moi, comme j’y tolère quelques vulgarités peu défendables : pour garder le contact avec le siècle. — Vaine habileté, je le sais bien pourtant…
J’en étais là, et n’écrivais plus rien, tout absorbé par mon travail de traduction, et n’en [p. 149] sortant que pour les bricolages habituels dans la maison.
Ce matin quelqu’un sonne. Un grand jeune homme crépu se présente : il est étudiant, il est venu passer quelques jours chez son père qui est vigneron non loin d’ici. Curieux garçon : j’en suis encore à me demander ce qui l’amenait. Pendant tout l’entretien — littérature et politique — il avait l’air furieux, cet air qu’on a je crois très facilement vers 18 ans, — furieux contre le monde, contre soi-même… Et pourtant il a dû sentir que j’avais de l’amitié pour lui. Il me parlait de ses lectures, avec violence mais sans niaiserie. Et tout à coup, à propos de ses études, il éclate : « Surtout, je ne veux pas tomber dans l’intellectualisme ! » Je le regarde : c’est un solide gaillard. Il aime le sport ; très bien, qu’il continue. À son âge, j’étais gardien de but dans une équipe de football. Mais où diable a-t-il ramassé cette platitude du mépris de l’intellectualisme ? (terme propre à vous dégoûter de toute espèce d’intelligence). Ce n’est pas un garçon de sa trempe qui inventa le slogan défaitiste : moins d’idées ! Mais plus probablement, l’un de ces esthètes fortunés qui, dit-on, encombraient notre littérature aux environs de 1900. Et puis, faut-il chercher si loin ? Cette sorte de mauvaise conscience qui m’arrêtait depuis quinze jours… Reprenons cela.
« Moins d’idées ! Méfions-nous de l’intellectualisme ! » Est-ce qu’il y a vraiment lieu de se plaindre de ce que les hommes modernes aient trop d’idées ? Se plaint-on qu’ils aient trop de sensations ? [p. 150] On proteste contre le fait de penser, au lieu de protester contre la bêtise ou la fausseté de certaines idées. Derrière l’abus, c’est l’usage normal qu’on attaque. Voilà le signe très certain de la décadence d’une élite. Plutôt que de reconnaître qu’on pense mal, on attaque la pensée en général. Plutôt que d’avouer que trop d’idées sont sans substance, sans pesée, sans danger, par suite sans nulle utilité ni vérité, on préconise une sorte de malthusianisme cérébral. D’autres demandent une trêve des inventeurs. C’est la même démission du cogito. La même castration, dirait Freud.
Allons, allons, reprenons-nous ! Pour moi, je suis bien décidé, dorénavant, à maintenir le droit imprescriptible de tout homme à sécréter le plus d’idées possibles. Surtout si l’on se trouve être par vocation ce qu’on nomme un intellectuel. Je ne m’en tiendrai pas là. Je souhaite que les hommes aient tous des masses d’idées, et par-dessus le marché qu’elles soient justes, et même gênantes pour ceux qui les conçoivent, c’est-à-dire utiles. Qualité et quantité, voilà ce que j’ose froidement demander. Si j’ajoute qu’à mon sens, cela n’exclut nullement la nécessité d’avoir beaucoup de sensations, des plus grossières jusqu’aux plus raffinées, ni la nécessité d’agir partout où on le peut, mon cas devient très clair : je ne suis qu’un barbare, incapable de comprendre les « conditions psychologiques » de l’homme moderne et leur problématique inépuisable et délicate. Car elles exigent, paraît-il, ces conditions, qu’on se préoccupe sérieusement du dosage des [p. 151] facultés humaines : un peu plus d’action, un peu moins de sensations, beaucoup moins d’idées, — voilà l’ordonnance prescrite par nos plus savants spécialistes. C’est à ce prix que nous sortirons de notre crise spirituelle, etc.
Question. — Comment fait-on pour s’arrêter de penser ? Je n’ai jamais trouvé de réponse franche à ce problème, même dans les œuvres de D. H. Lawrence, l’un des représentants les plus fiévreux de l’anti-intellectualisme moderne. Il me semble au contraire, plus je le lis, que son mépris de la pensée n’est pour lui qu’une naïve et désarmante excuse à penser mal, à patauger dans des jugements intolérants et anarchiques dont peu résisteraient à une pesée patiente et ferme. Les adorateurs de la Vie m’ont souvent donné l’impression d’une sensualité défaillante, qui soutiendrait mal la critique d’un intellect intact et offensif. Peu capables de dominer le conflit normal et fécond des créations de la raison et des impulsions de « la Vie », ils sacrifient les premières aux secondes, ce qui revient en fait à biffer simplement le critère de la vérité, et à ne respecter plus que les indications très équivoques de l’instinct. Est-ce bien cela qu’exigent les « anti-intellectualistes » ? Que l’on supprime la préoccupation de la vérité ? Mais alors on aimerait qu’ils le sachent, et le disent, comme un Staline et un Hitler l’ont dit ou l’ont fait dire souvent. Ce serait là, semble-t-il, le seul moyen de limiter le jaillissement des idées.
Car les idées naissent simplement d’une volonté qui est en l’homme de chercher en toutes [p. 152] choses le vrai. Si l’on décrète qu’il n’y a plus de vérité, on prive en effet la pensée de son aiguillon créateur…
1er novembre 1934
« Je vis encore, je pense encore : il faut encore que je vive, car il faut encore que je pense. Sum, ergo cogito… » (Nietzsche, Le Gai Savoir, Pensée pour la nouvelle année.)
3 novembre 1934
Minuit. J’ai terminé la tâche de la journée. Ma femme dort, dans la chambre dont je vois la porte entrebâillée. Une dernière bûche fume, il fait presque froid. Dans ce silence vide de la nuit campagnarde, me voici seul encore éveillé, les yeux bien ouverts, l’esprit clair. Clarté d’un minuit solitaire, veillée trop lucide peut-être, puisque le monde n’y porte plus d’ombres. Je me souviens de ces nuits de Paris, pleines d’appels fugitifs, assourdis ; de ces veillées fiévreuses, assiégées. Est-ce que je les regrette ? Est-ce que l’heure de la nuit où l’on ne dort pas n’est pas toujours l’heure des mauvaises nostalgies ? Qui pourrait nous écrire une histoire des inventions de l’insomnie ? Ne serait-ce pas tout simplement l’histoire de la naissance de nos démons ? La nuit ne pose pas de questions immédiates. C’est pourquoi, dans cette heure suspendue, il vaut mieux cesser de penser. Que penserais-je, ici, d’humain, d’actif ? Ici où je suis sans prochain à cette heure [p. 153] où mes frères (?) les hommes sont plus éloignés que jamais ?
« La nuit est faite pour dormir », me disait un gardien de l’ordre qui m’avait surpris sur les quais de la Seine, au plus profond d’une contemplation des eaux nocturnes. Ma police personnelle m’envoie aussi me coucher. Elle m’y contraint un peu… Quelle résistance absurde opposerais-je, quelle arrière-pensée rôde ici ? La mauvaise habitude de penser « librement » ? Le goût des chimères précises ?
4 novembre 1934
Cette note de la nuit dernière peut corriger ce que je disais de l’anti-intellectualisme : elle indique, je crois, la part de vérité qu’il peut y avoir dans cette réaction déplorable.
Mais ce qu’elle met en question, d’autre part, c’est la légitimité d’une pensée isolée, d’un monologue intellectuel, du journal intime par exemple.
Aucun écrivain ne se donne plus de chances de mentir que celui qui écrit un journal intime, une prétendue « relation » de ses pensées et sentiments. C’est d’abord que cet auteur, s’il a l’intention d’écrire un journal, pense et sent en vue du journal, donc autrement qu’il ne ferait sans ce projet. C’est surtout qu’en se pensant en soi, il se fausse, ou plus précisément, se suppose plus ressemblant à sa vertu (ou à son vice) qu’il n’oserait l’affirmer devant autrui.
[p. 154] Le monologue du journal intime est un artifice qui veut se faire prendre pour la sincérité, alors qu’il n’est au vrai que la manière la plus facile de jouer la comédie : sans spectateurs.
Jouer la comédie devant des êtres réels est bien plus significatif. D’une certaine manière, c’est plus « sincère »… (Mais le sens de ce mot s’évade dès qu’on veut le serrer de près.)
La vérité de l’homme est dans le dialogue. Dans son affirmation, dans ses questions ou ses réponses à d’autres hommes bien réels. Le monologue n’est qu’une suppression artificielle des conditions concrètes, sociales ou spirituelles, qui sont celles de chaque homme existant. (Ne pas confondre dialogue avec perplexité complaisante ou même douloureuse. Il y a dialogue, jusque dans ma solitude, ou dans ces pages, dès qu’un autre me fait réagir.)
Me suis-je assez méfié du genre journal intime ? Depuis six semaines que nous sommes à A…, me suis-je assez intéressé aux autres qui m’entourent ? Qu’est-ce que je sais d’eux, objectivement ?
10 novembre 1934
Observations nouvelles sur les gens. — Je vais chez les Calixte. On nous a dit que la mère est malade. Je trouve à la cuisine sa fille et une voisine. Elles se plaignent du froid. Le fourneau est rouge, mais la porte donne au nord-ouest, d’où vient le vent le plus glacial, depuis des siècles, [p. 155] et en tout cas depuis longtemps avant la construction de cette maison… Je passe au fond dans une chambre obscure mais qui me paraît propre et sobre. La mère Calixte est au lit, un gros édredon ramassé sur le ventre, les pieds découverts, un foulard noir sur les épaules, et je crois bien sa blouse noire aussi. Elle me dit qu’elle a été assez mal. On devait lui retirer son linge toutes les deux heures. Quand elle sortait sa main du lit, cela fumait. — « Vous avez eu de la fièvre ! » — Elle ne sait pas. Elle ne veut pas de médecin. Sa fille dit : « Elle ne voulait même plus toucher à la viande, pensez ! Il ne faut pas croire que la viande soit un si bon remède comme on le dit. Je lui ai fait du poulet, elle n’y avait pas goût. Alors j’ai pensé lui faire du bouillon de poulet, ça lui a fait de l’avantage. Voyez ! ce n’est pas vrai que la viande est si bonne pour les malades. »
Elle accepte de venir faire une lessive à la maison pour remplacer sa mère. Nous manquons de corde pour étendre le linge ; elle imagine de le mettre à sécher sur des buissons de ronce. Tous les mouchoirs sont plus ou moins déchirés quand on va les récolter. « Voyez-vous ! c’est qu’il a fait un vent cette nuit ! »
11 novembre 1934
D’une manière générale, ils ne sont pas conscients de porter la responsabilité des accidents qui leur arrivent. Cela peut agacer dans le détail.
[p. 156] C’est assez sage dans l’ensemble. Ils seraient moins pauvres, moins malades, etc., s’ils étaient plus « pratiques » comme on dit dans la bourgeoisie — où l’on s’imagine bien à tort que les gens du peuple sont spécialement adroits de leurs mains, débrouillards et pleins de ressources mystérieuses. Mais ils seraient moins dignes aussi. Leur dignité est de subir sans se tourmenter. Ils ne se mettront jamais dans des états parce qu’ils ont cassé deux assiettes. La mère Calixte qui casse tout ce que l’on veut, a coutume de dire en constatant le mal : « Voyez-vous ! je croyais la tenir cette assiette ! » De telle manière qu’on entend bien que c’est ainsi dans tout, et qu’on aurait grand tort de croire que rien au monde dépend de nous.
Ceci vaut pour les femmes, qui sont la part la plus civilisée de la population. Ce sont elles qui gagnent ce qu’il faut, elles qui travaillent, elles qui décident, elles qui vont à l’église ou au temple, ou n’y vont pas, elles qui savent.
Pour les hommes, c’est tout autre chose. Ils sont éloquents et naïfs, revendicateurs et inefficaces. La plupart ne font rien, ou « travaillent le mazet », ce qui n’est rien. Les femmes vont à la filature — une sur dix-huit marche encore — et gagnent leurs sept francs par jour. Pendant ce temps, les hommes sont sur la place et protestent contre le gouvernement. Ce sont les radicaux et les socialistes. Les commerçants sont souvent réactionnaires et se mêlent peu à ceux de la place. Enfin ceux qui sont occupés par l’imprimerie du journal local, par les garages ou à la [p. 157] mairie, sont communistes et mènent les affaires du pays. Ils vont à toutes les conférences, prennent la parole au Cercle d’hommes, citent des livres sur la politique…
12 novembre 1934
J’ai relevé quelques chiffres dans un ouvrage sur A… dû à la plume d’un de ses pasteurs à la retraite10.
En 1570, le mûrier, importé de Chine fait son apparition dans le Midi. État du pays en 1820 : douze filatures, deux fabriques de chapeaux, 5000 habitants, un commerce important de produits soyeux manufacturés. Lors de la dédicace du nouveau temple, en 1822, quinze mille protestants accourent de toute la contrée pour suivre des cérémonies dont leurs descendants parlent encore.
En 1900 : Vingt filatures, 7000 habitants. Quinze cents personnes au temple chaque dimanche.
Je complète : Vers 1900, la soie artificielle fait son apparition dans la vallée du Rhône. Fondation des grandes usines de la région lyonnaise. Apparition du grand capital.
État du pays en 1935 : Dix-sept filatures fermées. La dernière fournit encore du travail cinq jours par semaine à une centaine d’ouvrières, dont le salaire moyen est de neuf francs par jour.
[p. 158] Faillite de la dernière bonneterie, ces derniers jours. Le tiers des maisons est en ruines, — tout le centre. On croirait une ville bombardée. 2300 habitants. Cent personnes au culte. Dans la campagne environnante, une maison sur dix habitée.
Dès 1934, la soie japonaise a fait son apparition sur le marché lyonnais. Faillite de plusieurs des grosses entreprises de soie artificielle.
Le cycle normal du progrès capitaliste est clos. Lyon a drainé toute la richesse indigène de ce département. Et cette richesse à son tour va reprendre le chemin de l’Orient, d’où vint autrefois le mûrier.
Question : que reste-t-il pour entreprendre ici une révolution constructive ?
15 novembre 1934
Installé une salamandre devant la cheminée de ma chambre de travail.
Je ne sais si c’est à cause des efforts prodigieux qu’il a fallu fournir pour la hisser de la remise jusqu’ici, mais je sens que je la prends en grippe. Elle est réellement affreuse : elle est « ornée ». Le fabricant a voulu faire bourgeois. Une salamandre, n’est-ce pas, c’est un meuble de salon, il faut la décorer convenablement et surtout éviter que cela ressemble à ce que c’est, un instrument utile. D’où ces feuilles de vigne en relief, et toutes ces rainures, volutes, corniches et fioritures [p. 159] en fonte émaillée, qui ont pour effet de retenir la poussière et les cendres, et de rendre tout nettoyage à peu près impossible. Le camouflage de l’honnête appareil a dû coûter fort cher, mais au moins on a de la laideur pour son argent. Même remarque pour les poignées de fenêtres et de serrures. Cette laideur et cette incommodité ne seraient rien d’ailleurs, si elles ne rappelaient sans cesse l’intention d’honorabilité dont elles procèdent…
21 novembre 1934
Leur langage. La mère Calixte devait faire notre lessive la semaine prochaine. Elle vient s’excuser : — « Qui sait, Madame, j’aimerais d’aller à Alès, quelle jour ça vous préférerait ? » (En prononçant tous les e muets.)
Simard, à propos de la récente baisse des salaires à la filature : — « Je vous dis, c’est miraculeux ce qu’on leur donne ! Sept francs par jour ! » (Il voulait dire : scandaleux. Mais un miracle est un scandale, après tout. Tradition laïque.)
L’autre jour, dans l’autocar, une femme dont j’ai cru comprendre qu’elle tient un petit hôtel à Saint-Jean-du-Gard, expliquait à sa voisine qui paraissait malade : « Tu demanderas bien un espécialiste rappelle-toi ! Si tu oublies, tu n’auras qu’à te rappeler épicerie. »
Épicerie pour spécialiste, vous n’auriez jamais fait ce rapprochement ? Ce petit fait, si l’on y réfléchit, résume un drame. Ce drame est celui [p. 160] du langage dans notre société présente. Et c’est encore une fois le drame de la culture. Qu’on ne croie pas que j’exagère. Je ne tire de ce fait, à vrai dire minuscule, qu’une évidence. Les mots que nous disons ou que nous écrivons, nous autres intellectuels, éveillent dans l’esprit populaire des harmoniques que nous ne savons plus prévoir. Littéralement, les mots n’ont plus le même sens pour le peuple et pour ceux qui voudraient lui parler. Le petit exemple que je viens de citer, c’est une espèce de calembour qui ne joue que sur des sons. Mais il est clair que le sens des termes dont nous usons doit subir des métamorphoses non moins effarantes. Travail, liberté ou union, richesse et pauvreté, tous ces vocables dont nous pensions qu’ils exprimaient les lieux communs, sur quoi repose, tacitement, la vie sociale, sont aujourd’hui vidés de leur signification à la fois symbolique et précise. Ils n’éveillent plus chez l’homme du peuple les mêmes espoirs, les mêmes dégoûts que chez nous. Leur résonance sentimentale est différente, et c’est pourquoi leur sens est différent, en dépit de ce que l’on pourrait déduire, dans le fait, d’une discussion raisonnable, c’est-à-dire truquée, avec tel ou tel ouvrier.
On pensera que de tout temps la traduction du langage surveillé des écrivains dans le langage parlé du peuple fut affectée de malentendus de ce genre. Voire. Le peuple ne lisait pas, avant l’école de Guizot. Le « public », c’était la noblesse, et les bourgeois imitant la noblesse. Le vrai peuple les comprenait dans la seule mesure [p. 161] de l’utile. L’Église faisait le trait d’union, l’Église gardienne du sens concret des lieux communs.
Aujourd’hui ces données sont bouleversées. L’instruction publique et la Presse répandent sinon le goût, du moins la pratique quotidienne de la lecture. Le public s’étend au hasard. Il ne constitue plus un corps limité, éduqué, instruit au sein des conventions communes. Un chacun peut en être, et juger comme il veut. Le droit de se tromper, et de tromper grâce au langage, est un des droits imprescriptibles que se trouve avoir décrété la Convention. Bref, il n’est plus de mesure commune : ni l’Église, ni la Culture, ni l’École qui prétend les remplacer, n’ont plus d’autorité sur l’esprit de la lettre.
Aussi bien nous parlons au hasard, pour ne pas dire dans le vide (il vaudrait mieux que ce soit le vide, dans bien des cas), quels que soient nos efforts vers la rigueur et vers l’adaptation de notre style à notre action.
On serait même tenté d’estimer que la plus grande rigueur entraîne la moindre efficacité ; et l’inverse.
Par où l’on voit que le contraire de la « vie spirituelle », c’est « le public ». Cette vie spirituelle et ce public nous posent des exigences dont il faut admirer qu’elles soient aussi exactement contradictoires. Or, de ces deux antagonistes, c’est l’esprit qui sera vaincu. Non point qu’il s’avilisse partout ni qu’il se laisse toujours persuader par la tentation du succès. Mais simplement on ne l’entend plus, il n’agit plus. Ce qu’on « entend », c’est l’absence de l’esprit, c’est l’appel [p. 162] aux instincts, aux intérêts urgents, presque toujours contraires, en fin de compte, aux intérêts réels…
25 novembre 1934
Culture de la bourgeoisie ? Vous montrez à une dame de cette classe des reproductions de Rembrandt, elle dira : « Ah ! oui, ces clairs-obscurs sont magnifiques (souvenir scolaire), mais comme ces gens sont laids, ridés, bossus, et n’ont-ils pas la figure trop large » ? (jugement spontané). Vous lui montrez des reproductions du plafond de la Sixtine, elle trouve cela « joli » ; et « — Tiens, cette femme ressemble… à qui ressemble-t-elle donc ? ne [dirait-on pas] un peu Colette Durand. Mais oui tout à fait, c’est frappant ! Qu’est-ce que c’est ? » — La Sybille de Cumes … Cinq minutes après, cette dame s’indignera de la barbarie des bolchéviques et des nazis, opposés comme on sait à toute espèce de culture raffinée.
(D’après nature : la dame sort d’ici. Les reproductions de la Sixtine sont épinglées au-dessus de ma table de travail.)
28 novembre 1934
« Aidez-moi ! », dit à Jean Giono l’héroïne d’une de ses nouvelles : elle se plaint de ce que les auteurs des romans qu’on lui donne à lire « passent à côté d’elle sans rien dire, sans même la [p. 163] voir, sans la soupçonner », et la laissent enfin sans secours devant l’énigme de sa vie. C’est émouvant… Mais la plupart de nos contemporains, est-ce qu’ils ne disent pas plutôt : « Fichez-moi la paix ! Faites-moi rigoler, donnez-moi des sensations, mais surtout ne vous occupez pas de cela en moi dont je ne veux pas m’occuper ! »
À 10 kilomètres d’ici, hier au soir, pressé de rentrer, je hèle une auto. Le conducteur est seul. Il me prend volontiers. Nous causons. C’est un commerçant de Lyon, la cinquantaine, assez bavard. À certaines allusions, je devine qu’il est « seul dans la vie ». Pourtant, il porte une alliance. Pauvre gaieté de la vie de garçon, reprise par nécessité… Nous arrivons sur la place de mon village. « Je vous dépose ici ? Où voulez-vous ? Tenez, on va s’arrêter devant la pissotière, ha ! ha ! ha ! Ça me rappelle une bien bonne histoire, vous devriez lire ça, Clochemerle que ça s’appelle, je ne sais plus le nom du type qui a écrit le bouquin. Ah ça alors ! Tenez, c’est l’histoire d’une municipalité qui fait construire un de ces trucs-là juste en face [de] l’église du village, vous voyez d’ici ! Et toutes les combines que ça amène, ah ! mais alors, vous savez, tout y est, c’est attrapé, le curé, la politique et tout !… »11
Les éditeurs s’efforcent de répondre à la demande du public. Il faut des livres faciles, des livres gais, etc. C’est, disent-ils, ce que l’on demande. — Hé ! oui, parbleu, c’est ce que « les [p. 164] gens » demandent. Mais savent-ils bien ce qu’ils demandent, et pourquoi ils le demandent ? Est-ce que le rôle des éditeurs, mais surtout et d’abord des écrivains, ne serait pas justement de savoir un peu mieux que « les gens » de quoi ils ont besoin et ce qu’ils demandent réellement ? Car les gens ne demandent pas ce qu’ils ont l’air de demander, et ce qu’on se montre si pressé de leur donner à bon marché. Ils s’expriment mal, ils trahissent leur pensée, leurs désirs, ils n’osent pas dire, ils n’ont pas de formules pour avouer leur peine, pour demander les « remèdes » qu’il faudrait. On ne le leur a pas appris. On a préféré se payer leur tête. On les a pris pour ce qu’ils ont l’air d’être, ou mieux pour ce qu’ils croient devoir se donner l’air d’être ou de n’être pas. Comme si le fin du fin, c’était de prendre au mot les pauvres hommes préalablement abêtis par l’école, par la presse, par les partis et par le cinéma. Mais croyez-vous vraiment que mon bagnolard, mon lecteur enthousiaste de Clochemerle, grand roman de la pissotière, croyez-vous que cet homme tout de même ne disait pas lui aussi « aidez-moi ! », à sa façon vulgaire, avec son rire insupportable, et fallait-il être bien fin pour le comprendre ?
1er décembre 1934
Le pasteur m’a convoqué aux entretiens qu’il organise le samedi soir, dans une salle attenante au temple, pour les hommes de sa paroisse.
[p. 165] « C’est le seul moyen de les avoir, me dit-il. Comme vous l’aurez remarqué, il n’en vient qu’une dizaine au culte. C’est trop compromettant. Mais pour une causerie sur un sujet neutre, nous en avons toujours dans les 40 à 50. Et une fois qu’ils sont là, on peut parler de tout…
J’irai d’autant plus volontiers que, devant parler moi-même, dans quelques jours, au cercle d’hommes de Saint-J., j’ai besoin de prendre contact.
3 décembre 1934
Soirée au « Cercle d’hommes ». — Ils étaient en effet une quarantaine hier soir. Je suis entré comme ils achevaient de boire leur tasse de café au fond de la salle, dans un coin arrangé en cabinet de lecture. Journaux et illustrés, quelques livres sur la table. Puis on s’est assis sur des chaises alignées, pour entendre le « conférencier »12. J’ai reconnu deux facteurs, le libraire, le quincaillier, un adjoint de la mairie, quelques retraités qui « travaillent le mazet » dans nos parages, un ou deux cultivateurs, les trois instituteurs. Le pasteur a lu quelques passages de l’Écriture. Après quoi le sujet a été introduit par l’un des instituteurs. Il s’agissait de « l’histoire de notre département ».
La discussion n’a vraiment démarré que lorsqu’on [p. 166] s’est mis à parler d’autre chose que du sujet, c’est-à-dire d’un peu tout : de l’enseignement, des journaux, de traditions et anecdotes locales. Discussion n’est d’ailleurs pas le mot : c’étaient surtout des questions, des affirmations de parti pris ou des récits entremêlés d’allusions à des célébrités locales, provoquant chaque fois de gros rires. L’homme du peuple — et je pense qu’il en va de même du bourgeois peu cultivé et sans doute de tout ce qui n’est pas « intellectuel » — ne « discute » pas à proprement parler. Son langage en tout cas s’y prête mal, soit à cause de sa lenteur, soit à cause de ses répétitions pressées. Or, cette lenteur et ces répétitions n’ont d’autre but que de laisser à l’esprit le temps de se « figurer » ce qui est dit.
(C’est seulement de la langue des écrivains français qu’il est exact de dire, avec tous les manuels, qu’elle est une langue de discussion, parce que toujours elle vise à la formule décisive, et ne s’accorde le droit de dire chaque chose qu’une seule fois, de la façon la plus économique et la plus claire13. Or, cette langue d’échanges dialectiques rapides se trouve par là même inefficace sur le « peuple ». Elle manque de durée. Évitant méticuleusement les reprises, les retours, elle s’accorde très mal au rythme de la réflexion spontanée, qui est « péguyste » et non « classique ». Écrivains inutilisables dans la mesure où ils veulent être de bons écrivains français.) [p. 167]
— Que de bonne volonté chez les hommes de ce Cercle ! Comme ils s’appliquent à comprendre, comme ils sont vifs et peu timides, camarades, malicieux et indulgents — leurs bons rires quand l’un ou l’autre dit une bêtise ou bafouille — et comme on a envie de leur expliquer des choses, amicalement ; de partager avec eux ce que l’on sait ! Je pense aux auditoires bourgeois, à leurs airs entendus, à leurs vagues sourires, à leurs timidités et aux distances télescopiques que tout cela met entre celui qui parle et son public ! (Le « conférencier » en tournée se présente comme un séducteur, c’est la loi du genre, et cela rend les échanges bien pauvres…)
Quand nous nous sommes levés pour sortir, le facteur ronflait, le front sur un dossier de chaise. Il s’est relevé, s’est frotté les yeux, est sorti tout tranquillement. J’ai parlé avec plusieurs jeunes gens. Quelles opinions politiques, dans ce cercle ? — Il y a de tout. Le quincaillier est royaliste, un des instituteurs est objecteur de conscience, la plupart sont radicaux ou socialistes. Il vient aussi des communistes, de temps à autre. Il paraît que ça chauffe certains soirs. Mais le pasteur préside et on le respecte : 40 ans ; genre ancien combattant ; « très large », dit-on. Et « il cause bien ».
16 décembre 1934
Ces deux dernières semaines, j’ai donné quelques « causeries » dans la région. Auditoires variés : cercles d’hommes, fraternités réunissant [p. 168] bourgeois et travailleurs, réunions amicales de pasteurs. Je me suis initié à la géographie politique et même spirituelle du département. J’ai vu plusieurs presbytères. J’ai retrouvé la coutume des autocars, toujours révélatrice des rythmes du pays. Pauvreté de tous ces villages ! Et sur les routes, quelles autos incroyables, vieux tas de ferrailles menés à de folles allures !
De tout cela je rapporte un paquet de notes qu’il faudra rédiger un jour. Pour l’instant, je me bornerai à consigner un entretien qui m’a instruit.
À N… la mairie est tout entière communiste. Ceux des habitants qui ne le sont pas ne savent pas trop ce qu’ils sont, à part les châtelains. Ils votent radical ou socialiste, et se font battre à plates coutures, régulièrement. Mais faut-il donc penser que les communistes, eux, savent pourquoi ils le sont, et connaissent le marxisme ? On m’avait dit : ce n’est pas cela du tout, vous verrez. Être communiste dans ce pays, c’est tout simplement être à gauche, le plus à gauche qu’il est possible.
S’il en est bien ainsi, me dis-je, on peut redouter que ces hommes ne sachent pas faire la distinction entre le marxisme et l’anarchie. D’autre part, sauront-ils s’opposer au dictateur qui se présentera un jour ou l’autre comme l’homme de gauche à poigne ?
J’ai questionné à ce sujet quelqu’un qui connaît bien son monde. La vie même de cet homme [p. 169] consiste, en effet, à connaître intimement le plus grand nombre de familles de N., leurs circonstances matérielles, leurs difficultés morales, leurs traditions et leurs rancunes — c’est souvent la même chose — leurs idées sur la vie, sur la mort, sur le mariage. Et quand je dis que sa vie consiste à connaître ces choses, il faut prendre le mot dans le sens le plus actif : car l’homme dont je parle n’est pas un enquêteur, simple curieux ou spectateur. C’est bien plutôt un conseiller, un donneur d’aide morale et parfois matérielle, quelqu’un qui est responsable de connaître ces gens mieux qu’ils ne se connaissent eux-mêmes, quelqu’un qui a pour mission de leur enseigner le sens dernier des circonstances de leur vie. C’est le pasteur.
Sa paroisse comprend les villages de N. et de V. où il habite. V., c’est un vieux nid d’aigle, une pierraille couronnant des hauteurs ventées. Les rues sont étroites et caillouteuses, pleines d’odeurs dès que le vent cesse de les balayer. Nous sommes installés au presbytère sur une galerie d’où l’on domine un ample paysage horizontal. La plaine est à nos pieds, des Cévennes grises au nord jusqu’à l’horizon des collines vers Uzès, où quelques ruines de castels et quelques cheminées d’usines grattent le bas d’un grand ciel jaune. On distingue à peine le village de N. parmi les rangées de peupliers : il faut suivre des yeux la route noire pour découvrir enfin l’amas brunâtre des maisons au-dessous d’une tache blanche dans un pré, qui est le château. Joie de voir un pays dans son ensemble, dans son unité [p. 170] naturelle et ancienne. Une même patine de crépuscule roussit les champs, les arbres, les maisons. Dans ces maisons, il y a donc des communistes. Je demande au pasteur ce que c’est que ces communistes.
— Voilà. Que vous dire de gens que je connais si bien ? C’est difficile de les classer et je n’aime pas beaucoup ça… Il y en a de toutes sortes, bien sûr, et plus on les voit de près…
— Je comprends qu’il soit difficile de parler en général de ses paroissiens. Mais s’ils sont communistes, ils ne doivent tout de même pas faire partie de votre église, pratiquement ?
— C’est-à-dire, oui et non.
— Enfin, viennent-ils au temple le dimanche ?
— Ça non. D’ailleurs, communistes ou pas, les hommes d’ici ne viennent guère au culte. Ce n’est pas l’envie qui manque, mais ils ont peur. C’est toujours la question de la place à traverser.
— ?
— Oui, vous savez que nos temples du Midi sont construits en général sur la place du village. En face ou à côté, il y a les cafés, les terrasses sous les platanes, et le dimanche matin, les hommes y vont boire leur pastis. Si l’on va au culte, il faut défiler devant les terrasses, c’est gênant. Un homme me disait l’autre jour : Ah, monsieur le pasteur, si on pouvait entrer par-derrière, par la porte de la sacristie, on viendrait bien ! Mais on est lâches !
— Et chez eux, les voyez-vous ? Pouvez-vous discuter avec eux ?
[p. 171] — Guère. Là encore, ce sont surtout les femmes qu’on voit. Eux sont au travail, ou au café.
— Pourquoi n’iriez-vous pas au café avec eux ?
— C’est difficile ! Moi, ça ne me gênerait pas. Mais eux on les étonnerait, et surtout ils y sont entre eux. Je n’ai aucune envie d’aller faire l’intrus ou le bon apôtre. Si c’était possible, ce serait épatant, je ne dis pas. Mais pratiquement, je vous assure, c’est difficile.
— Et les salutistes ?
— Ils ont un uniforme. C’est classé. On les connaît…
— Alors, quand les voyez-vous ?
— Surtout à l’occasion des conférences que j’organise. Vous avez déjà parlé dans des cercles d’hommes, vous voyez le genre.
— Et les communistes y viennent ?
— Bien sûr, le maire en tête. Et ils discutent, et même très bien. Je me rappelle par exemple une discussion sur l’incroyance. L’orateur avait dit que la différence entre les chrétiens et les incroyants, ce n’est pas que les chrétiens se conduisent mieux que les autres, mais c’est qu’ils se confient en Dieu, et qu’ils n’attendent des ordres que de lui. À la fin, un des communistes se lève et résume le débat : En somme, dit-il, si nous ne croyons pas en Dieu, nous autres, ce serait que nous sommes trop orgueilleux ?
En général, on peut dire que les communistes sont les plus intelligents du village. Ce sont eux et eux seuls qui proposent des réformes pratiques, qui demandent qu’on installe l’eau et l’électricité [p. 172] dans les maisons, etc. C’est l’élément réveillé et entreprenant de la population.
— Mais savent-ils ce que c’est, le marxisme ?
— Ils essaient ; peut-être plus qu’on ne croirait. J’en connais plusieurs qui lisent des brochures de vulgarisation de la doctrine. Ils me posent quelquefois des questions. Mais ce n’est pas par la lecture qu’ils viennent au parti. L’affaire, pour eux, c’est d’abord de se grouper afin d’entreprendre quelque chose, de résister aux gros propriétaires qui tiennent la région, et de leur imposer des mesures de progrès, de bon sens…
— Au point de vue des classes, d’où viennent-ils ?
— Pour la plupart — tous les chefs en tout cas —, ce sont de petits propriétaires ou des ouvriers travaillant à leur compte.
— En somme, vous vous entendez bien avec eux ?
— Ils savent que je suis de leur côté, en gros, dans les questions locales où il faut prendre position. Quant à la doctrine, c’est difficile de discuter, d’abord parce qu’ils la connaissent mal, ensuite et surtout parce qu’elle ne joue pratiquement aucun rôle dans leur action, et qu’elle n’a rien changé à leur croyance ou plutôt à leur incroyance. Tout de même, on se dit souvent que ces hommes mériteraient mieux que ce qu’on leur donne, en fait de doctrine. En réalité, ils ne sont pas plus marxistes que moi. Ils veulent avant tout vivre et travailler raisonnablement. Mais rien ne se présente pour les soutenir. Ils [p. 173] vont au parti communiste parce qu’il n’y a rien d’autre et personne d’autre… Ce seraient souvent les meilleures têtes du pays, et on les laisse devenir les « mauvaises têtes »…
17 décembre 1934
Le grand tort des chrétiens, c’est qu’ils prennent au sérieux l’incroyance de leurs contemporains. Au fond, ils en ont peur. Or, ils devraient n’avoir peur que de Dieu, et des vocations bouleversantes qu’il arrive que Dieu nous adresse. C’est un comique profond, lugubre et déprimant que celui du chrétien honteux, honteux d’une foi qu’il n’a pas ! Car s’il l’avait, il n’aurait plus de honte à la confesser devant les hommes ; et s’il a honte, c’est qu’il ne craint pas Dieu, mais qu’il croit au jugement des incroyants, tout en s’imaginant qu’il n’est pas un des leurs…
Je voudrais définir le croyant véritable : celui qui sait qu’il ne croit pas aux dieux du monde, et qui le prouve. Comment le prouve-t-il ? Tout simplement en témoignant, en annonçant aux hommes la vérité et le chemin. Point n’est besoin d’actions extraordinaires, surhumaines : se rire des dieux du monde est assez héroïque aux yeux du monde, pour qu’il soit vain de chercher mieux.
20 décembre 1934
« Ô pays sans musique ! ô peuple, où est ton chant ? » À peine un aigre sifflotis d’« air de [p. 174] Paname » dans un garage. Pays sans harmonie, sans lien profond et sans rythme unanime, et qui ne parvient plus à s’expliquer que dans une pauvre prose trop rapide et conventionnelle. Quand je vois cette place où des retraités tirent leurs savates, quand j’écoute ce qui se dit chez la marchande de journaux, quand je m’informe des raisons de tel parti, de l’idéal de tel individu, et que je trouve partout la confusion, la dispersion, l’indifférence, une veulerie vaniteuse, ou des bonnes volontés exploitées par le plus bavard, je suis tenté d’écrire quelque chose de méchant : que ce pays est à l’image des quelques journaux qu’on y lit.
Une autre impression que j’ai eue cet après-midi sur la place : celle d’être devant un film dont la musique vient de se taire.
Une vie sans accompagnement profond. Dès qu’on a perçu ce silence où plus rien ne palpite et n’attend, le pittoresque du décor devient un désordre sordide, les singularités curieuses des hommes et des choses, autant de manies et d’irritants témoignages de laisser-aller. Le courant est coupé, le grand courant lyrique de l’époque qui donnait un sens à nos gestes et comme une apparence de but aux nostalgies élémentaires. Tout mystère dissipé, nié, raillé, il reste des routines et ces querelles d’argent.
— Et puis, au moment même où je touche le fond, voici que je me dis : cela est bon. Il est bon de toucher le grain rugueux de cette vie sans horizon, sans dimensions, qui est la vie du très grand nombre. Il faut partir d’ici, du niveau le [p. 175] plus bas, du canevas brut et plein de trous de l’existence dépouillée…
…Dépouillée, mais de quoi au juste ? Peut-être de tout art. Ou encore, et c’est identique, de tout lien spirituel, et de ces illusions lentement composées par la culture, qui voilent et colorent, et rassemblent, et qui font vivre un peu au-dessus, un peu au-delà de ce que l’on touche et voit.
Je sais bien que le seul fait de décrire et de formuler cette pauvreté ou cette anarchie relâchée, si gauche que soit son expression, suffit tout de même à recréer une maigre apparence de forme, qui trompe encore. Tout est, en réalité, encore plus disjoint que cela. Et sans doute encore plus désespéré qu’il n’y paraît dans ce que j’en dis — parce que j’essaie au moins de le dire ; mais eux…
22 décembre 1934
Nous ne sortons plus guère qu’à la tombée de la nuit, pour la descente quotidienne au village. Emmitouflés et silencieux, nous devons ressembler à cette « chouette de Minerve » — la conscience — dont Hegel dit magnifiquement qu’elle ne se met à voler qu’au crépuscule. Et peut-être sommes-nous la seule conscience de cette bourgade léthargique, si vraiment la conscience naît de la mort de son objet, ou tout au moins de quelque obscur désir, de quelque obscure crainte — c’est identique — de sa mort. [p. 176]
Noël 1934
C’est dans la pauvreté totale que Dieu est né. Il n’y avait donc plus d’autre espoir. Voilà la limite impensable. Quand on en vient à désespérer d’un peuple, d’un régime, ou de soi-même, quand on prêche et proclame d’une voix pathétique : tout est perdu ! il est bon de se souvenir que tout est infiniment plus perdu que nous ne pouvons l’imaginer dans nos instants de lucidité extrême ; que rien n’a de sens en soi, dans le monde, ni le monde même, lancé vers le néant, et que c’est à cause de cela, et non pour nous masquer ce désespoir total, mais pour nous le révéler en nous montrant sa fin, que Dieu est né, mort, ressuscité.
Palavas-les-Flots, 6 janvier 1935
Deux conférences à Montpellier, hier et ce matin. Des étudiants, des professeurs. Beaucoup de discussions dans de petits groupes. Très curieuse, cette reprise de contact avec le monde de la « culture ». Il m’apparaît que c’est le monde où les problèmes dépendent surtout des termes dans lesquels on les pose. Ou encore : le monde des problèmes communicables. On se les repasse de l’un à l’autre, perfectionnés et enrichis. Il s’agit plutôt de les échanger que de s’efforcer contre eux, pour son compte, dans des conditions données et absolument singulières, — comme c’est pourtant toujours le cas dans la vraie vie…
[p. 177] Je suis assis dans un grand restaurant désert, près d’une baie qui donne sur « les flots », en plein soleil. Un peu étourdi. Souvenirs d’une plage de la Baltique ; d’un bar des quais de Costanza ; de stations vides au cours de voyages fatigants. L’idée de continuer au hasard vers le sud, de « tout lâcher » comme nous disions à 18 ans, me paraît soudain tellement pauvre et banale, au regard de ma vie à A. Allons, remontons vers la « réalité rugueuse ».
8 janvier 1935
Accueil de la maison : le courrier passé sous la porte nageait dans une flaque d’eau de pluie, plusieurs lettres à peine lisibles. Un froid terrible ; la salamandre à vider et à rallumer. Le gaz butane épuisé à la cuisine. Les bûches humides. Plaisir de retrouver les choses qui vous résistent. (Je crois que Ramuz en a parlé, et de son amour pour les feux qui prennent mal, les maisons trop grandes…)
12 janvier 1935
Ces cochons-là ! — Simard le jardinier s’est fait une forte entaille au doigt en travaillant. Ce gros homme, violacé d’ordinaire, en est tout pâle. Je vais discuter le coup avec lui pour le ravigoter. C’est un de ces Méridionaux qui ne connaît pas de meilleur remède que la parlote. Tout de suite, c’est la question des assurances qu’il aborde avec autorité tout en tenant son doigt [p. 178] blessé droit en l’air, dans une attitude doctorale.
La question des assurances est une question complexe, comme toutes les questions capitales. Les gens d’ici ne gagnent presque rien. (Lui, par exemple, si je l’en crois, n’a guère vendu depuis un mois que pour 50 francs de légumes. Or, la vente des produits de son jardin est son seul moyen de gagner.) Carré sur son tabouret de cuisine, le doigt en l’air, il passe en revue les compagnies d’assurances — et analogues — avec lesquelles il est en comptes. Je dis compagnies d’assurances, mais lui les nomme plus couramment « ces cochons-là ». Ces cochons-là sont donc au nombre de sept ou huit. Il en totalise sept pour son compte, et sa dame fait le petit appoint. Elle s’est « coupé » la jambe, cela fait bien cinq ans déjà, et « touche » pour cette jambe cassée et d’ailleurs dûment guérie, 20 sous par jour. Au dernier examen médical, ces cochons-là ont déclaré que tout allait bien, c’est-à-dire qu’ils « l’ont diminuée à 17 sous par jour ». Pour se venger, il leur a retiré son assurance à lui, et l’a passée à d’autres. Il reste par bonheur : les assurances sociales, vie, décès, « avec doublage », vieillesse, accidents du travail, incendie, et une histoire très compliquée de capitalisation-loterie, qui l’excite particulièrement. Tout cela rend plus ou moins. Dans certains cas, bien entendu, il s’agit même d’y aller de sa poche. Enfin, on obtient tout de même quelque chose, mais bou Diou ! ça demande du raisonnement. Par exemple, il a écrit au ministre — au ministre du Travail — pour avoir une pension de 5000 francs pour son beau-frère. [p. 179] « Ce cochon-là » n’a pas répondu, et pourtant la lettre était recommandée. Alors il a été voir « une personne encore plus compétente » que lui, Simard, et cette personne lui a conseillé d’écrire une nouvelle lettre recommandée « à la charge du destinataire ». Eh bien, qu’est-ce que vous croyez ? Réponse dans les quatre jours ! ah, ils sont comme ça ! Mais voilà que la personne compétente lui dit : « Ce cochon-là t’a refait de 299 francs, consulte voir les barèmes ! » Il a fallu récrire deux fois pour obtenir gain de cause. Et tout ça lui a bien coûté 50 francs. Autrement, vous savez ce qui se passe, les employés là-bas, au ministère, ils mettent l’argent dans leur poche…
— Tous les mas et mazets des environs sont habités par des retraités, des pensionnés, des assurés qui vivent dans la rouspétance contre ces « cochons-là » et dans la crainte de la vieillesse. On travaille pour ne rien gagner, à cause de la mévente croissante, on vit sur le dos de l’État, on suit des enterrements, on se brouille avec ses enfants pour des questions d’argent, on ne croit plus ni à Dieu ni à diable et à peine à la politique, l’hiver est « pourri », la « pulmonie » fait des ravages, et ces cochons-là vous diminuent.
Simard m’explique encore que les gens s’en vont d’ici pour travailler à la ville. C’est comme partout. Bon. Alors les catholiques descendent de la montagne et viennent prendre la place. « On les appelle ici les illettrés. Ça veut dire que c’est des gens arriérés, quoi. Ils n’ont pas l’instruction comme nous autres. »
[p. 180] Arriérés, illettrés. Je n’en suis plus au temps où j’approuvais certains « Éloges de l’ignorance » plus sentimentaux d’ailleurs que machiavéliques. Je sais que l’ignorance — oui, au sens de l’école primaire — est un mal qu’il faudrait guérir. Mais je ne puis m’empêcher de penser que ces « illettrés » sont peut-être moins bas que ces « assurés ». Ce peuple à la retraite qui meurt en rouspétant contre les bureaucrates ne sait plus bien ce qu’il craint davantage : de la vie qui ne rapporte plus, ou de la mort qui rapporte « en doublage »…
15 janvier 1935
Avoir la veine. — « J’avais pris un billet de la Loterie nationale. Naturellement j’ai perdu ! Moi vous savez… Ce n’est pas comme Céline, ah celle-là ! Elle a la veine que voulez-vous ! À la loterie, dans les tombolas des sociétés, n’importe où, elle est sûre de gagner quelque chose à tous les coups. »
Voilà ce qu’on peut entendre dans toutes les épiceries de province où se rencontrent les femmes de la nation la plus raisonnable du monde. Le mari est un vieux laïcard, il accuse les curés d’obscurantisme, il ne veut pas d’ennemis à gauche parce que la gauche, c’est le parti de la Raison et du Progrès, qui naît de la Science. C’est ce mari-là qui aura payé le billet, histoire de voir s’il a la chance.
Seulement, avoir la chance, avoir la veine, c’est démentir les lois les plus fondamentales de notre [p. 181] science la plus élémentaire et la plus sûre, l’arithmétique. Mais qui s’avise d’une telle contradiction ? Le gouvernement de la Troisième République, ce défenseur légal de la raison contre les entreprises rétrogrades de l’Église, n’hésite pas à tirer bénéfice de la culture de cette superstition.
S’il est vrai que certains individus « ont la veine » dans ces loteries, notre image scientifique (physico-mathématique) du monde, est fausse. Il est totalement impossible de concevoir la vérité simultanée de notre science et de la « veine » individuelle. C’est l’un ou l’autre ; ou mieux, l’un contre l’autre. La religion la plus naïve, le fanatisme religieux le plus obtus s’opposent infiniment moins à notre image scientifique du monde que cette petite phrase si courante : il a la veine.
Mais notre jacobin ne croit à la Raison et à la Science, mère du Progrès, que dans la mesure où cela lui permet de ne pas aller à l’église. Pour le reste, il demeure la proie du charlatanisme éternel.
Mesure de la raison humaine : ils refusent la Trinité au nom de l’arithmétique élémentaire14 puis s’en vont prendre 1/10e de billet.
20 janvier 1935
Superstition. — C’est de Casanova que Ligne écrit : « Il ne croit à rien excepté ce qui est le moins croyable, étant superstitieux sur tout plein d’objets ».
Malchance affreuse du peuple français : il n’échappe aux jésuites que pour tomber dans le fétichisme : le franc sacré, les idées à majuscules, toucher du bois, la bouteille de champagne brisée contre la coque des bateaux neufs, etc.
Un geste résume toute la situation : c’est celui du coiffeur fameux, premier gagnant de la Loterie nationale, s’inclinant sur la tombe du Soldat inconnu. Juste hommage au collègue, au gagnant d’une autre loterie ! Toute la grande presse en a parlé. Personne ne rit. Léon Bloy rugit dans sa tombe.
28 janvier 1935
Matinée d’hiver au Midi.
Et voici par la grâce du soleil de janvier qu’un mot devient le plus beau de la langue : matinée. Tout ce qu’il y a de clarté, d’éclat doux, d’abandon à la force sereine de l’air, tout cela dit par les trois syllabes de ce mot qui décrit et embrasse les trois dimensions de la joie, est dit aussi par le vallon des oliviers et par sa jeune nudité. Pas une vapeur ne s’élève de l’herbe pauvre des terrasses, [p. 183] ni de ces arbres moirés et allègres. Tout est vu du premier regard, doucement compris, approuvé. Une familiarité, une confiance, une proximité des choses vues, un langage innocent et raisonnable : voilà le monde à son contentement ; à la mesure de l’amitié humaine. J’entends un bruit de bêche sur une terrasse invisible, au-dessous. Je vois un chien qui se promène de son petit pas élastique sur les restanques étroites, passant de l’une à l’autre par ces petits escaliers tout simplets, suivant une piste par jeu. Le ciel est d’un bleu sec et pur, tranché au sommet du vallon par un cyprès grandiloquent. Et cette maison couleur de terre et festonnée de tuiles roses, elle est bien à la ressemblance des vieilles paysannes de par ici, recuite et mordue par le temps, sobre et gaie, pauvre et spirituelle…
2 février 1935
Je m’en doutais bien, et la mère Calixte me le confirme : Simard me tient pour un minus, un incapable, peut-être même pour une espèce de malade qu’on a relégué dans cette maison perdue, faute de savoir comment le soigner. Un bourgeois sans fortune et sans situation, à l’âge que j’ai, c’est une pitié ! Il est clair que je ne fiche rien. Mais ce qui trouble un peu notre voisin, c’est qu’à deux reprises déjà, s’étant couché fort tard, il a vu ma lampe allumée.
Si cela continue, il me prendra pour un sorcier. [p. 184] Qui sait, ce serait bien agréable. N’empêche que je me sens atteint dans ma dignité d’homme et de travailleur. Je lui ai bien dit, dès le début, que mon travail c’était d’écrire des livres. Il a dû trouver l’excuse assez faible. Je n’ai pas la tête d’un écrivain, et d’ailleurs un écrivain, est-ce qu’on en a jamais vu ? Ça doit habiter Paris.
Il faudra que je lui glisse un de ces jours que j’écris « pour les journaux ».
3 février 1935
Déclassé. — L’intellectuel l’est toujours. C’est qu’il est d’une classe particulière, dispersée comme les Juifs le sont chez les Gentils. Pourquoi ne l’ai-je compris vraiment qu’à la faveur de ce chômage ? C’est qu’il m’a fallu m’éloigner de cette ambiance bourgeoise où l’on a convenu de cacher cela — de cacher ce fait que l’intellectuel en tant que tel est un hors-classe, un être à part, auquel on ne croit pas. (D’où sans doute l’angoisse qui pousse tant d’écrivains à gagner de l’argent, à entrer à l’Académie, voire à jouer un rôle politique : pour faire figure, pour acquérir une situation bien définie dans le corps social.) Nous sommes méprisés dans la mesure où nous sommes intellectuels, et acceptés — ou utilisés — dans la mesure où nous réussissons à nous faire passer pour des bourgeois ou des défenseurs du prolétariat.
25 février 1935
Le « problème des gens ». — Kangourou de Lawrence, ce journal à peine romancé d’un intellectuel livré à des proximités inévitables, — voilà le seul document que je connaisse sur l’espèce de mauvaise humeur singulière dont nous souffrons ici, ma femme et moi, et qui déjà nous a fait quitter l’île. Problème des gens : le plus commun et le plus encombrant.
Voici comment il me paraît se poser. Nous serions parfaitement contents de notre sort, loin des villes, pour tout ce qui est de notre vie privée, de nos travaux et de notre confort. Mais du seul fait que ma condition n’est pas socialement classée, la « distance » normale entre les gens et nous se trouve tantôt supprimée, tantôt exagérée. Nous ne bénéficions plus de la protection des conventions. Tantôt mêlés de trop près à des indifférents et des indiscrets, tantôt moralement exclus de la communauté locale, nous assistons non sans une gêne croissante, au développement furieux de notre esprit critique. Il y a des jours où tout, oui vraiment tout, les rues, les gens, les PTT, les magasins et les journaux, nous irrite ou excite notre ironie. Si l’on nous écoutait, il faudrait refaire ce petit monde de fond en comble ! La lecture de Lawrence m’a fait prendre une conscience aiguë de cet état. Je retrouve toutes mes réactions dans son roman. Et de les voir aussi crûment avouées, m’oblige enfin à les considérer sans faux-fuyants sentimentaux. [p. 186]
Là-dessus, deux remarques :
1. — On a coutume d’attendre d’autrui beaucoup plus que l’on n’est disposé à lui donner. Et d’attendre « des gens » en général, une dose de pittoresque, de caractère et de gentillesse que les conditions de leur existence n’admettent guère.
2. — Nous ne sommes ici que de passage. Au fond, nous n’avons rien à faire à A…, ni rien à faire pour ces gens-là, ni eux pour nous. Leur présence, leur proximité matérielle n’exige pas de nous des actes ou des échanges réels, ou même les refuse. Alors ils ne sont plus pour nous que des « voisins inévitables », selon le mot de Keyserling, et non pas du tout des prochains. Car le prochain, dans sa définition évangélique, c’est justement celui qui exige de l’aide et auquel je puis venir en aide.
« Les gens » avec lesquels on se voit contraint de vivre par suite d’un accident du sort, ont toutes les chances d’apparaître deux fois insupportables : comme voisins toujours insuffisants d’abord, et comme rappels constants à l’isolement, à la méfiance ou à l’indifférence auxquels sont condamnés la plupart d’entre nous.
Le secret de ma mauvaise humeur, c’est qu’il n’y a plus de communauté.
Car s’il est vrai que tous les hommes sont frères de par leur commune origine, cela nous conduit tout au plus à élargir à toute la terre le champ des querelles de famille. La seule fraternité réelle, la seule créatrice et durable, c’est celle que pourrait rétablir une fin commune.
Et c’est cela finalement qu’appellent toutes nos [p. 187] petites récriminations. C’est ce qui leur donne raison bien au-delà d’elles-mêmes, tout autrement que nous l’imaginions. L’irritation chronique que je ressens au contact des « gens » qui m’entourent, c’est une obscure protestation contre la vie défaite que nous vivons. Or, il ne s’agit pas d’étouffer cette protestation, mais au contraire de la faire aboutir. Il faut la prendre tellement au sérieux, la nourrir d’une telle exigence, d’un tel inflexible sens critique, qu’elle en devienne vraiment insupportable, et que rien ne puisse plus l’apaiser — pas même les nécessaires révolutions — hors de la fin dernière qu’elle nous désigne et qu’elle appelle. Toutes les nostalgies de l’Europe, tous les faux apaisements qu’elle leur donne et dont elle se plaint aussitôt, toute la misère des millions d’isolés qui font nos foules et qui saluent les dictateurs, tout cela en vérité n’est qu’une prière obscure : vienne l’Église universelle, — la révélation du Prochain.
17 février 1935
Cercle d’hommes. — Hier soir, le sujet de l’entretien était le problème de l’autorité. La discussion dévia bientôt vers le fascisme. Un beau chaos de partis pris, d’erreurs de faits et de formules électorales ! Je demandai la parole pour expliquer, le plus simplement que je pus, que le problème fasciste est un problème avant tout national ; qu’il s’est posé en Italie dans des termes [p. 188] particuliers à ce pays, et qu’en tout cas il ne peut pas se poser de la même façon en France. Je conclus que la seule manière de prévenir utilement un fascisme, ce n’était pas de condamner les Italiens et leurs admirateurs français, position négative, paresseuse, et donc faible, mais d’essayer de résoudre « à la française » le problème de l’autorité, tel que le posent cinquante années de démocratie parlementaire, et toute une tradition de libertés. Bref, un petit sermon élémentaire sur le thème « liberté oblige ».
Au sortir de la réunion, je surprends cette phrase d’un homme, dans la cour, tandis qu’il donne du feu à son copain : « Pour moi, c’est un fasciste ! »
Toutes nos confusions politiques résumées dans cette petite phrase ! Je me dis : C’est bien ma faute. J’ai de nouveau parlé en intellectuel. En homme qui veut savoir pour quelles raisons il prend ou ne prend pas parti. Mais l’électeur veut qu’on soit pour ou contre, et il se méfie par principe de celui qui distingue et nuance. On ne tiendra jamais assez compte de cette opposition fondamentale.
Peut-être ferais-je bien, à l’avenir, si j’écris quelque chose sur le fascisme ou sur les soviets, de mettre en épigraphe à mon article : Je suis contre. Sinon, pour peu que l’article expose le pour et le contre, quelle que soit d’ailleurs ma conclusion, on me classera fasciste ou communiste.
Et pourtant, la mission de l’écrivain n’est-elle pas justement d’éduquer le lecteur, j’entends de [p. 189] l’amener à réfléchir sur les raisons de ses partis pris ?
21 février 1935
Un fort vent doux passe de grandes caresses sur le pelage d’oliviers de la colline toute proche. Dans l’ouverture de la vallée, ce triangle de plaine bleu rosé piqué de cyprès, c’est la seule couleur vive du paysage desséché. Ciel gris mouvant, une barre jaune à l’horizon.
Et sur le petit toit au-dessous de moi, tout près, soudain je vois un pigeon violet immobile. Les plumes du cou sont un peu hérissées par le vent.
Voici trois jours que je le vois chaque matin. Quand je l’appelle, il donne quelques coups de tête furtifs, et se détourne. D’où vient-il ? On m’a dit qu’il n’y a pas de pigeons par ici. Que vient-il attendre ? Pourquoi feint-il de ne pas me voir ? Il se tient là des heures, sans bouger, et s’envole d’un coup vers le soir. Le lendemain, il est là, de nouveau, posé sur une tuile ronde.
Il y a quelque chose à comprendre…
23 février 1935
Au moment où ma femme allait secouer les miettes de la nappe par la fenêtre, au-dessus du poulailler, elle a vu le pigeon et m’a appelé. — Il [p. 190] a vraiment l’air de vouloir dire quelque chose ! Il est tourné du côté de la plaine. Signe qu’il va nous arriver quelque chose par là ? Du côté de Marseille…
Et soudain je me suis souvenu de la conférence que je dois donner à Marseille dans quinze jours. Je ne voulais pas la préparer avant le dernier jour. Est-ce que cela signifie qu’elle est plus importante que je ne croyais ? Qu’il y a quelque chose de sérieux à faire là-bas ? Je vais m’y mettre.
28 février 1935
Terminé hier soir la rédaction de ma conférence. Ce matin le pigeon n’est pas revenu.
C’est évidemment absurde, cette histoire. Je le vois bien. Et en même temps, je vois que je mentirais si j’écrivais que je n’y crois pas.
Superstition ! Je m’étonne de ce que ce « reproche », que je me formule en vertu d’une habitude scolaire de critique, me touche si peu, ne trouble pas du tout ma bonne conscience. Au fond, je me sens assez heureux de cette découverte en moi d’une superstition réelle, capable de me faire agir ; ou plus exactement, je suis heureux de l’aveu que je viens de m’en faire. Comment ne l’ai-je pas fait plus tôt ? Pour peu que je rappelle mes souvenirs, je retrouve partout dans ma vie des déterminations non moins précisément « superstitieuses ». En y regardant de près, il me semble que toute la trame de mes [p. 191] petites décisions quotidiennes est faite de croyances spontanées et absolues en des « raisons » qui n’en sont pas, mais qui m’ont toujours convaincu beaucoup plus vite et beaucoup mieux que les autres. Tout ce que j’ai fait à cause d’un chiffre, à cause de la coïncidence d’un sentiment ou d’un pressentiment et d’un hasard tout extérieur, à cause d’un certain jeu que je poursuis, sans trop le savoir, avec bien plus de vigilance que je n’en apporte à la défense de mes intérêts « objectifs »… Et ce jeu-là, je suis tellement le seul à en connaître les règles et les interdictions que je n’imagine pas pouvoir jamais m’en « rendre compte » en langage ordinaire, et surtout en français. On admet facilement que les Césars jettent les dés avant leurs grandes décisions, mais n’est-ce pas une étrangeté plus aiguë que nous révèle cette foi toute quotidienne aux « signes », cette activité créatrice de Rubicons imaginaires ?
Comme toujours, c’est une étrangeté, une singularité irréductible qui m’introduit au général : je découvre, en la découvrant, les liens profonds qui m’unissent à ce peuple de paysans et d’ouvriers, si délibérément superstitieux dans leur conduite et dans leurs opinions.
On dit bien : l’exception confirme la règle. Oui, mais il faut entendre le proverbe d’une manière tout à fait précise : l’exception vécue, reconnue, c’est cela même qui nous fait découvrir notre commune condition. Car, en effet, la condition commune, c’est de se sentir une exception, un type spécial, différent de tous les autres… Et ce n’est guère qu’à l’instant où l’on découvre que [p. 192] tous les autres en croient autant, que ces autres cessent d’être une menace, une masse abstraite, intimidante ou méprisable. Pour ne prendre qu’un seul exemple : que de tourments et de secrets désespoirs chez les adolescents troublés par le désir, s’apaisent tout d’un coup le jour où ils découvrent que leur état jugé par eux « exceptionnel » — et dont la honte alors les opprimait — est justement l’état de l’homme vraiment homme, et le signe d’une accession à la condition générale !
Avouer ses superstitions, ce serait avouer ce qu’on a de plus individuel, de plus irréductible au général. Mais voilà l’étonnant de l’aveu : c’est qu’il peut faire comprendre à d’autres, en un éclair, que chaque homme est irréductible, et que chaque homme a ses aveux à faire. Et l’on comprend ainsi, soudain, que l’on est un homme « comme les autres » par cela même que l’on s’éprouve absolument distinct de tous les autres.
1er mars 1935
Si l’on craint d’ordinaire d’avouer sa réalité individuelle et ses superstitions, c’est sans doute en vertu d’une prudence qui est le fondement même de toute « politique ». Et si j’avoue et légitime la réalité de mes superstitions, il faut tout de suite que j’oppose à cet aveu une contrepartie raisonnable. Il faut que je montre aussi les droits du général.
[p. 193] Qu’est-ce que la politique, sinon le général en tant qu’il s’oppose au réel, lequel est fait de nos monades superstitieuses ? Accorder libre cours à nos superstitions, qui du point de vue psychologique sont notre vraie réalité, ce serait jeter la société dans l’anarchie la plus sanglante. La politique ne doit jamais partir de la réalité irrationnelle de l’homme : d’ailleurs elle ne le pourrait pas. Ma loi vaut tout juste pour moi. (Et s’il fallait tenir compte de toutes les bizarreries auxquelles les hommes s’attachent comme à leur bien le plus précieux !) Au contraire, la politique doit aller à l’encontre de la réalité individuelle, et c’est pour elle la seule manière d’être en vérité « réaliste ». Je crains d’avoir créé certain malentendu en soutenant à plusieurs reprises que la politique idéale devrait partir de la personne. Elle doit tenir compte de la personne, et finalement favoriser son développement, mais d’une manière négative, dialectique, ou mieux encore : pédagogique. Il est de l’essence de toute saine politique de s’opposer à la personne, de limiter son expansion, de combattre en définitive le réel que nous incarnons. Toute politique est normative, mais seulement de l’extérieur. Une politique saine ne saurait donc partir de la personne, mais au contraire de l’impersonnel, pour se diriger contre la personne. C’est à ce prix qu’elle assurera quelque équilibre et c’est tout ce que je lui demande.
Mais ici prenons garde à deux faits, aussi importants l’un que l’autre, et qui donnent leur [p. 194] vrai sens aux remarques que je viens de formuler.
Premier fait : l’équilibre social doit être quelque chose de mouvant. Tout équilibre stable et sclérosé produirait immédiatement des désordres sans nombre. Une telle stabilité prouverait en effet que les deux puissances contraires qu’il s’agissait de maîtriser — le singulier et le général — ont perdu l’une et l’autre leur dynamisme propre. Si l’État ne freinait plus, si la personne ne cherchait plus à triompher de tout ce qui n’est pas elle, le simulacre d’équilibre que l’on constaterait alors ne serait en fait que la limite du pire désordre, et c’est la mort. Cas purement idéal bien entendu puisque l’histoire ne connaît pas d’arrêt.
En réalité, sous le couvert d’un équilibre apparemment stabilisé, le désordre est toujours à sens unique : c’est la personne qui cesse de se défendre, c’est l’anarchie qui renonce à ses droits. Et si le cadre de l’État paraît demeurer identique, la démoralisation grandissante révèle pourtant l’empiètement excessif du général dans la vie réelle.
Telle est notre situation — celle du monde bourgeois capitaliste, mais aussi celle des dictatures, d’une manière encore plus frappante. Certes, nos institutions n’ont guère changé depuis un siècle, et c’est pourquoi l’on s’imagine que l’équilibre s’est stabilisé. Au vrai, chacun peut voir que l’homme d’aujourd’hui se déshumanise rapidement parce qu’il cesse de se croire des droits « irrationnels » et immédiats contre [p. 195] l’État. Le sens de la révolte se perd. Il se sublime, ô ironie, en rouspétance, en criailleries électorales, journalistiques. Il s’étale en mauvaise humeur. C’est cela que je nomme démoralisation à l’abri d’un faux équilibre, — d’un équilibre sans tension.
Ici interviendra le second fait : l’équilibre social, pour rester sain, mouvant, tendu, doit être orienté constamment par un léger excès de la composante « personnelle ». Il doit en permanence se déplacer au profit des personnes. (Au profit des irréductibles, dans le sens du jeu le plus libre des superstitions que j’ai dites, et dont l’éducation se fait très lentement sous l’influence des résistances assimilées, créatrices de disciplines.) Ainsi le but final, le télos de toute politique, c’est la suppression de l’État, la libération des personnes au moment où leurs disciplines se seront enfin harmonisées. (Dans un temps que j’accorde d’ailleurs aussi lointain qu’on le voudra.)
Ces deux faits définis, revenons à la superstition du peuple. Je l’approuve et je la partage en fait le plus souvent, quand elle exprime une réalité sentimentale, mystique ou sensuelle, qui ne saurait se traduire en termes de raison. Mais je la tiens pour néfaste quand elle sort du domaine personnel et déborde dans la politique. On devine peut-être pourquoi. C’est qu’elle forme la composante proprement antipolitique de tout équilibre tendu, mouvant, réellement progressif. Si, par l’effet d’une perversion, elle se met à jouer au profit de la politique et des doctrines d’État qui [p. 196] doivent justement la combattre, le désordre s’installe et grandit. Dans notre cas, l’État devient totalitaire. « Là où l’homme veut être total, l’État ne sera jamais totalitaire. » Or l’État, c’est un fait patent, devient partout de plus en plus totalitaire. C’est donc que l’homme se défend de moins en moins. Ses « superstitions » personnelles (son quant-à-soi) cessent d’agir et de s’efforcer contre les lois qui les limitaient normalement. L’homme cessant de croire à sa loi — à ses superstitions incomparables — se met à croire de la même manière aux lois et aux pouvoirs qu’il aurait dû combattre. (Volonté et Pouvoir des masses, fatalités économiques, évolution de l’Histoire, mythes de la gauche et de la droite, divinité du Führer, omniscience du Duce, etc.) Toutes ces puissances mythiques deviennent l’objet anormal de ses croyances spontanées et immédiates. D’où l’empire monstrueux qu’elles prennent sur les esprits, et la réalité de cauchemar qu’elles affectent, — dont les affecte notre démission. Et c’est ainsi d’un refoulement, puis d’un transfert fatal de nos superstitions les plus valables, que naissent par exemple la menace fasciste et l’enthousiasme communiste. La plupart des fameuses « lois » économiques ou sociologiques que nous pensons avoir récemment « découvertes » ne sont, au sens freudien du terme, que les phantasmes de notre peur de vivre. On les ramènerait aisément à ce « complexe de castration » qui se noue au moment précis où l’agressivité normale de la personne se retourne contre elle, au profit des tyrannies impersonnelles. C’est l’instant où l’homme [p. 197] dit : « Que voulez-vous que j’y fasse ? » ou encore : « Ils sont les plus forts. » Tel est le « moment » de l’angoisse de ce temps.
L’homme sain dit : « Voilà ce que je ferai parce qu’il le faut. Et que voulez-vous qu’ils y fassent ? »
Mars 1935 (à Marseille)
J’ai parlé à R… de mon projet de publier sous le titre de Journal d’un intellectuel en chômage les pages que je suis en train de rédiger à temps perdu. Il est assez sceptique sur le résultat de cette entreprise. Pour des raisons que je devine plus sentimentales que les arguments qu’il m’oppose…
— Tout ce que le lecteur demande, c’est qu’on lui raconte une histoire, me dit R. — Mais si je raconte mon histoire ? — Le lecteur veut des histoires inventées. — Mais si je lui dis que j’invente mon histoire ? — Il ne vous croira pas, vous ne savez pas mentir. — Mais pourquoi n’aime-t-on pas ce qui est vrai ? — Parce que c’est gênant. Cela oblige à conclure, une histoire vraie. Cela vous met en question, cela vous invite à comparer les situations… À cause de la solidarité humaine, probablement…
— (Voilà pourquoi l’on trouvera sans doute indiscret, de ma part, ce journal. Un tel jugement ne serait pas très franc, d’ailleurs. L’indiscrétion, en soi, ne gêne pas beaucoup de gens, au contraire. Ce qui gêne, c’est plutôt la vérité telle [p. 198] quelle, surtout la vérité sur une situation matérielle. Il est entendu qu’on ne doit pas parler de « questions matérielles » dans une société distinguée. Vous me direz qu’on ne parle guère que de cela. Oui, mais d’une façon générale, non pas personnelle. Seulement, il se trouve que mon propos, précisément, est de montrer, entre autres, la décadence de ce tabou. Je trouve moins indiscret de parler en public de ma pauvreté — qui ne me gêne pas moralement — moins indiscret de parler d’argent que de parler, comme tant d’autres, de mes amours, en donnant toutes les précisions qu’un collégien puisse désirer.)
R. me disait aussi : En somme, vous n’êtes pas un vrai chômeur, puisque vous avez la possibilité de travailler. — Je me suis fait moi-même cette objection15. Il est clair qu’un intellectuel aura toujours la possibilité de travailler, pour autant que son vrai travail est de penser. Mais je l’appelle chômeur, faute d’autre terme, s’il n’a plus la possibilité de s’assurer un gagne-pain régulier par son travail, s’il n’a plus d’emploi, et ne sait plus de quoi sera fait le lendemain. — Admettez que cela ne vous empêche pas de vivre assez bien, à votre idée. Vous avez l’air très satisfait de votre situation. Ce n’est fichtre pas le cas des vrais chômeurs !
— Ah ! c’est vrai, je suis bien content, malgré tout.
— Alors, vous n’êtes donc pas un vrai chômeur ?
[p. 199] — Mais je ne tiens pas du tout à être un « vrai chômeur », je vous l’assure ! D’ailleurs j’ai déjà dit que cela me serait pratiquement impossible, sauf gâtisme précoce. Ce n’est pas un mal, je pense, si je suis heureux, bien que sans ressources ? Mais d’autre part, est-ce que le fait que je suis heureux suffit à me nourrir et à me vêtir ? Vous n’avez qu’à regarder la frange de mon pantalon. Ce n’est pas avec ça que je pourrais faire une carrière dans le monde, à supposer que l’envie m’en prenne. Tout ce que je compte dire dans mon journal, c’est qu’on peut être très content d’un sort matériel très médiocre. Ce n’est pas nouveau. Et il faut bien reconnaître que ce n’est pas aussi romantique et excitant que mon titre pourrait le faire croire. L’intéressant, à mon point de vue, c’est de montrer une fois que c’est vrai, et de montrer comment c’est vrai, dans le détail…
Cette conversation avec R. m’a rendu attentif à un fait qui m’apparaît soudain fondamental : c’est l’affectivité quasi insupportable qui s’attache aujourd’hui à l’argent, et qui se mêle en particulier à tout échange d’idées sur la richesse, la pauvreté ou le chômage. Mélange extraordinairement irritable de mauvaise conscience, de désir, de peur, de préjugés, de revendications secrètes, de jalousie, de snobisme antibourgeois ou prolétarien, de méfiances politiques, d’arrière-sentiments religieux, de rancunes, de souvenirs… On [p. 200] ne peut guère imaginer d’imbroglio passionnel plus idéalement favorable à l’apparition de délires subits de la pensée ou des sentiments. Aigreur et nervosité qui révèlent surtout un refoulement séculaire de ces questions. Plusieurs générations de bourgeoisie, et la crise de cette bourgeoisie, ont accouché d’un des plus beaux complexes que le diable ait jamais pu concevoir pour dresser les humains les uns contre les autres. Et qui ou quoi pourrait nous en guérir ? — Commençons par nous avouer. Passons outre à nos vieilles pudeurs : c’est le début de la cure. Ensuite il faudra essayer de réviser nos préjugés en fonction du vrai but de notre vie, de nous refaire une hiérarchie éthique, et de rendre ainsi à l’argent son rôle mineur de moyen, d’impur et simple moyen…
3-4 mars 1935
Deux jours au soleil, à Cassis.
Le village vit tout doucement, d’une vie enfantine. Point de touristes dans les ruelles jaunes, ni d’autos sur le quai.
Il y a près de Cassis une petite anse qui est pour moi le lieu du monde le plus pur. Une transparence vert bleu sur des cailloux ronds où le pied enfonce, entre deux rochers et le ciel. J’y reviens chaque année. Comme par hasard…
8 mars 1935 (de retour à A…)
Contact avec le public. — Dans le courrier qui est arrivé en mon absence, deux nouvelles demandes de « causeries » : l’une à un Congrès d’instituteurs, l’autre à un cercle d’études sociales. Les instituteurs voudraient que je leur parle de l’éducation de la personnalité ; le cercle social, du mouvement personnaliste. J’irai. Je me fais une règle d’accepter toutes ces invitations. Depuis deux ans, j’ai parlé devant les auditoires les plus hétéroclites : congrès d’étudiants, cours ruraux, « journées sociales », amateurs de littérature, philosophes, paysans, cercles d’hommes, groupant des ouvriers et des bourgeois… J’ai parlé en plein air, dans de grandes salles publiques, dans une cuisine de paysans, dans un temple, dans un café, dans une salle d’Université…
Cui bono ? À qui le bénéfice ? À moi d’abord, très certainement. C’est une joie qui vaut bien les ennuis du voyage, le temps perdu et les fatigues, bien qu’elles paraissent souvent vaines, que la joie de voir son public, de s’entretenir avec ces hommes et ces femmes pour qui l’on écrivait sans le savoir.
Découverte des diversités merveilleuses que proposent ces visages attentifs, éclairés ou butés, douloureux, tendus ou épanouis dans une compréhension amicale et directe. Je vois cette abstraction : le Public, s’évanouir et renaître, incarnée à chaque fois dans une seule figure précise, [p. 202] qui porte un nom, des vêtements d’une certaine sorte, etc. Peu à peu, je découvre que le public, c’est une série d’hommes et de femmes isolés, qui ont chacun leurs raisons très concrètes et singulières de lire ce qu’un autre a écrit, d’écouter ce qu’un autre leur dit.
Quand un lecteur vous écrit, il s’exprime le plus souvent dans un langage conventionnel qu’il croit de mise, s’adressant à un écrivain. Ou bien il se répand en confidences exagérées ; il s’excite, il s’admire dans sa révolte ou son malheur. Mais celui qu’on peut voir, celui qui vous pose des questions, celui qui vous attend à la sortie, et ne sait trop comment vous aborder, celui qui vous entraîne dans sa chambre ou au café, celui-là peut vous révéler la vraie raison d’une communion entre deux hommes : c’est toujours une raison unique, qui ne vaut qu’entre lui et moi, et qui ne prend son vrai sens que dans cette rencontre effective.
Ce sont de telles rencontres que je cherche, quand je vais parler dans ces cercles, où l’on se trouve soi-même à portée de l’auditeur, où l’on se voit naturellement contraint, ne fût-ce que par la proximité matérielle16 de se mettre moralement à la portée de ces esprits, visibles et lisibles sur ces visages. Presque nécessairement l’entretien institué dans la salle se prolonge en conversations pendant qu’on remet son pardessus ou qu’on rassemble ses papiers. L’auditeur a eu le [p. 203] temps de se familiariser avec l’orateur, dont il connaissait peut-être déjà la pensée et qu’il vient de voir de près une heure durant. Il a pu corriger ses préjugés. Et la première rencontre, sous l’auvent du local que l’on quitte, est en réalité la suite de quelque chose ; le contact s’établit normalement, sans surprises et sans illusion. Ce n’est plus une pensée lointaine qui anime un rêve, dans une chambre nocturne. C’est un homme qui rencontre un autre homme dans sa situation concrète et ses habits de tous les jours, sa maladresse et son étrangeté. Alors seulement quelque chose peut se passer en vérité. Alors seulement, ma pensée trouve son point d’attache, découvre sa mesure, sa force ou sa faiblesse, touche à son terme dans le cœur d’un homme.
Je dois à ces rencontres d’avoir pressenti quelquefois — assez pour en garder une inquiétude constante — ce qu’il y a d’inhumain dans la plupart de nos habiletés littéraires, et au contraire ce qu’il y a d’humain dans certaines imprudences naïves — ce qu’il y a d’inutile dans la plupart de nos précautions oratoires, logiques ou mondaines, et ce qu’il y a au contraire d’efficace dans l’affirmation pure et simple de thèses qui paraîtraient très difficiles au jugement du clerc en chambre. Le lecteur réel, l’auditeur réel, est toujours autrement intelligent qu’on ne l’imagine quand on écrit sans l’avoir jamais vu. Il n’est pas arrêté par nos tabous critiques. Il va tout droit à ce qui le concerne, et c’était justement, parfois, cette idée qu’on avait timidement glissée, sans conviction — on la jugeait trop simple ou [p. 204] trop subtile pour le public qu’on allait affronter. Tout ce travail de mise au point, d’adaptation à l’homme réel, m’a conduit à une conclusion dont j’attends avec impatience la vérification in concreto à l’occasion de mes prochains écrits. Cette conclusion est la suivante : le lecteur en son particulier — précisons : le lecteur sérieux, personnellement intéressé à un problème — juge à peu près régulièrement à l’inverse du critique parisien. Il trouve concret ce que le critique aura jugé paradoxal et gratuit, il néglige au contraire certaines qualités mineures et curieuses ou certains ornements de la pensée que le critique, blasé par des lectures trop rapides, et plus sensible aux tics qu’à la pensée fondamentale, n’aura pas manqué de signaler comme caractéristiques de l’ouvrage.
Enfin, je commence à comprendre au vif l’urgence, pour l’écrivain, de retrouver une commune mesure de langage et de sensibilité avec des hommes de toutes les classes et de tous les métiers.
Certes, ce n’est jamais qu’avec des êtres singuliers, par le biais de leur singularité même, qu’on entre vraiment en contact. Ce public-là est relativement restreint. Mais d’autre part il constitue l’élément créateur, spirituellement actif du pays. Il ne saurait être question de ce cliché importé d’URSS ou d’Allemagne hitlérienne : « Retrouver le contact avec les masses. » Les masses, comme telles, n’ont jamais eu de contact avec les écrivains, comme tels, en aucun temps. Ce ne sont pas des abstractions qui achètent nos livres.
[p. 205] Ce qu’il s’agit de retrouver, c’est le contact avec l’homme qui réfléchit et qui fait la critique des idées non point à l’aide des opinions de son journal, mais à l’aide de sa vie concrète. Celui-là seul peut faire sentir à l’écrivain ce qui est solide et ce qui est artificiel dans ce qu’il écrit. Et cette critique directe, informulée, parfois dramatique, c’est bien la seule qui puisse nous rendre peu à peu le sens de la responsabilité de l’écrivain. Pour l’avoir négligée dans nos villes, au milieu des feuilletonistes et des snobs, nous en sommes arrivés à parler dans le vide, à ne parler qu’à ces lecteurs qui achètent les livres pour remplir les rayons d’un studio-divan. Nous sommes des ingénieux, des amuseurs, des spécialistes, des éléments de publicité, des académiciens, des journalistes. Nous ne sommes plus des gens utiles. Nous ne sommes plus des hommes normaux chargés d’une vocation d’expression et de réflexion. Nous sommes des hommes spéciaux exploitant leur spécialité pour arriver à un succès sur le marché. Combien de nos romanciers devraient être classés dans la catégorie des femmes à barbe et des veaux à deux têtes qu’on montre aux foires. On dit que nous avons trahi l’esprit : mais l’esprit n’a pas besoin de nous. Il vit sans nous. Nous le retrouverons intact. C’est le lecteur que nous avons trahi, c’est avec lui que nous devons retrouver un contact qui nous renverra, plus sûrement que toutes les diatribes, au respect des valeurs spirituelles.
10 mars 1935
Question à Messieurs les Sociologues. — De Man écrit dans l’idée socialiste, p. 394 : « Un logement plus spacieux, plus clair et plus sain, une nourriture meilleure et plus variée, des occasions plus fréquentes de respirer l’air libre, des vêtements et une lingerie plus propres, du savon pour la toilette, le moyen de se libérer d’un travail domestique pénible et monotone (eau courante au lieu de pompe commune, électricité au lieu de pétrole, etc.), toutes ces améliorations et mille autres semblables…, représentent une valeur culturelle aussi générale que la santé elle-même ou que l’application du principe économique du moindre effort. »
C’est la fin de la phrase qui m’a étonné. La santé n’étant pas une valeur « culturelle » ni même une valeur de culture « générale », je crains que la comparaison qu’introduisent les mots « aussi générale » ne ridiculise la thèse qu’elle désire illustrer, l’auteur se démentant lui-même. Inutile de rappeler que le spectacle de pays tels que la Suisse, la Hollande et l’Amérique du Nord y suffirait peut-être ! Pour ne rien dire de ma furtive expérience personnelle, qui proteste de toute sa petite force contre l’affirmation que l’ampoule électrique a plus de « valeur culturelle » que la lampe à pétrole ; et l’eau courante que la pompe ; — et Babbitt que D. H. Lawrence.
Tout ce qui n’est pas d’origine chrétienne, dans le socialisme, se fonde sur cette superstition [p. 207] bourgeoise : que le bonheur dépend mathématiquement (statistiquement) des « améliorations » du train de ménage. Après, l’on oublie d’expliquer pourquoi ces conditions étant remplies, les bourgeois ne sont pas plus heureux que les ouvriers.
Et pourquoi je suis beaucoup plus heureux qu’un bourgeois, avec ma pompe à eau et ma lampe à pétrole.
21 mars 1935
Place aux vieux ! — Je lis dans un journal socialiste du Midi sous la rubrique « La vie régionale » qui chaque jour m’apporte d’inénarrables sujets de méditation, le petit communiqué que voici :
Bouillargues. — Les « exclus » vieux travailleurs.
Demain dimanche, à 10 heures, sera donnée une conférence au profit des vieux, hommes et femmes, âgés de soixante ans au mois de juillet 193017. Tous ceux qui ne bénéficient pas de la loi des assurances sociales ont intérêt à assister à la conférence. L’organisation lutte afin de faire accorder une retraite aux vieux. Unissez-vous, activez la propagande afin que satisfaction soit donnée aux légitimes revendications des vieux.
« L’organisation lutte… Unissez-vous ! Activez [p. 208] la propagande ! » Ô merveille du pathos révolutionnaire ! Ô gloire de la phraséologie électorale ! Ô triomphe des mots d’ordre sur l’inertie des masses, l’égoïsme des petits bourgeois, l’obscurantisme clérical — la conférence est à 10 heures, dimanche matin… — et les oligarchies réactionnaires ! Ô Liberté, Égalité, Fraternité, Déclaration des droits de l’homme ! Il est venu, il est venu le jour que la Volonté populaire appelait de tous ses espoirs ! Mais que dis-je le jour ! C’est l’heure même qui va sonner : demain dimanche, sur le coup de dix heures, le grand mot qui résume cent années d’efforts, de luttes, de sacrifices et d’éloquence, de pensée libre, de raison cartésienne, de soif de Justice et de passion libertaire, ce grand mot sera prononcé, proclamé, acclamé par les travailleurs de Bouillargues, prouvant à la face du monde que nos militants héroïques n’ont pas perdu leur peine depuis 89 ! Oui, dis-je, ce symbolique mot d’ordre sera donné comme un soufflet à la Réaction insolente : « Place aux Vieux ! »
On se demande s’il est au monde un seul pays, hormis la France, où cette phrase soit possible. Où les partis qui se disent « avancés » osent le proposer comme objectif de « lutte ». Où la publication d’un communiqué de ce genre ne soit pas accueillie par une traînée de rigolade irrépressible dans toutes les couches de la population, « laborieuse » ou « réactionnaire ». À la prochaine enquête sur l’état politique de la France, je me promets de répondre par cette simple déclaration : « La France est un pays [p. 209] comblé, qui a résolu tous les problèmes économiques urgents. La preuve en est fournie par ces phrases cueillies dans un journal révolutionnaire : « L’organisation lutte afin de faire accorder une retraite aux vieux. Unissez-vous, activez la propagande, afin que satisfaction soit donnée aux légitimes revendications des vieux ! » Quand on en est à cela, dans les partis d’extrême gauche, c’est que l’état social est à peu près paradisiaque. » J’ajouterais peut-être ceci : En tout cas, tout péril fasciste est écarté d’emblée pour une nation qui sait encore dévouer ses enthousiasmes aux soins que réclame la vieillesse. Notre opinion publique, à en croire les journaux, est actuellement dominée par le souci des élections académiques et des retraites aux sexagénaires. Eh bien ! riez si vous voulez, je trouve cela touchant et profondément rassurant. Il est encore un peuple au monde pour qui le souci de se montrer humain prime cette volonté de puissance et ce culte du jeune guerrier à quoi certains de nos voisins sacrifient davantage que leur vie : leur dignité de personnes, — et celle des autres… »
31 mars 1935
Relevé des « convocations » communiquées le 30 mars 1935 par un journal de la région :
— les « ayants-droit » à la carte d’ancien combattant ;
— les Survivants de l’Alsacienne (66e division) ;
[p. 210] — les « exclus » vieux travailleurs ;
— les Mutilés et Invalides du Travail ;
— l’Amicale des Anciens Musiciens du 7e Génie ;
— les Blessés du Poumon ;
— la Fédération des Familles nombreuses.
Cette dernière amicale d’« accidentés » est sans doute la plus à plaindre : elle témoigne en effet, malgré elle, d’une certaine vitalité qui doit paraître un peu suspecte à cette population de retraités, d’« exclus », de mutilés, d’anciens de tout ce qu’on veut, de « survivants »…
Faut-il penser que le malheur seul peut encore rassembler les hommes en communautés pacifiques ?
Vendredi saint (avril 1935)
Pour vivre de peu. — (Avoir peu.)
Atteindre cet état que l’on dit avoir été celui des âges d’or : l’état de simplicité envers l’argent.
C’est parce que nous avons perdu cette simplicité envers l’argent, parce que nous en avons fait une valeur sentimentale, que nous sommes pris dans nos calculs.
Il faut apprendre cette simplicité : l’imprévoyance, l’acceptation d’une misère, mais aussi l’acceptation d’un don immérité, la prodigalité mais aussi la tempérance ; ce qu’il y a de folie [p. 211] dans une vraie sagesse, et de vraie sagesse dans le refus de toute sagesse qui calcule.
Le riche ne vaut pas moins que le pauvre, ni le pauvre moins que le riche, mais l’un et l’autre ne valent que par la joie, et la joie ne vaut rien dans nos calculs.
Il faut beaucoup d’argent (jamais assez) à celui qui n’a pas accepté la joie, qui n’a pas de « valeur ». Il faut beaucoup de temps (jamais assez !) à celui qui n’a pas accepté l’éternité, qui n’a pas de durée.
Apprentissage de la pauvreté : devant la table sainte, où tout ce qui te faisait riche t’empêche de recevoir les signes certains de la joie. Voilà le modèle de toute simplicité, de toute richesse reçue dans la pauvreté, mais aussi de toute pauvreté préservée dans la richesse. (Je ne cède pas à la tentation des parallèles verbaux ou des fausses symétries : chacun de ces mots est essentiel à l’expression d’un seul et même événement.) Si je crois à la Résurrection et au don actuel du Christ dans la foi, certifié et scellé par les signes visibles du pain et du vin, je dois croire identiquement que c’est là le centre vivant de toute réalité réelle sur la terre. Je dois croire qu’à cet événement central doivent se rapporter toutes nos pensées, toutes nos actions, tous nos systèmes… Une politique, une éthique, une idée qui ne peuvent être rapportées à la situation de l’homme prenant la Cène sont en dernier recours vaines et illusoires.
Nuit de Pâques 1935
Clair de lune, à minuit, après l’orage. Vocabulaire insuffisant pour décrire la joie naturelle. Souvent éprouvé. Les grands soulèvements de l’instinct vers la clarté, notre raison les repousse au lieu de les transfigurer. En présence de tout ce qui surgit formidablement à l’approche de la joie, elle se sent gênée, pauvre et maladroite, pareille à cette clarté lunaire incapable d’exalter ce qu’elle découvre sur la face immense de la terre. — Clartés rationnelles : empruntées à l’Astre invisible.
Matinée du lundi de Pâques, 7 heures
Tout est trempé et ruisselant de lumière bleue, les feuillages encore translucides au-dessus du bassin bleu de ciel où nagent d’énormes bottes de radis rouges. Tout a son éclat neuf, sa densité, sa légèreté originelles. Les oliviers sont plus soyeux et plus moirés sur le vert plus violent des terrasses, la colline plus riche d’ombres et de lueurs doucement étagées. Et les lointains de plaine évoquent l’instant de la séparation des eaux et de la terre, dans un chaos brillant d’où montent des vapeurs d’aube d’été.
« Un vrai temps de Pâques ! », me crie Simard.
[p. 213]Hier il pleuvait. Vendredi, c’était grand soleil. Et les bonnes femmes disaient, au seuil du temple : « Voyez-vous ça, comme tout est dérangé ! Les autres années, il pleut toujours le Vendredi-Saint, et il fait beau le jour de Pâques. » Je leur réponds : « Que voulez-vous, les saisons ne sont plus ce qu’elles étaient », — pour montrer que je sais vivre… Parler du temps qu’il fait, occupation fondamentale des paysans et des bourgeois, c’est une manière de s’exprimer qui en dit plus long qu’on ne croirait. « J’ai mes brouillards et mon beau temps au-dedans de moi », note Pascal. En sorte que s’étonner d’une pluie « intempestive », c’est une manière de dire : « Je m’attendais à autre chose, mon calendrier moral, mes conventions, etc., prévoyaient autre chose. » Et l’on décrit les croyances de son groupe en « parlant de la pluie et du beau temps ». (Je dis bien groupe, car il y a peu de « personnes ».)
15 avril 1935
La sieste de la Marquise. — Nous espérions pouvoir dormir de nouveau, après la grande semaine des chats, qui avaient fait retentir le vallon de leurs déchirements wagnériens. Et voilà que cela prend les chiens.
Toute la nuit, ils se sont battus dans la remise qui est juste au-dessous de notre chambre, et [p. 214] dans la cour, et sur toutes les terrasses. Avec des cris et des râles presque humains.
Ce matin, j’ai trouvé des traces de sang sur le seuil de la remise.
Un beau soleil luit sur ce lendemain de bataille. Pendant des heures, la petite chienne Marquise — c’est la mère du basset Pernod — a trottiné tout gentiment sur les restanques, en faisant tinter son grelot, respectueusement talonnée par un grand flandrin de métis aux oreilles pendantes. De temps en temps il la rejoignait. Ensuite une sorte d’épagneul impur a pris sa place. Deux ou trois autres mâles faméliques reniflaient la trace de la chienne à tous les étages du vallon. Ils grimpaient les escaliers, redescendaient, parcouraient la prairie et les cultures à longues foulées, le nez au sol. Soudain, l’un relevait la tête, et s’en allait. Un nouveau faisait son apparition au haut de la colline.
Simard et moi leur avons lancé quelques pierres, pour voir. Ils s’éloignaient un peu, en se retournant à chaque saut, et puis cela revenait bientôt de tous côtés. Haletants, craintifs, et obstinés.
Après le déjeuner, flânant au jardin, je me penche par hasard au bord de la terrasse, et voilà que je découvre au-dessous de moi un spectacle étrange et presque « atterrant ». La petite chienne est couchée, sur le flanc, haletant doucement, l’arrière-train tuméfié. Autour d’elle, éparpillés sur une aire de quelques mètres, reposent les mâles repus, pesamment allongés au soleil. J’en compte huit, de toutes tailles et [p. 215] pelages. La plupart sont beaucoup plus grands que leur Marquise, mais il y a aussi un insolent petit blanc aux pattes fines. Tout cela vautré comme sur une plage mondaine.
Après un certain temps, je jette quelques poignées de terre sur tous ces ventres. Ils vont se coucher un peu plus loin. Un ou deux se défilent en silence.
« J’ai pris la nature sur le fait. » Vertige de l’animalité.
17 avril 1935
Ça n’a pas encore cessé chez les chiens. Cette nuit, les crapauds s’y sont mis. Un vieux mâle coasse des notes basses, et le chœur lui répond, deux octaves au-dessus. Toujours ces luttes dans la remise. La chienne se traîne. La chatte est déjà grosse. Une puissance inexorable s’est emparée de l’espèce, tourmente les bêtes, les essouffle et les esquinte, les rend craintives et méchantes, lourdes, baveuses et difformes. Il faut voir les yeux pitoyables de ces grands chiens qui tremblent sous la pluie, groupés au maigre abri des buissons de lauriers. Ah ! les beaux « instincts primitifs » ! Le bonheur idyllique de la nature ! Littérateurs, allez-y voir de près !
« Nous savons, en effet, que jusqu’à ce jour, la création tout entière gémit dans les angoisses de l’enfantement. Et ce n’est pas elle seulement, mais nous aussi, qui avons les prémices de l’Esprit ; nous aussi nous soupirons en nous-mêmes, [p. 216] en attendant l’adoption, la rédemption de notre corps. Car c’est en espérance que nous sommes sauvés. » (Romains 8, 22-24.)
Parler de la Nature comme le firent tant de romantiques, en termes d’extase religieuse, c’est se moquer cruellement des créatures, ou plutôt c’est avouer qu’on n’a pas su les voir. Aller demander à la Nature la révélation d’une vie saine et délivrée de toute contrainte mauvaise, c’est trahir cette « attente ardente », cette question angoissée des bêtes et des plantes que l’apôtre a su percevoir. C’est la nature qui cherche en nous ce que notre délire allait lui demander : les prémices d’une nouvelle création, et la « révélation des enfants de lumière » !
21 avril 1935
Voici les affiches des partis, pour la campagne d’élections municipales. Quelle bouillabaisse de termes abstraits — sans nul rapport à rien de ce qu’exige la situation locale, bien entendu. Les mêmes termes, d’ailleurs, à peu de chose près, sur les affiches du « centre » et sur celles de la gauche. (Car la droite n’ose pas dire son nom dans ce canton.)
Les partis de gauche ont fait liste commune : cela s’appelle le front antifasciste. Je recopie cette phrase merveilleuse qu’ils ont fait imprimer en lettres grasses : « Tout notre programme municipal tient en un seul mot : nous sommes antifascistes ! »
[p. 217] Après quoi viennent les revendications pratiques : aide aux chômeurs, pose de deux nouvelles boîtes aux lettres ; ouverture d’un chalet de nécessité pour hommes et dames sur la place principale.
Si c’est cela l’antifascisme, les fascistes doivent être de drôles de gens.
25 avril 1935
Communisme. — Dans la petite librairie grande ouverte sur la rue principale, je parcours comme chaque jour, la plupart des journaux parisiens et méridionaux. Un vieux bonhomme au nez violacé traîne ses pantoufles par la boutique et grogne sans arrêt. Il interpelle assez grossièrement la patronne qui ne répond pas. C’est un habitué, il est comme ça. Il faut le laisser frapper le sol de sa canne et redresser sa casquette pour ponctuer ses raisonnements d’alcoolique.
Entre un homme maigre, casquette et veste de toile bleue proprette, visage nerveux et intelligent. — Vous avez mon Huma ? — Bou die ! je les ai toutes vendues, Monsieur Dumas ! — (C’est jour de foire.) — Allons, tant mieux, fait l’homme. Et si des fois on vous en demande de trop, vous n’avez qu’à donner la mienne, vous savez. Plus on la lit…
Ce généreux apôtre de la cause va sortir, lorsque le vieux gâteux l’arrête sur le seuil. — Et alors, mon bon, c’est toi qu’on va mettre à la [p. 218] mairie ? — L’homme au visage maigre fait un geste réticent. Le vieux le tient par la manche et lui martèle de sa canne le bout des souliers :
— Tu m’entends ? Nous ôtres, nous allons vous passer à tabaque, toute la bande ! — Oh ! dit l’homme, si vous y arrivez, c’est bien votre droit !
— Notre droit ? Peuchère, c’est notre devoir ! (Il glousse d’un air malin.) — On sait bien, dit le communiste, que vous avez toujours soutenu les gros qui pressent les petits ! — Les gros ! mon bon. Mais c’est donc vous, qui nous pressez toute notre argent, depuis quatre ans que vous l’avez, le pouvoir ! — L’autre se dégage et s’en va, un peu triste, ou peut-être gêné.
Entre ces deux hommes, je n’hésite pas : je vote pour le communiste. C’est un Méridional du type sérieux, un de ces hommes qui pourraient sauver sa région de la totale décrépitude où l’ont laissée les radicaux et les créatures de Bouisson, dont mon alcoolique fait partie. Voilà l’aspect local et personnel de la question, sur le plan des prochaines élections municipales.
Mais il y a bien d’autres aspects. Ces deux hommes sont du même niveau social, sans doute parents, de mœurs et de langage pareils. S’ils s’opposent, c’est que l’un est avare et légèrement maboul, l’autre énergique et assez sensé. Simple question de tempérament. Peut-être aussi le communiste n’est-il pas encore parvenu à « mettre de côté » autant qu’il le voudrait. Mais ce n’est pas sûr. Je sais bien une douzaine de ses camarades qui comptent parmi les mieux rentés de ce pays. Faut-il donc penser que les partis [p. 219] expriment tout simplement des attitudes morales différentes ? Ce serait nouveau…
Il y a au fond tout autre chose.
C’est moi qui avais acheté, innocemment, le dernier numéro de l’Huma. De la haine et encore de la haine, quelques mensonges grossiers, le truquage habituel des titres, une sauce aigre où nagent de grandes vérités brutales, toujours bonnes à dire, mais mal dites. J’accepte à la rigueur cette division du monde en gros et en petits, si c’est le seul moyen pratique de faire valoir les droits élémentaires d’une partie de la population. Mais quelle trahison des « petits » représente alors ce journal ! Leur seule force contre les capitalistes, et surtout contre leurs suppôts, ces retraités radicaux ou socialistes, ce serait d’être le parti de la vérité et du bon sens. Ils auraient avec eux tous les hommes — bourgeois ou intellectuels — qui détestent la politique et la combine électorale. Au lieu de quoi, on pervertit les révoltes les mieux justifiées, on les étourdit de mensonges, on les abreuve d’une prose abstraite, brutale — eux qui le sont si peu ! — et si possible, plus médiocre que celle des grands journaux d’information. On leur impose une mystique confectionnée à l’usage des moujiks… Quel est l’homme sain qui oserait affirmer que ce quotidien lamentable, hérissé de clichés hargneux, travaille pour le bien de ses lecteurs ? Si l’on prend au sérieux le sort qui est fait aux ouvriers — ce n’est pas le cas des intellectuels qui « adhèrent » aux disciplines staliniennes en haine d’une société qu’ils sont encore les seuls [p. 220] à croire « chrétienne » — il faut bien dire que le parti communiste est une sinistre trahison des pauvres hommes. Beaucoup, je le sais, résistent à l’intoxication, mais cela prouve simplement, une fois de plus, que l’homme du peuple ne comprend pas profondément ce qu’on lui donne à lire ou à entendre. Il comprend sa situation, et ne voit pas que « son » journal est sans rapport réel avec cette situation.
Mais les intellectuels, dont le métier est de comprendre, dont le métier est de vouloir la vérité, dont la seule dignité est d’avoir foi dans le pouvoir d’une pensée droite, — on se demande par quelle rancune vaguement démoniaque, et surtout vaine, ils en viennent à s’imaginer qu’ils défendent eux aussi les « petits » en défendant ces exploiteurs de la bassesse et du mensonge en service commandé. L’homme à la veste bleue, je le comprends et je l’aime dans son effort maladroit et réel. Mais dans la mesure où je l’aime, ils me dégoûtent.
28 avril 1935
Le problème des gens. — Comment arriver à ne plus s’indigner sans cesse de la bêtise des gens ? Ou mieux : comment arriver à ne s’en indigner plus que dans la mesure où notre action réparatrice a besoin d’un élan passionné qui la soutienne ?
En agissant davantage notre « idéal », sans doute laisserions-nous moins de loisirs à notre faculté judicatoire pour exercer ses comparaisons [p. 221] trop exactes entre cet idéal et les réalités stupides qui nous blessent. S’engager au lieu de s’indigner : voilà bien le principe de la guérison que j’attends. Je n’ose croire qu’il me soit bien utile de seulement le savoir…
Si j’étais sûr que la bêtise humaine est à jamais irrémédiable, je serais tranquille : je ne m’occuperais en bonne conscience que d’art et de littérature. Mais quoi ! rien n’est moins sûr que cette permanence de nos maux. Non que je croie à un « Progrès » réel possible. Mais je crois à une décadence certaine dès que nous relâchons notre effort vers un mieux. Or, ma faiblesse veut que cet effort se traduise chez moi, d’ordinaire, par une simple mauvaise humeur (trop justifiée) contre l’époque. Mes sarcasmes me prouvent en effet que je n’accepte pas l’inacceptable, que je le juge et m’en détache, et c’est déjà ça de sauvé. Mais il faudrait passer à une attaque active, et je cesserais tout aussitôt de m’agacer.
(Au fond tout cela est des plus simples, évident, et si j’éprouve quelque difficulté à le formuler, c’est que mon dire reste dans mon esprit inséparable d’un faire qui, lui, n’est pas aisé, et reste même fort obscur et ardu — pour autant que je ne l’envisage pas avec une loyauté entière, un esprit d’obéissance, une absolue disponibilité.)
2 mai 1935
Politique et réalité. — Je sors d’une réunion populaire qui s’est tenue dans la salle désaffectée [p. 222] d’un cinéma. (J’avais omis de noter ce fait curieux : il n’y a plus de ciné à A…) Le député socialiste, maire de N…, et deux autres militants socialistes et communistes ont parlé. Comme ils eussent parlé à Pantin ou à Lille ; comme parlent le Popu et l’Huma, sauf quelques coups de gueule contre les riches du pays. Tout le monde est très content.
Là-dessus, deux séries de réflexions me tentent.
1) Réflexion du « fasciste » ou du disciple de Lénine. — Le peuple, tel qu’il est en réalité, ou tel qu’il est devenu après x années de régime capitaliste parlementaire et laïque, le peuple ne sait plus voir le réel. Provisoirement, il a perdu ce qui fut de tous temps sa vraie force. Il ne sait plus où sont ses intérêts, à quel niveau il faudrait les défendre. « Aliéné » par un ordre inhumain, il ne sait plus penser sa vie. Interrogez ce vigneron, ce mécano, ce métayer ou ce rentier, sur son état : il vous répond en termes de revendications abstraites, il vous parle de la réaction, du laïcisme, du fascisme, etc. Poussez-le dans le détail de ses revendications, posez-lui des questions précises sur les causes de la crise dont il souffre et sur les remèdes qu’il estime nécessaires : il vous débite des clichés de journal, ou se contente de hocher la tête et de menacer le capitalisme ou les fauteurs d’anarchie. Et cela finit toujours par une discussion de politique générale. Ils connaissent tous quelques moyens très simples qui empêcheraient « Hidler » (comme dit Simard) de faire la guerre. Conclusion : il appartient à un seul chef, à un Parti, [p. 223] ou encore à une équipe de techniciens et d’hommes de main d’imposer à ce peuple déprimé un cadre politique nouveau, qui lui permette de se refaire des racines, de travailler et de se reproduire. Il faut abandonner la croyance illusoire en quelque Volonté infaillible du Peuple. Ou mieux : présenter ce que l’on fait comme l’expression de cette Volonté. Aider le peuple sans demander son avis. Avec l’espoir qu’un jour ou l’autre, il se retrouvera capable d’exprimer des désirs réels, disciplinés et « raisonnables ».
2) Réflexion du personnaliste. — Le peuple tel qu’on le voit paraît tout ignorant de ses intérêts véritables. Mais c’est qu’il ne peut pas les exprimer très aisément. Question de langage. Revenez voir ces mêmes hommes que j’ai dit, revenez deux fois, trois fois, vingt fois, prenez-les sur le fait au détour d’une phrase maladroite, rendez-les attentifs au sens de leurs clichés. Mieux encore, parlez-leur de leur travail, de celui qu’ils sont en train de faire tandis que vous causez, vous arriverez à leur tirer quelque chose de sensé, de vécu, de réel, — et qui renversera les conclusions cyniques de tout à l’heure.
Ils vous diront d’abord que le fond de leur vie, c’est l’ennui. Ils expliqueront presque toujours cet ennui par les conditions du travail créées depuis la guerre dans les campagnes : nomadisme des employés et ouvriers, impossibilité de « suivre » un effort bien localisé, de s’attacher à ce qu’on fait ; nécessité où l’on se trouve de bâcler son ouvrage, pour gagner de quoi vivre, tentation perpétuelle de changer de condition. Ils [p. 224] vous diront aussi qu’ils n’ont plus le cœur à leur ouvrage, quand ils savent que les résultats sont à la merci soit d’un trust, soit d’un syndicat d’incapables. Ils vous diront que le mal vient de l’État — et cela veut dire : de ceux qui font les lois sans rien savoir des situations locales. Parfois ils proposeront quelque réforme pratique : faire de la place aux jeunes en abaissant la limite d’âge dans les chemins de fer et l’administration ; faire des lois régionales pour la viticulture ; mettre en commun les terres d’un petit village ; vendre le vin du pays dans les épiceries du pays, lesquelles ne vendent que des succédanés fabriqués dans des « caves centrales » avec des vins d’Afrique et des produits chimiques (« que vous avez la gorge brûlante après un verre »). Enfin ils se plaindront de ce que dans leur pays, il n’y a plus de vie, d’initiative, de vrai plaisir. On n’est plus fier d’en être, on approuve la jeunesse qui délaisse la terre pour la ville. (« C’est mort, ici ! » phrase entendue un peu partout dans la province). Et puis « leur » politique, parlez-moi de « leurs combines », il n’y a rien à y comprendre.
Dans une assemblée populaire, on ne dira pas un mot de tout cela, on s’en tiendra aux clichés du journal. On n’aura pas le temps ni le courage, ni même l’idée de pousser plus loin, d’aborder des réalités. Donc, par amour du peuple, n’écoutons plus ses assemblées, ce n’est pas lui. Écoutons les observations que formulent des individus pris à part, dans leur vie concrète. Je constate qu’elles vont toutes dans le sens de ce que proposent les personnalistes : autonomie de la région [p. 225] naturelle, communalisme, syndicats locaux, rajeunissement des cadres, développement des techniques libératrices, des sports, des moyens de circuler et de s’instruire, résistance à l’état tentaculaire. (Quant à la lutte contre le capitalisme, tout le monde en est, ou feint d’en être ; c’est bien moins concret qu’il ne semble.)
Conclusion : il appartient à des équipes d’hommes nouveaux, jeunes et sortis de toutes les classes, d’exprimer ce que taisent les journaux, les orateurs et les affiches. Et c’est la volonté réelle des travailleurs, trahie par le langage politicien.
La dictature est la seule solution de ceux qui refusent d’éduquer le peuple. Dictature ou éducation, voilà le dilemme du xxe siècle. La dictature est très fragile. Elle n’a qu’un argument très puissant contre nous : sur qui et sur quoi tablez-vous ? nous dit-elle, sur quelle classe, sur quels intérêts ? — Nous comptons sur l’effort des hommes les plus humains. C’est peu, dites-vous. Mais rien d’autre n’est vrai…
6 mai 1935
La mort et les cérémonies dans le Gard.
La maison de Simard recèle un effrayant secret qu’on m’avait laissé ignorer : une belle-mère. Nous apprenons son existence en même temps que l’imminence de sa mort — et voici qui éveillera peut-être des réflexions fécondes dans l’esprit du lecteur philosophe.
[p. 226] Déjà huit mois que nous sommes ici, et combien de fois ne sommes-nous pas entrés dans la grande cuisine qui était, pensions-nous, tout leur logis — nous avions cru comprendre que les autres pièces étaient vides ou ne servaient que de débarras —, et rien ne pouvait nous faire soupçonner cette présence, à côté. Hier matin, la mère Calixte arrive tout agitée : Madame se meurt ! s’écrie-t-elle.
C’est Mme Bastide, la belle-mère. — Qu’a-t-elle ? — Oh, elle m’a bien reconnue, mais elle va « passer » cette nuit, vous savez, elle est toute chargée, bou die ! l’estomac et tout. — Mais les Simard ne m’avaient jamais parlé d’elle ! — Peuchère ! ils languissaient de l’emballer, la vieille !
Ils n’auront plus à languir bien longtemps. On peut dire que la chose est sûre. Et on l’entend ! Trois fois par jour, le bruit d’effroyables discussions nous parvient de la cuisine des Simard. Un beau-frère est arrivé, et on partage. C’est toujours assez compliqué.
La nuit, par un dernier respect pour la moribonde qu’ils veillent à tour de rôle, ils sont venus discuter dans la remise qui est au-dessous de notre chambre, et leurs éclats de voix nous ont plusieurs fois réveillés.
7 mai 1935
Alors, Madame Calixte, comment ça va-t-il, à côté ? — Elle dure, elle dure… Je viens d’aller la [p. 227] voir. Elle a un bâton sur son lit, qu’elle ne veut pas le lâcher, c’est pour lui tenir compagnie…
On a été chercher le pasteur. Je le rencontre comme il sort de sa visite. — Elle est curieuse, cette vieille, me dit-il. Figurez-vous qu’elle tient sa canne à la main, comme ça, sur la couverture, et elle explique que c’est pour monter « là-haut », pour s’aider !
8 mai 1935
Il y a eu du bruit toute la nuit. Vers 2 heures, nous nous réveillons. Une âcre fumée remplit la chambre, des lueurs d’incendie passent devant la fenêtre. Je me précipite : ce sont les deux Simard qui font un grand feu dans la cour. Est-ce qu’ils la rôtissent ? On distingue des étoffes noires qui se gonflent sur le brasier…
Je me suis réveillé tard. Tandis que je me rase, j’entends Simard qui apostrophe la mère Calixte près du bassin. « Je ne veux pas qu’on lave aujourd’hui ! Vous m’entendez ! Je l’ennterdis, vous n’avez qu’à le leur dire ! » Je passe la tête par la fenêtre. — Qu’est-ce que c’est, Simard ? Il est rouge et boursouflé, tremblant de colère et gesticulant. Il crie : Je l’ai dit à Madame Calixte, je ne veux pas qu’on lave aujourd’hui ! Ma belle-mère est morte cette nuit. Il ne faut pas se moquer des gens en deuil ! — Mais Monsieur Simard… — Il est parti. Le bassin est à 50 mètres de la maison, sur une terrasse qu’on ne peut voir d’ici. Je ne comprends pas très bien. S’il s’agit [p. 228] de respect, ne vaudrait-il pas mieux respecter les vieux pendant qu’ils vivent ? — Déjà les voisines arrivent, par petits groupes, parlant beaucoup.
9 mai 1935
Me voilà donc brouillé avec Simard. Après l’algarade d’hier matin, je ne me sentais pas le cœur à lui jouer une comédie de sympathie, d’autant qu’il n’a vraiment pas l’air trop affecté par la perte de cette belle-mère (sauf que les discussions avec le beau-frère font toujours rage). Je me suis donc borné à exprimer mes « condoléances » à Mme Simard, que j’ai trouvée hier soir devant son seuil, entourée de commères qui entretiennent son chagrin décent. Aux premiers mots que j’ai dits, elle a pleuré, gémi d’une toute petite voix fausse, et m’a beaucoup remercié. Bref, il m’a semblé que tout s’était bien passé. Je me trompais. C’est la mère Calixte qui me l’apprend ce matin. Le ménage Simard est furieux. Nous n’avons pas du tout fait ce qu’il fallait. Je me récrie : mais comment, j’ai pourtant dit ma sympathie à Mme Simard. — Je sais, mais vous n’êtes pas entré chez eux. — Entré chez eux ? — Il faut que je vous explique. Une visite de deuil, chez nous, ça doit se faire dans la cuisine. Aussi, je lui ai dit, à Fernane, il aurait dû venir chez vous pour dire qu’il ne voulait pas qu’on lave. Je le lui ai dit : c’est bien ta fôte ! Ça aurait été dans votre maison qu’il y aurait eu un mort, je [p. 229] comprendrais, je n’aurais pas non plus lavé la vaisselle. Mais ce n’est pas la même chose. — Je ne comprends pas, Mme Calixte. Pourquoi ne peut-on pas laver la vaisselle quand il y a un mort dans la maison ? Il faut bien continuer à vivre, et à manger, et à laver, il me semble ? — Je ne pense pas comme vous, Monsieur, mais il a tort pour la lessive. Voyez-vous ils sont trop orgueilleux ces gens-là ! S’ils avaient eu toute la peine que j’ai eue dans ma vie, moi, ça serait autrement, je vous assure ! Ils sont trop orgueilleux, voilà !
Je me perds dans tout ce protocole. Je sens bien qu’il est inutile de leur demander de s’expliquer. Tout cela repose sur un vieux fonds de rites de protection très compliqués dont ils n’arriveraient pas à concevoir qu’on puisse même s’étonner. Et ne pas croire, surtout, qu’il s’agit là de « préjugés », comme disent les jeunes personnes en mal d’émancipation. C’est bien plus grave. C’est aussi grave que les questions d’argent. C’est un fait d’ordre religieux. Et la colère de Simard en témoigne.
15 mai 1935
Comme l’année dernière, à la même date je crois, me voici au bout de mon rouleau. Impécuniosité cyclique. Les dieux locaux me seraient-ils donc défavorables ? Je me vengerai d’eux en écrivant ici que leurs charmes ont cessé d’opérer. Nous avons épuisé les environs, dans un [p. 230] rayon d’exploration normal — mettons deux à trois heures de marche — et vraiment il n’y a guère à signaler. Sinon peut-être les maisons vides.
Il faut avouer qu’on en trouve d’assez belles. Au fond d’un val qui paraît sans issue, ce grand mas nommé Montaigu… (Pourquoi ce nom ?) On dit que cela ressemble à l’Albanie. C’est un groupe de hautes bâtisses compliquées, en pierre ocrée, enfermant une cour à deux étages. On devine un reste de jardin, avec quelques cyprès, une pierre tombale, et la margelle d’un puits. La plupart des vitres sont cassées. Une poule blanche se promène quelquefois dans la cour. Mais on m’assure que ces habitations sont délaissées depuis deux ans.
Plus haut dans la montagne, un autre mas dit « le Château ». C’est à l’orée d’un bois de châtaigniers. On y accède par une rampe monumentale coupée régulièrement de marches nobles. La rampe conduit à une vaste terrasse herbue. Une maison de maître d’assez beau style, ornée d’un perron à double escalier, forme l’extrémité nord d’un bâtiment considérable, à trois étages, qui devait servir de communs, de magnanerie, de cellier et de grange. Au sud, une tour à cadran solaire, surmontée d’une girouette. Derrière la maison de maître, sur le flanc de la montagne, un jardin en terrasses, enclos de très hauts murs. À travers la grille ouvragée, on voit une profusion de fleurs violentes et d’orties. L’ensemble est imposant et comme démesuré dans ce paysage de vallons, de collines et de petits sommets [p. 231] rocheux. Soudain la girouette fait entendre un long cri presque humain.
La maison la plus proche est à une bonne demi-heure. Il n’y a pas de route.
On imagine de vivre là, dans un style colonial-moyenâgeux. On pourrait loger bien du monde. Des initiés naturellement. Personne ne monte jamais là-haut, ni maréchaussée ni gabelle. Nous aurions des fusils et des bibles, nous serions camisés de rouge, et l’on irait de temps à autre arraisonner les féodaux d’industrie du pays.
18 mai 1935
« Communautés ». — On en parle beaucoup en France, depuis quelques années ; mais cela ne paraît guère entraîner à des actes. Pourquoi ? Les essais qu’on a faits, et mal faits semble-t-il, ne prouvent rien contre la chose en soi, mais contre ceux qui l’ont tentée. C’étaient des hommes qui ne supportaient pas la société capitaliste, disaient-ils ; mais dès qu’ils en étaient sortis, ils découvraient que c’était la société en général qui les vexait. Pensaient-ils faire une colonie en groupant leurs dégoûts d’anarchistes ? Si l’on veut une communauté, il faut d’abord un but commun, et positif, un principe créateur et pas seulement de la révolte. Ensuite, il faut que les femmes ne s’arrachent pas les cheveux dans les cuisines communes, et soient fidèles…
La grande affaire, c’est de se méfier d’un romantisme [p. 232] communautaire qui se répand dans la jeunesse. Fonder une colonie ne devrait pas avoir pour but la colonie, mais la vie plus normale et plus féconde de chacun de ses membres. L’idéal commun ne suffit pas : il faut encore que l’entraide des colons crée des conditions matérielles plus favorables que celles des villes. Il ne s’agit pas d’échapper à la misère pour tomber dans l’ascèse volontaire ; ni d’échapper à la dispersion et à l’isolement pour tomber dans la discipline des travaux forcés. Il faut que la communauté soit pour chacun la possibilité de vivre mieux sa vie.
Mais cela pose des problèmes techniques beaucoup plus vastes. « N’habitez pas les villes ! », bien sûr. Reste à savoir si la province est habitable, dans l’état actuel des choses. Tant de régions abandonnées, de villages vides, de champs en friche et de propriétaires ruinés ; et surtout cet ennui dans la jeunesse rurale, ce sentiment d’être à l’écart du monde, — et de n’être lié à son voisin que par le souvenir de vieilles offenses… Ce n’est pas seulement défaut de communion, mais aussi, plus prosaïquement, défaut de communications. Toutes ces autos qui s’embouteillent sur la petite superficie de Paris, ne seraient-elles pas d’un usage plus normal là où les hommes sont séparés par de grandes distances désertes ? C’est un symbole. On peut en déduire facilement les deux formules de notre renaissance : mettre les villes au vert, urbaniser tout le reste du pays… [p. 233]
5 juin 1935
…Et un beau jour, plus moyen d’échapper à cette humiliante évidence : sans argent et sans amis proches, la solitude, ici, devient un isolement. Il y a « les gens » bien sûr. C’est instructif. Mais le désir de s’instruire a des limites. Déjà les relations se stabilisent, les « courtes habitudes » épuisent leur vertu. C’est le moment de lever son camp. Plus tard, peut-être, quand toutes ces maisons vides des environs seront habitées par des colonies de jeunes gens — si jamais ils en ont assez de se plaindre des villes, où ils s’incrustent — la province deviendra vivable. La révolution sera faite. Nous reviendrons pour faire quelque chose en commun avec tous ces hommes, ou leurs fils…
— Demain, il faut remettre en place les aquarelles, les guéridons et les dessus de cheminée. Après-demain, nous partons. Nous fuyons.