Première partie
L’Incognito et la Révélation
1.
Le premier tour
C’est dans les Petits Poèmes en prose de Baudelaire que l’on peut lire la phrase la plus profonde écrite par un moderne sur Satan :
La plus belle ruse du diable est de nous persuader qu’il n’existe pas.
2.
L’Incognito
Reconnaissons que ce tour n’a jamais mieux réussi que dans l’époque contemporaine. Même quand nous croyons « encore » en Dieu, nous croyons si peu au diable que l’on m’accusera certainement d’obscurantisme, ou simplement de manque de sérieux, si je persiste en mon projet de lui consacrer tout un livre.
Le premier tour du diable est son incognito.
Dieu dit : « Je suis celui qui suis ». Mais le diable toujours jaloux d’imiter Dieu, fût-ce à rebours puisqu’il voit [p. 22] tout d’en bas, nous dit comme Ulysse au Cyclope : « Je me nomme Personne, il n’y a personne. De qui aurais-tu peur ? Vas-tu trembler devant l’inexistant ? »
En Angleterre, au xviie siècle encore, circulait une gravure inspirée des diableries de Breughel et de Bosch. Elle représentait un personnage doté d’une tête cornue et de deux pieds fourchus, mais dont le corps restait invisible. Et le titre était : No-body.
Comme le chat de Cheshire dans Alice, le diable a, de nos jours, achevé de disparaître, ne laissant plus flotter dans l’air qu’un rire imperceptible aux gens pressés.
Cependant, la Bible dénonce l’existence du diable à chaque page, de la première où il apparaît sous la forme du serpent, jusqu’à l’avant-dernière où nous voyons Satan lié pour mille ans, puis délié et déchaîné sur les quatre parties du monde pour les tromper et pour les faire se battre sans raison alléguée, finalement flamboyé par le feu de ciel et précipité dans un étang de flammes et de soufre avec ses faux prophètes, pour y être tourmenté nuit et jour aux siècles des siècles. La Bible, — c’est un fait trop peu connu — parle beaucoup moins du mal en général que du Malin personnifié (tout au moins dans les textes originaux). Si l’on croit à la vérité de la Bible, il est impossible de douter un seul instant de la réalité du diable.
Mais qui croit encore à la Bible, sérieusement, dans un monde où l’on croit aux journaux ? C’est un fait : l’homme moderne éprouve moins de peine à prêter foi aux mensonges du jour qu’aux éternelles vérités transmises par les livres sacrés.
L’homme moderne — en moi-même d’abord et par la voix que vont lui donner mes lecteurs — m’arrête, au seuil de cette étude, et me dit avec un sourire d’indulgente incrédulité : [p. 23] — « Vous croyez donc au diable ? Auquel ? Celui du Moyen Âge avec ses cornes rouges ? Ou un vrai diable ? » Ces questions sont inévitables à notre époque. Elles traduisent fort exactement nos attitudes de pensée les plus courantes. Négliger d’y répondre serait se condamner à baser tout un livre sur un quiproquo.
3.
Pour ceux qui n’en voient que la queue
Abordons la difficulté par son aspect simple et banal, selon qu’elle se présente à nous dans ses apparences naïves.
On nous dit « Dieu » et nous voyons un grand vieillard à barbe blanche, Père éternel de Michel-Ange tonnant au ciel violent de la Sixtine. On nous dit « diable », et nous voyons un démon ricanant et cornu, qui circule dans l’ombre animé des plus mauvaises intentions. Ces réflexes d’optique intérieure ne prouvent rien sur Dieu, ni sur son existence. Mais chose curieuse, ils nous paraissent prouver quelque chose sur Satan : notamment qu’il n’existe pas, sinon comme accessoire des mystères médiévaux.
Supposons un instant qu’il s’agisse là d’un camouflage prémédité du diable. À première vue, il paraîtra rudimentaire, et pourtant il est fort habile : Satan se dissimule derrière sa propre image. Il choisit de revêtir une apparence grotesque qui a pour effet certain de le rendre inoffensif aux yeux des personnes instruites. Car si le diable est simplement [p. 24] le démon rouge armé d’un grand trident, ou le faune à barbiche de chèvre et à longue queue des légendes populaires, qui se donnerait encore la peine d’y croire, ou même de déclarer qu’il n’y croit pas ?
Ainsi, par un tour astucieux, l’image automatique et médiévale qu’éveille en nous le nom de diable est devenue la Tarnkappe, le manteau qui rend invisible et que Satan lui-même agite devant nos yeux pour nous faire croire qu’il n’est plus là depuis des siècles.
Cette mascarade anachronique et bouffonne n’a pas médiocrement contribué à la réussite du premier tour que dénonce Baudelaire. Beaucoup s’y arrêtent : « Comment peut-on perdre son temps avec ces balivernes d’un autre âge ? »
Or il me semble que ce sont eux qui s’y laissent prendre !
Fascinés par l’image traditionnelle et trop évidemment puérile, ils ne se doutent pas que le diable agit ailleurs, sans queue ni barbe, par leurs mains peut-être.
Ce qui me paraît incroyable, ce n’est pas le diable, et ce ne sont pas les anges, mais bien la candeur et la crédulité des sceptiques, et l’impardonnable sophisme dont ils se montrent les victimes : « Le diable est un bonhomme à cornes rouges et à longue queue ; or je ne puis croire à un bonhomme à cornes rouges et à longue queue ; donc je ne crois pas au diable. » C’est tout ce qu’il demandait.
Et ceux qui en restent aux contes de bonnes femmes, ce sont ceux qui refusent de croire au diable à cause de l’image qu’ils s’en font, et qui est tirée des contes de bonnes femmes.
4.
Réalité du mythe
Mais si nous écartons ce voile grossier, que trouverons-nous ? Un mythe ou une réalité ? Derrière l’image d’un pittoresque inefficace et désuet — y a-t-il quelqu’un ?
Cette fois-ci, la question paraît grave pour nos esprits rationalo-matérialistes. Je la crois mal posée mais, dans le fait, c’est ainsi qu’elle se pose à nous. (Ou que le diable nous la pose.)
« Le diable n’est qu’un mythe, nous dira l’historien. Preuve en soit que je puis vous tracer son histoire, de sa naissance antique jusqu’à sa mort dans l’esprit de nos contemporains. Les hommes ont créé ce fantôme.
Et tout d’abord, le diable est une invention juive. C’est-à-dire que le diable est juif comme l’automobile est américaine, ou comme la Panzerdivision est allemande. En fait, l’idée première du diable fut donnée aux Juifs par l’Orient et ses mystères dualistes, lorsqu’Israël était captif à Babylone. Mais ce sont les rabbins qui ont su tirer parti de la légende d’Ormuzd et d’Ahrimane, et de ces anges ou démons ailés dont ils trouvaient le modèle en Assyrie. Ce sont les rabbins qui ont écrit le livre d’Énoch, où l’on voit des anges mauvais descendre sur la terre — et c’est la première chute — pour s’y unir aux filles des hommes et engendrer des géants malfaisants. Ce sont les rabbins encore qui ont popularisé les traditions relatives aux esprits malfaisants, Samaël, Lucifer, Python, Asmodée, Bélial et Satan. Peu à peu, ces démons se sont fondus dans une entité collective : Satan, ou diabolos en grec, l’Accusateur, l’ennemi du genre humain, qu’on assimile aussi au serpent de la Genèse. Dès lors, Satan prend [p. 26] son essor comme personnalité bien définie, et de plus en plus formidable. Le christianisme lui donne un rôle dans les récits de la vie de Jésus. Et dans l’Apocalypse il est autorisé à régner sur le monde entier, avant sa chute grandiose dans un Enfer dont encore il reste le Roi. En l’an 547, le concile de Constantinople le déclare éternel. Pendant tout le Moyen Âge, il terrorise les populations de l’Europe christianisée. Les moines font autant pour sa gloire que les rabbins en avaient fait pour sa naissance. On lui attribue des cohortes innombrables de démons et de diablotins1. On lui invente une église et des messes noires. On lui oppose des tribunaux, une Chambre ardente, qui lui envoient dans la panique et le délire des milliers de victimes convaincues de sorcellerie, et souvent prêtes à s’accuser elles-mêmes dans les termes que leur suggère l’obsession des Inquisiteurs ou des magistrats puritains.
Comment finit cette névrose collective ? Non par la guérison de ses victimes, mais par la suppression de ceux qui prétendaient les guérir par le feu. Au siècle des Lumières, l’Inquisition s’apaise et le puritanisme s’humanise : aussitôt les sorciers disparaissent. Et bientôt à leur suite, le diable quitte la scène, comme l’évêque à la fin d’une procession. Rien de plus clair que cette histoire : les hommes ont inventé le diable, ce fantôme les a tourmentés pendant des siècles d’ignorance, et finalement la raison triomphante a dissipé notre illusion morbide. »
Tel est le point de vue de l’historien. Il est exact tant qu’il n’explique rien, et qu’il se borne à réciter des faits tirés de [p. 27] documents écrits. Mais il est faux et dénué d’intérêt s’il prétend prouver quelque chose quant à la réalité du diable. Car tout cela revient à dire que le diable est un être mythique, une réalité de l’esprit. Dès lors, si l’on me dit : « Le diable n’est qu’un mythe, donc il n’existe pas » — formule rationaliste — je réponds : « Le diable est un mythe, donc il existe et ne cesse pas d’agir ». C’est ici le foyer du débat.
Un mythe est une histoire qui décrit et illustre, sous une forme dramatisée, certaines structures profondes du réel.
Je parle de structures littéralement fondamentales, car elles sont antérieures à notre distinction entre la matière et l’esprit. Elles informent notre univers dans tous les plans de sa réalité. Et c’est seulement quand nous avons saisi par intuition le principe et la loi d’une structure que nous pouvons, dans la nature ou dans la vie de l’âme, reconnaître des formes, comprendre leur langage, et parfois même prévoir leur développement. Les mythes sont les formules symboliques qui nous rappellent ou nous livrent le sens de ces structures formatrices — Idées de Platon, Catégories de Kant, Mères de Goethe, Archétypes de Jung.
Dans le mythe, une réalité équivaut par définition à un sens, — et réciproquement.
Hors du mythe, je veux dire sans le secours des moyens d’intuition structurelle qu’il nous offre, il n’y a que des faits dits objectifs, mais il n’y a plus de significations valables dans tous les plans simultanés de notre existence. La raison s’imagine à tort qu’elle perçoit des objets isolés et qu’elle parvient ensuite à les relier en énonçant des lois prétendues générales. Ces lois sont en réalité locales par rapport à l’ensemble de notre réalité. Par exemple, les lois mathématiques énoncées par notre raison cessent aussitôt d’être valables si l’on passe au plan affectif, au plan moral, ou au plan spirituel. [p. 28] De même, les lois économiques sont souvent en contradiction avec les lois biologiques, etc. Or loin de s’effrayer et de se scandaliser de carences aussi flagrantes, notre raison moderne s’excuse en précisant « qu’il s’agit de domaines différents ». Phrase typiquement provinciale, à ce stade. Mais quand la raison va plus loin, quand elle prétend nier l’existence ou l’urgence de la commune mesure qu’elle ne peut concevoir, la raison nous conduit à la folie par la porte de l’incohérence. Le chaos où nous sommes en témoigne. Et la grande explosion de l’irrationalisme dans la première moitié du xxe siècle témoigne de l’état pré-démentiel où le rationalisme avait amené le monde, en détruisant les religions et les mythes détenteurs du sens général.
Le temps est venu de dépasser le faux dilemme rationalisme ou irrationalisme. Cette discussion a mal tourné, décidément. Elle a fait trop de bruit dans le siècle. Il est temps de réconcilier la raison et les forces qui lui échappent, dans la synthèse d’une sagesse nouvelle. Je crois que l’époque est mûre pour l’entreprise et que, dans les deux camps, on l’a senti.
L’esprit rationaliste lui-même, involontairement, rend justice à la fonction vitale du mythe. Car lorsqu’il déclare par exemple : « Le diable est un mythe, donc il n’existe pas », il entend dire plus exactement : « Je ne perçois que des maux ou des systèmes de maux indépendants les uns des autres. Mais je suis incapable de m’assurer qu’une intention quelconque, un plan ou une conscience, relient tous ces maux isolés. Le mythe seul, en personnifiant ou anthropomorphisant le Mal, est capable de lui découvrir une signification générale. Quant à moi, je me récuse, modestement. »
Ce qui revient à dire, prenons-y garde, que le mal ne serait pas une réalité spirituelle, mais une multiplicité de [p. 29] fautes, d’erreurs, d’accidents matériels, de hasards considérés comme malheureux, de malajustements et d’absurdités. Une collection de grands et de petits scandales parfois localement explicables, ou qu’on se borne à déclarer absurdes et fous s’ils résistent à notre analyse.
C’est pourquoi la raison se trouve désarmée devant les éruptions brutales d’un mal organisé par des forces obscures, selon la logique mystérieuse et l’efficacité irrésistible de l’inconscient.
Enregistrons cette carence rationaliste et plaçons-nous maintenant dans la vision essentiellement synthétique du mythe.
Tout, ici, est « anthropomorphe », et tout doit l’être, en fin de compte, par cette raison fondamentale : c’est que nous sommes ici dans le monde de l’esprit, du sens, et des essences créatrices, dans le monde d’où provient toute forme, y compris la forme de l’homme. Voltaire disait : « Dieu créa l’homme à son image, mais l’homme le lui a bien rendu ». Cette boutade signifie, pour un rationaliste, que l’homme a inventé un Dieu inexistant. Mais si l’on prend au sérieux le premier terme « Dieu créa l’homme à son image », le second terme devient normal. Si l’homme ne « rendait » pas à Dieu cette forme dont l’idée lui vient de Dieu, cette idée dont il est formé, c’est par définition qu’il irait à l’erreur. (Il se trompe dans le fait, en créant de faux dieux. Mais alors, c’est dans la mesure où il néglige les aides de la Révélation corrigeant ses erreurs égoïstes. Celles-ci ne sont pas « trop » humaines — rien ne l’est trop — mais pas assez.)
À vrai dire, l’homme moderne doit faire un grand effort pour s’anthropomorphiser lui-même, c’est-à-dire pour se spiritualiser, s’il veut devenir humain au plein sens de ce terme. Car dans le monde de l’esprit, tout est forme, intention, [p. 30] mouvement, finalité, et plan. Tout prend figure et nom, tout est personnifié.
Ainsi, parler du diable ne sera pas ici quelque moyen facile d’illustrer des idées. Le réel n’est pas fait d’idées et de matière. Je le conçois gouverné par des structures de forces ou des ensembles dynamiques, antérieurs à toute forme matérielle, à toute idée que nous pourrions élucider. Le dynamisme très particulier que je voudrais décrire dans ce livre porte le nom traditionnel de diable.
Ce diable-là n’est pas sorti d’une série de textes plus ou moins authentiques ou anciens. Car il est un agent permanent de la réalité humaine, telle que nous la vivons quand nous vivons vraiment, dans notre état de créatures libres, c’est-à-dire constamment placées devant des choix, dans la contradiction et la perplexité, le paradoxe, la tragédie. Tout cela suppose et pose l’existence d’un bien et de quelque chose d’autre que le bien. Sinon, où seraient le choix, la tragédie, la liberté ? Quand ce non-bien, quand ce mal prend un sens, nous les dénommons diable, et j’accepte ce nom.
Dans les pages qui suivent, je voudrais exposer la conception biblique du diable, non pas dans ses aspects théologiques proprement dits, mais en tant qu’elle nous aide à mieux comprendre la vraie nature de l’homme, et nos vies dans ce siècle. Je pense que les figures du mythe nous guident plus sûrement que l’évidence moderne et que les analyses de la raison. Car elles transmettent une expérience millénaire, au regard de laquelle nos déductions individuelles, ou localement logiques, apparaissent hasardeuses et provisoires, fragmentaires et superficielles.
5.
L’Ange déchu
Je voyais Satan tomber du ciel comme un éclair.
Luc 10, 18.
La Bible nous apprend que Lucifer est un ange tombé du ciel.
Les anges sont des créatures spirituelles vivant et agissant sur les frontières de l’Éternel et de la Création, de l’éternité et du temps. Ce sont des intentions divines, des messagers, — comme le dit leur nom grec, agellos ; des serviteurs à la fulgurante volée, dont la vitesse est celle de la pensée, et c’est pourquoi ils nous sont invisibles ; des intelligences sans fraude, participant de l’omniscience du Créateur, et c’est pourquoi nous les comprenons mal. « Tout ange est terrible ! », dit Rilke. Mais tout ange est bon, servant Dieu. Au sommet de leur hiérarchie sont les archanges.
Un seul archange a trahi sa mission, son message et son être même, c’est Lucifer, le Porteur de Lumière2. Satan s’est révolté, il a refusé de servir, il a refusé de transmettre son message divin, il a voulu se faire original, auteur de son destin, porteur de ses lumières à lui. Et aussitôt, par les lois mêmes de l’être, il est « tombé » du Ciel, qui est le Royaume où l’intention de Dieu règne absolue. (Coupez la communication, le courant « tombe ».) Il est devenu le messager de soi, et comme il n’est qu’un esprit pur, une fois coupé de la [p. 32] source de l’Esprit, il est devenu le messager du Néant et de ses mystères.
Mais quoique déchu, il a gardé sa science d’esprit pur. Comme un artiste qui a perdu son génie et ne croit plus à la peinture, mais qui a conservé son « métier » et l’envie d’être à l’avant-garde, Satan connaît encore l’Esprit et les esprits, mais non plus la fin et la gloire à laquelle ils sont destinés.
Ayant refusé de servir Dieu, de servir à Dieu, il est devenu celui qui sert le Rien, ne sert à Rien. Et tout ce qui ne sert à Rien, au sens spirituel, porte la marque diabolique. Mais Nobody lui-même reste Quelqu’un. Il en sait plus que nous sur les mystères du monde et le secret des âmes qu’il abuse…
6.
Le Prince de ce monde
L’acte d’orgueil éblouissant et consumant qui transforma l’Ange de lumière en Ange et Prince des ténèbres, l’a condamné à un impérialisme sans limites, donc par définition désespéré. La perte de l’Unique Nécessaire fait naître une soif essentiellement inextinguible. Le monde entier ne saurait combler le vide que forme au cœur d’une créature la conscience d’avoir quitté sa juste place dans le monde. Tombé de l’éternel, Satan veut l’infini. Tombé de l’Être, il veut l’Avoir. Mais le problème est insoluble à tout jamais. Car pour avoir et posséder, il faudrait être, et il n’est plus. Tout ce qu’il s’annexe, il le détruit. (Le Néant néantit, dit Heidegger). [p. 33] Et certes, il pourra tout avoir, puisqu’il est appelé Prince de ce monde dans l’Évangile — mais il n’aura jamais que ce monde-ci. Il ne reconquerra jamais le Ciel, qui est proprement l’âme de ce monde et le mystère du transcendant dans l’immanence. Il n’aura de notre univers que la carcasse matérielle. Et c’est probablement de ces débris de la Maison désaffectée qu’il fera le bois de chauffage de son Enfer.
Il le sait bien. C’est pourquoi son désir et sa jalousie forcenée se portent sur nos âmes individuelles. Il rôde autour de nous comme un lion rugissant en quête de sa proie, dit la Bible. Il rôde autour de nous comme un gangster obsédé par le kidnapping. Ses victoires, il est vrai, seront toujours stériles. Car on ne devient pas père en volant un enfant. On peut voler l’enfant, non la paternité. On peut voler le pouvoir, mais non l’autorité. Satan peut voler ce monde, non sa divinité. Et cependant, nous les humains, nous pouvons perdre toutes ces choses, qui sont notre héritage d’« enfants de Dieu ». C’est la seule chance du diable. Il ne la manquera pas…
7.
Le Tentateur
Le serpent était le plus rusé de tous les animaux des champs que l’Éternel Dieu avait fait. Il dit à la femme : — Dieu a-t-il réellement dit : vous ne mangerez pas de tous les arbres du jardin ? La femme répondit au serpent : nous mangeons du fruit des arbres du jardin. Mais quant au fruit de l’arbre qui est au milieu du jardin, Dieu a dit : vous n’en [p. 34] mangerez point et vous n’y toucherez point, de peur que vous n’en mouriez. Alors le serpent dit à la femme : Vous ne mourrez point. Mais Dieu sait que le jour où vous en mangerez vos yeux s’ouvriront, et que vous serez comme des dieux, connaissant le bien et le mal.3
Voyez : avant la tentation proprement dite, il y a le doute ! Le premier procédé du démon, c’est de jeter un doute sur la réalité de la loi divine, et donc sur la réalité elle-même et ses structures. « Dieu a-t-il réellement dit ?… » Sitôt que cette incertitude s’est insinuée dans un esprit, la possibilité d’une tentation s’entrouvre. Car il n’y a pas de tentation là où n’existe aucune possibilité d’imaginer quelque autre chose que l’état de fait. On dit bien : l’occasion fait le larron. Vous n’êtes pas tenté d’aller dans la Lune parce que vous savez que c’est absolument impossible. Mais vous seriez probablement tenté d’y aller, si l’on vous suggérait quelque moyen de le faire. Ève ne pensait même pas à manger cette pomme avant que le serpent n’ait mis en doute la réalité de l’ordonnance de Dieu. À l’origine de toute tentation, il y a l’occasion entrevue d’aller à la divinité par un plus court chemin que celui du réel ; par un chemin que l’on inventerait soi-même, en dépit des interdictions que posent les lois de la Création, l’ordre divin et la nature de l’homme4.
[p. 35] Et voici le deuxième temps de la tentation :
« La femme vit que l’arbre était bon à manger et agréable à la vue, et qu’il était précieux pour ouvrir l’intelligence : elle prit de son fruit et en mangea. »5
Voyez : ce n’est pas le mal en soi qui tente, mais c’est toujours un bien qu’on imagine, et même un meilleur bien que celui que Dieu offre, un bien que l’on se figure « mieux fait pour soi ».
Ève ne fut pas tentée par une chose mauvaise, mais par une fort belle et bonne pomme, agréable à la vue et précieuse pour l’esprit. Elle ne fut pas tentée par le désir de nuire, mais par l’idée de se diviniser, ce qui paraît en somme une excellente idée. Par malheur, pour quelque raison littéralement fondamentale, Dieu n’aimait pas cette idée-là et l’excluait de sa réalité. Manger cette pomme et se diviniser de cette manière convoiteuse, il se trouvait qu’aux yeux de Dieu c’était le mal, c’était contrevenir au plan d’ensemble et aux ordonnances du Jardin ; en d’autres termes, c’était tricher avec les lois de la Création, ou les utiliser à contre-fin.
La suite du récit montre bien que ce calcul lui-même allait à contre-fin. Pour avoir voulu prendre un raccourci vers la divinité, Adam et Ève débouchent hors du Jardin, dans le désert au sol maudit. Pour avoir voulu dépasser l’état d’image divine et se faire vraiment dieux, ils se trouvent déchus de leur humanité parfaite. « Qui veut faire l’ange fait la bête », dira Pascal à leur propos.
Ainsi la tentation est toujours utopie, — si l’utopie est l’imagination, puis le désir, d’un bien que le réel condamne et que le plan divin ne prévoit pas. Satan, lorsqu’il tente le [p. 36] Christ, lui propose trois utopies, trois moyens de gagner le monde par un plus court chemin que le sentier du Golgotha. À l’origine donc, le « méchant » n’est pas celui qui agit par méchanceté (à ses propres yeux tout au moins). Mais c’est celui qui se persuade que le bien qu’il a conçu vaut mieux que le vrai bien. « Le méchant fait une œuvre qui le trompe. » Or c’est parce qu’il se trompe d’abord que son œuvre va le tromper. La réalité méprisée se vengera automatiquement. Le péché est une faute, mais faute signifie tout à la fois erreur et chute.
8.
« Connaissant le Bien et le Mal »
C’est le privilège d’un Dieu, selon le récit de la Genèse, que de connaître le Bien et le Mal. Les psychologues et moralistes modernes, en nous montrant que notre bien et notre mal sont relatifs, ont prouvé qu’ils n’étaient pas des dieux, qu’ils ne prétendaient point se mettre à la place de Dieu, et qu’ils étaient par suite capables de bon sens. Le bien et le mal, tels que l’homme les conçoit, sont des coutumes relatives au temps, aux civilisations, et souvent même aux conditions physiques d’un pays. Le Bien et le Mal en soi ne sont réellement distincts qu’aux yeux de Dieu — pas même aux yeux du diable, toujours la dupe d’un acte de charité qu’il tiendra pour une sottise. C’est que Dieu seul connaît le plan d’ensemble et l’intention dernière de toute sa [p. 37] Création. Et c’est seulement par rapport à ce plan et à cette intention — en partie révélés — que les actes des créatures pourraient être jugés sans erreur. « Ne jugez pas », dit l’Évangile.
Cette perspective biblique, rapportant tout à Dieu et à sa volonté souveraine, nous permet de prendre une vue du Mal moins locale et plus pénétrante que celle de nos morales humaines. Une illusion commune et presque inévitable nous porte à croire que certains actes humains sont malfaisants en soi et constituent le mal. Celui-ci prend alors une valeur objective : il devient une réalité autonome et concrète, qu’il s’agit de détruire ou de combattre comme un ennemi extérieur à notre être.
Pour dissiper cette illusion magique, reportons-nous à ce que la Bible vient de nous apprendre au sujet de Satan. Lucifer est tombé du Ciel pour avoir voulu singer Dieu. Il est devenu le messager qui n’a plus de message réel, l’agent du Néant parmi nous. Dès lors, il ne peut plus créer que le Rien, qui n’a pas d’existence. Créer le mal est impossible. Ce qui revient à dire que le mal n’existe pas. Pour agir, le diable est forcé d’utiliser ce qui existe, et qui est bon par définition, ayant été créé par Dieu. Par lui-même, Satan ne peut rien faire, mais il lui reste une possibilité : c’est de nous inciter à faire abus de notre liberté et des biens de la terre.
Ni le diable, ni l’homme pécheur ne peuvent réellement faire le mal, comme nous porte à le croire une formule trompeuse. Mais l’homme peut mal faire ce qu’il fait avec les dons du Créateur. Il ne peut pas créer un fruit qui soit « du mal », mais il peut manger un bon fruit d’une manière malfaisante, contre l’Ordre donné. Le mal en soi n’existe pas au titre où le Bien existe en soi. Le mal n’est qu’un mauvais usage du bien, entendons de ce qui existe. Telle est la situation [p. 38] fondamentale et primitive. Cependant, le diable étant jaloux de Dieu, il entend nous faire croire qu’il peut aussi créer. Et c’est pourquoi il entretient en nous l’illusion d’un mal objectif dont il serait évidemment l’auteur. Ce mal en soi n’est pas décrit ni mentionné par la Genèse. Il n’est qu’un mirage du démon, une projection de nos erreurs hors de nous-mêmes, obnubilant aux yeux de notre orgueil la Création parfaite et la figure du diable.
C’est plus tard, c’est après plusieurs générations de pécheurs dans l’histoire, ou de péchés dans une vie, que le mal finira par révéler une espèce de consistance propre, — apparence encore, mais active, contre nature mais devenue seconde nature. Et c’est à ce moment-là que Baudelaire peut écrire : « L’homme et la femme savent de naissance que dans le mal se trouve la volupté… La volupté unique et suprême gît dans la certitude de faire le mal. » Je crois plutôt, comme le dit William Blake, que « la Chute n’a fait naître aucun plaisir », et que la volupté dont parle Baudelaire devrait être plutôt nommée : douleur aimée, désir inconscient de la mort. Car ici se sont déclenchés les mécanismes compliqués de la perversion, de l’autopunition d’une conscience déchirée, et du désir enfin de se détruire. Se détruire pour s’innocenter ! Pour échapper à sa manière encore aux conséquences du mal que l’on a fait ; pour se châtier soi-même sans réparer. C’est le mystère du suicide et la logique de Judas, la dernière tentation, la suprême utopie.
9.
Le Menteur
Examinons maintenant d’un peu plus près, par le détail de notre vie présente, comment le diable arrive à s’insérer dans les structures de l’être, donc du bien. J’ai dit qu’il doit passer par l’homme pour agir sur la réalité. Mais dans l’humain, par où va-t-il entrer ?
L’homme seul, dans toute la Création, peut dire ce qui n’est pas, et mentir par un acte de sa volonté réfléchie.
Le minéral repose où il fut composé, la plante pousse où se fixa la graine, les animaux muets sont prisonniers de l’ordre intarissablement prodigue de l’instinct. Mais l’homme a reçu le pouvoir de parler, de créer, et de dénaturer. Par la grâce du langage, il peut dire le vrai ; par la faute du langage, il peut y contredire. Il peut créer selon les perspectives de la Création, il peut aussi créer à tort et à travers. Il peut être un agent responsable de la nature naturante, mais il peut aussi faire la grève, se révolter, et fabriquer l’anti-nature ou dénature.
Cette duplicité de nos pouvoirs constitue notre liberté. Elle en est à la fois le signe et la condition nécessaire. Elle est notre gloire équivoque.
C’est par la liberté, à cause d’elle, et dans elle, que nous avons le pouvoir de pécher. Car pécher c’est tricher avec l’ordre, opposer à la loi divine nos dérogations égoïstes, fautes de calcul et courtes vues intéressées. Pécher, c’est fausser quelque chose dans l’ordonnance du cosmos. C’est toujours en quelque manière dire un mensonge ou l’opérer.
Par le langage, l’homme prouve qu’il est libre. Par le [p. 40] langage, il peut mentir. Par sa liberté seule il peut pécher. Et le péché n’est qu’un mensonge. Mais le mensonge proféré nous lie. La liberté jouée selon la Loi s’accroît ; jouée contre la Loi se perd. Plus elle s’accroît, plus grand paraît l’enjeu, et plus grande la tentation de gagner dans l’instant ce qu’on voit, quitte à se fermer l’invisible et l’infini du possible divin. Saisissant la proie, l’on perd l’ombre, mais l’ombre était la créativité, le foisonnement enthousiasmant, c’est-à-dire « endieusant » du désir…
Comprenons maintenant que le diable ne pourrait rien sans notre liberté. Car c’est par nous seulement qu’il agit dans le monde, et c’est en provoquant l’abus de notre liberté qu’il agit en nous et nous lie. Si Ève n’avait pas été libre de manger cette pomme interdite, Ève n’aurait pu pécher, ni Adam après elle.
Ainsi la gloire de l’homme étant sa liberté, il est clair que c’est en ce point que le Malin devait atteindre notre orgueil et s’insérer dans nos défenses les plus secrètes. La parole nous étant donnée pour répondre à la vérité, et pour l’étendre et confirmer par la vertu du témoignage, il est clair que la grande ambition satanique devait être de s’emparer de la parole dans notre bouche, pour altérer le témoignage dans sa source. Et c’est pourquoi la Bible dit, énergiquement, que lorsque nous mentons, c’est le diable lui-même qui « tire sa langue dans notre langue ».
Mais il est deux manières de mentir, comme il est deux manières de tromper un client. Si la balance indique 980 grammes, vous pouvez dire : c’est 1 kilo. Votre mensonge restera relatif à une mesure invariable du vrai. Si le client contrôle, il peut voir qu’on le vole, et vous savez de combien vous le volez : une vérité reste juge entre vous. Mais si le démon vous induit à fausser la balance elle-même, c’est le [p. 41] critère du vrai qui est dénaturé, il n’y a plus de contrôle possible. Et peu à peu vous oublierez que vous trichez. Parions même que vous mettrez tous vos scrupules à faire des pesées rigoureuses, peut-être à rajouter quelques pincées « pour le bon poids », le sourire de l’acheteur et la satisfaction de votre vertu. C’est là le mensonge pur, l’œuvre propre du diable. À partir de l’instant où vous faussez la mesure même de la vérité, toutes vos « vertus » sont au service du mal et sont complices de l’œuvre du Malin.
« Le diable est menteur et le Père du mensonge », dit l’Évangile tel qu’on le cite d’ordinaire. Ceci concerne le premier mensonge, celui qui se borne à taire la vérité (tout en ne cessant de la connaître) ou à la nier (tout en sachant que pour si peu, elle ne cesse pas d’exister). Mais le texte original de ce passage est infiniment plus étrange. « Le diable est menteur, nous dit-on, et il est le père de son propre mensonge. » Par ici nous entrons au mystère du mal. Le père de son mensonge est celui qui l’engendre, le conçoit par ses propres œuvres, en abusant d’une vérité qu’il rejette aussitôt qu’avilie, et qui mourra du monstre mis au monde. Monstrueuse création du mensonge, car le mensonge, par essence, n’est pas ! C’est une espèce de décréation. C’est le trompe-l’œil et le sonne-creux de l’invention bâtarde et de l’art inauthentique. Le diable est le père du faux art, de toutes ces œuvres qui ne sont « ni bien ni mal », parce que l’acte dont elles naquirent supprime les mesures mêmes du beau. Il n’y a plus de fautes de goût possibles là où n’existe plus de goût, comme il n’y a pas de crime possible là où n’existe pas de Loi. Peut-être ici découvrons-nous la raison dernière du mensonge : c’est toujours le désir d’innocence utopique. Le mensonge ordinaire n’était que l’omission ou bien la négation d’une vérité qui subsistait ailleurs et nous jugeait [p. 42] encore. Mais le mensonge diabolique nie le juge. Il ne part que de soi, et prolifère en autarcie, comme une cellule cancéreuse, introduisant dans l’univers ce sophisme de pure angoisse : le mensonge de nulle vérité.
10.
L’Accusateur
Par le doute qu’il instille en notre cœur au sujet de l’ordre divin, Satan nous porte à désirer un meilleur bien, qu’il nous désigne. C’est encore un bien, pensons-nous. Mais ce mouvement de l’âme créatrice, dès qu’il est détourné des fins prévues par Dieu, nous jette au mal, qui est la torsion du bien et du réel vers le néant.
Ce mal fait, Satan se dévoile comme un ennemi mortel de l’homme, qu’il avait abusé jusqu’ici en feignant de sympathiser avec l’idéalisme de sa révolte. Voici qu’il nous entraîne dans un nouveau tour de la spirale qui pointe vers l’Enfer : il nous accuse avec une angélique précision, sans laisser place à la pensée d’une possible réparation.
Il est au monde une seule chose pire que de douter du bien et du réel, et c’est de douter du pardon, une fois qu’on a trahi le bien et le réel. Car douter du pardon nous replonge dans le mal, avec la sombre jouissance masochiste des « après moi le déluge » et des « tant pis pour moi ». Il faut croire au pardon pour oser confesser le mal qu’on a commis ; pour oser qualifier de faute sa propre faute ; et pour que puisse [p. 43] renaître la confiance qui donnera seule le courage de rebâtir. Celui qui doute du pardon ne peut pas confesser son crime, et celui qui ne le confesse pas n’en connaîtra jamais toute l’étendue.
Le diable est cet Accusateur qui veut nous faire douter de notre pardon pour nous forcer à fuir dans les remèdes du pire. L’Apocalypse le désigne comme « l’Accusateur de nos frères, celui qui les accuse devant Dieu jour et nuit ». C’est lui qui demandait la tête de Job devant le tribunal céleste. Non content de nous prendre à ses pièges, sitôt qu’il nous a pris il est le premier à nous dénoncer devant Dieu de la manière la plus impitoyable. Non par amour de la justice, mais par amour de notre châtiment, par haine froide. Pour le stérile plaisir d’avoir raison.
C’est qu’il s’en tient à la légalité, au bien qu’il connaissait à l’origine ; un bien tout fait, arrêté pour toujours. Depuis sa chute, il a perdu le sens de la Création continue, du dynamisme immanent au réel. Par-dessus tout, il ignore le sens du drame de la Rédemption. Il ne sait pas et ne veut pas savoir que Dieu maintient le monde en dépit de nos fautes, par la vertu recréatrice d’une mort qui est le centre de l’Histoire, et de chacune de nos histoires individuelles…
Aussi, partout où l’on condamne sans pitié son prochain ou soi-même, soyons sûrs que c’est le diable qui parle, l’Accusateur qui tient le pardon pour une simple faute de logique, la grâce pour une erreur de calcul statistique.
La duplicité infernale, c’est de nous faire croire qu’il n’y a pas de juge, ni d’ordre divin du réel, et aussitôt que nous l’avons cru, de nous accuser de contravention devant le Juge. Ainsi la morale laïque, morale du devoir kantien et des routines bourgeoises excluant le Dieu personnel, nous accuse et nous prive en même temps de tout recours à Celui qui [p. 44] pardonne. Elle ne laisse aux meilleures de ses victimes que l’héroïsme autosadique de la révolte.
11.
Légion
Enfin, la Bible appelle le diable : Légion. Ici nous n’en finirions pas de commenter, conformément à la nature du sujet. Bornons-nous à marquer trois directions de pensée : nous les suivrons tout au travers du livre.
Si le diable est Légion, cela signifie d’abord que tout en étant un, il peut revêtir autant d’aspects divers qu’il y a d’individus de par le monde.
Mais cela peut signifier aussi que le diable est la masse anonyme.
Et finalement, qu’étant tout le monde, ou n’importe qui, il va nous apparaître comme n’étant Personne en particulier. Et ceci nous ramène au premier de ses tours, qui était de nous faire douter de son existence même.
Le nom de Légion évoque par ailleurs le mythe hellénique de Protée. Nous venons d’énumérer les rôles principaux que le diable revêt dans la Bible : ils sont tous, en quelque manière, des déguisements de son malheur originel. Satan craint de se montrer tel qu’il est, c’est évident, puisqu’il craint même d’exister à nos yeux. Il ne présentera donc aux hommes que des masques tour à tour rassurants ou flatteurs. « Déguisement, tu es, je le vois, une vilaine ruse par où [p. 45] notre Ennemi, fertile en artifices, étend son action »6.
Nous pouvons comprendre cette ruse. Pourquoi sommes-nous parfois tentés de vivre par délégation, et sous un masque ? Parce que cela permet à notre vanité de se satisfaire malgré nous, malgré nos exigences réelles et bien au-delà de nos possibilités. Chose étrange, nous sommes ainsi faits que nous nous prévalons intimement d’un succès remporté « sous le masque », tandis que nous attribuerons au masque nos méfaits. Nous sommes prêts à nous approprier les mérites d’un bien dont nous n’avons été que les acteurs, alors que nous nous empressons de projeter sur les Choses, le Destin, ou les Autres, un mal dont les racines sont réellement en nous. Ainsi chacun de nous, en tant que patriote, se sent flatté par une victoire nationale, alors qu’il attribue la défaite aux seuls chefs.
Ici le diable joue avec notre terreur de nous reconnaître responsables de nos vies. Autrefois il avait recours au déguisement vestimentaire. Aujourd’hui, le costume ne signifie plus rien. Le phénomène du déguisement s’est intériorisé en évasion morale. C’est devant soi-même d’abord, et comme en rêve, qu’on joue un rôle dans l’impunité. Le monde actuel est plein d’individus qui portent à l’intérieur un costume de louage. Ils se cachent à leurs propres yeux. Comment connaîtraient-ils Satan, puisqu’ils ne veulent pas voir leur être véritable, celui qui prend ses décisions, le seul auquel pourrait se révéler le Tentateur ?
12.
Le sophisme
L’Ange déchu nous dit : je suis ton ciel, il n’y a pas d’autre espérance. Le Prince de ce monde nous dit : il n’y a pas d’autre monde. Le Tentateur nous dit : il n’y a point de juge. L’Accusateur nous dit : il n’y a point de pardon. Le Menteur résume tout en nous offrant un monde sans obligations ni sanctions, fermé sur soi mais recréé sans cesse à l’image de nos complaisances : il n’y a pas de réalité. Enfin Légion dit le dernier blasphème : il n’y a Personne.
Le monde moderne (et chacun de nous en lui) dans la mesure où il cultive un rêve de déification de l’homme par sa science ; où il nie toute transcendance ; où il s’enferme dans les autarcies de la puissance et de la passion ; où il noie finalement la vocation de la personne dans l’anonyme irresponsable, — le monde moderne (et chacun de nous en lui) se rend à la loi de Satan. Mais du même coup, il devient incapable de connaître celui qu’il sert !
Satan veut nous faire croire qu’il n’y a pas d’autre monde. Si nous le croyons, il se trouve qu’aussitôt nous ne pouvons plus croire à Dieu ni à Satan ! S’il n’y a pas de ciel, comme nous le dit Satan, il n’y a pas non plus d’enfer, ni de Maître de l’enfer. S’il n’y a pas de juge, il n’y a pas non plus de faute ni d’Auteur du mal. S’il n’y a pas de vérité, il n’y a pas non plus de mensonge ni de Menteur. S’il n’y a personne, enfin, il n’y a pas non plus lui !
Ainsi, plus il sévit dans notre vie, moins nous pouvons le reconnaître. Plus il est effectif, moins il paraît dangereux. Sa propre action le dissimule aux yeux de celui qu’elle domine. [p. 47] Il s’évanouit dans son succès, et son triomphe est son incognito.
La preuve que le diable existe, agit et réussit, c’est justement que nous n’y croyons plus.
Mais à l’inverse, il n’est pas douteux que ce Dissimulé ne perde sa puissance à mesure qu’on le « révèle » comme disent les photographes, et qu’on le prive ainsi du bénéfice de l’attaque par surprise, sa tactique favorite. Nous avons donc soumis l’incognito de Satan au réactif de la Révélation, qui le rend visible à l’œil spirituel.
Comment va-t-il s’y prendre, désormais, pour tromper cet œil averti, pour abuser ce sens du mal qu’éveille en nous la connaissance du Bien, comme le soleil fait renaître les ombres ?
13.
diable et péché
Imaginez que le diable aille se cacher dans le péché même, dans le péché en général, tel que le conçoivent les prédicateurs et les moralistes d’aujourd’hui. Ce serait un excellent calcul, pour les deux raisons que voici : tout d’abord, nous serions induits à croire que le diable n’est « rien d’autre » qu’une figuration naïve du péché ; en second lieu, nous n’aurions plus l’idée d’aller chercher le diable dans nos vertus.
[p. 48] En vérité, le diable n’est pas dangereux là où il se montre et nous fait peur, mais là seulement où nous ne savons pas le voir. Il nous terroriserait s’il se montrait, et nous fuirions sans l’écouter, tandis que le péché nous fait moins peur qu’envie. Si nous savions voir le diable dans le péché, nous serions beaucoup plus prudents. Son astuce sera donc de se rendre invisible au sein même de nos vraies tentations. C’est là qu’il va montrer patte blanche, comme le grand méchant loup dans le conte du Chaperon rouge, alors qu’il fera voir ses cornes et sa grimace dans des fantaisies ridicules, bien loin du lieu de son action réelle. N’avez-vous pas connu de ces dames charmantes qui se récrient dès qu’on parle du diable : — C’est trop affreux, vous me faites trop peur, je sens que je ne pourrai pas dormir ! — mais qui d’ailleurs adorent tromper leur mari — c’est le péché même, à leurs yeux —, mentent sans le moindre scrupule, sont égoïstes avec passion, et n’ont en général aucune espèce de trouble de conscience. Elles ne conçoivent pas le diable comme l’instigateur de leurs péchés, mais comme une sorte d’apparition de cauchemar, qui porte malheur et qui leur veut du mal. Elles ne se doutent pas que le diable est sans aucun pouvoir sur nous ailleurs que dans notre péché, et par lui seul.
Le diable-apparition, sans liens avec nous-mêmes et tout extérieur à nos fautes, celui-là n’est vraiment « rien d’autre » qu’une projection, hors de nous-mêmes, du péché dont nous sommes les auteurs et que nous refusons d’assumer. Ce subterfuge de l’inconscient n’a d’autre but que de nous exonérer d’une part honteuse de nous-mêmes. Si le résultat nous apparaît étrange et fantastique, c’est parce que l’idée même que nous pourrions être coupables nous apparaît étrange et fantastique.
Mais d’autres vont me dire, au camp des vertuistes et des [p. 49] spirituels mieux réveillés : « Pourquoi parler d’un diable personnel ? Nous voyons bien le péché, mais pas le diable. Ne peut-on pas en faire l’économie ? Si l’on dissipait le péché, l’on constaterait qu’il n’y a personne derrière l’écran. »
Ici, le diable au lieu de se distinguer abusivement de notre péché, a choisi de se confondre avec lui au point qu’on croie cette abstraction plus vraie que la figure mythique. Le tour est subtil et requiert un peu d’astuce spirituelle, de notre part, pour le déjouer.
Certes, le péché étant devenu notre seconde nature, il peut sembler qu’il agit de soi-même et sans Auteur, en vertu d’une espèce d’inertie ou de force de l’habitude. Une coutume du mal nous habite, que l’on pourrait nommer le péché habituel, ou presque le péché normal. C’est notre propension toute mécanique à violer les dix commandements, c’est-à-dire à commettre des péchés, qui n’ont rien de très mystérieux et sont exactement catalogués : lâchetés et mensonges, actes d’orgueil ou d’égoïsme, vols, trahisons et méchancetés de toute espèce. Il est possible que le diable en personne ne se dérange pas pour si peu. Comme un directeur de journal qui ne fait pas les chiens écrasés, se réservant pour les grandes catastrophes de la politique mondiale. Voici cependant où l’on verra percer le bout de son oreille pointue : c’est au moment précis où le péché n’est plus reconnu pour tel et veut se justifier.
Dans les mécanismes hérités de nos petits péchés quotidiens, nous sentons quelquefois intervenir comme un moment d’accélération panique : c’est lui ! Tout d’un coup, les choses s’aggravent et s’embrouillent, vous ne savez pourquoi ; elles deviennent inextricables, vous ne distinguez plus le bien du mal, le faux du vrai, la charité de la cruauté : c’est lui qui a pris le jeu en main ! C’est lui qui invente nos sophismes [p. 50] moraux, efface nos catégories, transforme ce péché habituel en une « vertu » délirante, en un vertige de fausse innocence, en une exaltation de puissance destructive. C’est lui qui crée les situations extrêmes, sans issue.
Les cas de ce genre seront les seuls où j’essaierai de décrire l’action du diable dans nos péchés catalogués7. Pour les autres, je les laisse aux moralistes, prédicateurs, législateurs ou dictateurs chargés de nous rappeler les règlements.
Je compte me livrer désormais à un sport beaucoup plus excitant : la chasse au diable dans nos idéaux et dans l’insignifiance de nos actes. Et ce n’est point par amour du paradoxe, mais au contraire par une raison fondamentale, et que tout ce qui précède tendait à dégager. En dernière analyse, le diable ne peut agir que dans le bien, par le moyen de nos vertus. Car nous savons qu’il ne peut rien créer, pas même le champ de son action. Il ne peut donc que tordre et déformer ce qui existe et fut bien fait par Dieu. Nos vices mêmes ne sont pas de véritables créations du diable, mais seulement des vertus mal orientées. Le sens originel de leur élan, gauchi ou inverti par notre orgueil et par l’inertie de nos âmes, devient presque invisible à la conscience humaine. Un vice, c’est une vertu désorbitée ou réduite à l’insignifiance. C’était le bien, mais le diable s’y est mis, à l’instant même où nous avions le choix entre l’usage légal et l’abus de ce bien.
Si donc j’évite d’aller chercher le diable là où chacun s’attend à le trouver, dans les mauvais lieux des faubourgs ou dans les bouges de notre vie privée, qu’on n’y voie de ma part nul désir de surprendre. Tout simplement, le diable habite ailleurs en temps normal. Poussé par la logique impérative [p. 51] du camouflage, obéissant au principe fatal de son existence empruntée et parasitaire, il a choisi pour domicile permanent « les sépulcres blanchis » que maudissait le Christ. Je lui donne rendez-vous dans nos vertus.
14.
Le psychanalyste confondu
Un dernier mot sur la réalité mythique de Satan : je voudrais corriger par la vertu d’un doute les conclusions trop rationnelles encore qu’un lecteur peut tirer, malgré moi, de ces pages.
Dès que vous croyez apercevoir le diable, parce qu’il en a fait un peu trop, dès que vous tentez de le démasquer dans le péché, il vous égare en vous faisant dire par les savants que le péché lui-même n’existe pas : trouble des glandes endocrines ou fantaisie du subconscient, maladie mentale ou conditionnement social insuffisant. Nous ne sommes responsables de rien. Nous ne sommes pas méchants, mais malades…
La psychanalyse, considérée dans son ensemble et dans sa tendance générale — sans doute inconsciente — peut être définie comme une tentative de ramener le péché et le Mal à des mécanismes subjectifs, dont le médecin pourra se rendre le maître. Chaque époque a son utopie. Le Moyen Âge cherchait la pierre philosophale dans les cornues des alchimistes. Nous essayons de dissoudre le diable dans les eaux troubles du subconscient. Ce n’est encore qu’une variante [p. 52] scientifique du sophisme de l’incognito. Point de diable aux yeux des freudiens, mais seulement une croyance au diable, résultant de la « projection » d’un sentiment de culpabilité. Guérissez ce sentiment-là, vous n’aurez plus de croyance au diable, ni donc de diable. Le démon ne serait qu’une image de névrose, quelque chose qui se soigne, se guérit, et s’évanouit au terme du traitement.
On ne demanderait pas mieux que d’y croire. Mais les psychanalystes et les Christian Scientists eux-mêmes savent bien qu’il y a des accidents irréductibles à la psychologie, qu’il y a des faits, disons des tuiles qui tombent des toits, et qui tombent également sur l’homme normal et sur l’homme torturé par ses complexes. Or la chute de l’ange Lucifer est justement l’Accident absolu qui survint dans l’histoire du monde.
J’aime opposer d’ailleurs à la psychanalyse une parabole qu’on m’a donnée pour histoire vraie, et que je trouve trop belle pour ne pas être vraie.
Comme on demandait à C. G. Jung s’il croyait aux phénomènes occultes, le grand psychanalyste se contenta de répondre par l’anecdote suivante. Un jour une dame vient le trouver à Zurich, et lui expose son tourment : elle ne pouvait se promener dans la rue sans se voir aussitôt attaquée par les oiseaux. Depuis des mois elle en était réduite à ne sortir qu’en voiture fermée. Jugeant elle-même qu’il s’agissait d’une hallucination, elle demandait à Jung de la traiter. Chacun sait ce qu’un oiseau veut dire8. Le cas paraissait clair et la cure facile. Les séances commencèrent aussitôt. Après [p. 53] deux ou trois mois, l’état général de cette dame s’était notablement amélioré. Elle dormait mieux, l’appétit revenait, les migraines duraient moins longtemps. Mais nul changement ne se marquait quant à la phobie des oiseaux… On continua. Tous les complexes habituels affleuraient l’un après l’autre, s’avouaient, s’épanouissaient et finalement se résolvaient selon toutes les règles de l’art. Mais toujours rien ne se manifestait, qui parût se rapporter de près ou de loin au mystère des oiseaux agresseurs.
Un an s’écoula, sans progrès. Le médecin commençait à désespérer, il envisageait même d’abandonner la cure. (Et vous savez pourtant si rien égale la patience d’un psychanalyste !) Enfin, par un beau jour d’été, la malade vint pour une dernière tentative. Il faisait une chaleur torride. Jung possède une villa sur les rives du lac de Zurich. Il proposa que la séance eût lieu dans un petit pavillon au bord de l’eau. On sort, la dame la première ; et sitôt dans le jardin, conclut Jung, « eh bien… les oiseaux l’attaquaient ! »