[p. 129]

5.
Luther et la liberté de la personne

Dire qu’on ignore Luther en France serait exagérer, mais dans le sens contraire de celui qu’on imagine. Car on fait pis que de l’ignorer et même que de le méconnaître : on prétend, sans l’avoir jamais lu, savoir qui il fut, qui il est. Certains ont parcouru les Propos de table, présentés au public français comme un ouvrage capital : ils s’étonnent d’y trouver si peu de substance théologique et tant de plaisanteries parfois grossières, de platitudes, de contradictions. Est-ce avec cela que s’est faite la Réforme ? D’autres, moins exigeants, n’hésitent pas à soutenir que Luther fut un démagogue, un exploiteur de l’éternel ressentiment de la race allemande contre la civilisation romaine. Au lieu de rapporter à son germanisme originel certains défauts de Luther, on rapporte au luthéranisme tout ce qui choque dans l’Allemagne actuelle ; comme si Luther avait créé le germanisme. Comme s’il était l’ancêtre non de Niemöller, chrétien et luthérien, mais de Hitler, païen né catholique. Pour l’opinion moyenne sur Luther, je crois que la phrase suivante en donne une assez juste idée : « En somme, qu’est-ce que Luther ? Un moine qui a voulu se marier »…

[p. 130] L’ignorance ou la méconnaissance courantes à l’égard de Luther, jointes aux diverses calomnies recueillies par des biographes amateurs, et à l’action de la polémique catholique (Denifle, Maritain, Grisar), mettent le public français en état d’infériorité assez grave sur le plan de la culture générale. Car ignorer ou méconnaître Luther, c’est ignorer ou méconnaître un des deux ou trois moments décisifs de la tradition d’Occident, c’est s’interdire de rien comprendre à la grande discussion millénaire, à la grande tension spirituelle dans laquelle l’Europe a puisé son dynamisme créateur. Tension dont le débat du libre arbitre, opposant Érasme à Luther, permet de définir symboliquement les pôles : pensée « pure » et pensée « engagée », ou encore attitude du spectateur et attitude du témoin. Opposition qui, dans le plan théologique, ou mieux, dans la totalité de l’être, revient à celle d’un christianisme mitigé de respect humain, et d’un christianisme absolu, qu’on déclare volontiers « inhumain » parce qu’il attribue tout à Dieu.

Traité du serf arbitre

À la proposition qu’on lui faisait en 1537 d’éditer ses œuvres complètes, le réformateur répondit : « Je ne reconnais aucun de mes livres pour adéquat, si ce n’est peut-être le De servo arbitrio et le Catéchisme. »

Nous voici donc, avec le Serf arbitre, de l’aveu même [p. 131] de son auteur, au centre du débat de la Réforme et de son effort dogmatique. Mais nous touchons du même coup au centre du problème le plus ardu que pose l’autonomie de la personne : le problème de sa liberté et du fondement dernier de sa responsabilité. Car la personne est dans la vie de l’individu à la fois l’élément libérateur — par rapport aux données naturelles — et l’élément ordonnateur — par rapport à la vocation. En d’autres termes, la liberté de la personne n’est pas un attribut de l’individu en soi, mais elle lui est attribuée par un appel gratuit du libre Esprit. Si l’homme naturel n’est pas libre d’accéder à la liberté, cette liberté peut lui être donnée par la puissance vocative de Dieu62. Telle est la thèse fondamentale du De servo arbitrio, écrit en 1525 pour réfuter la Diatribe seu collatio de libero arbitrio, publiée par Érasme un an auparavant.

On croit d’abord à un pamphlet, encore que le volume matériel du Traité soit bien écrasant pour le genre. Mais on s’aperçoit sans tarder que la discussion avec Érasme [p. 132] et sa Diatribe (souvent personnifiée) n’est en fait que le support apparent d’une réflexion de plus grande envergure, d’un témoignage qui transcende toute dispute. Entraîné par sa fougue habituelle, excité (bien plutôt que « désarmé » comme il le dit aux premières pages ) par les procédés de l’humaniste et du sceptique que se vantait d’être Érasme, Luther en vient, de proche en proche, à ressaisir et reposer avec puissance toutes les affirmations fondamentales de la Réforme : justification par la foi, qui est don gratuit et œuvre de Dieu seul ; opposition de cette justice de Dieu à la justice des hommes et de leurs œuvres ; opposition de la grâce à la nature, selon les termes de l’Apôtre ; opposition de la Parole vivante à la tradition codifiée ; sens de la décision totale entre un oui et un non absolus, et refus de tout moyen terme ou médiation plus ou moins rationnelle entre les règnes en guerre ouverte du Dieu de la foi et du Prince de ce monde ; nécessité du témoignage, et du témoignage fidèle, certifié par l’Esprit et la Bible, et constituant la véritable « action » de l’homme « entre les mains de Dieu. »

Tels sont les thèmes qu’illustre cet ouvrage. S’ils n’y sont pas traités en forme, c’est qu’ils ne constituent pas un système, au sens philosophique du mot, mais qu’ils s’impliquent très étroitement les uns les autres, et ne peuvent être mieux saisis que dans l’unique et perpétuelle question que nous posent toutes les pages de la Bible. Ils renvoient tous à une réalité dont ils ne sont que les reflets diversement réfractés par nos mots. Ils renvoient tous à la question du Christ : « … et toi, maintenant, crois-tu cela ? » Si [p. 133] tu le crois, si tu as reçu la foi, il n’est plus rien de « difficile » dans les assertions de Luther, ni dans sa négation joyeuse du libre arbitre. Ses coups violents n’ébranlent plus que le vieil homme, celui qu’il nous faut dépouiller.

Mais il s’en faut de presque tout que les grandes thèses pauliniennes de la Réforme soient acceptées (ou simplement connues !) par nos contemporains, même chrétiens. Il s’en faut de beaucoup, de presque tout, que les arguments d’un Érasme nous apparaissent comme autant de sophismes. Non seulement tous les humanistes — des marxistes au vieux libéraux — y applaudissent ouvertement, mais encore jusque chez les chrétiens, ces arguments se voient réinventés, admis, parfois même prêchés. Le laïcisme moraliste n’en a pas du tout le monopole : tout catholique se doit, en bonne logique, de les faire siens, puisqu’il croit au mérite des œuvres ; et tous les protestants qui jugent encore que Calvin et Luther ont fait leur temps — que dire de Paul, bien plus ancien ! — tous ceux qui tiennent la prédestination pour un dogme immoral ou périmé ; ceux qui traduisent : « Paix sur la terre, bénévolence (de Dieu) envers les hommes » par « Paix aux hommes de bonne volonté », tous ceux-là sont, en fait, avec Érasme et son armée de « grands docteurs de tous les siècles », pour soutenir le libre arbitre religieux, c’est-à-dire : le pouvoir qu’aurait l’homme de contribuer à son salut par ses efforts et ses œuvres morales.

Que trouveront-ils dès lors dans ce Traité ? Une verdeur polémique qui peut flatter en nous le goût du pittoresque ; l’élan génial, la violence loyale d’une certitude pesante, [p. 134] vraiment « grave », d’une dialectique sobre et têtue, qui va droit au point décisif, envisage honnêtement les objections, donne à la thèse adverse toutes ses chances non sans ironie toutefois, et sait enfin conférer à son choix la force et la simplicité d’une constatation évidente. D’un point de vue purement esthétique, ces qualités sont assez rares et chez Luther assez flagrantes, pour qu’un lecteur qui refuse l’essentiel soit tout de même attiré et subjugué par le style, par le ton de l’ouvrage. (Nous ne savons que trop bien, nous modernes, séparer le fond de la forme ; admirer l’une quand nous condamnons l’autre, et vice versa.)

Mais une fois reconnue cette maîtrise, qu’on attendait d’ailleurs du chef d’un grand mouvement (comme dirait le jargon d’aujourd’hui), tout est fait dans notre Traité pour heurter de front le lecteur incroyant, ou celui qui ne partage pas la foi de Paul et des apôtres. D’abord le langage scolastique, qui n’est pas du tout luthérien, mais que Luther est obligé d’utiliser pour débrouiller et supprimer les faux problèmes où la Diatribe voulait l’embarrasser63. Ensuite, ce refus total, ou mieux cette négligence tranquille de toute espèce de considération psychologique. (Un tel homme est bien trop vivant pour faire de la psychologie, trop engagé dans le réel pour prendre au sérieux ses reflets dans la conscience du spectateur.) Ce qui ne manquera pas de faire crier au dogmatisme. Tous se passe ici à « l’intérieur » du christianisme, de [p. 135] l’Église. L’humanisme laïque, autonome, est simplement nié comme une absurdité, une contradiction dans les termes. C’est à Érasme en tant que théologien que Luther s’applique à répondre ; et c’est même la plus dure ironie — quoique involontaire, je le suppose — dont il pouvait, en l’occurrence, l’accabler.

On ne saurait souligner trop fortement ce trait : c’est encore en théologien, en docteur de l’Église fidèle, en prédicateur responsable, non pas en philosophe ni en métaphysicien, que Luther nie le libre arbitre. Ceci pourrait suffire, et doit suffire en droit à réfuter l’objection d’un moderne, l’objection parfaitement anachronique, mais que je sais inévitable, et qui consiste à affirmer que Luther est « déterministe ». Mais le sérieux théologique est chose trop rare, et pour beaucoup trop difficile à concevoir, pour qu’on puisse écarter cette objection par un simple rappel de l’ordre dans lequel ce Traité fut pensé.

Je tenterai donc d’esquisser, tout au moins, le dialogue d’une « conscience moderne » douée d’exigence spirituelle, avec un partisan du « serf arbitre » luthérien. (On peut admettre qu’un tel dialogue se déroule à l’intérieur même de la pensée d’un homme qui veut honnêtement croire…)

[p. 136]

Dialogue

Car Dieu peut tout à tout instant. C’est là la santé de la foi.

Kierkegaard.

La Conscience moderne. — Selon Luther, nous n’avons aucune liberté car, en réalité, Dieu a tout prévu, et rien n’arrive que selon sa prévision. Luther ne pose pas seulement l’omnipotence, mais l’omniscience et la prescience éternelle de Dieu, qui ne peut faillir dans sa promesse, et auquel nul obstacle ne s’oppose. Que devient alors notre effort ? Il ne sert plus de rien. Nous n’en ferons plus. Nous refusons de jouer si d’avance le vainqueur a été désigné par un arbitre qui ne tient pas compte de nos exploits !

Un luthérien. — Mais connais-tu seulement les vraies règles du jeu ? Qui t’a fait croire que ta vie était une partie à jouer entre toi et le monde, par exemple ; ou encore entre l’individu et le sort, cette idole païenne ?

C. M. — J’ai besoin de le croire pour agir.

L. — Mais qu’est-ce qu’agir ? Est-ce vraiment toi qui agis ? Ou n’es-tu pas toi-même agi par de puissantes forces sociales, historiques, et économiques ? Toute ta science ne s’occupe-t-elle pas, justement, à les découvrir ? Au besoin à les inventer ?

C. M. — Certes, mais ma dignité consiste à lutter [p. 137] contre de telles forces, une fois que je les ai reconnues ; à m’affirmer dans mon autonomie par un acte qui crée ma liberté, par un acte de révolte, s’il le faut !

L. — Tu crois donc détenir un tel pouvoir ?

C. M. — Il me suffit de vouloir l’affirmer.

L. — Soit, c’est une hypothèse de travail… Pour moi, je crois que Dieu connaît la fin, la somme, la valeur absolue de nos actions passées, présentes et futures ; car elles sont dans le temps, Dieu dans l’éternité qui est avant le temps, qui est en lui, et qui est encore après lui. Au regard de Dieu donc, « tout est accompli » — depuis la mort du Christ sur la croix. Non seulement prévu, mais accompli.

C. M. — Si c’était vrai, je préférerais encore nier ce Dieu qui prétend voir plus loin que le terme de mes actions, — ce qui, avouons-le, les ridiculise complètement et les rend vaines en fin de compte : car je sens, malgré tout, que je les fais librement, et tu viens me dire qu’elles sont prévues ! Et prévues par un Dieu éternel, qui dès lors se joue de moi indignement ! Il faudra donc choisir ; Dieu ou Moi. Je dirai : moi. Dussè-je tuer Dieu, comme Nietzsche a proclamé qu’il l’avait fait.

L. — Comment le temps tuerait-il l’éternel ? Comment la chair tuerait-elle l’Esprit ? Elle ne peut tuer que l’idée fausse qu’elle s’en formait… Nietzsche l’a bien vu : ce n’est que le « Dieu moral » qui est passible de réfutation. Mais tu affirmes que si Dieu prévoit tout, tu es alors dispensé d’agir, et que ce n’est plus la peine de faire aucun effort. C’est peut-être mal raisonner. Si ton effort aussi était prévu ? Pourrais-tu ne pas le fournir ? Et si [p. 138] tu décidais : « Je suis, donc Dieu n’est pas ! »64 qui t’assurerait que cet acte de révolte échappe à l’éternelle Prévision ? Qui t’assurerait qu’en prononçant ces mots tu ne prononcerais pas sur toi-même l’arrêt éternel de Dieu, te rejetant vers le néant, en sorte que Dieu, vraiment n’existe plus pour toi ? Il est une double prédestination : l’une au salut, l’autre à la damnation. Être damné, ne serait-ce pas justement être rivé au temps sans fin, et refuser l’éternité qui vient nous délivrer du temps ?

C. M. — Mais mon temps est vivant et plein de nouveauté, de création ! Ton éternité immobile c’est l’image même de la mort.

L. — Que savons-nous de l’éternité ? Les philosophes et la raison ne peuvent l’imaginer que morte. Mais la Bible nous dit qu’elle est la Vie, et notre vie présente n’est qu’une mort à ses yeux. Qui nous prouve que l’éternité est quelque chose d’immobile, de statique ? Qui nous dit qu’elle n’est pas au contraire la source de tout acte et de toute création, une invention totale et perpétuelle, une actualité permanente, la seule chose qui change quelque chose au déroulement calculable du temps, quand elle le touche dans l’instant (dans un « atome » de temps, comme l’écrit Paul). Qui t’assure que notre raison, tout attachée à notre chair, à notre temps où elle s’est constituée, soit capable de concevoir ce paradoxe ou ce scandale d’une éternité seule actuelle ? C’est un mystère plus profond que notre vie, et la raison n’est qu’un faible élément de notre vie. C’est un mystère que le croyant pressent et vit au seul [p. 139] moment de la prière. « Demandez et l’on vous donnera », dit le même Dieu qui nous prédestina ! Quand le croyant, qui sait que Dieu a tout prévu éternellement, adresse à Dieu, au nom de sa promesse, une prière précise et instante, ne vit-il pas ce paradoxe et ce mystère : croire que « l’Éternel est vivant », croire que sa volonté — qui a tout prévu — peut aussi tout changer en un instant aux yeux de l’homme, sans que rien ne soit changé de ce qu’a décidé Dieu, de ce qu’il décide ou de ce qu’il décidera ? Car l’Éternel ne connaît pas de temps, il n’est pas lié comme nous à une succession. Mais au contraire, nos divers temps et successions procèdent de l’Éternel et lui sont liés : nous venons de lui, nous retournons à lui, il est en nous lorsque l’Esprit dit la Parole dans notre cœur. Quelle étrange illusion nous ferait croire qu’une décision de l’Éternel est une décision dans le passé ! Alors que c’est elle seule qui définit notre présent ! Est-ce que nos objections philosophiques et notre crainte du « fatalisme » ne reposent pas le plus souvent sur cette erreur des plus grossières ?…65

C. M. — On peut aussi nier l’éternité, et affirmer que seul existe notre temps. Dans ce cas tu n’as rien prouvé.

L. — On ne prouve rien de ce qui est essentiel, mais on l’accepte ou le refuse, en vertu d’une décision pure. Discuter ne peut nous conduire qu’au seuil de cette décision. Et nous n’aurons pas dialogué en vain, si nous [p. 140] avons pu dégager l’alternative du libre arbitre, telle qu’elle se pose dans les termes extrêmes où elle revêt sa vraie réalité : c’est l’Éternel qui commande — ou c’est moi. Il n’y a pas là de difficultés intellectuelles. Il n’y a que la résistance du « vieil homme », et les prétextes toujours très moraux, et même très pieux qu’invoque notre révolte…

Réalité radicale du problème

Dans l’Église, une fois acceptés le Credo et son fondement, qui est la Parole dite en nous par l’Esprit et attestée par l’Écriture, — or cette Parole est Christ lui-même — il me paraît que l’opinion de Luther n’est pas sujette à de sérieuses objections. Et la démonstration purement biblique qu’on en trouvera dans le Traité du serf arbitre, malgré quelques détails exégétiques discutables, suffit à établir pour le chrétien la vérité d’un paradoxe que Luther n’a pas inventé, mais qui est au cœur même de l’Évangile. L’apôtre Paul l’a formulé avant toute tradition ecclésiastique ; et tous les Pères et tous les siècles dont se réclame Érasme n’y changeront rien : « Travaillez à votre salut avec crainte et tremblement, puisque c’est Dieu qui produit en vous le vouloir et le faire. » (Phil. II, 12-13) C’est parce que Dieu fait tout que nous devons agir, selon qu’il nous l’a commandé. C’est parce que Dieu prévoit tout que nous avons en lui, et en lui seul, la liberté. Mais cela n’apparaît qu’à celui qui ose aller jusqu’aux extrêmes de [p. 141] la connaissance de soi-même et de la connaissance de la foi. Car la foi seule révèle la nature radicale du péché. Luther insiste sur cet extrémisme évangélique, que les sophistes n’étaient que trop portés à corriger et à humaniser, au risque d’« évacuer la Croix ». Tant qu’on n’a pas envisagé la doctrine de la pure grâce jusque dans son sérieux dernier, on peut soutenir que l’homme possède au moins « un faible libre arbitre66 » dans les choses du salut. Mais que le Christ ait dû mourir pour nous sauver — et la mort est un acte extrême, non pas une médiation flatteuse et humaniste —, cela fait voir que nous n’avons aucune liberté possible, que dans la grâce que Dieu nous fait. Toute l’argumentation de Luther vise le moment de la décision, et néglige les moyens termes où voulait se complaire Érasme. Le problème du salut est un problème de vie ou de mort. Or ce problème est seul en cause pour le théologien fidèle. Et tout est clair lorsque l’on a compris que Luther ne nie pas du tout notre faculté psychologique de vouloir, mais nie seulement qu’elle puisse suffire à nous obtenir le salut, étant elle-même soumise au mal. Tout le reste est psychologie, littérature et scolastique67.

[p. 142] Il n’en reste pas moins qu’aux yeux de la raison — cette folle, cette fille publique, comme le répète Luther — ce que nous nommons ici un paradoxe demeure une pure et simple absurdité. « Cela paraît cruel, injuste et intolérable à la raison, qu’on puisse affirmer que Dieu damne qui il veut, — au mépris de tant de grands hommes de tous les temps. Et qui ne se scandaliserait pas ? » Ainsi parle Luther lui-même, et c’est en lui l’homme naturel qui fait sa plainte. Mais il ajoute : « Il me faut confesser que cette pensée m’a blessé au plus profond et jusqu’au désespoir, en sorte que je souhaitais n’être pas né, avant que j’eusse reconnu combien salutaire était ce désespoir et combien proche de la grâce ». Car en effet : « C’est le plus haut degré de la foi, de croire que ce Dieu est clément, qui sauve si peu d’hommes et en damne un si grand nombre ; et que ce Dieu est juste, dont la volonté nous rend nécessairement damnables… Mais quoi ! si nous arrivions à comprendre par la raison de quelle manière Dieu est miséricordieux et juste, alors qu’il montre une si terrible colère et injustice, qu’aurions-nous besoin de la foi ?… Ce serait un Dieu stupide qui révélerait aux hommes (en Christ) une justice qu’ils connaîtraient déjà, ou dont ils auraient en eux l’étincelle innée ». Ici, c’est la foi seule, don de la grâce, qui parle. Dans le conflit de cette révélation et des résistances naturelles — conflit victorieux pour la foi — résident la tension proprement luthérienne et le sens de la vocation. La grandeur sans mesure de Luther, je la vois dans cette volonté de se réduire à un absurde aux yeux de qui refuse sa décision.

[p. 143] Mais alors on peut se demander si ceux qui refusent le christianisme échappent vraiment à la difficulté ; si au contraire, ils ne la retrouvent pas dans un plan où elle reste insoluble. Érasme était encore un catholique ; son humanisme mesuré l’empêche de voir le vrai tragique du débat. Mais le plus grand des adversaires du christianisme dans les temps modernes, Nietzsche, aboutit à un dilemme qui me paraît correspondre, terme à terme, à celui que Luther et Paul posent ensemble à notre foi. C’est que Nietzsche a poussé comme Luther jusqu’aux extrêmes limites de l’homme, jusqu’aux questions dernières que peut envisager notre pensée. Pour échapper au nihilisme qui l’étreint dès lors que « Dieu est mort », ou qu’il l’a « tué », il imagine le Retour éternel. Et comme ce Retour éternel paraît exclure toute liberté humaine, il se met à prêcher l’amor fati, l’adhésion volontaire et joyeuse à la fatalité inéluctable. C’est dans cette volonté de reconnaître notre irresponsabilité totale, qu’il croit trouver et regagner la dignité suprême de l’homme sans Dieu.

La similitude étonnante du paradoxe luthérien et du paradoxe nietzschéen ne saurait être ramenée à quelque influence inconsciente, encore bien moins à une coïncidence. En vérité, c’est bien du même problème qu’il s’agit. Le seul problème dès qu’on en vient à une épreuve radicale de la vie. Au « tu dois » prononcé par Dieu, Nietzsche oppose le « je veux » de l’homme divinisé. Puis à l’existence de Dieu, il oppose sa propre existence. Mais la difficulté fondamentale que posent les rapports de notre volonté et de l’éternité souveraine, demeure entière. La [p. 144] différence, c’est que Nietzsche nous propose d’adorer un Destin muet, tandis que Luther adore une Providence dont la Parole vivante s’est incarnée. Renversement du devoir de la Loi — qui nous condamne, car nous sommes asservis — en un pouvoir d’aimer qui nous libère, et qui est le contenu de la Grâce : « Emmanuel ! Dieu avec nous ! »