XV
L’État-nation
Non, je n’en veux pas un instant à votre ami le colonel. Dites-lui que je respecte la cavalerie : elle a fait ses preuves sous Murat. Je ne parlais du poker qu’au figuré. Enfin, il semble qu’il n’ait rien compris… Mais revenons au xxe siècle.
L’idée que les nations puissent perdre leur souveraineté et leurs armées vous attriste visiblement. Vous avez l’impression que la civilisation et la culture y perdraient quelque chose de précieux. Nous serions tous fondus dans un magma informe de races, de langues, de religions et de coutumes, et toutes les différences qui font le goût de la vie s’évanouiraient sous vos beaux yeux…
[p. 92] Rassurez-vous. Je n’appelle pas le chaos. Je cherche un moyen de l’éviter, ou plutôt d’en sortir un peu, car nous y sommes déjà bien engagés. Ce sont les guerres qui le produisent. Et ce sont les nations qui produisent les guerres… Mais je vois que ce mot de nation a créé entre nous une équivoque. Il a deux sens bien différents. Je n’ai parlé que du mauvais, jusqu’ici, parce que c’est de beaucoup le plus courant. Essayons de les distinguer.
Ce qu’il y a de précieux dans les nations, ce qui fait leur véritable originalité, n’est pas défini par leur souveraineté absolue, n’est pas limité par leurs frontières, et ne saurait être défendu par leurs armées. En effet, supprimez ces trois éléments qui composent l’idée moderne de nation, et les nations réelles subsisteront intactes, comme membres du corps de l’humanité, comme foyers de rayonnement, et comme communautés de gens apparentés, soit par leurs traditions, soit par leurs idéaux, c’est-à-dire par destin ou par choix.
Croyez-vous sérieusement que les Français [p. 93] cesseront de parler français, de créer leur culture, et d’habiter paisiblement leur terre, si la France renonce un beau jour, en même temps que toutes les autres nations, à son armée, à ses douaniers, et à son ministère des Affaires étrangères ? Et ne pensez-vous pas que si le gouvernement français n’a plus rien d’autre à faire qu’administrer le pays, il sera un meilleur gouvernement ? (Je vous pose ces questions simplistes pour répondre à vos craintes vagues.)
Ce qui détruit aujourd’hui les nations, dans le sens valable et fécond de ce mot, c’est qu’elles tendent à se confondre avec l’État, et c’est la volonté qu’ont les États-nations ainsi formés, de se rendre autarciques en vue de la guerre, soit qu’ils redoutent ou souhaitent cette éventualité. L’État détruit nécessairement l’originalité d’une nation, lorsqu’il prétend réglementer ses énergies d’après un modèle uniforme, qu’elles soient latines ou anglo-saxonnes, socialistes ou capitalistes. Ce modèle est celui de l’État totalitaire, qui est l’état de guerre en permanence.
Ainsi l’ennemi des nations, c’est l’État ; et [p. 94]leur sauvegarde serait le gouvernement mondial. Ceux qui pensent que c’est tout le contraire prennent le mot de patrie dans le sens de nation, le mot nation dans le sens d’État, le mot État dans le sens de souverain, dont ils font finalement un dieu, créant d’horribles confusions d’idées qui se terminent en carnages périodiques.
Autre exemple. Pourquoi n’est-il question que de « nationaliser » tout ce qui peut l’être à l’intérieur des frontières, au lieu de multiplier les échanges internationaux, comme le bon sens et l’économie l’indiqueraient ? C’est parce que certains pays ont préféré payer le prix exorbitant de l’autarcie, plutôt que de se mettre hors d’état de faire la guerre, en se liant à des économies voisines.
Mais remarquez l’hypocrisie du terme « nationaliser ». On n’ose pas dire « étatiser ». On veut encore tirer parti du prestige qui s’attache à l’idée de nation… En fait, on étatise la nation.
Que penser de ces États-nations, de plus en plus nombreux, qui se referment sur eux-mêmes et sur leur budget militaire, qui se [p. 95] bardent de protections à la frontière, comme autrefois, en attendant que la Bombe vienne volatiliser leurs centres vifs en une seconde, négligeant les armées purement décoratives ?
Vous me direz que la France, par exemple, est entrée dans la voie de l’étatisme parce qu’elle veut la justice sociale, et que cela n’a rien à voir avec la préparation à la guerre. Sans doute, mais je parlais moins des motifs que des effets inéluctables. Le désir de justice sociale est une noble passion, la socialisation de l’industrie est une mesure économique partiellement souhaitable, mais je ne leur vois de commun, a priori, que trois syllabes. Cependant l’on revendique la socialisation parce qu’elle contient ces trois syllabes sacrées, et l’on traite de fasciste celui qui demande à voir. (La prochaine fois que vous oserez me dire que le Social Register de New York n’est qu’un Bottin mondain, je vous dénonce dans l’Humanité.) Vous sentez que je ne prends parti ni pour ni contre la socialisation. Je note seulement qu’on prend parti sans en savoir plus que moi, et à cause de trois syllabes. Et que l’on [p. 96] confond socialisation et nationalisation pour masquer le fait qu’il s’agit d’une étatisation. Je n’en ai qu’au cadre national.
Introduisez dans cette broyeuse automatique qu’est l’État-nation de la démocratie ou du marxisme, des idées libérales ou du planisme, ou même une belle passion de la justice sociale, le résultat sera le même : à l’autre bout, vous obtiendrez du totalitarisme en bâtons et une grêle de coups. Je suis sérieux. Le socialisme, non pas en soi, mais construit dans le cadre national conduit nécessairement à l’État totalitaire, donc à l’état de guerre larvé ou déclaré, qui est le pire des crimes sociaux.
On ne sortira de ce cercle vicieux qu’en supprimant ce qui permet la guerre, ou la provoque, c’est-à-dire en désintégrant le carcan des États-nations. Par quel moyen ? En remettant le soin de diriger les affaires internationales à des hommes qui ne représentent pas les nations, mais l’humanité. Car ceux-là seuls seront qualifiés pour arbitrer. Autrement ce n’est qu’un jeu de forces, et le premier qui tire aura gagné, quel que soit [p. 97] le mordant de l’infanterie ou la bravoure de votre colonel. (Il n’aura pas d’adversaires à combattre à deux-mille kilomètres à la ronde, sauf s’il saute à cheval par-dessus toute l’Allemagne ou l’Océan. Mettez-lui bien cela dans la tête.)