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Fascisme39
Une question mal posée
Si le fascisme en France n’existait pas, l’antifascisme l’aurait inventé. L’antifascisme est en passe de devenir la nouvelle mystique de la gauche. Cette mystique est d’autant plus vive qu’elle se développe — provisoirement — à l’abri de toutes sanctions et périls concrets — à l’abri de toutes précisions. Une mystique n’est jamais puissante que dans le vague. Or, celle-ci s’alimente à l’étranger. Je veux dire qu’elle s’élève contre un fait dont malgré tout nous ignorons la pleine signification humaine : le fait fasciste étant avant tout national. Nous ne sentons pas l’hitlérisme comme des Allemands, ni le fascisme comme des Italiens. Nous ne les sentons pas en France. Nous nous élevons contre une méthode de gouverner imaginairement transposée dans nos [p. 130] mœurs. Personne encore ne sait ni ne prétend savoir ce que serait un fascisme français, mais nous ne dénonçons qu’avec plus d’éloquence ce que nous baptisons « un fascisme larvé ». Quand nous traitons un individu de « fasciste », cela ne signifie pas que cet individu partage les opinions d’Hitler ou de Mussolini, mais simplement qu’il est d’un autre avis que Léon Blum sur les moyens à employer pour « mettre en vacances la légalité ».
Ainsi l’épithète de fasciste est-elle devenue rapidement une espèce d’injure politique, un synonyme de méchant homme, d’ennemi du peuple, de bourgeois brutal. Réaction sans doute sympathique, mais dont je crains qu’elle soit insuffisante pour combattre le péril éventuel : elle ne contribue pas à le définir utilement. On fonde des ligues antifascistes40, on cultive une mystique antifasciste, les intellectuels se déchaînent : déjà la nervosité des esprits est telle qu’il est presque impossible d’envisager froidement la nature réelle du danger. Cet élan d’opinion populaire, guidé par quelques professeurs, peut retarder la formation d’un parti ouvertement fasciste, et c’est très bien. Il peut aussi distraire les esprits, détourner l’attention des faits réels, et couvrir ainsi la naissance et les premiers développements d’une intolérance « de gauche », d’un goût morbide de « l’autorité » confondue avec la tyrannie étatique, d’un anti-« grand capitalisme » de petits bourgeois, bref — d’un fascisme.
On dit à l’homme du peuple : tout ce que tu [p. 131] crains, tout ce que tu détestes, ça s’appelle fascisme. Le fascisme, c’est la tyrannie, le crime, la guerre et l’oppression des ouvriers. « Qu’ils y viennent un peu voir ! », dit l’homme. « Contre le fascisme, groupez-vous ! », proclament alors les ligues de gauche. On se groupe. Pour se reconnaître, on adopte un insigne, une chemise. On cherche des chefs. Les chefs demandent de la discipline. La discipline exige le sacrifice des libertés personnelles au bien collectif. Le bien collectif, c’est l’État. Il s’agit de s’en emparer. Un jour, vient l’ordre de marcher sur Paris. On installe au pouvoir le leader des antifascistes, un homme de gauche bien entendu, un fils du peuple. Le triomphe de l’antifascisme s’appelle le fascisme français.
Cette hypothèse n’est pas gratuite. Elle s’appuie sur deux constatations :
1° L’antifascisme, en France, ignore la véritable nature de son adversaire.
2° Les politiciens antifascistes, comme tous les politiciens, croient être réalistes quand ils empruntent leur tactique à l’adversaire.
Les conséquences de ces deux faits sont faciles à prévoir : la tactique utilisée par les antifascistes va leur dicter une attitude politique, et leur carence doctrinale les empêchera de remarquer que cette attitude politique est précisément le fascisme.
Je simplifie à l’excès ? Mais nous voyons trois peuples occidentaux obéir à des déterminations guère plus complexes que celles-là. La politique devient terriblement primaire dès qu’elle se fait par la radio. Et comment concevoir l’avènement d’un fascisme sans discours diffusés par les postes d’État ?
[p. 132] Dès qu’il s’agit de propagande de masses, le triomphe du plus bête est à peu près certain.
Qu’est-ce que le fascisme ?
Dans ce livre où je cherche à juger les moyens de la politique du point de vue de ses fins humaines, et ces fins à leur tour du point de vue de la réalité première qu’est la personne, je ne m’attarderai pas à dénoncer les excès trop connus de certaines méthodes « d’ordre ». Il y a des excès partout41 ; la malfaisance d’un régime ne saurait être mesurée au nombre de vies d’hommes que ce régime a supprimées pour s’établir. Cherchons plutôt à quel niveau une politique donnée entend réaliser ses objectifs ; en d’autres termes, par quelles fins elle entend justifier ses moyens.
Le problème des fins humaines est assez clairement posé et résolu par le marxisme. Contre le communisme, une polémique doctrinale est justifiée, voire nécessaire : elle a des points d’application vraiment vitaux. Rien de pareil dans le cas du fascisme.
Malgré certaines apparences sur lesquelles il faudra revenir, et malgré l’épithète de totalitaire dont il s’orne, le fascisme n’a pas une conception totale et cohérente de la vie humaine. Ou plutôt, il n’est cohérent que dans un domaine restreint. Si l’on cherche à décrire le « phénomène fasciste » comme tel, en [p. 133] Allemagne et en Italie, on ne trouve guère, sur le plan des doctrines, qu’une seule revendication commune : l’étatisme.
Tout ce qui n’est pas accidentel dans le fascisme et l’hitlérisme42 se ramène à cette exigence d’un État fort, centralisé, dispensateur de tous les biens, méritant donc tous les sacrifices. Si l’on admet cette primauté de l’État, les violences nécessaires à son établissement se trouvent aussitôt légitimées.
Que représente l’État pour les fascistes ? Il répond en tout premier lieu à la nostalgie d’unité qui s’empare des peuples fatigués — démoralisés par la politique —, incertains de leur mission. Reprenons ces trois caractéristiques.
L’État fasciste subvient aux défaillances particulières : il est impersonnel et jamais fatigué. L’État fasciste met fin aux luttes politiques : il supprime les partis et jugule la presse. L’État fasciste enfin résume et codifie officiellement l’idéal national que la culture et les mœurs de l’élite devenaient impuissantes à incarner aux yeux du peuple43.
Cet unitarisme fasciste couvre des revendications politiques et culturelles assez contradictoires. Il satisfait d’abord les adversaires de l’individualisme44 ; [p. 134] ceux de droite parce qu’il propose un chef, un cadre rigide et logique, une hiérarchie primant les libertés individuelles ; ceux de gauche, parce qu’il concrétise certaines aspirations collectivistes. Il satisfait aussi les techniciens, ceux qui considèrent un pays comme une entreprise dont il s’agit de tirer le rendement matériel maximum. Il satisfait enfin à certaines aspirations « spirituelles » de deux espèces d’hommes à vrai dire assez différentes : les jacobins et les ultramontains. Hitler, en unifiant la vieille Allemagne fédéraliste, a terminé l’œuvre entreprise par le jacobin Bonaparte. Mussolini, en imposant à l’Italie le centralisme et la hiérarchie romaine, a réalisé, sur le plan laïque, et contre la papauté, un des vieux rêves de la papauté.
Dangers du fascisme
La cohérence du fascisme n’est réelle et organique qu’à partir de l’État.
Mais depuis l’origine du monde, les hommes ont toujours appelé « dieu » le principe de cohérence de leur vie sociale et privée. Le fascisme aboutit donc nécessairement à la divinisation de l’État. Tout ce qui échappe à l’emprise de l’État devient dès lors suspect, hérétique, coupable — à moins qu’on ne parvienne à l’intégrer, fût-ce au prix d’un mensonge, dans le mécanisme étatique.
[p. 135] La véritable brutalité du fascisme, c’est d’avoir voulu renverser toute l’échelle des valeurs occidentales, d’avoir voulu subordonner à l’organisme matériel de l’État, préalablement divinisé, les libertés fondamentales de la personne et des églises, ainsi que toute espèce de création spirituelle. Le véritable malheur du fascisme, c’est d’avoir voulu étendre par la force, à tous les domaines de la vie, un principe de cohérence étroit, pauvre et stérilisant.
Toutes les méthodes fascistes procèdent de cette erreur fondamentale, erreur spirituelle analogue à celle du stalinisme, on le voit, mais sans doute moins généreuse, moins audacieuse, moins radicale. Un mot résume le fascisme en tant que méthode d’extension, par la force, d’un principe de soi sans puissance : c’est le mot allemand Gleichschaltung — mise au pas — qui justifia tous les coups de force hitlériens.
Les hérauts de Hitler ou de Mussolini, après ceux de Lénine et de la Guépéou, ne seront jamais que des « missionnaires bottés45 ». On ne peut convertir personne par la brutalité — sinon toutefois au mensonge officiel. Et quand l’État tiendrait la vérité, il en fait un mensonge dès qu’il y convertit par ses décrets.
Ce n’est pas par hasard que me revient, ici, le souvenir du siècle raisonnable où, pour la première fois, dans l’histoire de l’Europe, la passion unitaire se donna libre cours. L’ancêtre du fascisme, c’est Louis XIV. Que furent les dragonnades, sinon une « mise au pas », une inversion du spirituel soumis de force à la raison d’État ? C’est bien déjà la folie [p. 136] unitaire, le mal fasciste, qui pousse le Roi-Soleil à persécuter la Réforme, à révoquer l’édit de Nantes, à décapiter ses élites pour le plaisir maniaque d’établir l’uniformité aux dépens de la vie multiple du pays. Cet exemple est pour nous d’un rude enseignement.
Toute Gleichschaltung, toute expérience fasciste signifie pour une nation un appauvrissement spirituel dont les conséquences peuvent être séculaires : car c’est aux moelles du pays qu’elle s’attaque, c’est là qu’elle inocule une espèce de paralysie progressive. Et de là viennent cette folie des grandeurs aux premiers temps, cet activisme délirant, cette stérilité verbeuse, puis toute cette suite de décompositions morales que les historiens vont décrire mais que d’autres savants connaissent mieux encore : ceux qu’on nomme aujourd’hui les psychiatres.
De toutes les idoles modernes, l’État totalitaire est peut-être la plus décevante. L’idole des humanistes (l’homme divinisé) et son culte orthodoxe, le marxisme, exigent de l’humanité un déploiement plus généreux, plus intégral de ses puissances. Les prétentions totalitaires du communisme sont fondées, en effet, sur une notion « ouverte » de l’homme naturel. Par là même, elles sont mieux justifiées, aux yeux de l’incroyant du moins, que les prétentions du fascisme, fondées sur une notion disciplinaire de l’homme.
Le marxisme est pour le chrétien un adversaire plus noble, plus représentatif de l’athéisme conséquent, que le fascisme. Il vaut bien mieux repousser Dieu que de l’admettre comme soutien de l’État. La comédie spiritualiste, que le fascisme croit devoir jouer pour entraîner les classes moyennes, est un [p. 137] danger plus grand pour les Églises que la tragédie soviétique.
Et pour des raisons analogues, l’humanisme fasciste et le culte des héros sont pour notre personnalisme une menace plus perfide que le collectivisme déclaré. Célébrer des héros dont l’authenticité n’est établie que par le décret du Parti, c’est à peu près le contraire de l’héroïsme personnel. L’État fasciste a réussi à faire prendre pour une fièvre d’héroïsme le conformisme tremblant des militants. Mais qui ne voit la lâcheté que suppose, que favorise tout au moins, un culte officiel des héros ? — Le héros vrai n’imite personne. Il n’est conforme qu’à sa vocation.
Qui n’est pas fasciste ?
Le danger réel du fascisme n’apparaît pas à la majorité des bons bourgeois. Les fusillades, les passages à tabac et l’huile de ricin les indignent ; mais l’exactitude des trains les rassure, au moins autant que l’écrasement (en apparence) du marxisme. Ils croient que le fascisme est le parti de l’ordre. Ils ne voient pas à quel niveau ni à quel prix s’établit cet ordre barbare46.
J’ai montré, d’autre part, comment l’antifascisme socialiste, rationaliste, jacobin, — unitaire ! — travaillait à l’éducation fasciste de ses militants. Ce n’est pas que je croie un seul instant à la duplicité [p. 138] des ligues antifascistes. Mais la carence doctrinale dont leurs manifestes font preuve favorise de toute évidence le développement des confusions les plus propres à la naissance du fascisme français.
Où faut-il se tourner maintenant ? Où chercher la doctrine efficace qui permette de déceler et de combattre à sa naissance le péril fasciste présent ?
L’expérience hitlérienne nous permet de répondre à coup sûr. Que nous montre, en effet, l’Allemagne ? Dans l’ordre ecclésiastique, c’est l’Église confessante qui s’oppose à l’esprit unitaire et qui sauvegarde le principe fédéraliste. Dans l’ordre politique, ce sont les groupes « personnalistes » qui ont résisté le plus longtemps47 et qui gagnent encore en secret le plus grand nombre d’adhérents.
Les raisons de cette double résistance sont claires. Un chrétien resté fidèle à la doctrine de la Réforme48 sait que le premier commandement, c’est de servir Dieu seul, et non pas Dieu et la Patrie, Hitler et Dieu, la race et Dieu, l’Unité spirituelle et Dieu. Toute l’histoire des Prophètes lui apprend que le péché majeur est celui qui consiste à se servir de Dieu en le servant. L’opposition du christianisme et du fascisme, c’est l’opposition d’une foi par excellence totalitaire, à la prétention d’un organe qui se veut plus grand que le tout, et qui réclame sa part d’honneurs divins.
Pour le personnalisme, tel que j’ai essayé de le [p. 139] décrire plus haut, il n’est pas moins aisé de voir qu’il est le véritable antifascisme politique. La personne n’est jamais « au pas ». Elle est aux ordres de sa vocation, elle est seule responsable de son risque ; surtout, elle se sait plus réelle que toute réalité collective. Elle ne croit pas à la valeur d’une unité obtenue aux dépens des unités concrètes et de leur nécessaire diversité. Elle veut que l’État soit une émanation de l’homme, et non l’inverse. Elle veut qu’il y ait d’abord des hommes humains, ensuite l’État au service de ces hommes.
Là où l’homme veut être total, l’État ne sera jamais totalitaire.