VI. Le concept géographique
On a coutume d’attribuer à Paul Valéry la remarque que l’Europe n’est qu’un cap ou « un appendice de l’Asie ». Voici son texte le plus souvent cité à ce sujet :
L’Europe deviendra-t-elle ce qu’elle est en réalité, c’est-à-dire un petit cap du continent asiatique ? Ou bien l’Europe restera-t-elle ce qu’elle paraît, c’est-à-dire : la partie précieuse de l’univers terrestre, la perle de la sphère, le cerveau d’un vaste corps ?16
Ailleurs encore (p. 38, op. cit.) Valéry nomme l’Europe une sorte de cap du vieux continent, un appendice occidental de l’Asie. Cela fit naguère sensation.
Il s’agit en réalité d’un lieu commun des géographes depuis des siècles. Citons-en quelques-uns, d’après Gonzague de Reynold :
L’Europe est une grande presqu’île.17
Cette étroite presqu’île qui ne figure sur le globe que comme un appendice à l’Asie, est devenue la métropole du genre humain.18
L’Europe n’est à proprement parler qu’une grande péninsule qui termine à l’ouest le vaste continent asiatique.19
L’Europe ne constitue pas à proprement parler un tout indépendant. Ce n’est qu’une péninsule de l’Asie, l’extrémité, la pointe du continent asiatique.20
Et, dans les mêmes termes, Élisée Reclus, Auguste Himly, Raoul Blanchard, tous auteurs d’atlas et de manuels classiques.
Mais une comparaison non moins traditionnelle fait de l’Europe une Grèce agrandie21 :
On a souvent dit que l’Europe était à l’égard de la terre ce que la Grèce fut jadis à l’égard de l’Europe. La Grèce a le sol médiocrement [p. 24] fertile, la surface variée et coupée, des limites naturelles ; entourée de mers, baignée de golfes profonds, elle tenait un heureux milieu entre l’hiver de la Scythie et les ardeurs de l’Égypte. Elle dominait alors les mers les plus connues. Mais ce parallèle entre l’Europe et la Grèce doit être étendu à des rapports plus nobles que ceux de la nature corporelle. Le feu mutuel de plusieurs caractères nationaux différents et même opposés ; l’esprit de liberté tant civil que politique : voilà les deux grands points de ressemblance.
Pourtant ce ne sont pas les Grecs qui ont découvert l’Europe, mais bien les Phéniciens, étendant leurs comptoirs de commerce, leur piraterie et leurs explorations maritimes à toute la Méditerranée, puis au-delà des Colonnes d’Hercule jusqu’aux Canaries, à la Bretagne, aux îles Britanniques et à la mer du Nord, où le Monde cesse… De Carthage, colonie de Tyr (découverte, nous l’avons vu, par Phoenix, l’un des frères d’Europe), Hannon était allé jusqu’au Sénégal dès le ve siècle avant notre ère. C’est un autre amiral carthaginois, Himilco, qui, selon Pline, reçut un siècle plus tard la mission de remonter les côtes atlantiques de l’Europe : « Sicut ad extera Europae noscenda missus eodem tempore Himilco ». Un poète de la décadence, Rufius Festus Avienus, devait mettre en vers latin, vers 370, le récit du périple d’Himilco :
Au-delà des Colonnes, sur les plages d’Europe, les Carthaginois eurent autrefois des établissements et des villes. Leur coutume était de construire des navires à carène plate, propres à glisser sur une mer peu profonde. Himilco rapporte qu’en dehors des Colonnes, à l’occident de l’Europe, s’étend une mer sans limites ; l’océan s’y déploie vers des horizons sans fin. Nul n’a jamais pénétré dans ces eaux inconnues. Nul n’a dirigé ses navires dont un vent propice ne soulèverait jamais la poupe ; jamais le vent du ciel ne gonflerait la voile. Aussi l’air y est-il enveloppé comme d’un manteau de brouillards ; une brume épaisse cache en tout temps les flots, et de sombres vapeurs y voilent la clarté du jour.
Cependant les Grecs ont été les premiers à donner à ce continent le nom de la princesse enlevée par leur dieu aux Phéniciens, précisément : d’après Eustathe, écrivain byzantin du xiie siècle, c’est le savant Hippias d’Élis, inventeur allégué de la mnémotechnie, qui aurait le premier « nommé les parties du monde d’après Asie et Europe, les Océanides ». Hippias vivait au ve siècle avant notre ère. Avant lui, Hécathée de Milet, né vers 540 av. J.-C, avait écrit une Description de la Terre en deux [p. 25] livres, dont l’un consacré à l’Europe, l’autre à l’Asie. Que pouvait-il entendre par Europe ? Tous les auteurs du temps, jusqu’à Strabon, nous donnent la même définition : l’Europe va des Colonnes d’Hercule (c’est Gibraltar) jusqu’au Phase — ou Rioni — petit fleuve qui se jette dans la mer Noire. Ainsi Platon fait dire à Socrate :
Je suis de plus en plus convaincu que la terre est très vaste et que nous qui habitons du Phase aux Colonnes d’Hercule, nous n’en habitons qu’une petite partie, vivant tout autour de la mer, comme des fourmis et des grenouilles autour d’un marécage, et qu’il y a par ailleurs divers et nombreux peuples qui habitent beaucoup d’autres contrées semblables.
C’est ici le lieu de rappeler que Socrate fut le premier philosophe à dire que sa patrie était « le genre humain », non point sa seule cité natale. Quoi de plus Européen que cet universalisme ?
Mais venons-en aux textes grecs. G. de Reynold22 distingue trois étapes dans le passage de la conception mythique et géographique au plan politique et « culturel » (mot qu’il estime « de mauvaise langue », mais comment le récuser aujourd’hui, et dans ce Bulletin du Centre européen de la culture ?) : l’étape d’Hippocrate, celle d’Aristote et celle d’Isocrate. Voici les textes :
Vers la fin du ve siècle av. J.-C., Hippocrate, dans son Traité des airs, des eaux et des lieux, fait au chapitre V le premier parallèle (ou contraste) connu entre l’Asie et l’Europe23 :
§ 18. Je vais maintenant exposer dans un aperçu sommaire les différents phénomènes qui, par leur dissemblance de caractère, font distinguer l’Asie de l’Europe. Dissemblance qui s’étend à tel point à certains peuples qui habitent ces deux parties du monde, qu’ils contrastent entre eux d’une manière étonnante. Comme il seroit trop difficile de traiter ces phénomènes dans tous leurs développements, je me bornerai à l’exposition des plus frappans, et à en dire mon sentiment.
J’avance donc que l’Asie diffère considérablement de l’Europe, non seulement en ce qui est particulier aux hommes, mais encore en ce qui est relatif à toutes les productions de la terre. Tous les caractères des différens phénomènes sont donc communément plus beaux et plus [p. 26] parfaits en Asie qu’en Europe, parce que la température la plus habituelle en est plus douce ; d’où il suit encore que les peuples qui l’habitent sont d’un naturel plus doux et d’un esprit plus pénétrant.
Mais ces caractères tiennent à la température des saisons, parce que l’Asie, située à l’orient, entre les deux levers du soleil, est encore également éloignée du chaud et froid.
Ainsi donc, ce qui contribue le plus à l’accroissement et à la bonté des productions de la nature, c’est une température uniforme, où tout se trouve en équilibre au milieu de tous les extrêmes.
[…] La température de ce pays ressemble davantage à celle d’un printemps continuel, attendu que les saisons n’y éprouvent point de variations fortes et inopinées. Cependant il est impossible que dans un tel pays les hommes aient la force de corps et l’énergie de l’âme, et par conséquent, qu’ils supportent le travail de corps et les peines d’esprit…
§ 21. Si donc les Asiatiques sont pusillanimes, sans courage, moins belliqueux et d’un caractère plus doux que les Européens, c’est encore dans la nature des saisons qu’il faut chercher la principale cause. En Asie, loin d’éprouver de fortes tribulations, celles-ci ont à-peu-près les mêmes caractères, passant du froid au chaud d’une manière insensible ; de sorte que dans une telle température la faculté organique n’éprouve point les secousses vives dont les changements violens des corps sont les résultats, et qui impriment enfin à l’homme un caractère plus farouche, plus indocile et plus fougueux que s’il vivait dans une température toujours égale ; car ce sont les passages rapides d’un extrême à l’autre qui stimulent les esprits de l’homme, et font naître les idées de s’arracher à son état d’inertie et d’insouciance.
Mais, non seulement, je pense que c’est au défaut de pareils changemens qu’il faut attribuer la pusillanimité des Asiatiques, il faut encore l’attribuer à la nature des lois auxquelles ils sont soumis. La plus grande partie de l’Asie étant gouvernée par des rois, il en résulte que partout où les hommes ne sont ni maîtres de leurs volontés, ni gouvernés par les lois qu’ils se sont données, mais au contraire, soumis à des volontés absolues, ils sont bien loin de s’occuper du métier des armes, ils ont même grand soin de ne point paraître avoir l’inclination guerrière, par la raison que les dangers (ou les intérêts) ne sont pas également partagés. Sous de tels gouvernements les sujets sont forcés d’aller à la guerre, d’en supporter toutes les peines, et de mourir même pour leurs maîtres, loin de leurs enfans, de leurs femmes et de leurs amis. Leurs exploits ne [p. 27] servent donc qu’à augmenter et à propager la puissance de leurs tyrans, lorsque les dangers et la mort sont les seuls fruits qu’ils recueillent de leur bravoure. Ajoutez à cela que sous de tels hommes la terre reste encore sans culture, autant par l’inertie de leur tempérament, que par la crainte des ravages de la guerre ; de sorte que, quand même il se trouverait parmi eux des hommes braves et courageux, la nature de leurs lois doit s’ajouter à la répugnance de donner essor à leur courage.
La plus forte preuve de ce que j’avance est fournie par l’Asie même, où tous ceux des Grecs et des Barbares qui se gouvernent par les lois qu’ils se donnent, n’obéissent point à des tyrans, et qui par-là même ne travaillent que pour eux, sont les hommes les plus courageux de tous, pour la raison qu’ils ne s’exposent que pour leur propre intérêt, et que ce sont eux qui reçoivent le prix de leur bravoure ou qui portent la peine de leur lâcheté.
Enfin, il est encore à observer que les Asiatiques même diffèrent entre eux en plus ou en moins de courage ; et que cette différence tient (principalement) au changement des saisons, ainsi que je l’ai déjà dit. C’est à ces faits que je borne ce que j’avois à dire sur l’Asie.
§ 23. […] Ce qu’on vient d’observer à l’égard du caractère du physique, peut aussi s’appliquer aux caractères moraux. Aussi voit-on les Européens être d’un naturel plus sauvage, insociable, emporté, par cela même que vivant sous un ciel où l’esprit éprouve continuellement des secousses, celles-ci rendent l’homme agreste, et dépouillent ses mœurs de douceur et d’aménité. Par la même raison, je les regarde donc comme plus courageux que les Asiatiques, car de l’influence d’une température uniforme naît l’insouciance et la paresse, ce qui est le contraire dans une température très variée. Dans cette dernière, le corps et l’esprit sont plus disposés à l’action, ce qui fortifie le courage et le génie, comme l’uniformité dispose à la lâcheté. Telles sont donc les causes du caractère plus belliqueux des habitants de l’Europe que des Asiatiques. Mais il n’est pas moins certain que la forme du gouvernement y contribue aussi, les Européens n’étant point gouvernés par des rois, comme les Asiatiques ; car j’ai déjà observé que partout où les peuples sont soumis à des rois, ils sont nécessairement très lâches, en raison de ce que l’âme asservie ne peut avoir aucune envie de risquer sa personne, sans autre intérêt que celui d’augmenter la puissance de qui l’opprime. Ainsi il reste pour certain que les gouvernements influent sur le courage ; mais en comparant les Européens aux Asiatiques, je n’ai point eu en vue d’en faire le parallèle particulier. [p. 28] Enfin on remarque encore en Europe des peuples qui diffèrent entre eux par le courage comme par la forme et la complexion ; mais cette variété tient aux causes que j’ai déjà assignées à de semblables variations.
Le passage essentiel d’Aristote (384-322 av. J.-C.) sur l’Europe se trouve au livre IV, chapitre 6, de la Politique :
Les peuples qui habitent les pays froids et les différentes contrées de l’Europe sont généralement pleins de courage, mais ils sont inférieurs sous le rapport de l’intelligence et de l’industrie. C’est pour cette raison qu’ils savent mieux conserver leur liberté, mais ils sont incapables d’organiser un gouvernement et ils ne peuvent pas conquérir les pays voisins. Les peuples de l’Asie sont intelligents et propres à l’industrie, mais ils manquent de courage, et c’est pour cela qu’ils ne sortent pas de leur assujettissement et de leur esclavage perpétuels. La race des Grecs, occupant les contrées intermédiaires, réunit ces deux sortes de caractères, elle est brave et intelligente. Aussi demeure-t-elle libre : elle conserve le meilleur des gouvernements, et même elle pourrait soumettre à son obéissance toutes les nations, si elle était réunie en un seul État.
Après cette étape « hégémonique » vient l’étape de « l’adoption ». Elle est caractérisée par la phrase célèbre d’Isocrate, contemporain de Platon (ve au ive siècle av. J.-C.) et ancêtre de tous les « confédéralistes » ou « unionistes » européens :
On appelle Grecs plutôt les gens qui participent à notre éducation que ceux qui ont une même origine que nous.24
Reprenons maintenant la généalogie des descriptions géographiques de l’Europe, d’Hérodote à saint Augustin.
Hérodote, écrivain au ve siècle av. J.-C., définit l’Europe comme une région nordique assez mal distinguée de la Scythie, qui est la plaine russe. Il lui donne pour axe le Danube, qu’il nomme Ister :
L’Ister est le plus grand des fleuves que nous connaissions… On ne doit pas s’étonner que l’ester reçoive tant de rivières puisqu’il traverse toute l’Europe. Il prend sa source dans le pays des Celtes… Et après avoir traversé l’Europe entière, il entre dans la Scythie par une de ses extrémités.
[p. 29] Cependant, Hérodote se demande
pourquoi la Terre étant une on lui donne trois noms différents, qui sont des noms de femmes.
En effet, selon Strabon :
Du temps d’Homère, ni l’Europe, ni l’Asie n’avaient reçu leurs noms respectifs ; l’œcoumène ou terre habitée n’avait pas encore été partagée en trois continents distincts, fait trop marquant qu’il n’eût certes pas négligé de mentionner.
Et pourtant, il semble qu’Homère ait eu la notion de l’Europe. On lit au chant XIV de l’Iliade, à propos d’Hypnos et d’Héré :
Tous deux allèrent sur le continent, et le haut des forêts s’agitait sous leurs pieds.
Strabon, Grec du Pont, écrivant sous les règnes d’Auguste et de Tibère, nous donne un premier grand tableau géographique de l’Europe, continent supérieur aux deux autres, nous dit-il, à cause
des conditions éminemment favorables dans lesquelles la nature l’a placé pour le développement moral et social de ses habitants… Car même dans les régions montagneuses, leur intelligence et leur ingéniosité ont vaincu la nature et permis à leur civilisation de se développer.
Suit une théorie des climats, qui rappelle Hippocrate, et qui fera fortune jusqu’au xixe siècle ; on la retrouve en effet dans Taine :
C’est ainsi que les Grecs ont réussi à faire des montagnes et des rochers où ils étaient confinés un beau et agréable séjour, grâce à leur administration prévoyante, à leur goût pour les arts et à leur parfaite entente de toutes les conditions de la vie matérielle. Les Romains, de leur côté, après avoir incorporé à leur empire maintes nations restées jusque-là sauvages par le fait des pays qu’elles occupaient et que leur âpreté naturelle, leur manque de ports, la rigueur de leur climat ou telle autre cause rendaient presque inhabitables, sont parvenus à les tirer de leur isolement, à les mettre en rapport les unes avec les autres, et à ployer les plus barbares aux habitudes de la vie sociale. Mais dans le reste de la partie habitable, là où le sol de l’Europe est uni et son climat tempéré, la nature semble avoir tout fait pour hâter les progrès de la civilisation. Comme il arrive, en effet, que dans les contrées riantes et fertiles, les populations sont toujours d’humeur pacifique, tandis qu’elles sont belliqueuses et énergiques dans les [p. 30] contrées les plus pauvres, il s’établit entre les unes et les autres un échange de mutuels services, les secondes prêtant le secours de leurs armes aux premières qui les aident à leur tour des productions de leur sol, des travaux de leurs artistes et des leçons de leurs philosophes. En revanche, on conçoit tout le mal qu’elles peuvent se faire pour peu qu’elles cessent de s’entraider ainsi, l’avantage dans le cas d’un conflit, devant être, à ce qu’il semble, du côté de ces populations toujours armées et toujours prêtes à user de violence, à moins pourtant quelles ne succombent sous le nombre. Eh bien ! à cet égard, là encore, l’Europe a reçu de la nature de grands avantages. Comme elle est, en effet, toute parsemée de montagnes et de plaines, partout les populations agricoles et civilisées y vivent côte à côte avec les populations guerrières, et les premières, j’entends celles qui ont le caractère pacifique, étant les plus nombreuses, la paix a fini par y prévaloir universellement, d’autant qu’on peut dire que les conquêtes successives des Grecs, des Macédoniens et des Romains n’ont fait elles-mêmes que la servir et la propager. Il s’ensuit aussi qu’en cas de guerre, l’Europe est en état de se suffire à elle-même, puisqu’à côté d’une population nombreuse de cultivateurs et de citadins, elle compte beaucoup de soldats exercés. Un autre de ces avantages, c’est qu’elle tire de son sol les produits les meilleurs et les plus nécessaires à la vie, et de ses mines les métaux les plus utiles. Restent donc les parfums et les pierres précieuses quelle est obligée de tirer du dehors, mais ce sont là des biens dont on peut être privé sans mener pour cela une existence plus misérable que ne l’est en somme celle des peuples qui en regorgent. Ajoutons enfin qu’elle nourrit une très grande quantité de bétail et fort peu de bêtes féroces, et nous aurons achevé de donner de la nature de ce continent une idée générale.
Saint Augustin, dans la Cité de Dieu, pense que le monde est partagé en deux moitiés, l’Asie occupant l’une, l’Europe et l’Afrique l’autre. Paul Orose, son disciple et continuateur, délimite et décrit une Europe assez proche des réalités modernes :
Et maintenant je vais parcourir de la plume l’Europe en tant qu’elle est connue des hommes. Elle commence donc aux monts Riphées, puis au fleuve Tanaïs et aux marais Maeotis, qui sont à l’orient. Elle se continue par le rivage de l’océan septentrional jusqu’à la Gaule Belgique et au fleuve Rhin qui descend de l’occident, puis jusqu’au Danube, que l’on appelle aussi l’ester, qui se dirige du midi à l’orient dans la direction du Pont-Euxin. À l’orient, il y a le pays des [p. 31] Alains, au milieu celui des Daces et des Goths, enfin la Germanie dont les Suèves occupent une grande partie. Et tout cela ensemble représente cinquante-quatre nations.
Sautons de là au xve siècle de notre ère. Sébastian Münster écrit en 1567 dans sa Cosmographie :
Europa est un pays merveilleusement fertile et a un air naturellement tempéré, un ciel doux, et il n’y a dedans nulle pénurie de vin et d’arbres fruitiers. En sus, c’est un beau pays, bien orné de villes, châteaux, villages, et a un peuple viril, quelle surpasse Asia et Africa. Elle est partout habitée par les hommes, excepté une petite partie où à cause du froid on n’aime pas volontiers à demeurer, du côté de minuit. Il y a aussi des régions occupées tout à la ronde par d’âpres montagnes, et là c’est dur de rester. Mais là où c’est plat, c’est un bon pays, et y croissent toutes les choses avec une telle abondance qu’on peut avec cela venir au secours des gens qui sont dans les montagnes.
En 1679, Robbe, ingénieur et géographe de Louis XIV, fait imprimer à Paris une Méthode pour apprendre facilement la géographie. On y lit :
On ne peut pas nier que l’Europe ne soit la moins étendue des trois parties qui composent l’Ancien Monde ; mais il faut avouer en même temps que, dans sa petitesse, elle est la plus grande en qualité… Si l’Asie se vante d’avoir vu former le premier homme par les mains mêmes du Créateur du ciel et de la terre, et d’avoir été honorée de la naissance et de la présence du Sauveur du monde pendant le cours de sa vie mortelle : l’Europe dira que c’est une grâce singulière, à la vérité, qu’elle a reçue de la Sagesse éternelle ; mais que la gloire en est empruntée pour l’Asie qui n’a reçu ce bienfait que par préférence ou par bonheur. Mais l’Europe, sans des bienfaits si extraordinaires, fait elle-même toute sa gloire et ses enfants seuls la rendent illustre.
Même idée dans le Dictionnaire de Moreri, édité en 1759 :
Quoique l’Europe soit la moindre des trois parties de continent, elle a pourtant des avantages qui la doivent faire préférer aux autres. L’air y est extrêmement tempéré, et les provinces très fertiles, si l’on excepte celles qui sont sous le continent. Elle est abondante en toutes sortes de biens, et les peuples y sont ordinairement doux, honnêtes, civilisés et très propres pour les sciences et les arts.
[p. 32] Même idée encore, et mêmes termes presque, dans la Géographie universelle de Mantelle et Malte Brun, parue à Paris en 1816 :
En sortant des mains de la nature, notre partie du monde n’avait reçu aucun titre à cette glorieuse prééminence qui la distingue aujourd’hui. Petit continent, qui possède le moins de richesses territoriales… nous ne sommes riches que d’emprunts. Tel est néanmoins le pouvoir de l’esprit humain. Cette région, que la nature n’avait ornée que de forêts immenses, s’est peuplée de nations puissantes, s’est couverte de cités magnifiques, s’est enrichie du butin des deux mondes ; cette étroite presqu’île qui ne figure sur le globe que comme un appendice à l’Asie, est devenue la métropole du genre humain.
Ainsi d’Hérodote et d’Hippocrate jusqu’à nos jours, l’Europe physique n’a pas cessé d’être conçue comme un ensemble caractéristique, diversifié mais distingué par cela même des autres continents massifs. Quoique divisée, selon Paul Orose, en « 54 nations » (dans un autre passage, il n’en trouve que 34), quoique indéterminée à l’Est — elle l’est encore au xxe siècle —, elle n’en forme pas moins aux yeux des géographes « un seul corps ». C’est tout cela que résume l’historien que nous avons pris pour guide dans ce dédale crétois : Gonzague de Reynold :
Physiquement, l’Europe, qui est le seul continent articulé, semble déjà l’œuvre de l’intelligence plus que de la nature. L’Europe, c’est le continent qui doit se projeter hors de soi-même, celui de l’expansion et de la conquête, de la découverte et de la colonisation. L’Europe est née impériale. Elle a été créée pour être le globe. Voyez sa ligne de force sortir de l’Asie pour se tendre vers l’infini par-dessus l’océan. Les autres continents sont lourds et immobiles. Même sur la carte, l’Europe semble bouger. Son dessin est évocateur. Strabon la comparait à un dragon ; Camoens, à un corps humain dont la péninsule ibérique serait la tête avec le Portugal pour front.
D’autres la représentaient comme une femme assise. Postel, nous dit Moreri à l’article Europe, la représente ainsi en l’honneur de Charles-Quint : « L’Espagne était la tête de cette femme ; le col, les provinces de Languedoc et de Gascogne ; le reste de la Gaule, la poitrine ; les bras, l’Italie et la Grande-Bretagne ; le ventre, l’Allemagne ; la Bohême, le nombril ; et tout le reste de son corps, les autres royaumes et provinces. »
Mais la représentation la plus symbolique est encore celle de quelques anciens géographes. Ils voyaient dans l’Europe l’image de la [p. 33] Vierge : une Vierge couronnée, pour tête l’Espagne, pour cœur la France, pour bras et mains la Grande-Bretagne et l’Italie, l’une avec le globe, l’autre avec le sceptre ; une Vierge dont la plaine russe se perdant au fond de l’Asie obscure, représentait la robe aux vastes et vagues plis.
La Vierge chrétienne qui a conçu par l’Esprit.