[p. 3]

I. Préhistoire du CERN

Dans les archives du Centre européen de la culture figure, datée de juin 1953, une note « confidentielle », rédigée par Jean-Paul de Dadelsen. Cette note donnera sans doute le meilleur résumé du dossier historique qui va suivre.

Le projet de Laboratoire européen de recherches nucléaires est une initiative européenne

Les adversaires du Laboratoire européen de physique nucléaire invoquent entre autres deux séries d’arguments. Les uns reposent sur la méconnaissance des objectifs poursuivis et des possibilités mêmes des futurs appareils : ils insistent sur les dangers qu’évoque la seule pensée d’une installation « atomique ». Les autres proviennent de la méconnaissance des véritables origines du projet : ils présentent ce dernier comme une des multiples expressions de l’ingérence américaine dans nos affaires.

Voyons ce qu’il en est de cette deuxième série d’arguments.

La présentation officielle des faits

Le mois dernier, le Conseil européen pour la recherche nucléaire (CERN) a publié son second rapport aux États membres (Rome, 5 mai 1953). Ce rapport, dont le but est de présenter, sous une forme concise, toutes les informations [p. 4] essentielles nécessaires aux personnes qui pourront être appelées à formuler une opinion, résume les origines du projet de la manière suivante :

C’est, peut-on lire, au cours de la 5e session de la Conférence générale de l’Unesco, réunie à Florence en 1950, que fut adoptée, sur une proposition de la délégation des États-Unis, une résolution tendant à « faciliter et encourager la création et l’organisation de laboratoires et de centres de recherches régionaux ». Cette résolution faisait suite à de nombreuses discussions qui avaient lieu au sein de l’Unesco et du Conseil économique et social de l’ONU.

Le rapport du CERN ajoute un peu plus loin : « Bien que cette résolution ne mentionnât ni un domaine spécial de recherche, ni une région géographique particulière, il apparut bientôt que… l’établissement d’une coopération internationale dans le cadre européen, en ce qui concerne les recherches fondamentales sur la structure de la matière, constituait un des objectifs les plus utiles et prometteurs. » L’année suivante, en 1951, l’Unesco soumit aux gouvernements le projet du « Laboratoire international (européen) de recherches nucléaires », qui doit être construit à Genève. Comme l’Unesco ne pouvait pas, tant pour des raisons financières qu’administratives, prendre en charge son exécution, cet organisme convoqua, en décembre 1951, une conférence de représentants gouvernementaux ayant pour tâche d’assurer l’organisation et le financement des études nécessaires. La Conférence aboutit à la création, le 15 février 1952, du « Conseil européen pour la recherche nucléaire », qui groupe 11 États européens.

La véritable origine

Cette présentation des faits, à laquelle se réfère la presque totalité des articles de presse, appelle deux remarques principales :

1. Dans son souci de concision et dans son parti de ne mentionner que les débats intervenus dans le cadre de réunions [p. 5] intergouvernementales, elle passe sous silence la véritable origine du projet, substituant à un dessein qui fut en réalité extrêmement précis, une résolution vague dont on ne voit pas exactement comment elle a abouti au programme actuel.

2. En prenant ainsi comme point de départ la résolution de Florence, elle tend à accréditer l’idée de l’origine américaine du projet, du moins dans ses contours les plus généraux.

Sans vouloir méconnaître l’attachement qu’ont toujours montré les USA, au sein des Nations unies, à la création d’instituts internationaux de recherches, il importe d’établir la genèse véritable et la progression de l’idée du laboratoire, ne fut-ce que pour parer aux attaques d’une propagande mensongère. Aussi bien n’y a-t-il jamais eu action en recherche de paternité qui fût moins incertaine.

La réunion de Genève du 12 décembre 1950

C’est au cours de la Conférence européenne de la culture, réunie à Lausanne, du 8 au 12 décembre 1949, sous les auspices du Mouvement européen, que fut, pour la première fois, posé sur le plan européen le problème de la coopération en matière de recherche nucléaire. Dans une résolution adoptée à la quasi-unanimité des délégués de 22 pays, la Conférence recommandait : « … la création d’instituts européens spécialisés, en liaison étroite avec les organismes nationaux correspondants et avec ceux de l’Unesco ». Comme application caractéristique des principes énoncés dans la résolution, la Conférence proposait de « mettre à l’étude la création d’un Institut de science nucléaire orienté vers les applications à la vie courante ».

Cette mise à l’étude du Laboratoire fut confiée au Centre européen de la culture, organisateur de la Conférence, comme l’une de ses premières tâches. La Commission de coopération scientifique du Centre, présidée par Raoul Dautry, administrateur [p. 6] général du Commissariat français pour l’énergie atomique, précisa et compléta le projet ; dans sa séance du 12 décembre 1950 à Genève, qui groupait des physiciens et directeurs d’instituts nucléaires de six pays européens, elle jeta les bases mêmes du plan actuellement en cours d’exécution, allant jusqu’à préciser les critères qui devaient guider le choix du futur emplacement du Laboratoire ; elle suggérait enfin la création immédiate, à Paris, en relation avec l’Unesco, d’un bureau d’études chargé de mettre au point le programme des travaux. Il était en outre convenu que l’Unesco réunirait des délégués gouvernementaux pour étudier avec eux le financement du plan et les conventions internationales à établir.

Le rôle de l’Unesco a donc consisté, en résumé, à porter le projet du CEC (Lausanne 1949, Genève 1950) au stade des négociations intergouvernementales. Ceci fait, le Laboratoire, doté d’un Conseil de représentants des gouvernements, a cessé d’être lié, soit au CEC, soit à l’Unesco.

Ainsi se trouve très clairement établie l’origine européenne d’un projet qui répond d’ailleurs à des besoins spécifiquement européens. On peut dire davantage : si le Laboratoire doit être édifié à Genève, c’est aussi que sa première ébauche a été établie à Genève. Par un juste retour, l’honneur de l’abriter revient à la Suisse — d’où l’idée est partie.

Reprenons maintenant avec plus de détails l’itinéraire que l’on vient de survoler, et qui est en fait celui de la préhistoire du CERN. Car l’histoire scientifique de l’organisme s’est déroulée dès 1951 en toute indépendance du CEC, bien que sur la lancée de son initiative.

[p. 7]

Itinéraire d’une idée (I) : Premières lueurs dans l’œil d’un physicien, puis d’un ingénieur

Colloque du XXe anniversaire du CEC : extraits du Rapport général présenté par D. de Rougemont (d’après un enregistrement)

Dans les années 1945 à 1949, il n’était vraiment nul besoin d’être un physicien diplômé pour concevoir l’importance et la nouveauté des recherches nucléaires : il venait de se passer, au Japon, certaines choses qui avaient alerté la Terre entière.

À Princeton (New Jersey), où j’habitais encore en mars 1947, j’avais eu le bonheur de passer une longue soirée avec Einstein. Celui-ci, ayant lu les Lettres sur la bombe atomique que je venais de publier en anglais1, m’avait invité par téléphone à venir le voir le soir même « puisque nous sommes voisins, comme je l’apprends par votre livre ».2 Et dès cette conversation, où nous avions beaucoup parlé de la situation de l’Europe, j’avais compris qu’il fallait absolument lier les idées d’union européenne et de maîtrise de l’énergie nucléaire : deux choses à ce moment-là aussi frappantes par leur nouveauté que par leur mutuelle utilité.

[p. 8] De là les entretiens que j’eus dès mon retour définitif en Europe avec l’ancien ministre Raoul Dautry, alors administrateur général du Commissariat à l’énergie atomique. Je passai de longues heures dans son bureau de Paris. Un jour, comme je prenais congé, il me dit en riant : « Savez-vous que tous nos entretiens précédents ont été enregistrés ? Je me doutais de quelque chose. J’ai fait des heures supplémentaires pour des recherches dans cette pièce, et j’ai trouvé là, sous mon bureau, un micro d’un modèle inédit, sensationnel. J’ai tout de suite su lequel de mes collègues était capable de l’avoir inventé. Et pour me venger, j’ai pris le brevet ! »

Raoul Dautry était probablement le seul homme en Europe si clairement désigné par ses dons d’humaniste, sa carrière d’ingénieur et son rôle politique, pour lancer un projet qui apparaissait alors plus voisin de la science-fiction que du réalisme, seul honoré par la fonction publique. Il coïncidait étroitement avec l’exposé des problèmes que je lui avais soumis en vue de la réunion d’une Conférence européenne de la culture, que le Mouvement européen avait chargé son Bureau d’études de Genève d’organiser, et qui devait se tenir à Lausanne du 8 au 12 décembre 1949. Il allait apporter à nos travaux une contribution décisive, à partir du message de Louis de Broglie, dont il donna lecture à la séance inaugurale du congrès.

Message de Louis de Broglie (extraits)

[…] Chaque pays s’efforce de son mieux à organiser son travail scientifique par l’extension et la coordination des enseignements, par le développement des laboratoires et des centres de recherches. Mais, à l’heure actuelle, une telle organisation dans les cadres nationaux ne peut plus suffire. […]

Un mouvement général créé par des raisons de convulsions internationales porte aujourd’hui certaines nations à se grouper et à mettre au moins en partie en commun, à l’intérieur de chaque territoire, leurs intérêts et leurs efforts.

Ce n’est pas seulement sur le plan économique ou politique que ces mouvements paraissent souhaitables ou même nécessaires ; c’est aussi sur le plan intellectuel, et particulièrement sur le plan scientifique.

[p. 9] À l’heure où, justement, on parle de l’union des peuples de l’Europe, la question se pose donc de développer cette nouvelle unité internationale, un laboratoire ou institution où il serait possible de travailler scientifiquement, en quelque sorte en dehors et au-dessus du cadre des différentes nations participantes. Résultat de la coopération d’un grand nombre d’États européens, cet organisme pourrait être doté de ressources plus importantes que celles dont disposent les laboratoires nationaux et pourrait, par la suite, entreprendre des tâches qui, par leur ampleur et leur coût, restent interdites à ceux-ci. Il servirait à coordonner les recherches et les résultats obtenus, à comparer les méthodes, à adopter et à réaliser des programmes de travail, avec la collaboration des savants des diverses nations. […]

L’état actuel du monde ne permet pas encore de réaliser à l’échelle terrestre de tels centres de recherches, mais il serait certainement très utile de chercher à en établir dans le cadre plus restreint d’une fédération européenne. […]

Resserrant les liens entre les hommes de science des différents pays, centralisant les ressources, assurant la coopération des moyens matériels et des ressources intellectuelles, devant absolument réaliser une circulation plus aisée des études, publications, informations, la création de ce centre de recherche symbolisera la mise en commun dans le domaine intellectuel d’une partie des énergies de l’Europe contemporaine. Cette convergence des efforts est plus facile à réaliser sur ce plan que sur d’autres, parce que les intérêts matériels ou nationaux y jouent un moindre rôle, et offre un exemple de ce qu’il faudrait, peu à peu, réaliser dans d’autres domaines. Le caractère universel et très souvent désintéressé de la recherche scientifique semble l’avoir prédestinée à travailler dans une mutuelle et fructueuse collaboration.

Aussi, cette forme de coopération doit-elle être un des objectifs les plus immédiats de ceux qui endossent la tâche de rapprocher les peuples européens et de faire collaborer les valeurs diverses au progrès de la civilisation.

Les principes généraux formulés par le prince de Broglie allaient recevoir du fait de Raoul Dautry des illustrations opérationnelles et qui se révélèrent décisives.

[p. 10]
Extraits du discours de Raoul Dautry

Puisque M. de Broglie a fait appel à la collaboration d’éventuels ingénieurs, souffrez qu’un d’eux, comme tous professionnellement attiré vers l’action et la réalisation, réponde au désir que le créateur de la mécanique ondulatoire a exprimé dans le beau message que je viens de vous lire et au pressant appel que M. Paul-Henri Spaak vient de nous adresser.

« Soyez audacieux et clairs dans l’examen de vos objectifs », nous a-t-il dit. Soyez pratiques.

Je m’efforcerai de le satisfaire en présentant demain à la Commission des institutions une résolution qui me paraît propre à retenir l’attention du Conseil de l’Europe et de l’ensemble des Européens.

Anticipant sur les travaux de cette Commission, mon intention est de dire ici, dans ce pays d’ingénieurs éminents, tous traditionnellement penchés vers le progrès matériel, base si nous le voulons du progrès moral, dans les domaines techniques les plus divers, qu’il est temps de réaliser une institution européenne dans le domaine de l’énergétique. Je veux dire pour être plus précis dans celui de l’infiniment grand, source de l’énergie cosmique, et dans celui de l’infiniment petit, source de l’énergie atomique. […]

Quant aux études sur l’énergie atomique, sur son emploi et ses applications, je n’ai pas besoin de rappeler ce que les écoles britannique, allemande, italienne, danoise, suisse, hollandaise, française et autres ont fait pendant quarante ans. Si maintenant l’éclat de leurs travaux paraît moindre qu’autrefois, à quoi est-ce dû ? Ce n’est évidemment pas au manque de grands savants, au manque de matières premières, au manque de moyens mécaniques ou autres, car l’Europe en est riche, c’est au manque de moyens financiers. L’Europe, nous le savons que trop, est ruinée. […]

Ce que chaque nation européenne est incapable de faire, l’Europe unie peut le faire et je n’en doute pas, le ferait brillamment.

Il faut qu’elle s’y décide. Un jour, peut-être avant vingt ans, la vie matérielle de l’Europe ne sera plus assurée par des millions de tonnes de charbon mais par quelques tonnes d’uranium. Ce jour-là la physionomie de l’économie mondiale sera changée et si les industries [p. 11] européennes se trouvaient condamnées au seul emploi des sources énergétiques actuelles, elles n’auraient plus qu’à fermer leurs portes.

Gouvernements, savants et techniciens doivent donc dès maintenant se préparer à faire face aux besoins de demain. Pour que ceux d’aujourd’hui et ceux de demain puissent être à la hauteur de leurs tâches, il faut que l’Europe leur en donne dès aujourd’hui les moyens.

Est-ce possible ? Je le crois.

Est-ce difficile ? Certainement.

Mais quand une chose est difficile, ne faut-il pas la faire sur l’heure, et quand elle est impossible, ne faut-il pas l’entreprendre dans la minute ?

Enfin, le Rapport général présenté à la séance inaugurale de la Conférence par son auteur, D. de Rougemont, orientait les débats vers des objets précis dans le domaine des recherches scientifiques.

Extraits du Rapport général

[…] Nationalisation de la recherche scientifique. La situation des physiciens mérite une mention particulière. Nous nous bornerons à citer à ce sujet deux extraits d’un article de M. Jean Thibaud, directeur de l’Institut français de physique atomique. « Dans le domaine de la physique, écrit-il, des résultats d’une incroyable portée intellectuelle sont actuellement maintenus secrets et ne donnent pas lieu, comme avant la guerre, à des communications de portée internationale. Il y a loin de la situation présente à celle d’il y a dix ans, où certaines découvertes étaient annoncées par télégramme dans des périodiques à diffusion mondiale… »

L’État fait peser sur les recherches de la physique nucléaire un lourd contrôle et « des suspicions quasi policières », qui tendent à subordonner entièrement le savant à des exigences politiques et militaires. Élargissant le problème, M. Thibaud constate que « dans un État moderne, non anarchique, où existe une ligne de conduite officielle dans la conduite des affaires extérieures comme intérieures, [p. 12] l’homme de science comme l’artiste, comme le littérateur, représente, pour le gouvernement, l’insécurité idéologique et, en soi, une tendance libertaire ; il encourt donc, à priori, la suspicion du régime qui s’en remet à lui pour lui assurer une avance technique sur ses rivaux. Seuls des hommes de science politiquement « engagés » — et engagés dans la ligne que souhaite le régime — pourraient être assurés de la confiance de ce dernier. » […]

Résolutions à étudier. Nous recommanderons donc en conclusion, la mise au point et l’adoption d’un nombre limité de résolutions pratiques, tendant toutes à la suppression pure et simple des obstacles à la libre circulation. […]

Pour la recherche scientifique, entendue au sens le plus large et dans tous les domaines du savoir : établissement de plans de coopération européens (et non pas seulement de relations surveillées et réticentes entre organismes nationaux). Il y aurait lieu de fixer un ordre de priorité. C’est ainsi que les recherches dans le domaine de la physique nucléaire semblent devoir être « européanisées » en premier lieu, notamment parce qu’elles entraînent des frais prohibitifs pour chaque nation prise isolément. […]

Fonds européen pour les recherches scientifiques. Selon les indications données à la fin de la première section de ce rapport (« Résolutions à étudier », paragraphe 4), il y a lieu de recommander d’urgence la création d’un Fonds européen de la recherche scientifique qui serait contrôlé directement par les organes compétents du Conseil de l’Europe.

Un projet de Centre européen des recherches atomiques, éventuellement lié à ce Fonds, et dont l’importance capitale ne saurait échapper à personne, sera soumis à l’examen de la Conférence.

Ces deux messages, et la partie du Rapport général consacrée aux sciences, furent discutés à Lausanne par une commission d’une quinzaine de membres, parmi lesquels figuraient notamment aux côtés de Raoul Dautry : Max von Laue, prix Nobel de physique, le mathématicien Paul Montel, doyen de la Faculté des sciences de la [p. 13] Sorbonne, André George, principal assistant de Louis de Broglie, le grand biologiste anglais Cyril Darlington, Jean Willems, président du Centre de recherches universitaires belge, le chimiste italien Mario Rollier, le physicien Ferretti, représentant du professeur Amaldi, et le professeur Gustavo Colonnetti, président du Conseil italien de la recherche scientifique.

La veille de la première séance — et ceci fera sentir l’atmosphère de l’époque — j’avais soutenu une très vive discussion avec les dirigeants du Mouvement européen, qui patronnait la Conférence. L’un d’eux, radicalement hostile à toute discussion publique des problèmes nucléaires, en vint à me dire : « Vous voulez donc livrer tous nos secrets atomiques aux Russes ? » Parler de recherches atomiques, en ce temps-là, évoquait immédiatement la possibilité de faire sauter la Terre, ou au moins la préparation d’une Troisième Guerre mondiale, les grandes manœuvres de l’espionnage et des secrets d’État… Et de fait, des journalistes qui avaient entendu la lecture du message de Louis de Broglie et le discours de Dautry, harcelaient les membres de la Commission scientifique et devenaient une telle nuisance que je me vis obligé, le deuxième jour, d’enfermer nos quinze savants dans une salle du Tribunal fédéral où se tenait la Conférence, et s’ils voulaient sortir, il leur fallait téléphoner au secrétariat…

Lors de la séance finale du 12 décembre 1949, lecture fut donnée d’une résolution — que l’on va lire — qui est la première formulation délibérée de ce qu’allait devenir le CERN.

Ici nous laisserons la parole à Raoul Dautry. Un an après la conférence de Lausanne, le 7 décembre 1950, il communiquait au CEC l’article suivant — destiné au journal L’Activité nationale et internationale — dans lequel il expose avec les nuances les plus précises l’évolution de l’idée, de Lausanne 1949 à la réunion décisive du 12 décembre 1950 au siège du CEC.

[p. 14]

Itinéraire d’une idée (II) : les cheminements

Vers un fonds européen de la recherche scientifique (article de Raoul Dautry, daté du 7 décembre 1950) :

L’idée de créer des laboratoires scientifiques européens — et même intercontinentaux — a été soulevée à plusieurs reprises dans les milieux officiels des Nations unies ces dernières années. Notamment, en août 1949, le secrétaire général de l’ONU réunissait un congrès des experts scientifiques qui étudièrent la création d’organismes dépendants des Nations unies et précisèrent les conditions dans lesquelles pouvait être créé un Institut international de recherches météorologiques en Suède.

C’est à la Conférence européenne de la culture, tenue à Lausanne des 8 au 12 décembre 1949, sous les auspices du Mouvement européen qu’il semble qu’ait été abordé pour la première fois le problème, dans toute son étendue. Préparée par le Bureau d’études pour un Centre européen de la culture (dirigé à Genève par l’écrivain Denis de Rougemont assisté de Raymond Silva), présidée par M. Salvador de Madariaga, cette Conférence groupa 170 délégués représentant 22 pays européens. Un important message de M. le Prince de Broglie ouvrit la discussion, après la lecture d’un Rapport général préparé par le Bureau d’études qui avait souligné, dans son chapitre de la recherche scientifique, le coût sans cesse plus élevé des installations nécessaires et sa disproportion avec les possibilités budgétaires tant nationales que privées. Les débats conduisirent la Commission des institutions européennes à reconnaître qu’en deux domaines de recherches au moins, l’Europe réunirait toutes les chances de se retrouver un premier rang :

1° dans celui de l’astrophysique, si elle pouvait disposer d’un observatoire européen édifié en un lieu présentant d’aussi parfaites [p. 15] conditions que le nouvel observatoire français de Saint-Michel de Provence et muni de télescopes et d’un équipement d’une puissance égale à ceux détenus par les États-Unis ;

2° dans celui de la physique nucléaire, si elle pouvait rassembler les sources de matières premières de Belgique, de Norvège et d’autres pays, aux puissantes industries mécaniques et électriques de Suisse, de Hollande et d’ailleurs et aux Écoles de physique de Grande-Bretagne, de France, du Danemark, d’Italie qui disposent chacune de savants de qualité mais en nombre relativement faible.

En conclusion, la résolution générale suivante fut votée dans le corps des résolutions prises par la Conférence :

« La Conférence européenne de la culture

considérant

que la coopération des nations de l’Europe pour la recherche dans les sciences de la nature et les sciences humaines exerce une profonde influence sur l’union des esprits et le développement de la conscience européenne,

recommande

que les organismes nationaux pour la recherche existant actuellement embrassent l’ensemble des sciences de la nature et des sciences humaines et que des organismes semblables soient créés dans les pays où ils n’existent pas encore ;

que, pour assurer l’indépendance des savants et l’influence de leurs découvertes sur la culture, ces organismes soient dotés d’un budget suffisant et jouissent d’une gestion autonome ;

que les directeurs de ces institutions se réunissent périodiquement en vue d’établir entre eux une collaboration constante ;

considérant, d’autre part,

que certaines recherches scientifiques exigent des moyens d’action qui dépassent les possibilités nationales et [p. 16] exigent une collaboration européenne,

recommande

la création d’instituts européens spécialisés en liaison étroite avec les organismes nationaux correspondants et avec ceux de l’Unesco.

Comme application caractéristique des principes énoncés dans la présente résolution, la Commission propose de mettre à l’étude la création d’un Institut de science nucléaire orienté vers les applications à la vie courante. »

L’opinion publique est donc saisie, depuis décembre 1949. Comment depuis a-t-elle agi sur les milieux officiels des Nations unies et des différents pays ? Des contacts avec l’Unesco (qui est toute désignée pour appuyer de son autorité et de ses moyens une résolution de cette importance), furent établis grâce à M. Pierre Auger, directeur de la section des sciences naturelles et exactes. Le résultat en fut, le 7 juin dernier à Florence, l’important projet de résolution, présenté par le professeur Rabi, prix Nobel de physique, au nom de la délégation américaine, devant la Commission du programme et du budget de la Conférence générale de l’Unesco qui autorise son directeur général « à aider et à encourager la formation et l’organisation de centres régionaux de recherches et de laboratoires, en vue d’accroître et de rendre plus efficace la collaboration internationale des savants dans des domaines où l’effort d’une nation seule ne saurait suffire ». La Commission, en approuvant cette résolution, précisa qu’il appartenait à l’Unesco d’étudier le coût et l’emplacement de ces centres, d’apporter son aide dans l’établissement de leurs programmes et décida de fournir une somme supplémentaire de 25 000 dollars aux centres déjà existants. Parmi les centres prévus, l’Unesco a particulièrement souligné l’intérêt de la création, en Europe occidentale, d’un « Centre de recherche pour l’accroissement des connaissances nouvelles en physique et dans d’autres sciences » et a retenu le nom de M. Pierre Auger comme son organisateur éventuel.

Ensuite, le 19 août dernier, le Conseil économique et social des Nations unies, à Lake Success, a consacré une longue discussion à [p. 17] l’institution de laboratoires de recherches scientifiques. Une résolution présentée par la France et le Danemark a préconisé la réunion d’une conférence de savants pour formuler des observations et notamment établir un ordre de priorité dans la création de ces laboratoires internationaux.

Enfin, M. Torrès-Bodet, directeur général de l’Unesco vient d’appuyer de son autorité personnelle ce projet de « création d’instituts et de laboratoires fonctionnant à l’échelle mondiale » en le préconisant à la séance d’ouverture, à Nice, le 5 décembre dernier, de la Conférence internationale des universités où se sont réunis les recteurs et professeurs de 53 nations.

On le voit, l’idée avancée en décembre 1949 a gagné en profondeur, a touché de larges milieux, s’est précisée — mais il appartient à ses promoteurs de la promouvoir au rang d’une institution régulière et vivante.

C’est pourquoi, après une première séance du 7 octobre dernier où il a affirmé la nécessité d’agir et d’aller vite, le Conseil supérieur du Centre européen de la culture qui siège en ce moment à Genève, a mis de nouveau la question à son ordre du jour et a invité M. Pierre Auger et d’autres éminentes personnalités scientifiques à prendre part à ses discussions.

Puisque la recherche scientifique a cessé, dans certains domaines — en l’absence d’équipements et d’outillages suffisants — d’être possible pour les nations d’Europe prises isolément, il faut donc nous hâter d’« européaniser » nos moyens, nos outillages et nos plans, si nous ne voulons pas condamner nos savants à l’inefficacité et, peut-être, les conduire à quitter l’Europe.

R. DAUTRY
Vice-président du conseil de direction du Centre européen de la culture

[p. 18]

Itinéraire d’une idée (III) : l’Acte créateur

Les erreurs si fréquentes sur l’origine du CERN s’expliquent par le fait qu’on ignore très généralement la réunion du 12 décembre 1950 au Centre européen de la culture.

L’institution venait d’être inaugurée au mois d’octobre, elle était encore inconnue du grand public, riche de projets mais pauvrement dotée par le Mouvement européen et quatre ou cinq seulement des quatorze États membres, en ce temps-là, du Conseil de l’Europe.

Il apparaît donc opportun de reproduire ici in extenso les deux documents-témoins de la conception du CERN.

La réunion du 12 décembre 1950 au CEC : Résolution

La Commission de coopération scientifique du Centre européen de la culture (patronné par l’Assemblée consultative européenne)

réunie le 12 décembre, à Genève, au Centre européen de la culture,

vu la résolution de la Conférence européenne de la culture, à Lausanne, en décembre 1949, sur la coordination des recherches scientifiques,

vu la résolution n° 2.21 de la Conférence générale de l’Unesco, à Florence, en juin 1950,

vu la résolution du Conseil économique et social des Nations unies adoptée à Genève, le 14 août 1950,

recommande :

a) la création, conformément aux vœux de l’Unesco et du Centre européen de la culture, et en relation avec leurs secrétariats, d’un laboratoire européen de physique nucléaire, centré sur la construction d’un grand instrument d’accélération des particules élémentaires.

[p. 19] La puissance de cet instrument devra être supérieure à celle prévue pour les appareils actuellement en construction.

b) la constitution d’un fonds européen pour la construction et le fonctionnement de ce laboratoire. Ce fonds serait alimenté annuellement par les cotisations des États fondateurs, selon un barème établi sur la formule d’après laquelle sont calculées les cotisations nationales aux Nations unies, le total annuel de ces cotisations pouvant être évalué à 5 millions de dollars pendant les cinq premières années.

c) le choix d’un emplacement qui satisfasse divers critères tels que :

1. proximité d’un Centre important de recherches et d’enseignement ;

2. ravitaillement facile en main-d’œuvre spécialisée et proximité de sources d’énergie ;

3. commodité d’accès pour les pays fondateurs ;

4. facilité d’accorder à cet emplacement un statut d’exterritorialité.

d) l’exécution de ce projet selon les étapes suivantes :

— 1951. Études préparatoires par un Bureau d’études ;

— 1952-1955. Construction du grand appareil ;

— 1953. Mise en place de l’équipement auxiliaire.

e) la création immédiate, à Paris, en relation avec l’Unesco, d’un Bureau d’études chargé de préparer les plans de construction, le futur programme de travail et l’organisation technique et administrative du Laboratoire ;

f) la création dès à présent d’un Centre de formation de physiciens théoriciens, destinés à constituer la section théorique indispensable au Laboratoire.

Genève, le 12 décembre 1950.

Compte rendu analytique de la réunion du 12 décembre 1950

1. La résolution ci-jointe a été adoptée à l’unanimité le 12 décembre 1950, à Genève, au Centre européen de la culture, par la Commission de coopération scientifique du Centre, groupant les [p. 20] personnalités suivantes :

Étaient présents :

MM. D. de Rougemont, directeur du Centre européen de la culture, président de séance3 ; P. Auger (France), directeur du Département des sciences exactes et naturelles de l’Unesco ; Paul Capron (Belgique), vice-président de la Commission scientifique de l’Institut interuniversitaire de physique nucléaire ; Bruno Ferretti (Italie), professeur à l’Université de Rome, membre du Centro di Studi per la Fisica nucleare ; H. A. Kramers (Pays-Bas), président de l’Union internationale de physique ; P. Preiswerk (Suisse), professeur à l’École polytechnique fédérale à Zurich ; Gunnar Randers (Norvège), Institutt for Atomenergi ; Mario Rollier (Italie), professeur au Politecnico de Milan, Istituto di Chimica generale e analitica ; J. Verhaeghe (Belgique), président de la Commission scientifique de l’Institut interuniversitaire de physique nucléaire.

S’étaient excusés ou fait représenter :

MM. E. Amaldi (Italie), Centro di Studi per la Fisica nucleare (représenté par M. Ferretti) ; comte Alessandro Casati (Italie), président de la commission culturelle et scientifique de l’Assemblée consultative européenne ; Gustavo Colonnetti (Italie), président du Consiglio Nazionale delle Ricerche ; Raoul Dautry (France), administrateur général du Commissariat à l’énergie atomique ; André George (France), du Commissariat à l’énergie atomique ; Max von Laue (Allemagne), prix Nobel de physique, professeur de physique théorique à l’Université de Goettingen ; C. Manneback (Belgique), professeur de physique théorique à l’Université de Louvain ; P. Scherrer (Suisse), professeur à l’Institut de physique de l’École polytechnique fédérale à Zurich ; Manne Siegbahn (Suède), de l’Institut Nobel de physique à Stockholm ; Ivar Waller (Suède), professeur à l’Université d’Upsala ; Jean Willems (Belgique), directeur du Fonds national de la recherche scientifique.

2. Les objections parfois formulées contre la construction d’un laboratoire européen de physique nucléaire (ainsi certains délégués à [p. 21] la conférence de Lausanne craignaient une opposition américaine entraînant les réticences de gouvernements européens) ont été explicitement annulées par la résolution présentée par un délégué américain, le prof. Rabi, prix Nobel de physique, à la Conférence générale de l’Unesco, à Florence, et votée le 16 juin 1950, entraînant l’adhésion de principe des gouvernements membres de l’Unesco.

Cette résolution précise que :

« le directeur général (de l’Unesco) est autorisé à :

faciliter et encourager la création et l’organisation de laboratoires et centres de recherche régionaux, afin qu’une collaboration plus étroite et plus fructueuse s’établisse entre les hommes de science de différents pays qui s’efforcent d’accroître la somme des connaissances humaines dans les domaines où les efforts déployés isolément par l’un quelconque des États de la région intéressée ne sauraient permettre d’y parvenir. L’Unesco devra déterminer dans quelle mesure la création de tels centres de recherches régionaux est possible et nécessaire, effectuer des enquêtes préliminaires sur leur fonctionnement et leur installation et aider à élaborer leurs programmes de travail ; mais elle ne prélèvera pas de fonds sur son budget régulier pour participer aux frais de construction ou d’entretien. »

À cette conférence de Florence, le prof. Rabi avait précisé oralement qu’il envisageait notamment en Europe occidentale, la création d’un Laboratoire de physique nucléaire pour l’étude des particules de haute énergie.

Néanmoins, si l’Unesco avait voulu exécuter seule cette résolution, elle aurait eu des difficultés à :

a) définir la région, c’est-à-dire, établir une liste des pays participants ;

b) faire comprendre à certains de ses membres extraeuropéens qu’ils bénéficieraient indirectement des résultats obtenus au Laboratoire ;

c) établir un budget.

M. Auger précise qu’il assiste à la réunion de la Commission comme représentant officiel du directeur général de l’Unesco M. Torrès-Bodet, qui l’a prié :

1. d’obtenir des conseils de la Commission ;

[p. 22] 2. d’aboutir à un programme précis de coopération entre l’Unesco et le Centre européen de la culture sur cette question.

3. (paragraphe a) de la résolution)

Pour le programme du Laboratoire, M. Auger signale qu’à une récente réunion de physiciens à Oxford, deux tendances se sont manifestées :

1. ne pas trop limiter au début le domaine des recherches ;

2. comme le proposait M. Niels Bohr, commencer par créer un grand instrument d’accélération de particules (d’un milliard de volts) et se grouper autour.

Selon la commission, un bévatron qui serait construit en Europe avec une puissance inférieure à celle de l’appareil américain n’aurait pas d’intérêt scientifique. Un des savants participants précise, non sans humour, que l’on devrait envisager la construction en Europe d’un cosmotron « de puissance légèrement supérieure » à celle de l’instrument américain actuellement prévu.

La durée de construction de l’appareil est évaluée à trois ans. Ce travail devrait donc être entrepris le plus rapidement possible (dès 1951).

4. (paragraphe b) de la résolution)

M. Ferretti signale que le projet américain de Brookhaven prévoit, pour la construction d’un cosmotron, de ses instruments auxiliaires (trois machines ordinaires) et de son outillage d’utilisation, une dépense de 10 millions de dollars par an pendant cinq ans.

M. Randers estime que les frais de construction en Europe pourront ne pas dépasser un quart des frais prévus aux États-Unis.

Les premiers calculs ont fait apparaître que les cotisations nationales prévues (établies selon un coefficient calculé en multipliant le chiffre de population par le revenu national moyen par habitant) entraîneraient pour chaque nation des charges annuelles très supportables.

À titre d’exemple, et sans engager le gouvernement français, [p. 23] M. Auger précise qu’une dépense annuelle de 2 millions de dollars (soit 20 pour cent des besoins pour les cinq premières années) aurait probablement paru acceptable à la France, qui avait basé ses premiers calculs sur des estimations plus élevées.

En outre, M. Capron, rappelant que les grandes compagnies industrielles privées savent parfaitement qu’elles doivent leur puissance commerciale à leurs bureaux d’études, fait observer qu’il serait dès à présent possible de s’adresser à de grandes compagnies privées belges, suisses, etc., pour obtenir pour le Laboratoire une première mise de fonds, sans attendre les contributions gouvernementales pour amorcer le travail.

En fin de compte, la somme globale annuelle de 5 millions de dollars a été établie en tenant compte des dernières estimations disponibles.

5. (paragraphe c) de la résolution)

En discutant le choix d’un emplacement, la Commission a été d’accord pour insister particulièrement sur :

a) la présence dans la région avoisinante d’une main-d’œuvre de haute qualité technique, en précisant qu’il s’agissait d’ouvriers de travail fin et non pas d’un large ravitaillement en main-d’œuvre lourde ;

b) la proximité d’une ville importante exerçant une certaine attraction, par ses agréments propres, sa situation géographique en Europe, ou son climat. M. Auger rappelle à ce propos les difficultés qu’ont eues les Canadiens à attirer du personnel de qualité dans leur station de physique nucléaire de Chalk River, très bien équipée, mais très éloignée de toute agglomération importante. Par contre, la Commission a estimé qu’en raison des inconvénients politiques que pouvait comporter le voisinage d’une grande capitale nationale, un emplacement à proximité de Paris n’était pas à inclure dans ses suggestions.

c) la proximité d’une frontière. Un tel emplacement faciliterait l’octroi, par les gouvernements du Conseil de l’Europe, d’un statut d’exterritorialité. Il a été précisé qu’un emplacement [p. 24] en bordure de la mer comporterait les mêmes avantages, puisque pouvant bénéficier d’un statut analogue à celui d’un port franc ;

d) le problème de la langue : puisque dans un tel Laboratoire, en moyenne, pour un travailleur qualifié, il faudra deux techniciens, et que ces techniciens seront de diverses origines nationales, il est souhaitable que les ouvriers parlent une langue européenne de grande diffusion et non pas un patois ;

e) la nécessité de trouver un terrain permettant ultérieurement d’accroître la superficie du Laboratoire.4

6. (paragraphe d) de la résolution)

Il est estimé que le Laboratoire permettra de premières recherches environ deux ans après que l’on aura commencé la construction du grand appareil.

Pour l’équipement en appareils secondaires, par exemple en cyclotrons, M. Auger mentionne que l’Angleterre pourrait être disposée à céder au Laboratoire le cyclotron de Liverpool ou celui de Birmingham, instruments qu’elle n’arrive pas actuellement à employer à plein rendement, faute d’un personnel suffisant de direction des expériences.

7. Concernant le développement parallèle de la connaissance et des techniques appliquées, les problèmes qu’implique la décision de centrer sur cet instrument le Laboratoire envisagé ont été évoqués par la Commission.

M. Kramers a exprimé la crainte que :

— de petits pays se trouvent privés de leur meilleur personnel scientifique pour la création du Laboratoire ;

— qu’un tel Laboratoire soit moins utile pour la jeunesse scientifique européenne que ne le serait un centre européen d’enseignement.

[p. 25] M. Rollier par contre estime que, en envoyant certains de leurs chercheurs au Laboratoire envisagé, non seulement les pays participants ne les perdront pas, mais ils en tireront un profit scientifique accru, alors qu’en les gardant chez eux ils risqueraient de laisser leurs talents inemployés.

En résumé, la Commission constate que :

Il est patent qu’en ce moment, faute d’un outillage scientifique adapté à la recherche moderne, les universités européennes produisent moins de physiciens (surtout théoriciens) qu’elles ne pourraient en produire. Des universités qui pourraient certaines années produire dix physiciens de talent sont obligées de n’encourager que quelques sujets et de laisser d’autres partir vers les industries faute de pouvoir leur offrir un outillage et des débouchés. Ce même manque de moyens oblige ces universités, ou des instituts de la valeur du Polytechnicum de Zurich, à se rabattre en physique expérimentale sur des problèmes secondaires négligés par la recherche américaine.

Dans ces conditions, les jeunes physiciens les plus doués sont attirés par l’émigration aux États-Unis d’Amérique, qui actuellement peuvent seuls leur permettre de poursuivre leurs recherches avec les moyens les plus récents. Après un séjour de quelques années aux États-Unis, il est fréquent qu’ils décident de s’y fixer ; ils sont donc perdus pour le développement de la connaissance en Europe, et du même coup dans leur propre pays.

Le problème suivant se trouve ainsi posé :

Si l’Europe renonçait à se doter d’un outillage scientifique suffisant (dont le prix est désormais prohibitif pour des ressources nationales), elle s’exposerait dans l’avenir :

— non seulement à tomber dans une dépendance complète à l’égard des États-Unis dans le domaine vital de son équipement énergétique

— mais encore à voir décliner parallèlement la qualité de ses recherches de science pure, puisqu’il est impossible de former des théoriciens qui travailleraient dans une sorte de « vide » intellectuel, et sans être constamment (comme les théoriciens de Princeton) alimentés en problèmes imprévus par les stations d’expérimentation et de développement technique.

[p. 26] En d’autres termes, un renoncement de l’Europe à se doter de cet outillage scientifique la condamnerait, non seulement à un déclin politique et économique encore accéléré, mais du même coup, à un déclin de toute sa pensée (qui dans tous les domaines subit constamment des corrections ou accélérations qui lui viennent des sciences exactes).

8. (paragraphe e) de la résolution)

La Commission a donné mandat à M. Auger de créer sans attendre, en liaison avec M. Dautry, un Bureau d’études qui étudiera les plans de construction du Laboratoire et préparera son programme de travail. Il est entendu que ce Bureau (trois ou quatre personnes, plus le personnel de secrétariat) aura un recrutement international. Il est également convenu qu’une de ses premières tâches sera d’envoyer un de ses membres en mission à Brookhaven, pour y étudier le projet quinquennal américain de cosmotron (notamment pour les prévisions de prix).

9. M. Auger précise qu’il préparera pour la signature du directeur général de l’Unesco une lettre demandant aux gouvernements dont la participation est prévue s’ils seraient prêts à envoyer un délégué à une réunion envisagée pour avril 1951 à l’Unesco. Cette réunion, après examen des plans préparés par le Bureau d’études, adopterait un projet de construction et de financement du Laboratoire.

La Commission, après avoir entendu M. Auger préciser que la Yougoslavie, membre de l’Unesco, serait certainement heureuse de pouvoir faire participer ses chercheurs aux travaux envisagés, estime que les invitations pourraient être envoyées aux directions gouvernementales des recherches scientifiques des 14 pays suivants :

Allemagne de l’Ouest — Autriche — Belgique — Danemark — France — Grèce — Italie — Luxembourg — Norvège — Pays-Bas — Royaume-Uni — Suède — Suisse — Yougoslavie.

10. (paragraphe f) de la résolution)

Étant donné la pénurie actuelle en physiciens théoriciens capables [p. 27] de diriger les recherches du Laboratoire, et les délais qu’exige leur formation, il a été reconnu qu’il fallait dès à présent commencer à préparer l’équipe de physiciens théoriciens qui équiperont le Laboratoire lorsqu’il sera prêt à fonctionner.

11. La Commission a entendu une jeune mathématicienne française, Mlle Morette, ancienne élève d’Oppenheimer à Princeton, qui est en train d’organiser, en France, un cours d’été de deux mois où une vingtaine de jeunes physiciens choisis parmi les plus brillants viendraient se mettre au courant des derniers développements de la physique nucléaire sous la direction des maîtres les plus éminents (quatre professeurs complétés par des professeurs visitants). Ces cours orientés dans la direction de recherche qu’ouvre l’emploi du cosmotron, porteront notamment sur la mécanique quantique, la théorie quantique des champs et de l’action à distance, ainsi que sur les problèmes de haute énergie étudiés dans la station américaine de Berkeley (Californie).

Il est entendu que MM. Dautry et Auger s’emploieront à obtenir les crédits nécessaires pour l’organisation de ce cours dès 1951.

12. La Commission se réunira à nouveau, environ la troisième semaine de mars 1951, pour examiner les premiers plans élaborés par le Bureau d’études et entendre le directeur de ce Bureau.

Genève, le 18 décembre 1950.
Le chef du département des commissions d’études, Jean-Paul de Dadelsen

[p. 28]

Itinéraire d’une idée (IV) : Étapes

Dès l’été 1951, le projet est pris en charge par l’Unesco, qui le négocie avec 14 gouvernements européens.

Une série de colloques scientifico-diplomatiques étudient le problème du site. Trois candidatures sont longuement mises en balance : Genève (région de Meyrin), Bâle-Mulhouse, et le Danemark.

Le site de Meyrin près Genève est finalement adopté : c’est celui que souhaitait la Commission scientifique du CEC.

Le choix du site

Si l’on se reporte aux cinq critères formulés lors de la réunion du 12 décembre 1950, au CEC, on s’aperçoit — après-coup — qu’ils désignent à l’évidence Genève. En effet, si Bâle-Mulhouse satisfait aux critères a, b et c, il se voit exclu par d ; de même que le Danemark se voit exclu par a peut-être, mais assurément par c et d.

De fait, au cours de la réunion du 12 décembre 1950, des cartes au l/20 000e de la région de Meyrin (Genève) furent déroulées sur la table de la Commission : deux longs rectangles y étaient dessinés en rouge, l’un en Suisse et l’autre en France, de part et d’autre de la route Genève-Saint-Genis. C’est le site qui fut retenu après beaucoup de palabres, et qui a été récemment étendu — côté français — à l’occasion de la construction du « Super-CERN ».

Seule, l’exterritorialité n’est pas encore réalisée à cette date (printemps 1975).

À l’occasion du débat du 6 juillet 1954, à la Chambre française, sur la ratification de la convention pour l’établissement du CERN, la [p. 29] question de la paternité de l’idée est débattue, et le rôle initial de la conférence de Lausanne en 1949 établi en toute clarté. (Voir l’Appendice, p. 40).

Le 10 juin 1955, la première pierre du CERN est posée par M. Max Petitpierre, président de la Confédération suisse — qui rappellera dans son discours le rôle joué par la conférence de Lausanne et par le CEC.

Le 16 août 1957, le directeur général du CERN, professeur C. J. Bakker, peut annoncer que « le Synchrocyclotron, premier des deux accélérateurs en construction au CERN (Organisation européenne pour la recherche nucléaire) à l’usage des savants d’Europe, fonctionne maintenant au maximum de son énergie ».

Fin 1959, un communiqué de presse du CERN annonce que le synchrotron à protons « le plus puissant du monde » a été mis en marche et a déjà donné des résultats expérimentaux intéressants.

Le 19 février 1971, le Conseil du CERN adopte le programme du Laboratoire II, et dès l’automne, la « taupe » se met à creuser un tunnel de 7 km, destiné aux « anneaux de stockage à intersections » (ISR) et vulgairement désigné sous le nom de Super-CERN.

En 1975, les ISR doivent entrer en fonction.

Itinéraire d’une idée (V) : un regard en arrière…

Lors du Colloque marquant le XXe anniversaire du CEC — du 11 au 14 octobre 1970 — une séance consacrée à la coopération scientifique au niveau européen donna l’occasion à M. Pierre Auger — dont on a vu le rôle décisif dans la création du CERN — de prononcer un discours sur les origines du CERN.

Il ne sera pas sans intérêt pour l’historien de rapprocher les souvenirs de P. Auger des documents cités plus haut.

[p. 30]
Discours de M. Pierre Auger

L’entrée dans le monde où nous vivons d’un organisme nouveau, qu’il s’agisse d’un être vivant ou d’une institution, passe par une série de phases qui se commandent les unes les autres.

L’idée, la conception, la naissance proprement dite, le développement. Et c’est bien ce qui s’est passé dans le cas du CERN, l’Organisation européenne de recherches nucléaires, et c’est au cours d’une réunion du Centre européen de la culture, ici à Genève le 12 décembre 1950 que s’est produit l’un des événements essentiels de cette chaîne, la conception.

L’étape précédente, celle de l’idée, est plus difficile à préciser : on peut citer la conférence de Lausanne du 9 décembre 1949, au cours de laquelle un message de Louis de Broglie fut présenté par le ministre Raoul Dautry, message qui recommandait d’étudier la création possible d’un laboratoire ou d’un institut où il serait possible d’œuvrer pour la science en dehors et au-dessus du cadre des nations participantes. Il faut remarquer ici que seule cette idée initiale était énoncée, et ni le domaine du CERN — même pas la physique nucléaire — ni le caractère européen n’étaient cités.5 Plus anciennement encore, dès l’automne 1946, le porte-parole de la délégation française auprès du Conseil économique et social des Nations unies, Henri Laugier, avait proposé la création de laboratoires placés sous la protection de l’ONU et financés autant que possible sur le budget de celle-ci. Il justifiait sa proposition par ces mots : « Le travail créateur en commun des chercheurs de nations différentes contribuera grandement à faire naître un esprit international. » Une commission d’experts convoquée pour étudier la question demanda aux savants du monde entier s’ils approuvaient cette idée et, dans l’affirmative, quelles seraient les tâches auxquelles selon eux ces instituts devraient se consacrer. Finalement, on réunit ainsi un nombre appréciable de projets constructifs, imposants « châteaux en Espagne », des courants les plus divers de la recherche. Il est vrai qu’à l’époque, les maîtres d’œuvre qui auraient voulu les réaliser restaient introuvables. Une résolution des Nations unies de 1946 décida de lancer une enquête sur la possibilité de créer des laboratoires internationaux, enquête [p. 31] qui a donné lieu à la publication d’un très intéressant volume, mais n’aboutit à aucune réalisation concrète. Ces idées, très générales, se sont cependant précisées au cours de divers entretiens entre physiciens — remarquons que ce sont les physiciens et plus spécialement les physiciens nucléaires qui seuls se sont montrés actifs sur ce terrain, à cette époque : Amaldi, Rabi, Kowarski, moi-même, et aussi Berardini, Kramers, Bakker. Rabi était très impressionné par l’émigration des physiciens européens vers les États-Unis et pensait à un laboratoire européen pour les retenir de ce côté de l’Atlantique. Mais de tels entretiens, si utiles qu’ils aient été, ne pouvaient conduire à des actions concrètes que si un cadre plus officiel était trouvé, permettant d’espérer un accès aux pouvoirs publics des pays que l’on pouvait intéresser à une telle œuvre.

Et c’est alors qu’est intervenue une phase essentielle et qui a pour cadre l’Unesco, lors de sa cinquième assemblée générale, en juin 1950 à Florence. La résolution 2.21, adoptée à la quasi-unanimité, autorisait le directeur général à assister et encourager la formation et l’organisation de centres et de laboratoires régionaux de recherche, afin de rendre plus efficace la collaboration des hommes de science dans leur recherche, dans des domaines où l’effort d’un pays isolé serait insuffisant. Dans ce but, le directeur général est autorisé à étudier les besoins et les possibilités de tels centres régionaux, de procéder à des estimations de leur coût et d’examiner leurs sites possibles, d’aider dans la formulation de leurs programmes, mais sans prélever de fonds sur son budget régulier pour participer aux frais de construction et d’entretien.

En réalité, Rabi avait eu beaucoup de peine à obtenir de la délégation américaine le dépôt de cette résolution ; il avait bataillé toute la nuit, m’a-t-il dit. Et il avait soigneusement utilisé des termes très généraux, ne parlant ni de l’Europe ni de physique nucléaire.6 Mais telle quelle, cette résolution suffisait pour lancer le mouvement, et, comme directeur du Département des sciences, j’étais chargé de la mettre en œuvre. Sans argent, ce n’était pas très facile. Ce que j’ai pu faire, les premiers mois, c’était essentiellement de me faire une [p. 32] opinion personnelle sur le sujet d’un tel laboratoire, sur la région à choisir — et là l’Europe s’imposait — et sur les personnes compétentes à contacter pour vendre l’idée — comme disent les Américains — et pour préparer les conseils et groupes de travail qui seraient nécessaires. C’est à ce stade que l’intervention du Centre européen de la culture vint apporter une occasion inespérée de porter la discussion devant un groupe de savants de premier ordre afin de préciser le domaine dans lequel devait raisonnablement se situer le laboratoire projeté et recruter des bonnes volontés pour poursuivre l’action sur un plan à la fois authentiquement scientifique et international.

Le souvenir de ces sessions de décembre 1950, il y a vingt ans, est resté très vif dans ma mémoire. Les physiciens présents, Ferretti, Kramers, Preiswerk, et ceux que l’on appelle parfois les hommes d’État scientifiques (scientific statesmen) Randers, Capron, Verhaeghe, Rollier, constituaient avec moi une commission de coopération scientifique du Centre, et les échanges de vues sur les chances de réussite et sur le programme d’équipement du laboratoire projeté étaient à la fois enthousiastes et réalistes. Avec une pointe d’émerveillement de pouvoir faire ainsi des plans grandioses avec une chance sérieuse de réussite, ce qui était absolument nouveau. Et il s’agissait en effet de plans grandioses pour l’époque : construire le plus puissant accélérateur de particules du monde ! Le coût de cet instrument projeté ne pouvait être fixé exactement, mais on parlait déjà de dizaines de millions de dollars. La comparaison de ces chiffres avec le budget de l’Unesco devait produire sur les dirigeants de cette dernière organisation un effet extraordinaire : ils avaient l’impression que la souris essayait d’accoucher d’une montagne.

Dans les documents, brefs mais précis, qui ont résulté de la réunion du 12 décembre 1950, on voit, comme me l’écrivait Denis de Rougemont, le profil du CERN se préfigurer déjà nettement. Par rapport à la résolution de l’Unesco, plusieurs pas importants étaient faits : le programme, la construction d’un accélérateur de puissance élevée (on parlait de 10 mégavolts) et la région choisie : l’Europe. On avait même fixé les critères qui devaient présider au choix du site, choix qui fut assez long à se faire, mais finalement respecta les critères : proximité d’une ville importante possédant une université mais non d’une grande capitale politique, proximité d’une frontière, [p. 33] usage d’une langue de grande diffusion, situation centrale et, enfin, climat et environnement agréables. Bien entendu, les caractéristiques précises du futur PSa ne pouvaient être fixées et, en particulier, on ne connaissait pas encore les progrès que l’on pouvait réaliser par la méthode de la focalisation alternée. C’est elle qui a permis, quelques mois plus tard, de fixer aux environs de 30 mégavolts la performance espérée.

Mais l’ambition avouée de doter l’Europe d’un instrument exceptionnel, permettant d’offrir aux jeunes physiciens l’occasion de se placer sur le front d’onde du progrès scientifique dans le domaine des particules fondamentales, a été certainement le moteur essentiel de toute l’entreprise et permet, seule, je crois d’expliquer le dévouement et l’enthousiasme avec lequel tant d’hommes de science ont donné leur temps et leurs efforts.

La réunion du 12 décembre au Centre européen de la culture n’a pas eu seulement pour résultat cette fixation des principales caractéristiques du futur organisme (il ne s’appelait pas encore CERN à cette époque) mais elle a permis de franchir un des obstacles initiaux de toute entreprise de ce genre, un obstacle absurde en valeur absolue, mais hélas, déterminant. Je ne disposais d’aucune ressource budgétaire après la Conférence générale de Florence. Après la réunion de Genève, je reçus 3 millions de francs de la France et 50 000 francs belges. C’était assez pour faire fonctionner les groupes de travail nécessaires jusqu’à la conférence constitutive. L’argent fut versé à l’Unesco dans un compte spécial, à ma disposition directe. Je pus alors constituer les équipes de volontaires et le travail de préparation scientifique, technique, et il le fallait, juridique, put commencer ; je dois dire que j’avais reçu de l’Unesco une contribution essentielle : la collaboration de Jean Mussard, alors dans mon Département des sciences exactes et naturelles. Jean Mussard a fourni un travail considérable, efficace et enthousiaste et je tiens à le remercier ici, affectueusement. Les étapes qui suivirent dans la constitution du CERN se sont produites dans le cadre de l’Unesco — en particulier la séance de Paris puis de Genève où le CERN I, organisation préparatoire, fut constitué. Ce signe CERN, je le rappelle, signifiait Centre européen de recherches nucléaires. Puis le CERN I, organisme indépendant, procéda à la création du [p. 34] CERN définitif, en conservant le sigle que je lui avais choisi et qui a fait le tour du monde. Il est considéré comme un modèle pour la coopération scientifique européenne.

Je ne rappellerai pas les aventures diverses du CERN en formation, du PS en construction. Choix de site, après de longues discussions, des visites en Hollande, à Genève, au Danemark. Genève fut choisie et le site même déterminé au cours d’une randonnée en autocar où je fis arrêter la voiture sur la route de Meyrin, près de la frontière, et avisant un champ écarté de toute habitation, jouxtant la frontière, je dis au conseiller d’État Picot : Pourquoi pas là ? Cela s’appelait : À Franchevaux, à cette époque, sur le cadastre.

Mais l’histoire du CERN émaillée de détails parfois pittoresques, nous conduirait trop loin de ce qui nous intéresse je crois, aujourd’hui : c’est le rôle joué par un organisme intellectuel, non gouvernemental, le Centre européen de la culture, rôle qu’il a pu jouer justement à cause de la liberté d’action que lui permet son statut et du haut niveau des personnalités qu’il peut réunir sur une question européenne intéressant le progrès des sciences ou de la culture.

Permettez-moi maintenant de vous communiquer quelques réflexions relatives à la question des laboratoires européens et de façon plus générale aux organisations scientifiques européennes. Il en existe plusieurs catégories et même en réalité chacune d’entre elles forme une catégorie ! Je ne parle que des organisations intergouvernementales, car les sociétés européennes, comme la société européenne de physique, n’ont pas de programme opérationnel.

Le premier critère est celui du domaine géographique couvert, c’est-à-dire de la liste des membres, car ce groupe peut être constitué par les « six » comme dans le cas de l’Euratom, ou les « dix » de l’Esro, ou les « treize » du CERN, du groupe de l’Est de Dubna, etc. Le second critère serait un critère de domaine scientifique, qui peut être pur ou appliqué, ou les deux : CERN et Esro, Eldo, Euratom respectivement. Et ces différences se font gravement sentir lorsque les assemblées ou les conseils délibèrent sur les programmes et les budgets. Les domaines couverts doivent être assez attrayants pour les gouvernements en plus des scientifiques qui ont évidemment les premiers la parole. L’atome, le noyau, l’espace, l’astronomie avec l’Eso, peut-être la biologie moléculaire avec l’Embo. Je ne me risquerai pas à [p. 35] prophétiser au sujet du prochain essai. Mais il n’y a pas que les gouvernements à convaincre, il faut pouvoir créer dans la communauté scientifique européenne un mouvement d’intérêt assez puissant. Là aussi le sujet est essentiel, car la raison principale qui peut déterminer l’assentiment des hommes de science réside dans les avantages de la coopération au point de vue gros équipement et au point de vue de la constitution d’équipes multidisciplinaires. Le dernier point de vue est, par exemple, celui qui est déterminant pour la biologie moléculaire, qui ne nécessite pas d’équipement du calibre des accélérateurs. Pour l’espace, au contraire, la mise en route d’un centre technique comme celui de l’Estec en Hollande représente un effort qui serait excessif pour beaucoup de pays européens.

Ces considérations paraissent raisonnables et elles ont paru telles à moi-même comme à Amaldi, Rabi et quelques autres. Mais j’ai pourtant dû dépenser pas mal de temps et d’énergie à l’époque (c’est-à-dire entre 1950 et 1952) pour vaincre les réticences — et même l’opposition déclarée — de nombreux physiciens nucléaires, dans tous les pays qui sont ensuite devenus membres du CERN : « Vous allez enlever l’argent à nos laboratoires nationaux, vous nous enlèverez aussi les jeunes chercheurs. » « Tout le budget passera en frais d’administration internationale », etc. L’état d’esprit a bien changé depuis et c’est certainement en majeure partie le succès du CERN qui l’a déterminé.

Il se pourrait que l’entrée de la Grande-Bretagne dans le Marché commun — et par voie de conséquence dans l’Euratom — relance les activités européennes dans le domaine des sciences. Peut-être pas sous la forme de laboratoires coopératifs nouveaux, mais comme suite à la conférence dite « Minespol » de l’Unesco où les ministres responsables de la politique scientifique des pays d’Europe — de la Grande Europe — se sont réunis. Un bureau européen va peut-être fonctionner à l’Unesco et on pourrait en attendre des services importants.

[p. 36]

Nucléaire et européen

M. Auger a raison de rappeler que le message de M. de Broglie ne précisait en fait ni la spécialisation scientifique ni la fonction européenne de l’institut proposé. Toutefois, ce qu’il ne faut pas oublier c’est que le message ne fut en vérité que l’amorce — jugée nécessaire par Raoul Dautry — du projet de laboratoire européen. C’est au discours de Dautry, recommandant expressément « la création d’un Institut européen spécialisé de sciences nucléaires », puis à la Résolution finale de la Conférence qu’il faut faire remonter l’origine précise du projet.

Quant aux « applications à la vie courante », cette expression s’explique par la volonté d’exclure d’entrée de jeu toute idée d’utilisation militaire, mais elle ne signifie nullement que l’on entend exclure la recherche fondamentale et « désintéressée » — comme devaient le marquer très nettement Raoul Dautry, les communiqués émanant du CEC en décembre 1950, et les commentaires figurant dans les bulletins du CEC des années 1951 à 1955.

…et un regard en avant

Après l’intervention de M. Pierre Auger, la parole fut donnée à M. John Adams, directeur du « Super CERN » et principal responsable de la construction du premier CERN.

Professor John Adams’ speech

I came along to listen to Pierre Auger talk about the beginnings of CERN, and I have been concerned recently with the continuation of CERN, which in some ways is just as important. Pierre Auger just said [p. 37] that CERN has acted as a sort of leader in the international field, an example, which has been followed by other international organizations, scientific organizations, Esro, Eso, the Molecular Biological Organization, and so on.

Of course, an example of that kind in some ways has to continue. I do not mean that in the sense that, if it is doing something useful, it should not be stopped. But providing it is doing something useful, and doing it well, an example has to continue, otherwise people instead of pointing to the banner Pierre Auger mentioned, point to the fact that the organization is no longer there — to an absence of banner if you like. And this would make it very difficult to start anything else of a similar kind in Europe.

Now this is just an aside, so to speak, because Pierre Auger mentioned us features of CERN. The other feature of CERN of course is the research it does, and the importance of this in Europe. At this moment, we are discussing the setting up of what has been called Super-CERN (I think this is a fabrication of the press, we never refer to it as Super-CERN but we refer to it as the need for building a larger accelerator than the one we built several years ago, in fact about ten times the size of the original one. And the reason for doing this is simply that as the science, the research has gone on, and we find we need higher energy of particles to continue this research).

I try to put it in the framework of the discussion here : the situation of the moment in Europe, in science, is very different from what it was twenty years ago — different in many respects : CERN, for example, was a highly original and somewhat daring idea twenty years ago, when it was discussed by MM. Denis de Rougemont, Pierre Auger and others ; now this idea is established in Europe, CERN exists, everybody can look at it, and it is no longer original, no longer venturous in some ways. If we want to go on with the European collaboration in physics, one has to look for the reason for the relationships between the kind of pure research which is done by places like CERN, like Esro in space, by Embo in molecular biology, and ask what basic relationships does this research have with the European society. I think this relationship is with the education system ; I believe this kind of pure research, basic research is part of the education system, and one has to look at the development of the [p. 38] education system in Europe in the next 20 or 30 years — because these are the planning periods one is talking about — and one has to try to relate places like CERN, which only exist to provide facilities for universities all over Europe for the education system — one has to try to relate them to the European expansion in education, particularly higher education.

Just to finish a rather rambling speech — since I did not know I had to make one — I think CERN has been a success. One is talking now of its future, of a new device, which we want in order to continue the research. This is linked, I think, with the European situation in higher education, and it is linked, I think, with the European spirit as expressed by our meeting this morning.

[p. 39]

Conclusion

Comme le soulignait lors du colloque du Centre européen de la culture, 1970, le professeur Louis Dick, collaborateur de la première heure du CERN, il s’agit là du succès d’une entreprise supranationale qui a eu le courage — et le bon sens élémentaire — de passer outre aux tabous nationaux et au conservatisme des universitaires ; mais une telle réussite, si complète et rapide, serait-elle encore possible dans l’Europe d’aujourd’hui, en proie aux derniers sursauts des nationalismes ?

Le rôle décisif concédé par les États membres au directeur général paraît exemplaire. Mais cette condition d’indépendance et d’efficacité de l’organisme ne fut obtenue qu’à la faveur du peu de bruit fait dans les premiers temps autour du projet.

Or, ainsi que le constatait non sans regret M. Pierre Auger lors du colloque du CEC en 1970 : « On ne peut pas toujours faire les choses à petit bruit ! » D’autre part, dans certains domaines, l’excès de discrétion peut se révéler néfaste.

La question est des plus actuelles. Elle se pose d’une manière dramatique à propos des centrales nucléaires. C’est un problème d’information à la fois des citoyens et des gouvernants. P. Auger rappelait que le CERN avait fait l’objet d’un référendum à Genève, beaucoup craignant que ce laboratoire « atomique » n’entraînât des effets nocifs par radiation (souvenir inévitable d’Hiroshima et manque d’information sur la nature exacte d’un synchrocyclotron). À cette occasion, Pierre Auger avait composé, dans la bonne tradition des physiciens, le quatrain suivant :

To whom it may concern
The purpose of the Cern
Is for mankind to learn
Not for cities to burn.

Voué à la connaissance pure, sans nulle tricherie ou arrière-pensée militaire, le CERN, s’il était proposé aujourd’hui, ne pourrait guère séduire la volonté de puissance des États : on sait bien qu’ils accordent peu d’importance à ce qui n’a pas d’intérêt militaire. En revanche, il ne ferait plus peur au citoyen moyen, lequel penserait, au pire, que c’est de l’argent perdu.

[p. 40] Mais il n’en va pas de même des centrales nucléaires. Là, c’est l’État qui essaie de faire passer « à petit bruit » des projets qu’on prévoit désastreux à long terme… (Mais, à long terme, les fonctionnaires d’aujourd’hui seront depuis longtemps à la retraite : il n’y a donc pas de problème « sérieux ».)

Devant le tir de barrage des mensonges officiels à l’appui des centrales nucléaires, des ventes d’armes, des manipulations monétaires, devant les oui de principe, mais en fait non, que réitèrent les États-nations lorsqu’il s’agit de construire des instruments communs de science, d’éducation, de paix, on est tenté de penser que « l’heure de l’Europe unie a passé ».

Certes, dans les circonstances actuelles, ni la CECA (approuvée distraitement, il y a 25 ans, par un Conseil des ministres français que l’exposé de Robert Schuman avait comme à dessein endormi) ; ni la CEE ; ni même le Conseil de l’Europe ; ni, à plus forte raison, les institutions privées comme le Collège d’Europe et le Centre européen de la culture — ne seraient possibles ou même proprement concevables.

La cause européenne a progressé dans les esprits (65 % pour un gouvernement européen, dans tous les sondages d’opinion). Mais les États sont plus négatifs que jamais. La Crise ne fait que renforcer les égoïsmes nationaux et les souverainetés d’autant plus ombrageuses qu’elles n’ont plus d’autre vrai pouvoir que celui de dire non à toute espèce de projet de solidarité.

Ce qui est passé, c’est l’heure d’une Europe illusoire, celle qu’on croyait pouvoir fonder sur les États.

Ce qui vient, ce qui est là, c’est l’heure d’inventer de nouvelles formes de communauté, et avant tout : les régions fédérées.

Appendice : Un débat à la Chambre française en 19547

Extraits du Journal officiel de la République française, Assemblée nationale, Séance du mardi 6 juillet 1954.

[p. 41] Discussion du projet de ratification de la convention pour l’établissement du CERN.

M. Charles Viatte, rapporteur pour avis, résume et conclut son intervention par ces mots : « Le projet qui vous est présenté sera bienfaisant pour l’avenir de la science française. » (p. 3227)

Au nom du parti communiste, M. Georges Cogniot présente un contre-projet, le crédit de 700 millions demandé pour le CERN serait affecté à un institut purement français.

Il s’élève contre le projet du CERN, « institution qui échappe à la souveraineté nationale » (p. 3228). Il ajoute : « La science française est exsangue, elle a besoin d’une transfusion, et le Centre européen se présente comme une saignée. […] Pour cacher l’absence totale de protection des intérêts français dans la nouvelle entreprise cosmopolite, on nous a dit beaucoup de choses en commission. On nous a dit et répété qu’il s’agit d’une initiative française… La vérité historique est que l’idée du Centre a été conçue en 1949 par les hommes de ce qu’on appelle le Mouvement européen, lors de la conférence de Lausanne de cette organisation. »8 (p. 3229, col. l)

M. Jules Moch répond : « Je voudrais insister sur le fait qu’il ne s’agit ici ni d’un mouvement pour l’Europe, ni d’un mouvement politique, ni de la Communauté européenne du charbon et de l’acier, moins encore de production de bombes atomiques, mais simplement de la construction d’un laboratoire important et que nous aurions du mal à réaliser par nos propres moyens. » (p. 3229, col. 2)

M. Daniel Mayer, président de la commission rappelle que dans son rapport, M. Viatte a précisé que « dès la session de 1949 de la Conférence européenne de la culture, tenue à Lausanne, M. Dautry donnait lecture d’un message du prince Louis de Broglie insistant pour que l’Europe prenne sa place parmi les puissances se livrant à des recherches nucléaires. C’est ce message qui a été à l’origine de la convention présentement soumise à la ratification de l’Assemblée. » (p. 3232, col. 2)

[p. 42] Enfin, cette dernière déclaration de l’opposition :

« M. Georges Cogniot. Monsieur le rapporteur nous a dit : toutes vos références au Mouvement européen n’ont rien à voir avec le projet en discussion. Je regrette beaucoup, monsieur le rapporteur, mais j’ai sous les yeux un document officiel intitulé Notes et études documentaires qui contient un article sur « l’organisation européenne pour la recherche nucléaire » et à la troisième ligne duquel je lis :

« C’est à la Conférence européenne de la culture tenue à Lausanne en décembre 1949, sous les auspices du Mouvement européen… »

Ce n’est pas moi qui ai établi la liaison entre le Centre européen de recherches nucléaires et le Mouvement européen, mais un document émanant de la présidence du conseil.