Une « tasse de thé » au palais C…5
Il fait fausse route, celui qui considère la chose mondaine autrement que comme symbolique.
Hugo von Hofmannsthal.
Un aquarium de lumière rose où nagent des phoques à ventre blanc qui sont des ministres, des sirènes en lamé qui sont presque des dames, et aussi de vrais messieurs et de vraies dames : ils montent et descendent de toutes parts, du haut des grands escaliers que décorent trois opulents Tiepolo, du fond d’un hall périlleux, pressés, poliment bousculés de salon en salon ; et, plus loin que la rumeur des voix, orchestre du grand monde qui accorde, s’égarent parfois dans un silence qui s’approfondit au long de corridors capitonnés d’amarante, du côté des collections de vieux Venise, jusqu’au petit salon où il y a deux Bellini. Et que dire des portraits, des valets immobiles, des portes dissimulées derrières des cardinaux du xviiie, — de cet air mystérieux qu’on prend ici à rester seul.
[p. 26] Il faudrait se cacher dans les plis de ces hauts rideaux dorés, pour écouter Mozart et attendre, qui sait ? — qu’une femme s’appuie… Il faudrait aller au bar installé dans une petite salle où trépigne un orchestre russe, et y boire des liqueurs transfigurantes, — il faudrait un miracle d’amour qui fasse pousser un grand cri à un homme qu’on verrait alors s’agenouiller dans un silence impressionnant et rester longtemps, les yeux agrandis, aux pieds d’une femme qui ne le regarderait pas, qui aurait l’air seulement d’écouter autre chose…
En vérité le monde propose à l’imagination de bien étranges spectacles ; pourquoi veut-il qu’on les ignore ou qu’on le feigne ? D’un balcon, entre deux hautes colonnes, je vois des jardins florentins doucement lumineux, une vasque et des buis éclairés par dedans. Côté jardin, côté « cour »… Mais de quoi s’agit-il dans cette intrigue monotone et serrée, et dont se perd à chaque instant le fil ? Ils improvisent tous un rôle, mais le ton seul est convenu ; et l’on en reste indéfiniment à la présentation des acteurs. Ah ! Jeter tout cela dans quelque vaudeville dont une poésie insolente et ivre tirerait les ficelles ! Quelle figuration pour une satire à grand spectacle de notre civilisation finissante ! (Vous souriez ? Vous mourrez avec elle.)
Cependant, que de belles personnes — en vain ! Et quelle tenue. Ici, plus qu’ailleurs, l’originalité est signe de sang mêlé. Ici comme ailleurs, il faut être conforme, au moins en apparence. Mais ce n’est pas à une routine que l’on sacrifie, à une morale, à je ne sais quel profit : c’est à une parade incontestablement vaine. Il y a peu de mensonge dans le grand monde : plutôt des règles de jeu, et personne n’a l’idée d’y croire. Le pire mensonge est dans la vie réputée pratique, parce qu’il n’y est pas avoué. — Ce que je me dis là, c’est un truisme. Truisme a l’air d’être le nom d’une de ces sirènes un peu volumineuses [p. 27] qui déambulent en souriant de fauteuil en divan, portant de petits animaux au museau pointu sur leurs épaules naguère divines.
Je pars à l’aventure.
Bientôt je parviens à un immense salon où beaucoup de gens debout, silencieux, regardent quelque chose qui se passe au centre de la pièce. Il y a là dans un espace vide un piano à l’aile levée, et devant le piano, assis sur un tabouret bas — le pan de l’habit repose sur le parquet — quelqu’un qui ressemble à Richard Strauss, et qui est Richard Strauss. Il touche quelques accords, l’acteur Moissi tourne les pages et secoue ses mèches, Elizabeth Schumann, adossée au piano, chante un lied du maître, sourit à son plaisir…
C’est bouleversant et presque ridicule.
Le corps diplomatique, debout en cercle, écoute dans un recueillement stupide, applaudit, poliment enivré. Mais le miracle se poursuit. C’est maintenant Hugo von Hofmannsthal qui apparaît comme ses œuvres naissent : au carrefour de la célébrité, de l’élégance et d’une musique de Strauss. Il lit des vers sur le vent de printemps : la poésie est dans toutes les anthologies, l’habit classique, l’accent profond et nasillard d’origine juive ; une main pend sur l’ébène, succombant à ses bagues. On voudrait que cela dure longtemps, on voudrait comprendre ce qui se passe… Mais le poète referme son livre, plie ses lunettes, baise la main de la maîtresse de maison qui lui offre son bras et l’entraîne dans le bal.
Vit-on jamais plus courtoise dérision du génie. Spectacle en vérité terriblement intéressant ! Le xxe siècle européen offre ici de lui-même l’image la plus flattée : un très grand musicien, des écrivains célèbres, des cantatrices et des acteurs, des princes et des femmes à mourir. Et c’est là que paraît son étrange impuissance : tous ces [p. 28] accords de gloire et de génie ne font qu’une rumeur informe, insignifiante. Tout se dégrade en amabilités. N’oublions pas que l’on a réuni tant de richesses de tous les ordres — pour rien. Exactement. Ni plaisir ni profits. Voilà bien à quels jeux aboutissent tant d’ambition et le sérieux dans les affaires : une civilisation qui se donne à elle-même un défilé de mannequins. Comme tout ce qui n’a pas de raison, voilà qui est plein de significations troublantes. Cela donne à penser, prête à rire, mais je réserve pour demain les conclusions du philosophe, on m’entraîne par le bras vers les jardins.
Des ballerines de l’opéra dansent autour d’une vasque, dans un théâtre de grands buis taillés à l’italienne. Un projecteur balaie les gazons, les terrasses, des amateurs de baisers dans l’ombre et des fumeurs isolés qui ont fait le tour de bien des choses, Hofmannsthal enfin, serré dans un petit manteau, visiblement aux prises une fois de plus, avec le dilemme hamlétique, — celui pourtant, depuis trente ans, qu’il résout par l’acte d’écrire…
Moi je suis dans les buis, près des basses du petit orchestre, avec une écharpe et du sentiment. (Vu de près, le sourire éperdu des ballerines est émouvant, masque plus vrai que leurs visages.) On éteint. Et c’est alors, d’un balcon qui domine les groupes, une voix qui descend avec un tremblement d’étoile. Richard Strauss a levé la tête, il reçoit sur son bon visage où cette rosée divine fait perler une larme, la bénédiction de sa musique.
Les petites baronnes ont froid, veulent rentrer, car elles sont sages. Dans les salons désertés du rez-de-chaussée, elles me désignent un des rêves de mon adolescence : sur un canapé d’angle, drapée dans une robe longue, grise et argent, Henny Porten immobile présente de profil son visage un peu plus grand que nature. À 17 ans, du fond d’un cinéma, l’ai-je aimée ? — Je lui sais gré de rester là muette, assez absente encore pour ressembler [p. 29] vraiment à son image. Je m’éloigne, je suis seul, comme ceux qui se souviennent.
Tout est lumière dans cet espace, jeu silencieux de lustres, de glaces et d’acajous polis. On entend le rythme assourdi, mais non la mélodie d’une danse, au-dessus, et des voix qui passent. Allées et venues dans la fête invisible qui m’environne, ah ! que n’êtes-vous celles des désirs de l’amour ! La traîne d’une robe tournoie, éclair de roses sur un seuil. C’était la voix de la comtesse Adélaïde, — je la connais à cet écho de joie dans mes pensées. Mais quelle approche me saisit ?
Parfois, au cœur des grandes fêtes, une sphère de silence descend, s’arrête quelques secondes, et ceux qu’elle baigne d’une grâce furtive sont pris du désir d’adorer. Du sein de tant de contraintes polies et dans la pose la plus naturellement élégante, j’ai vu des yeux lever vers moi un regard d’ardente confiance qui était tout ce qu’on ne pouvait dire, — qui était, dans un suprême délice de libération, une prière pour que l’amour soit bien-aimé… Oh ! qu’il y ait eu cette joie par un regard de jeune fille ! Tout peut encore être sauvé…
Un accord brusque de rumeurs à travers une porte qui s’ouvre ramène le bal dans mes déserts. (Elle est partie. — Des rires en cape de velours s’enfuient vers les jardins.) Qu’il y ait eu ce regard, et que personne ne l’ait vu ! Ils ne savent plus que l’amour seul eût mérité ces fastes ; l’usage de leurs politesses imite dérisoirement la gravité sacrée et l’ascèse adorable que seule invente la passion.
Ils reviennent. Tombé de mon silence parmi les bavardages, où irai-je avec peut-être un air de dégoût, par mégarde… On se presse au bar assourdissant et les visages se prennent à vivre, dangereusement. Ô fête d’une époque où tout ce qui vaut qu’on aime oscille entre l’ivresse et la neurasthénie, avec parfois des cris admirables ou des caresses déchirantes, — mais ici l’on aime [p. 30] que tout soit exprimé en symboles gantés de blanc. Nous sommes fous, mais il y a la manière.
Presque tous les truismes se sont évanouis ; restent les paradoxes : peut-être vont-ils se mettre à rêver à voix haute ?
Ébranle un peu ces lambris d’or, tu vois bien que tout cède aux regards de l’ivresse. Un coude nu s’appuie à mon épaule, je brise des pailles sur une perle verte, l’orchestre russe emmêle des arabesques de danseurs et déjà quelques-uns de ces hôtes diaphanes du petit jour. J’en ai vu deux, chaussés d’escarpins fins courant comme des reflets sur le parquet, venir par une salle vide où pénètre le ciel pâli. Transparents sous les lumières qui déjà retirent leurs plus longs rayons, ils ont encore des lèvres pour me dire une phrase à l’oreille, de leur voix trop naturelle, voix de jour. Paroles aussitôt oubliées, mais je sais que la nuit va s’éteindre. L’un m’a soufflé quelque chose dans la tête par la paille que je suçais : me voici sourd à la musique mais des sonorités glacées naissent en moi. Cependant que l’autre, trop vite pour que j’ai pu bouger, a baisé sur les lèvres une femme qui devient pâle et s’adosse à une colonne, — me regarde avec un reproche…
Moi aussi, j’ai perdu pied. Ils sont toujours plus ivres. Rosette Anday levant sa coupe de champagne rit et déchaîne des opéras. — « Comme elle est laide, mais une voix à faire mal de bonheur, mais laide !… ah ! magnifique ! », dit quelqu’un près de moi. Ma tête cède, vient contre la colonne, paupières fermées, et c’est soudain une déchirure assourdissante du monde : je vois une lumière vraie, chaude et triomphante, et des vaisseaux qui ramènent Iseut dans le silence d’un midi d’été nordique, à l’heure de mourir dans une légèreté éperdue… Mais une main de femme au bord du sommeil saisie me ramène aux regards. Que sont tous ces gestes rythmés ? Anday [p. 31] chante. Ils me voient dans la nudité du rêve, oh ! je les hais de me voir ! Je tiens la main d’une femme qui tremble…
Comtesse Adélaïde en soie d’aurore, voici l’heure que nous attendions. Les escaliers s’abaissent dans le silence nouveau, nous entendons nos pas jusqu’aux jardins tendus en tapisserie entre les arcades d’un péristyle sombre. Le bleu glacé du petit jour noie les buis qui s’éteignent par degrés. Un peu de nuage flotte sur le bassin, grand œil vide où paraît le vertige. Voici que cèdent les amarres des pelouses, tout le jardin monte sans fin dans le frisson désespéré de l’aube, — et nous, au bord du péristyle arrêtés, au bord de la nuit qui nous possède encore, nous assistons au miracle hostile. Elle se tait. Alors je me tourne vers ce visage très blanc où les yeux d’un bleu nocturne se refusent… Quelle tendresse, auprès de cet être secret, inaccessible et pourtant complice d’une angoisse plus bouleversante que l’amour, à la minute où l’on voit de très près, entre la nuit qui s’évapore et l’aube encore vacillante, le vide absurde où s’en vont nos plaisirs et d’où remonte notre peine. Ah ! surprendre sur un visage décontenancé, et jusque dans le rythme d’une respiration, l’envahissement de cette dure connaissance ! Elle se tait, plus seule que moi. Le jour qui déjà me saisit va-t-il ainsi nous séparer ? Ce corps de femme défend encore sa nuit, si nu pourtant dans la soie et le velours, dans la lumière froide et la fatigue qui le fléchit un peu. Toucher, — guérir de l’écœurement de revivre — toucher un corps livré à la violence immobile de son âme… Mais les jeunes filles sont parfois trop émouvantes pour qu’on ose les embrasser. — Je tenais sa main, — ho ! qui l’a retirée des miennes ?
… Sans se retourner, avec cette décision qu’elles ont.
J’allume encore une cigarette entre mes lèvres sèches. Le hall s’éclaire d’un jour de balayage, il reste deux [p. 31] chapeaux melons au vestiaire, et quelques valets gris. Une corde de violon saute dans sa boîte. Je crois que dans ma tête aussi, des choses obscures se détendent par à-coups. Je vais marcher au long des trottoirs que le soleil lave à grande eau, et me laisser aller un peu à mes idées. Le commerce du monde mène plus loin qu’il n’y paraît, mène parfois bien près de la réalité — et d’un mouvement non dépourvu d’élégance, j’entends : par une certaine qualité de déception, qu’il nous propose.
La joie du jour, hélas, la plus forte…