Jean-Marc Richard, enseignant primaire
Organiser l'enseignement en modules,
pratiquer la division du travail
Où est mon intérêt ?
Texte proposé pour la séance du 6 juin 2001
Le but de ce petit texte est de soumettre au groupe (et à moi-même) un certain nombres de questions autour de la réticence, vécue plus forte ici que là, de prendre en charge collectivement les enseignements et les dispositifs dapprentissage dans la durée (cycles de 4 ans), et dans une école normale, cest-à-dire constituée denseignants très différents quant aux âges, à la formation, à lexpérience professionnelle et aux idéologies.
Je pars dun principe auquel jadhère : "Tout être humain agit en fonction de son intérêt propre. " Et je pose comme corollaire que tant que lenseignant ne sera pas certain (ou confiant) quil trouve aussi son avantage dans les nouvelles structures et les nouveaux modes dorganisation du travail scolaire, il ny entrera pas, quoi que disent les chercheurs et quoi que réglementent les autorités scolaires.
Je pense éprouver moi-même certains doutes, certaines craintes, certaines impuissances aussi &emdash; et ce nest sans doute pas innocent si malgré mon engagement et mon militantisme je continue à enseigner seul à 95% dans ma classe! Je demande votre indulgence si certaines réflexions vous paraîtront banales, si le lien entre divers éléments semblera confus. Et je compte sur vous pour maider à y voir plus clair.
La plupart des réflexions tourneront autour du thème "liberté et responsabilité personnelle/collective". Je suis persuadé que les réticences observées sont moins motivée par la notion de temps à investir et des énergies perdues &emdash; bien que cet aspect soit prioritairement mis en avant par les enseignants &emdash; mais davantage par la perte dautonomie personnelle ressentie ou imaginée. On se croyait capitaine, on ne se retrouve que co-pilote
Planifier, cest restreindre ma liberté, ma spontanéité. Il ne faut pas ignorer le poids des contraintes liées à la planification. Comment dépasser certains points ressentis comme négatifs pour les transformer en éléments démancipation ? Là est un enjeu capital.
Pour planifier lorganisation des apprentissages sur 4 ans en modules, il faut embrasser lensemble du plan détudes, se détacher des moyens denseignement par degrés, parvenir à associer à chacun des objectifs dapprentissage des activités, des projets, des démarches &emdash; et je sais qu'il me faudra faire le deuil d'activités que j'aimais bien, que je croyais utiles. Puis il faut négocier le "poids" de chaque module. Dans cette négociation saffrontent inévitablement les représentations de ce qui est utile (socialement) à lélève. Certains enseignements privilégiés chez tel ou tel enseignant risquent de se trouver marginalisés ou rejetés dans les temps dévolus au groupe-classe (avec le risque de passer aux yeux de lensemble des collègues comme accessoires, comme des dadas personnels).
Ces moments de négociation autour du choix et de la concrétisation des objectifs dapprentissage sont (?) très enrichissants. Ils permettent
Dans cette négociation, il semble inévitable (?) que certaines propositions ne soient pas retenues, dautres survalorisées. Certains enseignants peuvent peu à peu se spécialiser dans une discipline, avec comme risque de se laccaparer (cest toujours Untel qui propose et gère des modules en sciences naturelles !). Comment à la fois enrichir la diversité des modules construits, améliorer peu à peu leur contenu pour offrir davantage de différenciation, et permettre à dautres enseignants de les mettre en uvre (Frédérique parle de capitalisation par létablissement)?
La construction dun module ne devrait jamais être luvre dun seul enseignant . A plusieurs, on sassure
Létablissement doit conserver dans un même lieu le descriptif (dans des formes ± comparables) et les éléments matériels des modules pour quils deviennent propriété collective.
Lenseignant est un être paradoxal: Il estime (à juste titre) se montrer la plupart du temps à la hauteur de sa tâche, proposer des activités intéressantes ou lancer les élèves dans des projets motivants, mais il se gêne considérablement pour transmettre ce savoir-faire professionnel à ses collègues. Avec la conséquence que chacun bricole dans son coin. Est-ce de la gêne ? est-ce un sentiment dinfériorité ? Ou de légoïsme ("Chacun doit se débrouiller seul, il ny a pas de raisons que je donne mon travail aux autres") ? Nest-ce pas le résultat dun concept de formation (initiale et continue) où les experts transmettent et les enseignants consomment ? Il y a sans doute encore beaucoup à faire pour que les enseignants reconstruisent une confiance en leurs capacités collectives sur le plan didactique.
Les formateurs des services devraient être encouragés
à se mettre au service des équipes denseignants pour les aider à construire de leurs propres mains les modules dont ils ont besoin, en misant sur leurs capacités propres, en leur apportant des éléments théoriques et pratiques, en les aidant à conceptualiser les démarches;
à valoriser le travail des équipes en mettant en circulation certains modules dans le réseau des autres écoles, en encourageant telle équipe à contacter telle autre qui aurait produit des choses intéressantes, mais sans les en déposséder;
Les services devraient / pourraient cesser de mettre sur le marché des produits finis (cahiers, fiches, manuels ) qui participent à laliénation des enseignants et de leurs capacités créatives .
Larticulation modules ó classes doit être davantage pensée: peut-on rendre compatibles cette nouvelle organisation en modules avec les pratiques courantes de contrat (négocié), de temps de travail à la maison ? Faut-il réserver un certain type dapprentissages (ou de disciplines) au groupe-classe ? Faut-il au contraire " doubler " chaque module (concentré) dactivités régulières (drill) à poursuivre en classe ? Lenseignant compte beaucoup sur la régularité et la récurrence des tâches, lassimilation progressive des procédures, ce qui à ses yeux est très cadrant et (donc) rassurant pour lélève. Devra-t-il y renoncer ?
Je ne pense pas personnellement quil y ait des objectifs qui exigeraient davantage que dautres le drill régulier ou la construction intensive. Je ne pense pas non plus que tous les apprentissages essentiels puissent être assurés dans les modules. Je suggère que les concepteurs dun moduleintègrent dans leur module des moments de découverte, des temps de structuration et dexercice systématique, des activités de réinvestis-sement (transfert) et des outils dévaluation;
suggèrent des activités et des exercices mettant en uvre le(s) même(s) objectifs et pouvant seffectuer en classe sous diverses formes (avant ou après le module, comme initiation ou comme prolongement). Le module nest pas toujours lalpha et loméga !
Une des libertés ressenties comme richesse par lenseignant dans sa classe, cest de pouvoir sadapter à lactualité (un événement, une lecture, une découverte, un objet ), introduire une activité / lancer un projet en fonction de besoins / denvies apparues subitement, sans y avoir pensé plusieurs mois auparavant. Dans sa classe, on peut facilement adapter le temps, échanger une activité contre une autre. Avec une planification plus serrée (les modules sont négociés et préparés longtemps à lavance), est-il possible dintégrer rapidement les nouvelles propositions?
Il me paraît utile de construire, darchitecturer les modules comme un réseau, avec une grande souplesse :
Ce qui doit compter, finalement, pour les élèves, ce nest pas laccumulation des modules sur un passeport, mais lacquisition des connaissances et le développement des compétences.
Lenseignant se sait aussi éducateur, il accorde beaucoup dimportance au renforcement de comportements sociaux positifs. Pour cela, il a besoin de construire avec lélève une certaine intimité, une relation de confiance dans la durée. Cela lui semble &emdash; au début surtout &emdash; plus difficile avec des élèves provenant de divers groupes-classes (pour un temps limité) dont il lui faut déjà apprendre les noms, et cela dans des moments dactivités essentiellement centrés sur la tâche et sur les objectifs dapprentissage.
La découverte des enfants au travers dactivités modulaires, sur un temps limité, permet
de ne pas rester prisonnier de représentations et de jugements antérieurs, de vivre chaque rencontre comme une occasion nouvelle, de permettre des oublis pour mieux comprendre;
de varier les situations et les groupes sociaux dans lesquels les élèves sactivent, et de leur fournir ainsi régulièrement la possibilité de reconstruire/transformer les liens sociaux, de ne pas senfermer dans limage deux-mêmes ou des autres ;
Dautre part, chaque module peut mettre en exergue à la fois des objectifs cognitifs et comportementaux, ce qui permet de ne pas se contenter dapprentissages spontanés mais de les favoriser consciemment.
Les modules (daprès ce quon en a vu) sinscrivent dans des durées analogues pour des raisons pratiques (tous les enfants sont répartis dans les divers lieux pendant les mêmes périodes). Dans les expériences que jai vécues, cela a toujours posé problème: on na pas forcément besoin du même temps pour des activités de sciences où il sagit de construire et dutiliser des dispositifs dobservation et pour des activités de mathématique où on travaillerait à développer la compétence opératoire (calcul mental et algorithmes). Parfois on a trop de temps et on remplit, parfois pas assez et on bâcle.
Est-il possible de concevoir des modules
en parallèle avec des temps classe (tous les enfants ne travaillent pas en modules en même temps) , ce qui par ailleurs faciliterait limplication des maîtres de disciplines spéciales qui nont pas un temps plein dans le même établissement;
dinégales durées, mais multiples lune de lautre (3 et 6 semaines p. ex.) ;
qui intègrent des éléments fixes (le cur de lobjectif) et des éléments extensibles, afin de tenir la durée ?
Les modules dapprentissages intègrent les pratiques dévaluation formatives mais aussi celles dites chez nous certificatives puisquà la fin du module, chaque enfant sait sil a atteint ou non les objectifs poursuivis et à quels autres modules il aura accès (puisque certains modules senchaînent). Ici apparaît la notion de standard. Comment définir et assumer en commun ces seuils de maîtrise ? Lenseignant primaire est-il vraiment prêt à partager cette responsabilité, à se sentir solidaire devant lenfant, ses parents, linstitution de lévaluation produite par un collègue ? Comment outiller (faut-il instrumenter ?) le responsable dun module pour que les observations prises et transmises soient pertinentes et intégrables par le titulaire (pour aider lenfant à gérer son parcours dans les modules et pour rendre compte des progrès) ?
Lévaluation finale transmise au titulaire (et au reste de léquipe) doit se borner
à mettre en évidence les progrès observés et les maîtrises en se centrant sur les objectifs négociés pendant lélaboration et annoncés au début du module ;
à suggérer pour la suite le choix de tel ou tel module (consolidation, reprise ou développement) ;
La confiance dans le jugement de ses collègues crée leur confiance dans le nôtre.
Lenseignant titulaire est une tour de contrôle. Dans un délire panoptique, il croit / veut exercer un droit de regard sur tout : sur les interactions entre élèves, sur leurs goûts et leurs besoins, sur leurs activités et leurs réussites, sur ce quils pensent et disent de lécole et de leurs apprentissages. Rien ne doit lui échapper Dans une organisation en modules, qui exercera ce contrôle (à de nobles fins de régulation, bien sûr) ? Léquipe en tant que telle ? le coordinateur ? Qui gardera les traces utiles et comment ? Ny a-t-il pas un risque dune administration totalitaire (des grands tableaux, un fichier central ) ?
Je souhaite éviter la constitution de fiches, darchives pour le suivi des élèves sur 4 (-8) ans, matériau difficilement utilisable si on pense aux nombreux déménagements, arrivées et départs qui ont lieu chaque année. Je pense quon peut raisonnablement faire confiance
à lenfant, qui apprend à gérer son activité et à se responsabiliser ;
au titulaire qui lit les comptes-rendus des ateliers et modules et assure le pilotage dans la durée ;
à léquipe qui peut apporter une préoccupation particulière, suggérer des régulations, épauler le titulaire en souci.
Le suivi collégial de tous les élèves sera dautant mieux assuré quau terme de quelques années, chaque enseignant aura travaillé avec tous les élèves de létablissement à tous âges,
Au terme (provisoire) de cette réflexion, je maperçois que je nai pas répondu à ma question dorigine, que je nen ai dailleurs pas les moyens. Je ne sais pas si vraiment, après avoir imaginé comment ça pourrait fonctionner dans notre école, mes collègues seront tentés dessayer pour voir. Mes conclusions restent celles dun militant plutôt que dun scientifique, plus proches d'injonction que d'arguments :
Le plus dur à supporter dans notre métier, cest le déficit de confiance : confiance des élèves, qui nont pas toujours le sentiment quen nous suivant, ils travaillent pour eux-mêmes, à se construire ; confiance des parents qui ne comprennent pas toujours le sens des activités que nous conduisons, les valeurs qui les sous-tendent ; confiance des collègues qui semblent parfois ne pas tirer à la même chaîne, dont nous imaginons que nos actions se contrecarrent, dont nous nous croyons jugés comme nous les jugeons ; confiance en nous-même, ébranlée par la perte des certitudes et la montée du sentiment dimpuissance que nous sommes seuls à porter. Et cest là mon pari: cette confiance qui nous fait cruellement défaut, il nous appartient de laffirmer, de la construire. Et de ce que jai vu au cours de ces six dernières années, cest là le gain principal dune organisation scolaire coopérative : retrouver la confiance en soi et dans les autres, lire son efficacité dans celles des autres.
Le deuxième élément est lié au temps et à lapprentissage de lefficacité que permet la division du travail. En acceptant de conduire plusieurs fois le même module, on libère des énergies pour améliorer les conditions matérielles, enrichir la documentation, affiner les observations, se montrer plus attentif et plus inventif. Puisquon est chargé par les autres collègues dassumer un dispositif que sans doute ils ne reproduiront pas, on se sent davantage responsable, comme contraint à réussir, et on trouve dans cette situation des ressources supplémentaires pour aller au bout de notre projet, sans baisser les bras et repousser les problèmes à dautres temps. Au lieu de subir les manuels et les fiches didactiques, on se sent beaucoup plus libre et plus professionnel. Ce qui nous donne le courage denseigner, cest la conscience d'être nécessaires à d'autres êtres humains (élèves et collègues).
Le troisième élément tient à la capacité de linstitution de reconnaître et de soutenir les écoles dans ce quelles ont de plus inventif. Non pas dans des discours de fin dannée ou des déclarations dintention, mais dans des faits: mise à disposition de temps suffisant pour la concertation et léchange, pour lanimation et la coordination; transformation du système actuel qui impose les manuels et les ouvrages didactiques agréés en un système de budget à gérer par léquipe enseignante ; mise à disposition (partielle) des membres des services pour encadrer / épauler les équipes en fonction des besoins reconnus par elles (formateurs ó accompagnants) ; mise sur pied dun groupe professionnel chargé daider les équipes à rendre compte honnêtement de leur travail et à évaluer leur progression vers les objectifs de létablissement et de linstitution. Là aussi, la nouvelle organisation coopérative produira des fruits : chacun se sentira plus fort et plus solidaire, alors quaujourdhui tant denseignants se sentent dénigrés et découragés.
Voilà. Sans doute &emdash; et heureusement ! &emdash; nai-je pas fait le tour de la question. Il resterait par exemple à sinterroger sur la difficulté de s'absenter (comment tomber malade, se rendre à un cours de formation ou à une séance de négociation DEP &emdash; SPG alors que précisément ce matin on doit animer un module?), sur limpression quon entraîne plus facilement ses propres élèves dans une activité à risque (Qui maime me suive !) et plus sérieusement sur la dévolution, la part dimplication des élèves dans le choix des modules, etc. Ce sera pour une autre fois.
JMR, Ascension 2001
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