Université de Genève - Faculté de psychologie et des sciences de l'éducation - Sciences de l'éducation

 

LIFE

Laboratoire de recherche

Innovation-Formation-Éducation

 

Séminaire de recherche LIFE 2001-2002

L'ORGANISATION DU TRAVAIL SCOLAIRE


Synthèse du séminaire du 27 juin 2001

Philippe Perrenoud

Texte en discussion :

Richard Martinez
L'enseignant peut-il vraiment organiser le travail de la classe comme il l'entend ?


Le problème est posé à partir de l’emploi du temps en classe et notamment de sa répartition entre les diverses disciplines. Il apparaît qu’en France les instructions officielles ne prescrivent plus une dotation pour chaque semaine, mais exigent des équilibres sur l’année.

Le texte et la discussion soulèvent au moins trois problèmes essentiels :

1. Les enseignants ont-ils les moyens de tenir compte de cette flexibilité institutionnelle ?

2. Comment gérer le temps si l’on veut différencier ?

3. Dans un métier de l’humain, comment faire un rapport entre le temps et la tâche ?

Il me semble que l’entrée par le temps met en évidence les contradictions de l’école, mais plus spécifiquement, lorsqu’on considère l’organisation du travail l’impossibilité de la penser rationnellement dans un système où le rapport entre le temps et la tâche est aussi brouillé.

 

1. Une flexibilité qui débouche
sur des déséquilibres non maîtrisés

A priori, lorsque l’administration cesse de prescrire le nombre de minutes à attribuer chaque semaine à chaque discipline, elle favorise la professionnalisation du métier, laissant aux enseignants la responsabilité de garantir un équilibre global.

Or, c’est une fiction, car les enseignants ne paraissent ni enclins ni préparés à tenir un compte précis des temps consacrés à telle ou telle discipline. Ils semblent régulièrement portés - toutes les enquêtes le confirment - à donner davantage de temps aux branches principales, au détriment des branches secondaires. S’ils s’en rendent compte, ce qui n’est pas attesté, ils ne le vivent pas comme un problème et ne se mobilisent pas pour compenser les heures " volées " aux disciplines artistiques ou aux sciences.

Sans doute est-ce parce que les enjeux des apprentissages en mathématique et langue maternelle semblent sans commune mesure avec ceux des autres disciplines. Mais le déséquilibre n’apparaît pas vraiment délibéré, il résulte d’un débordement répété et coutumier.

Plus globalement, il apparaît que les enseignants n’ont ni l’habitude ni l’envie de raisonner en heures par an pour une discipline. Ils ne se donnent aucun outil, même élémentaire, personne ne sait de combien d’heures on dispose en tout (en droit et en fait) et ce que cela représente pour chaque discipline.

La régulation par le temps qui reste apparaît donc centrée sur le compte à rebours par rapport aux semaines avant les vacances d’été, unité très globale.

On pourrait avancer l’hypothèse que la régulation ne s’opère pas en termes de d’heures à assurer, mais en fonction de la distance à l’objectif. Les enseignants seraient indifférents aux heures parce qu’il ne leur importerait pas de respecter un équilibre formel, mais de faire progresser les élèves vers les objectifs essentiels.

C’est sans doute ce qui justifie intuitivement les heures supplémentaires investies en mathématique et langue maternelle, mais le déséquilibre semble résulter du débordement des activités et l’ampleur des programmes plus que d’une gestion en fonction de la distance aux objectifs de fin d’année ou de fin de cycle.

La répartition du temps n’épuise sans doute pas l’organisation du travail, mais c’est un élément, qui présente l’intérêt d’un niveau de prescription par le système et d’un niveau d’auto organisation par l’enseignant.

En l’état des pratiques, il apparaît clairement que le recul des prescriptions ne suscite pas en tant que telle une prise de responsabilité. L’absence de règle et/ou de contrôle donne à chacun plus de liberté, mais elle n’est pas investie dans une planification plus rigoureuse.

 

2. Le même temps pour tous ?

Si l’on cherche à comprendre pourquoi on ne gère pas les apprentissages en fonction du temps qui reste pour atteindre les objectifs, on peut faire l’hypothèse qu’une telle gestion devrait prendre en compte la distance aux objectifs de fin d’année ou de cycle.

Or, cette distance varie d’un élève à l’autre à un moment défini de l’année. La prendre en compte, c’est faire voler en éclats la fiction d’un temps d’apprentissage standard. Bien entendu, tout le monde sait qu’il faudrait à certains élèves deux à trois fois plus de temps pour atteindre les mêmes objectifs. Et tout le monde sait aussi que le hasard ne fait pas bien les choses, qu’il n’y a que rarement stricte compensation entre les disciplines, que les élèves qui ont besoin de plus de temps en mathématique sont en bonne partie ceux qui ont aussi besoin de plus de temps en français, etc.

Si l’on considère que le temps prescrit est un temps pour enseigner, et qu’il concerne la classe, la prescription est applicable, à quelques déséquilibres près, dont chacun dans le système éducatif sait sans doute qu’ils sont nécessaires pour assurer l’essentiel pour une fraction suffisante des élèves.

Si le temps prescrit est conçu comme un temps pour apprendre, cela ne pose pas de problème aussi longtemps qu’on s’accommode du fait qu’ayant le même temps des élèves inégaux en rythme et facilité ne feront pas les mêmes apprentissages. Le temps est une ressource " mis à la disposition des élèves ", il est suffisant pour certains, tant pis pour les autres, comme dans un jeu télévisé lorsque le chronomètre tourne. Tout se passe comme si les patients avaient droit à un nombre limité de journées d’hospitalisation. Tant mieux pour ceux auxquels cela suffit, dommage pour les autres, le système a donné à chacun les mêmes chances.

On sait bien que ce discours ne tient plus lorsqu’on a compris que donner le même temps n’est pas donner les mêmes chances, dès lors que les dispositions à apprendre sont aussi inégales. La pédagogie différenciée est censée rompre avec l’indifférence et adopter une logique " compensatoire " ou une forme de " discrimination positive " : donner plus à ceux qui en ont besoin.

Oui, mais plus de quoi ? De temps ? De deux choses l’une :

Dans la première hypothèse, parle-t-on du temps des élèves ou de celui du maître ?

Puisque les élèves passent le même temps en classe, comment en donner plus à certains élèves ? A l’évidence en libérant les élèves les plus rapides du travail scolaire, sans pour autant leur donner congé. Si cela se sait, cela fait scandale, puisqu’on semble alors " retarder leur progression ". C’est pourquoi la plupart des enseignants qui différencient proposent des activités d’apprentissage à ces élèves, avec pour effet immédiat d’accroître leur avance…

Parle-t-on du temps du maître ? Cela n’a de sens que s’il ne pratique qu’exceptionnellement une pédagogie frontale, et répartit inégalement son temps entre les personnes ou les groupes. Dans ce cas, les élèves peuvent passer le même temps sur les mêmes tâches et dans les mêmes disciplines, mais certains sont, à un extrême, pratiquement laissés à eux-mêmes, à l’autre extrême, accompagnés de façon intensive et continue. La lettre des prescriptions est alors respectée, mais au prix de ce que nombre d’enseignants vivent comme une " injustice équitable ", qu’il faut à la fois pratiquer et dénier, parce qu’elle n’est pas légitime.

On peut en tirer la conclusion provisoire qu’un système éducatif qui prône la différenciation reste muet ou très vague sur ce qu’elle implique du point de vue du temps des élèves et du temps des enseignants, sans d’ailleurs proposer d’autres dimensions de différenciation.

Les enseignants qui prennent au sérieux l’idée que les objectifs essentiels doivent être atteints par le plus grand nombre vivent cette contradiction au quotidien. Comment, dans une telle situation, pourraient-ils concevoir une organisation du travail à la fois rationnelle et avouable ?

 

3. Le rapport entre le temps et la tâche

Dans toute production, les travailleurs même les moins qualifiés développent des outils pour proportionner le temps de travail à l’ampleur de la tâche. On procède constamment à des estimations, base d’un devis ou d’une planification. Dans certains secteurs, on a développé des outils sophistiqués, dans d’autres c’est plus intuitif et approximatif, mais on peut dire au minimum : " Si vous voulez que je fasse tel travail avec tels outils dans telles conditions, cela prendra tant d’heures, de jours, de semaines ou d’années ".

L’école est sans doute le seul lieu dans lequel cette discussion n’a jamais cours, sauf peut-être dans le cadre d’une prise en charge clinique.

Bien entendu, les gens ne sont pas des machines, il y a des aléas, des imprévus plus ou moins prévisibles, des résistances, des coopérations ou des conflits, des ambivalences, des sympathies ou des antipathies qui compliquent ou simplifient la tâche, la ralentissent ou l’accélèrent, parfois la réduisent à néant.

Un médecin, un psychothérapeute, un négociateur, un enquêteur sont moins sûrs qu’un plâtrier peintre ou un boulanger du temps qu’il faudra. Mais ils peuvent indiquer une fourchette, sans annoncer de certitude.

Du coup, en fonction de cette hypothèse, ils peuvent planifier leur travail. Et, puisque ce n’est qu’une hypothèse, l’actualiser au gré de l’avancement, réviser l’estimation à la hausse ou à la baisse.

Les enseignants font de telles estimations pour les chapitres successifs du programme, ils estiment le temps qu’il faut pour aller de l’introduction à l’évaluation finale, mais c’est la durée de leur propre trajet d’enseignement qu’ils estiment, le temps des leçons, des exercices et d’autres activités, la prise en compte des temps perdus ou des surprises.

L’estimation peut être faite élève par élève pour des apprentissages bien définis, par exemple la lecture, mais c’est plutôt une exception. à la question " Combien faut-il d’heures pour que cet élève maîtrise la soustraction ? ", les enseignants n’ont pas de réponse, car ils ne raisonnent pas en ces termes.

L’organisation du travail ne saurait donc consister, comme dans la plupart des métiers traitant en parallèle de plusieurs systèmes, à estimer le temps requis par chacun et à le répartir en fonction de divers critères.

Pourquoi ? La réponse humaniste consisterait à dire " Peu importe, je prendrai le temps qu’il faut ". Un artiste n’ayant pas besoin d’argent peut s’affranchir de la sorte du temps de production d’une œuvre particulière. Un médecin peut prendre le temps nécessaire pour assurer le retour à la santé si les assurances n’interrompent pas le processus avant. Les professeurs ne peuvent en aucun cas " prendre le temps qu’il faut ". Leur temps est compté, ce qui devrait les inciter à calculer sa répartition au plus près. Rien de tel.

 

4. De qui est-ce la faute ?

Richard Martinez conclut son texte comme suit

Les équipes d’enseignants peuvent-elles user lucidement des " libertés et responsabilités pédagogiques " qui leur sont officiellement reconnues si elles ne se donnent pas les moyens conceptuels de cette liberté, de cette responsabilité d’organiser le travail scolaire, si elles ne se frottent pas aux valeurs que leurs pratiques révèlent ? Force est de reconnaître qu’elles ont du mal à sortir des pratiques habituelles. Est-ce par déficit d’information des enseignants ? De nombreuses réunions, de nombreux écrits, de nombreuses explications ont été consacrées à cet aspect. Est-ce par manque de formation ? Les enseignants sortis des IUFM depuis une dizaine d’années semblent ne pas proposer de réponses différentes de celles de leurs aînés. Est-ce par renoncement de l’encadrement à impulser plus vigoureusement les réformes adoptées ? Sans aucun doute " l’inspecteur " que je suis, et mes collègues avec moi, ont leur part de lâcheté dans ce constat.

À ce propos, les notes d'Andreea (après mon départ) disent ceci :

La dernière phrase du texte de Ph. Martinez, sur la lâcheté a fortement interpellé. Pourquoi lâcheté ? Quelles sont les questionnements des gens du contrôle de l'organisation sur cette question d'organisation scolaire ? Ph. Martinez dit sincèrement que les inspecteurs essaient de faire " le moins pire ". Ils se réfugient dans le fonctionnement pour ne pas attaquer le fond du sujet. Ils font comme si tous étaient d'accord en sachant très bien que ce n'est pas le cas. S'il y a une nouvelle loi en vigueur, on n'en mesure pas très vite les enjeux. Comme par exemple, le projet d'établissement. Si l'on prend au sérieux le projet d'établissement, alors les différents échelons et partenaires doivent apprendre à se déplacer aussi. Il s'agit d'un changement de paradigme. Pour l'instant, on se cache derrière la culpabilité. De plus, on a bien observé que les écoles qui veulent changer leurs pratiques, qui veulent innover doivent argumenter beaucoup plus que les autres. Dans ces nouvelles démarches, l'administration doit se positionner face à ces changements de paradigme. Il n'y a pas une véritable volonté de changement, alors il faut mettre les enseignants dans la posture de recherche.

Jean-Luc réagit : les parents ne s'intéressent pas à la cuisine horaire des enseignants ; ils s'intéressent à ce que les enfants apprennent. Il fait des commentaire sur son travail de physiothérapeute : " Il y a aussi des patients qui ne veulent pas guérir, des patients qui refusent les consignes, les tâches à effectuer ; on finit par se débarrasser de certains patients car ils ne veulent pas se soigner ; ils vont voir d'autres physios. Dans notre organisation, on compte à rebours le temps qui nous reste et ce qu'on va encore faire avec le patient ! "

J'ajouterai deux commentaires personnels :

1. S'ils se réfèrent à leur propre m'étier, les parents ne peuvent rien comprendre à l'organisation du travail des enseignants et notamment à l'absence de rapport entre l'ampleur de la tâche et le temps investi, alors même que les moyens sont semblables.

2. Lorsqu'une organisation est à ce point ambiguë dans sa recherche d'efficacité et confuse dans sa conception des rapports entre objectifs et moyens, comme un acteur. fût-il ministre, pourrait-il faire quoique ce soit ?

C'est une hypothèse à laquelle je n'avais pas pensé aussi nettement : l'organisation du travail scolaire est un thème sans avenir parce qu'il met en évidence le caractère soit totalement hypocrite soit entièrement irrationnel de l'éducation scolaire.

Donc : si on parlait d'autre chose ?

 4 novembre 2002

 


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