Laboratoire de recherche
Innovation-Formation-Éducation
L'ORGANISATION DU TRAVAIL SCOLAIRE
Philippe Perrenoud
Texte en discussion :
Richard Martinez
L'enseignant
peut-il vraiment organiser le travail de la classe comme il
l'entend ?
Le problème est posé à partir de lemploi du temps en classe et notamment de sa répartition entre les diverses disciplines. Il apparaît quen France les instructions officielles ne prescrivent plus une dotation pour chaque semaine, mais exigent des équilibres sur lannée.
Le texte et la discussion soulèvent au moins trois problèmes essentiels :
1. Les enseignants ont-ils les moyens de tenir compte de cette flexibilité institutionnelle ?
2. Comment gérer le temps si lon veut différencier ?
3. Dans un métier de lhumain, comment faire un rapport entre le temps et la tâche ?
Il me semble que lentrée par le temps met en évidence les contradictions de lécole, mais plus spécifiquement, lorsquon considère lorganisation du travail limpossibilité de la penser rationnellement dans un système où le rapport entre le temps et la tâche est aussi brouillé.
A priori, lorsque ladministration cesse de prescrire le nombre de minutes à attribuer chaque semaine à chaque discipline, elle favorise la professionnalisation du métier, laissant aux enseignants la responsabilité de garantir un équilibre global.
Or, cest une fiction, car les enseignants ne paraissent ni enclins ni préparés à tenir un compte précis des temps consacrés à telle ou telle discipline. Ils semblent régulièrement portés - toutes les enquêtes le confirment - à donner davantage de temps aux branches principales, au détriment des branches secondaires. Sils sen rendent compte, ce qui nest pas attesté, ils ne le vivent pas comme un problème et ne se mobilisent pas pour compenser les heures " volées " aux disciplines artistiques ou aux sciences.
Sans doute est-ce parce que les enjeux des apprentissages en mathématique et langue maternelle semblent sans commune mesure avec ceux des autres disciplines. Mais le déséquilibre napparaît pas vraiment délibéré, il résulte dun débordement répété et coutumier.
Plus globalement, il apparaît que les enseignants nont ni lhabitude ni lenvie de raisonner en heures par an pour une discipline. Ils ne se donnent aucun outil, même élémentaire, personne ne sait de combien dheures on dispose en tout (en droit et en fait) et ce que cela représente pour chaque discipline.
La régulation par le temps qui reste apparaît donc centrée sur le compte à rebours par rapport aux semaines avant les vacances dété, unité très globale.
On pourrait avancer lhypothèse que la régulation ne sopère pas en termes de dheures à assurer, mais en fonction de la distance à lobjectif. Les enseignants seraient indifférents aux heures parce quil ne leur importerait pas de respecter un équilibre formel, mais de faire progresser les élèves vers les objectifs essentiels.
Cest sans doute ce qui justifie intuitivement les heures supplémentaires investies en mathématique et langue maternelle, mais le déséquilibre semble résulter du débordement des activités et lampleur des programmes plus que dune gestion en fonction de la distance aux objectifs de fin dannée ou de fin de cycle.
La répartition du temps népuise sans doute pas lorganisation du travail, mais cest un élément, qui présente lintérêt dun niveau de prescription par le système et dun niveau dauto organisation par lenseignant.
En létat des pratiques, il apparaît clairement que le recul des prescriptions ne suscite pas en tant que telle une prise de responsabilité. Labsence de règle et/ou de contrôle donne à chacun plus de liberté, mais elle nest pas investie dans une planification plus rigoureuse.
Si lon cherche à comprendre pourquoi on ne gère pas les apprentissages en fonction du temps qui reste pour atteindre les objectifs, on peut faire lhypothèse quune telle gestion devrait prendre en compte la distance aux objectifs de fin dannée ou de cycle.
Or, cette distance varie dun élève à lautre à un moment défini de lannée. La prendre en compte, cest faire voler en éclats la fiction dun temps dapprentissage standard. Bien entendu, tout le monde sait quil faudrait à certains élèves deux à trois fois plus de temps pour atteindre les mêmes objectifs. Et tout le monde sait aussi que le hasard ne fait pas bien les choses, quil ny a que rarement stricte compensation entre les disciplines, que les élèves qui ont besoin de plus de temps en mathématique sont en bonne partie ceux qui ont aussi besoin de plus de temps en français, etc.
Si lon considère que le temps prescrit est un temps pour enseigner, et quil concerne la classe, la prescription est applicable, à quelques déséquilibres près, dont chacun dans le système éducatif sait sans doute quils sont nécessaires pour assurer lessentiel pour une fraction suffisante des élèves.
Si le temps prescrit est conçu comme un temps pour apprendre, cela ne pose pas de problème aussi longtemps quon saccommode du fait quayant le même temps des élèves inégaux en rythme et facilité ne feront pas les mêmes apprentissages. Le temps est une ressource " mis à la disposition des élèves ", il est suffisant pour certains, tant pis pour les autres, comme dans un jeu télévisé lorsque le chronomètre tourne. Tout se passe comme si les patients avaient droit à un nombre limité de journées dhospitalisation. Tant mieux pour ceux auxquels cela suffit, dommage pour les autres, le système a donné à chacun les mêmes chances.
On sait bien que ce discours ne tient plus lorsquon a compris que donner le même temps nest pas donner les mêmes chances, dès lors que les dispositions à apprendre sont aussi inégales. La pédagogie différenciée est censée rompre avec lindifférence et adopter une logique " compensatoire " ou une forme de " discrimination positive " : donner plus à ceux qui en ont besoin.
Oui, mais plus de quoi ? De temps ? De deux choses lune :
Dans la première hypothèse, parle-t-on du temps des élèves ou de celui du maître ?
Puisque les élèves passent le même temps en classe, comment en donner plus à certains élèves ? A lévidence en libérant les élèves les plus rapides du travail scolaire, sans pour autant leur donner congé. Si cela se sait, cela fait scandale, puisquon semble alors " retarder leur progression ". Cest pourquoi la plupart des enseignants qui différencient proposent des activités dapprentissage à ces élèves, avec pour effet immédiat daccroître leur avance
Parle-t-on du temps du maître ? Cela na de sens que sil ne pratique quexceptionnellement une pédagogie frontale, et répartit inégalement son temps entre les personnes ou les groupes. Dans ce cas, les élèves peuvent passer le même temps sur les mêmes tâches et dans les mêmes disciplines, mais certains sont, à un extrême, pratiquement laissés à eux-mêmes, à lautre extrême, accompagnés de façon intensive et continue. La lettre des prescriptions est alors respectée, mais au prix de ce que nombre denseignants vivent comme une " injustice équitable ", quil faut à la fois pratiquer et dénier, parce quelle nest pas légitime.
On peut en tirer la conclusion provisoire quun système éducatif qui prône la différenciation reste muet ou très vague sur ce quelle implique du point de vue du temps des élèves et du temps des enseignants, sans dailleurs proposer dautres dimensions de différenciation.
Les enseignants qui prennent au sérieux lidée que les objectifs essentiels doivent être atteints par le plus grand nombre vivent cette contradiction au quotidien. Comment, dans une telle situation, pourraient-ils concevoir une organisation du travail à la fois rationnelle et avouable ?
Dans toute production, les travailleurs même les moins qualifiés développent des outils pour proportionner le temps de travail à lampleur de la tâche. On procède constamment à des estimations, base dun devis ou dune planification. Dans certains secteurs, on a développé des outils sophistiqués, dans dautres cest plus intuitif et approximatif, mais on peut dire au minimum : " Si vous voulez que je fasse tel travail avec tels outils dans telles conditions, cela prendra tant dheures, de jours, de semaines ou dannées ".
Lécole est sans doute le seul lieu dans lequel cette discussion na jamais cours, sauf peut-être dans le cadre dune prise en charge clinique.
Bien entendu, les gens ne sont pas des machines, il y a des aléas, des imprévus plus ou moins prévisibles, des résistances, des coopérations ou des conflits, des ambivalences, des sympathies ou des antipathies qui compliquent ou simplifient la tâche, la ralentissent ou laccélèrent, parfois la réduisent à néant.
Un médecin, un psychothérapeute, un négociateur, un enquêteur sont moins sûrs quun plâtrier peintre ou un boulanger du temps quil faudra. Mais ils peuvent indiquer une fourchette, sans annoncer de certitude.
Du coup, en fonction de cette hypothèse, ils peuvent planifier leur travail. Et, puisque ce nest quune hypothèse, lactualiser au gré de lavancement, réviser lestimation à la hausse ou à la baisse.
Les enseignants font de telles estimations pour les chapitres successifs du programme, ils estiment le temps quil faut pour aller de lintroduction à lévaluation finale, mais cest la durée de leur propre trajet denseignement quils estiment, le temps des leçons, des exercices et dautres activités, la prise en compte des temps perdus ou des surprises.
Lestimation peut être faite élève par élève pour des apprentissages bien définis, par exemple la lecture, mais cest plutôt une exception. à la question " Combien faut-il dheures pour que cet élève maîtrise la soustraction ? ", les enseignants nont pas de réponse, car ils ne raisonnent pas en ces termes.
Lorganisation du travail ne saurait donc consister, comme dans la plupart des métiers traitant en parallèle de plusieurs systèmes, à estimer le temps requis par chacun et à le répartir en fonction de divers critères.
Pourquoi ? La réponse humaniste consisterait à dire " Peu importe, je prendrai le temps quil faut ". Un artiste nayant pas besoin dargent peut saffranchir de la sorte du temps de production dune uvre particulière. Un médecin peut prendre le temps nécessaire pour assurer le retour à la santé si les assurances ninterrompent pas le processus avant. Les professeurs ne peuvent en aucun cas " prendre le temps quil faut ". Leur temps est compté, ce qui devrait les inciter à calculer sa répartition au plus près. Rien de tel.
Richard Martinez conclut son texte comme suit
Les équipes denseignants peuvent-elles user lucidement des " libertés et responsabilités pédagogiques " qui leur sont officiellement reconnues si elles ne se donnent pas les moyens conceptuels de cette liberté, de cette responsabilité dorganiser le travail scolaire, si elles ne se frottent pas aux valeurs que leurs pratiques révèlent ? Force est de reconnaître quelles ont du mal à sortir des pratiques habituelles. Est-ce par déficit dinformation des enseignants ? De nombreuses réunions, de nombreux écrits, de nombreuses explications ont été consacrées à cet aspect. Est-ce par manque de formation ? Les enseignants sortis des IUFM depuis une dizaine dannées semblent ne pas proposer de réponses différentes de celles de leurs aînés. Est-ce par renoncement de lencadrement à impulser plus vigoureusement les réformes adoptées ? Sans aucun doute " linspecteur " que je suis, et mes collègues avec moi, ont leur part de lâcheté dans ce constat.
À ce propos, les notes d'Andreea (après mon départ) disent ceci :
La dernière phrase du texte de Ph. Martinez, sur la lâcheté a fortement interpellé. Pourquoi lâcheté ? Quelles sont les questionnements des gens du contrôle de l'organisation sur cette question d'organisation scolaire ? Ph. Martinez dit sincèrement que les inspecteurs essaient de faire " le moins pire ". Ils se réfugient dans le fonctionnement pour ne pas attaquer le fond du sujet. Ils font comme si tous étaient d'accord en sachant très bien que ce n'est pas le cas. S'il y a une nouvelle loi en vigueur, on n'en mesure pas très vite les enjeux. Comme par exemple, le projet d'établissement. Si l'on prend au sérieux le projet d'établissement, alors les différents échelons et partenaires doivent apprendre à se déplacer aussi. Il s'agit d'un changement de paradigme. Pour l'instant, on se cache derrière la culpabilité. De plus, on a bien observé que les écoles qui veulent changer leurs pratiques, qui veulent innover doivent argumenter beaucoup plus que les autres. Dans ces nouvelles démarches, l'administration doit se positionner face à ces changements de paradigme. Il n'y a pas une véritable volonté de changement, alors il faut mettre les enseignants dans la posture de recherche.
Jean-Luc réagit : les parents ne s'intéressent pas à la cuisine horaire des enseignants ; ils s'intéressent à ce que les enfants apprennent. Il fait des commentaire sur son travail de physiothérapeute : " Il y a aussi des patients qui ne veulent pas guérir, des patients qui refusent les consignes, les tâches à effectuer ; on finit par se débarrasser de certains patients car ils ne veulent pas se soigner ; ils vont voir d'autres physios. Dans notre organisation, on compte à rebours le temps qui nous reste et ce qu'on va encore faire avec le patient ! "
J'ajouterai deux commentaires personnels :
1. S'ils se réfèrent à leur propre m'étier, les parents ne peuvent rien comprendre à l'organisation du travail des enseignants et notamment à l'absence de rapport entre l'ampleur de la tâche et le temps investi, alors même que les moyens sont semblables.
2. Lorsqu'une organisation est à ce point ambiguë dans sa recherche d'efficacité et confuse dans sa conception des rapports entre objectifs et moyens, comme un acteur. fût-il ministre, pourrait-il faire quoique ce soit ?
C'est une hypothèse à laquelle je n'avais pas pensé aussi nettement : l'organisation du travail scolaire est un thème sans avenir parce qu'il met en évidence le caractère soit totalement hypocrite soit entièrement irrationnel de l'éducation scolaire.
Donc : si on parlait d'autre chose ?
4 novembre 2002
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