Richard Martinez, IEN-CCPD
L'enseignant peut-il
vraiment organiser
le travail de la classe comme il l'entend ?
Contribution à une réflexion sur l'organisation du travail à l'école
Texte proposé pour la séance du 27 juin 2001
Je minterroge sur limpact des incitations ou décisions, instituées en réglementation, provenant des " décideurs " de lécole sur lévolution de cette dernière à travers les formes dorganisation du travail préconisées. les injonctions institutionnelles, fréquemment suivies de recommandations, ont pour vocation dorienter, sinon de définir, le fonctionnement de lécole et, dans une certaine mesure, l'organisation du travail scolaire.
À partir de quelques exemples, jessaierai de poser quelques questions qui me paraissent devoir préoccuper quelques-uns de ceux qui cherchent à faire évoluer lécole dans le " bon sens ". Celui-ci est bien entendu rattaché à un ensemble de connaissances et à quelques valeurs éthiques qui, en elles-mêmes, mériteraient peut-être un détour du questionnement pour comprendre les choix de certaines organisations du travail scolaire retenues ou promues soit par " les pédagogues " soit par " les décideurs " du système éducatif.
Étant donnée lampleur du champ conceptuel quembrasse linterrogation ci-dessus préliminaire, je limiterai mon investigation à une toute petite part de lensemble des paramètres susceptibles dintervenir dans la dialectique liberté pédagogique de lenseignant versus organisation du travail de la classe. À lintérieur de cette dialectique, cest à ce qui peut paraître une évidence que jaccorde mon attention, à savoir que toute tâche sinscrit dans un laps de temps nécessaire à sa réalisation. Lidée de " durée nécessaire " dans lorganisation du temps scolaire sera donc ici lobjet de quelques-unes de mes interrogations : comment lécole entend régler le rapport entre lapprentissage et le temps quil faut à sa réalisation ?
Quel que soit le moment de son histoire ou le lieu de son déroulement, lécole (au sens large) reçoit mission denseigner aux enfants divers " savoirs " ou " connaissances " estimés indispensables pour vivre dans la société des hommes ( cest à dire " les programmes " dans lécole daujourdhui).
Elle se voit aussi fixer des limites temporelles notamment par rapport à des " classes dâge ", ou encore dans la répartition des domaines disciplinaires à enseigner. Cette organisation du temps de travail et de son contenu a, depuis longtemps, été inséparable de lidée dun enseignement institutionnalisé érigé en " système ". quand un état systématise lenseignement des enfants du peuple, il se pose comme garant dune équité et dune efficacité de cet enseignement en protégeant ces enfants dune " originalité incongrue " de certains enseignants par " lédiction " de quelques règles de fonctionnement.
Le 19° siècle français a ainsi vu la publication de nombreux plans détudes sinspirant notamment de lesprit cartésien et du positivisme appliqués à lenseignement. Ainsi, le ministère de Jules Simon organise le temps denseignement en répartissant les contenus par trimestre et par année détude selon une progression qui se voulait rigoureuse, à un point tel que lenseignement de la lecture, par exemple, y prend une tournure méthodique et on a pu dire que tous les enseignants de France enseignaient les mêmes contenus à la même heure.
Les ministères du 20° siècle ont emboîté le pas à cette pratique " salvatrice " des originalités individuelles et, régulièrement, les horaires dévolus aux différentes disciplines sont définis avec plus ou moins de précision par promulgation darrêtés. La société évoluant, les connaissances également, et avec elles les attentes institutionnelles, les enseignants et les établissements se sont vu reconnaître de plus en plus dautonomie, et en prime, plus de responsabilité.
pour lécole primaire française, les derniers des " textes officiels " fixant des durées denseignement disciplinaires en date sont les arrêtés du 22 février 1995. Les horaires consacrés à lenseignement des différentes disciplines y sont définis hebdomadairement, sur la base dune semaine de vingt-six heures. Ces vingt-six heures correspondent à la durée hebdomadaire de la scolarité des élèves et, par conséquent, au temps de service hebdomadaire obligatoire demandé à chaque enseignant du premier degré.
une certaine latitude a été laissée aux institutions académiques départementales pour organiser les moments de travail hebdomadaire des écoles primaires (cest-à-dire maternelles et élémentaires) à lintérieur dun cadre législatif limitatif :
" [ ] Le mercredi est le jour d'interruption des cours, en outre du dimanche [ ] "
" [ ] Les aménagements prévus ne peuvent avoir pour effet :
" 1- De modifier le nombre de périodes de travail et de vacance des classes, l'équilibre de leur alternance ou de réduire la durée effective totale des périodes de travail ;
" 2- De réduire ou d'augmenter sur une année scolaire le nombre d'heures d'enseignement ainsi que leur répartition par groupes de disciplines ;
" 3- D'organiser des journées scolaires dont les horaires d'enseignement dépassent six heures et des semaines scolaires dont les horaires dépassent vingt-sept heures ;
" 4- De porter la durée de la semaine scolaire à plus de cinq jours. [ ] "
" [ ] Ces adaptations ne peuvent avoir pour effet de modifier le nombre ou la durée effective totale des périodes de travail et des périodes de vacance des classes de l'année scolaire ni l'équilibre de leur alternance. [ ]
Peuvent être modifiées soit la durée, soit seulement les dates d'une période de vacances incluse dans l'année scolaire. La date de la rentrée scolaire peut également être retardée. Ces modifications ne peuvent excéder trois jours consécutifs, ni réduire à moins de huit jours la durée d'une période de vacances. [ ] "
Pour complexes quelles soient dans leur formulation, ces limites laissent une marge de manuvre à déventuelles propositions du conseil décole, même si les directeurs des services départementaux de lEducation nationale cherchent à garder une certaine " harmonie " géographique dans les horaires des écoles comme les y incite la réglementation.
Il faut reconnaître que les " gardes-fous " institutionnels sont assez contenants pour éviter quune décision de modifier les horaires résulte dune intention insuffisamment réfléchie. Par contre, linnovation pédagogique est reconnue puisque celle-ci fait lobjet dune procédure dérogatoire aux règles ci-dessus énoncées.
Une fois ce cadre légal défini, quen est-il vraiment de lorganisation de ce temps dévolu aux apprentissages dans les écoles ? Comment sont organisées ces vingt-six heures dans la réalité des écoles et des classes ? Est-il tenu compte de spécificités ou nécessités liées à lâge des enfants ou à des contenus disciplinaires particuliers ou encore dautres paramètres locaux ? quest-ce qui dans la part de lenseignant ou de léquipe génère lorganisation du temps scolaire ?
En ce qui concerne les vingt-six heures hebdomadaires, elles sont rarement appliquées à la lettre. Dans les zones où les écoles ont opté pour le calendrier national des congés scolaires, il sagit plutôt dune moyenne résultant de la combinaison par alternance de semaines de vingt-quatre heures et de semaines de vingt-sept heures. Dans les zones où les écoles ont choisi de systématiser la semaine de vingt-quatre heures, les dates de début ou de fin de congés scolaires sont décalées et ces congés souvent raccourcis. Il est exceptionnel, à ma connaissance, que des écoles aient choisi de modifier la répartition horaire du temps dapprentissage quotidien habituellement fixée à trois heures le matin et trois heures laprès-midi. Est-ce uniquement parce que le cadre légal est trop contraignant ? Est-ce parce que ce " rythme " convient bien aux enfants quel que soit leur âge, quels que soient leurs apprentissages ?
Lorsquil marrive de poser ces questions à des enseignants, leur fréquente perplexité me laisse entendre que ce sujet na pas vraiment fait lobjet dune réflexion dans lécole où ils exercent. Parfois, ils sont persuadés de navoir aucun pouvoir organisationnel sur ce point. Rares sont ceux qui ont quelques idées " mûries " sur le sujet. La pression de parents pour " libérer " le samedi matin semble intéresser quelques-uns mais cela aboutit rarement à une proposition dorganisation du temps scolaire trois heures/trois heures différente : il ne sagit souvent que de supprimer cette demi-journée.
La mise en uvre de semaines de vingt quatre heures ou de vingt sept heures demande en principe de recalculer la répartition horaire des différents domaines dapprentissage (définie pour une semaine de vingt six heures). Dans le vécu des écoles, la souplesse exprimée dans le texte légal permet de faire " entrer " sans véritable calcul une répartition de ces domaines dans lhoraire hebdomadaire réel à la condition de " sassurer périodiquement que lhoraire global par champs disciplinaire est respecté ". Dans la pratique, rares sont ceux qui sassurent de ce respect.
Ici entre en jeu un autre aspect de cette comptabilité du temps scolaire : la quasi totalité des enseignants définissent pour leur classe un emploi du temps plus ou moins conforme à larrêté en question, et une majorité narrive pas à sy tenir. Phénomène connu, par exemple, souvent les travaux du matin, jugés importants parce que concernant la langue ou les mathématiques, débordent sur laprès-midi à la place des apprentissages de sciences ou dhistoire jugés plus mineurs. Quelques rares enseignants prennent note de ce débordement, encore plus rares sont ceux qui " rattrapent " les apprentissages évincés. dans ces conditions quen est-il de la répartition réelle des domaines disciplinaires, et donc des apprentissages qui leurs sont liés ?
On pourrait espérer que ces pratiques résultent dun choix volontaire. Ce choix prend-il en compte les " besoins réels " des enfants, en regard dobjectifs de fin de cycle par exemple ? Les différentes recommandations ministérielles sur la priorité de certains enseignements sur dautres, priorité réaffirmée chaque année et relayée par la hiérarchie du système éducatif, renforce certainement lattitude de la plupart des enseignants à privilégier ces enseignements prioritaires au détriment de ceux jugés " moins prioritaires ". Doù le choix opéré par beaucoup daccorder volontairement un plus long temps à ces enseignement et den rajouter, encore, à ceux des élèves qui ne maîtrisent pas assez bien ces contenus notionnels " prioritaires ". Vérifie-t-on pour cela que lallongement de la durée dapprentissage porte ses fruits ? Le rapport temps/acquisition est-il rentable ? Autrement dit, lallongement de la durée dapprentissage est-elle efficace ? Si oui, avec quelles limites ? Ces questions touchent à la psychologie de lapprentissage et en tant que tel débordent le champ de ma présente préoccupation. Néanmoins, tout enseignant fait comme si
Opérer ce genre de choix suppose quune organisation du temps des apprentissages soit pensée sur un terme plus long que la semaine. Ce pourrait&emdash;être deux ou trois semaines, le mois, le trimestre, lannée scolaire, le cycle Encore, sagissant dun respect déquilibre entre des masses horaires, faudrait-il avoir une idée du nombre dheures que comportent ces durées plus longues. En ce qui concerne lannée scolaire du premier degré, le législateur a retenu 936 heures annuelles. mais là encore peu denseignants ont intégré cette donnée et tout aussi peu calculent le nombre dheures réelles denseignement que comporte lannée scolaire.
Les outils développés ou utilisés par la majorité des enseignants (ou des équipes) pour " gérer " les horaires et les différentes " durées " dapprentissage (les fameuses " périodes scolaires ") demeurent classiques et quasi immuables : souvent un " cahier journal ", moins souvent des " programmations " et/ou des " progressions " - ces deux termes étant dailleurs fréquemment confondus &emdash; qui se résument fréquemment à un simple catalogue de contenus notionnels répartis mensuellement ou trimestriellement. Le plus grand nombre se réfère à une programmation approximative souvent inspirée de quelques ouvrages destinés aux élèves de leur classe sans mention de durée optimum denseignement afin despérer, au moins, que les élèves " moyens " accèdent aux savoirs ainsi programmés. Il est pour ainsi dire très exceptionnel dobserver des outils plus élaborés, par exemple comme ceux qui planifieraient les différentes actions dun projet pédagogique
À supposer que lon veuille introduire dans le fonctionnement des classes une " différenciation " des objectifs dapprentissage, cette différenciation devra-t-elle aussi concerner la durée de ces apprentissages ? On peut en effet considérer que suivant les méthodes employées, suivant les " tournures " desprit de tel ou tel élève, etc., la durée de ces apprentissages soit différente en fonction de ces paramètres. Comment, alors, organiser et maîtriser une " différenciation " des apprentissages si elle nest pas inscrite dans une gestion du temps consciente dans laquelle les élèves en question bénéficieront de durées dapprentissages différentes les uns des autres ?
A la décharge des enseignants, longtemps la formation initiale na pas abordé ces questions, la formation continue non plus. encore actuellement, dans nombre dIUFM, le traitement de cet aspect du métier relève souvent du bon vouloir de certains professeurs.
Faut-il compter sur le travail de lélève à la maison pour différencier les durées de lapprentissage ? Lécole na aucun moyen de garantir la réalité de ce travail dune part, et, dautre part, introduire cette dimension dans lorganisation des apprentissages revient à enfreindre le principe déquité prôné par lécole de la République. Pourtant lécole escompte bien sur cette part personnelle de la famille pour justifier ses propres résultats. Admettons, comme il sen trouve, que quelques enseignants usent de ce procédé pour faire progresser leurs élèves. Sassurent-ils de la durée du travail personnel qui a été (ou qui sera) nécessaire à ces élèves pour atteindre lobjectif demandé ? Si tel est le cas, intègrent-ils cette durée dans le " temps nécessaire " à réaliser les apprentissages visés ? A ma connaissance, nul ne sen est encore donné les moyens.
Conscient quil existe sûrement des limites et quau moins les réponses en terme dallongement données jusquici nont pas engendré les effets escomptés, le ministère de L. Jospin a décidé dinterdire tout allongement de la scolarité élémentaire de plus dune année scolaire. Plus de dix ans après, on est encore loin dans la réalité des écoles de lapplication de cette précaution.
les équipes denseignants peuvent-elles user lucidement des " liberté et responsabilité pédagogique " qui leur sont officiellement reconnues si elles ne se donnent pas les moyens conceptuels de cette liberté, de cette responsabilité dorganiser le travail scolaire, si elles ne se frottent pas aux valeurs que leurs pratiques révèlent ? Force est de reconnaître quelles ont du mal à sortir des pratiques habituelles. Est-ce par déficit dinformation des enseignants ? De nombreuses réunions, de nombreux écrits, de nombreuses explications ont été consacrées à cet aspect. Est-ce par manque de formation ? Les enseignants sortis des IUFM depuis une dizaine dannées semblent ne pas proposer de réponses différentes de celles de leurs aînés. Est-ce par renoncement de lencadrement à impulser plus vigoureusement les réformes adoptées ? Sans aucun doute " linspecteur " que je suis, et mes collègues avec moi, ont leur part de lâcheté dans ce constat.
R. Martinez, Juin 2001
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