Du débat sur les compétences à l'application du concept dans le terrain, une question centrale pour les nouvelles formations d'enseignant-es

Danièle Périsset Bagnoud

HEP-VS et Université de Neuchâtel 

Janvier 2002

 

L'organisation du travail scolaire,
un paradigme non encore identifié

Les débats fournis qui émergent à l'occasion du séminaire organisé sous la direction de Monica Gather Thurler ont dégagé plusieurs pistes possibles de travail. Le texte que j'ai rédigé ici a été pour moi l'occasion de rassembler mes idées, de les mettre en lien avec les nombreuses discussions, avec mon expérience de l'école publique dans le canton du Valais.

De l'abstraite et complexe définition de l'organisation du travail scolaire, en tant que matrice organisationnelle d'une activité professionnelle, au problème aigu de la rédaction des plans d'étude cantonaux, en passant par les dispositifs didactiques et de leur représentation puis utilisation dans les classes, la largeur du champ en friche n'échappe à personne. Comment, dans le contexte des premières années de l'école obligatoire, faire " tourner " sa classe, gérer l'enseignement, les dispositifs d'apprentissage de manière à permettre la transformation de l'entrée par objectifs de connaissances disciplinaires en entrée par compétences ? Dans cette visée, comment différencie-t-on concrètement un savoir de référence d'un savoir scolaire, déclaratif ou procédural, d'une compétence acquise à l'école &emdash; qu'est-ce qu'une compétence en termes concrets dans le cadre scolaire ? Et, à propos de la catégorisation des savoirs, qui peut réellement définir un savoir savant, comment il se distingue des savoirs de référence, et de quelle sorte sont les savoirs offerts aux écolier-es dans différents domaines ? Quelle perspective plus large le praticien, la praticienne peuvent-ils donner aux savoirs et connaissances (ordinairement mis en référence à un plan d'étude donné) dont l'enseignement est tissé, sans risquer de buter sur les contrôles hiérarchiques ? Comment formuler des objectifs d'apprentissage de plusieurs niveaux qui respecteraient de facto et pour tous leurs usagers (enseignant-es comme autorités de contrôle) les ouvertures socio-constructivistes et cognitivistes essentielles de la construction des compétences ? A supposer que ces questions puissent trouver réponse, comment intégrer dans la pratique quotidienne l'évolution paradigmatique introduite par le renouvellement de ces questions pédagogiques et didactiques ?

Depuis des décennies, diverses tentatives sont menées. Individuellement ou soutenues par des mouvements pédagogiques, ces expériences pédagogiques ont connu différents destins. Certaines ont intégré, à différentes périodes et de manière partielle, transformée et diluée, un certain sens commun à propos de l'école. Par exemple, le temps d'accueil qui est mis en place dans quasiment toutes les classes enfantines est largement inspiré du " Quoi de neuf " mis en place par la pédagogie institutionnelle. De même, les échos de la méthode dite Montessori ou des thèses frœbéliennes ont leur part dans la conviction partagée par la classe moyenne et supérieure (voir les travaux de Plaisance, 1986) du bien-fondé de l'apprentissage par le jeu chez le jeune enfant. A l'école primaire, ce sont les espoirs de l'apprentissage programmé qui ont laissé leur empreinte visible dans bien des comportements d'enseignement des maîtres et maîtresses d'école. Bien qu'ayant démontré depuis longtemps ses limites, la programmation pédagogique exerce encore son influence sur les routines les plus subtiles. L'accumulation des fiches d'exercice accompagne encore trop souvent les préparations pédagogiques des mieux intentionnées. Dans cet environnement scolaire soumis aux influences les plus diverses, l'absence de matrice organisationnelle pose un défi intellectuel d'ampleur à ceux qui croient en la pertinence des innovations en tant que moyen permettant à l'école publique d'assumer le mandat qui lui est confié, c'est à dire l'accès aux apprentissages de base pour tous les enfants qui la fréquentent.

Lorsque le débat porte sur les compétences, plus les questions se précisent, plus l'objet échappe. Dans le cadre de l'école primaire, qu'est-ce qu'une compétence ? Comment ne pas enfermer les compétences, nécessairement complexes, dans le champ restreint d'un savoir-faire lié à une didactique particulière ? Et si tant est que certain se risquaient à en donner une définition exemplifiée, comment évaluer l'évolution de l'acquisition de cette compétence dans des termes à la mesure du temps scolaire, et non sur le long terme qui, de fait, devrait seul convenir à l'expression de cette complexité de mise en œuvre de comportements et de connaissances tant factuelles qu'intellectuelles dans des situations différentes de par leur nature et de par les problèmes posés ? Identifier les compétences générales attendues des élèves à la fin de l'école obligatoire est encore possible dans le cadre des grands finalités de l'école : lire, écrire, compter, de manière à pouvoir accéder au monde du travail ou à celui des études. Mais identifier les compétences attendues en terme de progression au fil de chaque année scolaire sans trahir le fondement même de l'entrée par compétences, sans retomber dans un découpage béhavioriste, qui peut s'y risquer, sinon dans son propre enseignement, dans son propre établissement ?

Les enseignants peuvent être convaincus des limites de leurs routines. Ils peuvent avoir envie d'en changer, d'innover. Qui n'a pas, un jour, en rêvant aux effets de la conduite de sa classe, souhaité révolutionner le monde ? Ces tentatives individuelles font plus ou moins long feu. Certaines équipes ont remarquablement relevé le défi. Il en est qui poursuivent leur aventure et la développent avec bonheur. Cependant, il serait faux de taire le fait que ces expériences sont toutes coûteuses en énergie, en temps. Certaines, faute d'accompagnement adéquat, aussi par le jeu des déplacements professionnels, par celui des lassitudes, s'étiolent. Chez ceux qui ont tenté l'impossible et n'ont pas connu de réelles satisfactions ou n'ont pas récolté la reconnaissance professionnelle ou populaire souhaitée, la méfiance s'installe vis-à-vis des nouveaux moyens ou des nouvelles organisations proposés &emdash; on a tôt fait de décrier les nouvelles " modes ". Les routines se développent en toute bonne foi, assurées par (et assurant du même coup) la pérennité de l'expérience rôdée d'un passé plus ou moins proche.

Des questions toujours sans réponse

La question de l'entrée par les compétences favorise le renforcement des questions que se posent les acteurs du terrain quant au bien-fondé et à la pertinence de la mise en œuvre de déclarations qui ne sont encore que d'intention. La prudence redouble, elle est légitimée par les mauvaises expériences personnelles. Faire apprendre puis évaluer des connaissances déclaratives et même procédurales est, ou du moins devrait être, à la portée de tout un chacun. Mettre ces connaissances en réseau, en situation complexe et poser les problèmes qui susciteront questions, créativité et apprentissages est autre, surtout en l'absence de directives officielles ou de modèles facilement utilisables.

Il est donc une résistance normale que la perspective du changement paradigmatique entrée par connaissances disciplinaires, déclaratives ou procédurales versus entrée par les compétences induit chez les enseignant-es. Les questions concrètes, à ce jour non résolues, y contribuent. Certaines de ces questions ont été mises en évidences lors des discussions à propos de l'organisation du travail scolaire dans le cadre de ce séminaire LIFE. Quelques unes pourraient être reprises ici :

Le concept de compétence reste obscur pour les acteurs de l'école primaire chargés de sa concrétisation.

La littérature propose plusieurs ouvrages ou articles à propos des compétences dans le domaine scolaire, de leurs nuances, de leur ingénierie, des défis posés (Dalongeville et Huber, 2000 ; Dolz et Ollagnier, 1999 ; Le Bortef, 1997, 1998 ; Perrenoud, 1997, 2001 ; Ropé et Tanguy, 1994 ; Vellas, 1999 ; pour ne citer qu'eux). Le champ est ouvert, les chercheurs tentent de le défricher. Mais qui peut dire aux acteurs et usagers de l'école (les enseignants, les élèves, les parents, les autorités) ce qu'est une compétence attendue à l'issue de l'école obligatoire en termes concrets ? Lire, écrire, compter ? argumenter, résoudre un problème, entretenir une correspondance ? Quelle différence entre savoirs, connaissances et compétences dans la gestion quotidienne des situations d'apprentissage ?

Le concept de compétence reste difficile à décrire de manière transposable dans le quotidien par l'ensemble du personnel enseignant.

Si quelques établissements ou enseignants ont remarquablement su organiser des dispositifs proposant une entrée par les compétences, rares sont les écrits qui en décrivent simplement les étapes les plus triviales. Les publications ont rarement dépassé le cadre institutionnel d'une école, d'un mouvement. Souvent, les monographies ou études sont éditées à l'occasion d'un anniversaire (par exemple Hofstetter, Vellas et Barras, 1996 ; Perregaux, Rieben et Magnin, 1996), ou dans des éditions particulières (les Editions Matrice pour la Pédagogie institutionnelle). Cette littérature reste relativement confidentielle. La culture de l'enseignement primaire n'est pas une culture de l'écrit. Peu d'expériences abouties, encore moins d'expériences inachevées ont fait l'objet d'analyses systématiques des conditions matérielles et humaines dans lesquelles elles se sont déroulées. Faute de faire aisément le lien entre la réalité du terrain et les analyses théoriques y relatives, les praticiens peuvent se mettre à croire à l'ésotérisme des objets traités, à leur manque de pertinence dans les domaines sensibles de l'enseignement dont celui de la construction des compétences. Les meilleurs dispositifs peuvent se trouver réduits à l'enseignement programmé le plus contrôlé, vidés de leurs tentatives de construction de savoirs plus complexes. Les enseignantes et enseignants, pris dans l'urgence, cherchent à comprendre dans les " livres-recettes " comment améliorer leurs gestes professionnels. Les succès des ouvrages tels que ceux édités par la Chenelière ne tient-il pas à la modélisation prête à enseigner de la mise en œuvre de situations d'apprentissage et de gestion de classe ?

La question de la mise en lien des objectifs d'apprentissage mais aussi de leur progression en terme de compétences n'est pas encore réglée.

Poser des objectifs d'apprentissage, dans le cadre d'un enseignement programmé est relativement aisé. Une fois le mécanisme de l'analyse des tâches décortiqué, la planification de la progression et la succession des apprentissages dans une linéarité plus ou moins régulière ne posent guère problème ; les plans d'étude suggèrent d'ailleurs souvent la démarche, laissant aux praticiens une portion plus ou moins congrue de créativité dans le domaine. Comment les professionnels sur le terrain se déferaient-ils sans rechigner de ces certitudes et de ce confort soutenus par l'autorité scolaire pour d'aléatoires descriptions de compétences, toujours en construction, dont les étapes ne sont jamais totalement et collectivement acquises, et que personne, par ailleurs, n'a encore nommées pour chacune des branches inscrites au plan d'étude officiel ? (beaucoup d'espoirs reposent sur la construction du plan d'étude cadre romand - PECARO!)

La question de l'évaluation de l'acquisition de compétences est entièrement ouverte et reste fondamentale pour les enseignants notamment dans leurs rapports avec les parents et l'autorité.

Contrôler, à l'aide de tests, des connaissances apprises est rassurant : la note est objective, entend-on dire jusque dans certains milieux enseignants. L'enfant sait ou il ne sait pas. Qu'importent les innombrables travaux menés dans le domaine de l'échec scolaire, de ses contextes d'émergence, de sa construction : la note est mathématique, elle est donc juste, quelque soit le stade d'apprentissage dans lequel le jugement a été posé. Tel est l'argument avancé par les détracteurs de l'évolution de l'évaluation pédagogique et sommative en particulier. Effectivement, qui dira comment évaluer une compétence dont on sait que, quelque soit l'objet sur lequel elle s'exerce, elle reste complexe et convoque des savoirs issus de champs divers ? La compétence est multiple et s'exerce aussi hors des exercices prescrits par le maître. Dès lors, quel contrôle peut-on exercer sur les acquisitions faites à l'école, sur les compétences acquises, non seulement à l'issue, mais tout au long des années de l'école enfantine et primaire en ces temps où des comptes sont réclamés de tous côtés, en particulier par les milieux de l'économie, à propos de l'efficacité, voire de l'efficience de l'école publique &emdash; cf. les débats suscités dans la presse en décembre 2001 par la publication de la synthèse des résultats de l'enquête PISA (Moser, 2001) ?

Les réformes actuelles butent certainement sur des méconnaissances théoriques fondées sur l'observation des enjeux en terme d'attentes, contraintes, organisation, du travail quotidien. Les méconnaissances sont partagées par l'ensemble des acteurs : politiciens, parents, enseignants, responsables de formation. La question de l'établissement de balises, de pierres blanches permettant au professionnel de s'y repérer et d'avancer en confiance dans l'établissement de dispositifs visant à favoriser la construction de compétences chez l'écolier, est dès lors centrale. En l'absence de ces marques concrètes que chacun, quelle que soit son insertion dans le débat des innovations et réformes pédagogiques, appelle de ses vœux &emdash; invitations à considérer une ligne d'horizon et non à établir œillères &emdash; comment expliquer les moyens nécessaires à la mise en route des innovations, comment les faire admettre ?

Prost (1992, p. 209), le rappelle : " La volonté politique doit s'appuyer sur la dynamique sociale ". Les travaux en histoire de l'éducation montrent que, jusqu'à ce jour, nulle rupture sur le terrain n'est advenue sans une intense et lente préparation au niveau social. Tout événement n'est que le " croisement d'itinéraires possibles " (Veyne, 1971, p. 51) et l'évolution des idées précèdent celle des réalisations (cf. le dossier que consacre Le Monde de l'éducation aux innovateurs en novembre 2001). Le temps des élites intellectuelles est rapide, celui de la politique, des mentalités qui forment les idées du grand public est lent. Les réformes et innovations qui sont mises en œuvre sont le fruit de la rencontre de ces deux temps aux rythmes disjoints. Les réformes en matière de politique de l'éducation et d'instruction publique obéissent à ce principe, tant au niveau de la scolarité obligatoire qu'à celui des réformes des formations d'enseignants (voir à ce propos la monographie au sujet de l'histoire de la formation des enseignant-es du Valais, Périsset Bagnoud, 2000).

Conceptuellement, la rupture est certes visible. De l'enseignement idéologique du 19ème et de la première moitié du 20ème siècle à l'enseignement programmé des années 1970 puis à l'entrée par compétences de l'an 2000, les paradigmes théoriques se sont radicalement transformés. Dans ce débat intellectuel, le dispositif de ce séminaire LIFE sollicite certes quelques acteurs du terrain. Mais ailleurs, peu de professionnels ont l'occasion d'y participer, faute de disposer des moyens culturels, mais pris aussi par d'autres urgences. Comment pourraient-ils dès lors adopter le temps rapide du débat d'idées ? Comment pourraient-ils ajuster leurs pratiques professionnelles alors que les intellectuels n'ont pas stabilisé le concept, que les effets en terme de plan d'étude ou de méthode de travail, d'organisation de travail ne proposent encore concrètement pas vraiment de suggestion pour démêler la complexité de l'entrée par les compétences au quotidien ? Seule peut advenir une lente adaptation des pratiques aux idées novatrices et forcément dérangeantes que le praticien incorpore tout en tenant compte des diverses et bonnes raisons qu'il a de leur résister. Force est de reconnaître que cette adaptation, en plus de sa légitimité scientifique, doit être soutenue par l'autorité politique au-delà des discours d'intention.

Conceptualiser et offrir des modèles concrets d'organisation du travail scolaire dans le cadre de la construction des compétences à l'école primaire : un enjeu majeur pour les nouvelles formations des enseignant-es

Les réformes des formations d'enseignants introduites en Suisse par la mise sur pied des Hautes écoles pédagogiques (HEP) sont un bon exemple des problèmes posés par le changement paradigmatique dans le domaine de l'école publique. Ces réformes, soutenues formellement par le politique puisque suscitées par la Conférence des directeurs de l'instruction publique (CDIP) dès 1994, commencent à se concrétiser. Les politiques n'ont pas tari au sujet de la nécessité d'ajuster la nouvelle formation aux défis sociaux actuels. Professionnaliser le métier (alors que personne encore ne sait exactement &emdash; ou ne peut réaliser &emdash; ce que recouvre le concept en termes concrets, ses effets induits, ses conséquences individuelles et collectives), notamment en formant du personnel " compétent ", est un vœu politique affirmé. Pour les responsables de la mise en œuvre du projet, le défi est de taille : chaque HEP entend le relever en proposant des dispositifs cohérents, homothétiques, malgré le prix et les difficultés politiques liées à la mise en place de formations inédites.

Former des enseignant-es compétents, c'est à dire capables de mobiliser leurs ressources disciplinaires, procédurales, leurs habiletés et savoirs faire, capacités opérationnelles et cognitives, ainsi que leurs savoirs relationnels et capables d'adopter les attitudes adéquates face aux multiples problèmes du quotidien, demande effectivement l'invention de dispositifs de formation mettant les futurs enseignant-es en situation de construire et d'exercer leurs compétences en formation initiale déjà. Les étudiant-es ont à interroger le mode d'enseignement auquel ils et elles ont été exposés jusqu'à présent, à en comprendre les fonctionnements, à les transformer : les modèles et moyens d'apprentissage prévalant dans le degré secondaire sont adaptés aux objectifs de formation propres à ce degré précisément ; ils ne sont pas nécessairement identiques à ceux de l'école publique dans les degrés de la scolarité au préscolaire comme à l'école obligatoire. Les dispositifs de formation proposés par les nouvelles Hautes écoles doivent nécessairement se distancier des modèles prévalant dans les anciennes Ecoles normales (notamment en Valais, à Fribourg et dans le Jura bernois où ces écoles faisaient partie du degré secondaire). Le saut qualitatif ne va pas sans poser de multiples problèmes organisationnels : la grille horaire, pensée autrement, ne permet plus de dispenser des enseignements traditionnels, selon les modèles transmissifs éprouvés. A défaut de modèle reproductible d'une telle formation ou, même partiellement, de dispositifs de formation expérimentés et évalués, chaque responsable pédagogique de HEP, en pionnier et en équipes restreintes, s'invente son propre dispositif. La transposition de l'entrée par les compétences à la formation des enseignant-es est " bricolée " avec beaucoup de sérieux. Les formatrices et formateurs espèrent que de tels dispositifs, vécus et analysés dans leurs buts et leur efficacité par rapport à la construction de compétences, soit à leur tour transférés dans les classes enfantines et primaires lors de la mise en œuvre de situations d'apprentissages complexes permettant la construction de compétences données. A chaque fois singuliers, les dispositifs de formation sont réinventés pour chaque thème et cours mis sur pied. La structure transversale de ces dispositifs se laisse juste deviner : les mots manquent encore pour en décrire les conditions d'émergence, d'appropriation, d'analyse en vue de transfert des apprentissages cognitifs effectués par les jeunes en formation. Là encore, la culture de l'écrit doit émerger &emdash; encore un défi posé aux HEP &emdash; afin de partager une conceptualisation de ce que pourrait être une formation d'enseignant fondée sur la construction de compétences.

La conception du plan d'étude de la HEP-VS :
une proposition actuellement expérimentée

La loi sur la HEP-VS (1996) impose à l'institution cinq domaines de formation : formation pédagogique, psychologique et sociologique ; didactique générale et didactique des disciplines ; formation pratique ; formation scientifique aux diverses disciplines ; formation artistique et culturelle ; initiation à la recherche. La tertiarisation de la formation a entraîné une élévation du niveau de formation (le nombre réduit d'heures de formation professionnelle théorique et pratique sur deux ans dans l'ancienne Ecole normale &emdash; degré secondaire &emdash; et le plein temps que représente une formation seulement professionnelle rend la comparaison indécente). Cependant, l'inscription sans équivoque de la formation Haute école pédagogique dans le domaine des formations professionnelles impose une construction orientée vers l'interdisciplinarité et la transversalité entre les domaines de formation liés à des disciplines académiques (psychologie, sociologie, psychosocologie, etc.) ou à des savoirs de références (le concept de formation pratique). Huit champs professionnels regroupés en trois thèmes principaux (de la société d'insertion à la personne de l'enseignant) ont été identifiés : 1. Conditions cadres de l'enseignement : 1.1 Société et institution, 1.2 Ecole et développement ; 2. Enseignement et apprentissages : 2.1 Organisation de la vie scolaire, 2.2 Planification-réalisation-évaluation, 2.3 Développement de l'enfant et hétérogénéité, 2.3 Enseignements généraux et interdisciplinaires, 2.4 Enseignements spécifiques au degré élémentaire, enseignements spécifiques au degré moyen ; 3. Acteurs de l'enseignement : Autour du praticien réflexif. Ces champs représentent autant d'ancrages des domaines théoriques à la pratique professionnelle.

Je ne reprendrai pas ici les fondements de ces choix ni à la suite de quels discussions et compromis s'est bâti ce plan d'étude. Car discussions et compromis il y a bel et bien eus, la HEP-VS se construisant sur la synthèse de deux cultures scolaires et pédagogiques (francophone et germanophone) relativement disjointes. Chaque étudiant-e va accomplir deux semestres (sur six) de formation dans l'autre région linguistique. Ainsi, les moyens d'enseignement utilisés par les romands, et notamment en mathématiques, sont sous-tendus par des théories issues de la psychologie de l'apprentissage alors que les moyens alémaniques se fondent le plus souvent sur des présupposés philosophiques. Il se pourra donc qu'un-e candidat-e francophone soit formé en didactique des mathématiques, ou en didactique de la langue d'enseignement (le français), dans l'autre site (en allemand), avec tous les problèmes que l'on peut aisément imaginer. Tous les enseignements ont donc du être bâtis en référence à des compétences attendues en fin de formation pour tous, qu'ils enseignent ensuite dans l'une ou l'autre région linguistique cantonale. Ces compétences ont orienté les contenus abordés dans les cours : apprendre à analyser, à utiliser n'importe quel moyen d'enseignement, et non apprendre spécifiquement à se servir des méthodologies officielles, culturellement marquées.

Les thèmes de formation inscrits au programme d'étude ont émergé dans ce contexte de tension et de mise à distance culturelle &emdash; rupture évidente par rapport aux enseignements dits " méthodologiques " de l'ancienne Ecole normale. Ils se sont inscrits dans chacune des intersections advenue entre domaines de formation et champs professionnels. Pour ce séminaire, je souhaiterais nommer ici les dix thèmes de formation qui s'approchent de son objet. Ces enseignements représentent plus de 360 heures de formation en institution et sur le terrain. Ils sont croisement de " l'organisation de la vie scolaire ", " planification-réalisation-évaluation ", " formation pédagogique, psychologique et sociologique ", " didactique générale et didactique des disciplines ", " formation pratique ".

Relativement à l'organisation de la vie scolaire, les thèmes de formation abordent les problématiques de la Communication (thème 7), soit la communication interpersonnelle, verbale, non verbale, la communication avec les élèves, les parents, la conduite d'entretien. La gestion et du climat de classe (thèmes 8 et 9) abordent, eux, les questions de la gestion administrative d'une classe, de l'aménagement de l'espace, du temps, des styles de gestion et de leurs dimensions éducatives, de la gestion participative d'une classe, de l'enseignement dans les classes multidegrés, de l'apprentissage autonome et de l'apprentissage coopératif, des conditions favorables à la motivation. Dans le champ Planification-réalisation-évaluation, les étudiant-es sont confrontés aux Théories de l'apprentissage et à leurs implications didactiques (thèmes 10 et 11), aux problèmes de la Planification-réalisation-évaluation, aux formes et instruments de l'évaluation pédagogique, à la communication de l'évaluation, au rôle de l'évaluation formative dans le cadre de la différenciation pédagogique (thèmes 12, 14 et 15) dans une démarche qualitative, en cohérence avec les plans d'étude et afin de donner du sens aux apprentissages comme à leur évaluation. Les étudiant-es seront également sensibilisés aux différentes Méthodes d'enseignement et médias, utilisation pédagogique des médias (thème 13 et 52). Les stages 401, 501, 601 et 602 prévoient respectivement un accent sur la communication, l'organisation, l'hétérogénéité, l'autonomie et enfin la responsabilité dans l'exercice quotidien du métier d'enseignant. Finalement, un des volets de l'évaluation finale, aux côtés de la soutenance du mémoire professionnel et de la journée de pratique professionnelle, portera sur la présentation devant un jury du portefolio de formation constitué dès l'entrée en formation.

Evidemment, l'inventaire de ce dispositif est à la fois incomplet et ambitieux. Incomplet, il ne peut finalement que s'améliorer. L'évaluation faite après un ou deux exercices permettra de réguler, d'améliorer ; ici, notre propos ne se situe pas à ce niveau. Ambitieux, ce programme l'est, certainement. Plusieurs lectures en sont possibles: tout outil conceptuel orientant une formation peut effectivement permettre les interprétations les plus diverses, des plus constructives à la passivité stérile.

Favoriser cette dernière entrée ne va pas de soi. Une connaissance approfondie des contenus à enseigner, voire la longue expérience en matière formation initiale et continue des enseignant-es favorise l'identification des diverses capacités à mobiliser en situation. La mise à distance du savoir que permet sa maîtrise joue un rôle majeur dans la mise en place des dispositifs favorisant l'entrée par la construction des compétences. Les écrits, devenus classiques dans le domaine de la formation, de Astolfi, de Le Bortef, de Perrenoud, les modèles proposés par Dalongeville et Huber (2000), les études de cas, l'analyse des situations apportées ou vécues, diverses stratégies proposées en éducation d'adultes nourrissent les dispositifs issus de la construction commune des séquences de formation par l'équipe responsable de l'enseignement de l'un de ces thèmes. Une analyse et une évaluation des dispositifs de formation étrennés en 2001-2002 est déjà programmée. Ce travail devrait servir à la régulation du dispositif mais aussi à l'élaboration théoriques des paramètres structurels qui les soutiennent afin de permettre leur généralisation dans d'autres contextes et sur d'autres objets.

La mise en œuvre allant dans le sens de la construction des compétences dépend donc de différents facteurs : la maîtrise des contenus à proposer en apprentissage ; la formation théorique des formatrices et formateurs ; leur expérience de l'enseignement et de la formation d'enseignant-es ; leur créativité, leur curiosité, leur humour ; leur capacité à travailler en équipe participative (encore faut-il que l'occasion leur en soit offerte) ; leur capacité à négocier à propos d'objets aussi sensibles que des objectifs de différents niveaux ou encore par rapport aux moyens de favoriser l'apprentissage ; le consensus établi à propos du sens donné à l'objet étudié, qu'il soit théorique ou qu'il s'agisse d'une étude de cas ; le partage des compétences personnelles, leur mobilisation complémentaire, etc.

Où l'on bute toujours sur la transposition pragmatique dans les degrés de l'école enfantine et primaire…

Cependant, l'absence de modélisation de l'organisation de l'école obligatoire manque aux institutions de formation des enseignants qui inventent, innovent, tout en sachant qu'une fois sur le terrain, en l'absence d'outils pratiques suggérant une autre organisation du travail scolaire, les jeunes enseignantes et enseignants, livrés à l'urgence du quotidien, aux plans d'études, aux attentes quantitatives des parents et des autorités scolaires en matière d'accumulation de savoirs faciles à évaluer, baignés dans des cultures d'établissement plus ou moins ouvertes à l'innovation, se tourneront immanquablement vers certaines formes de prêt à enseigner, puisant aussi abondamment dans les souvenirs de leur propre scolarité.

L'on bute donc encore et toujours sur le problème de la transposition pragmatique des concepts, transposition chère à Philippe Perrenoud, dans les degrés de l'école enfantine et primaire. Les discussions qui ont eu lieu lors du séminaire LIFE ont montré que les problèmes relatifs aux pratiques enseignantes ne connaissent pas vraiment de frontières, même si l'innovation est certes plus présente ici plutôt que là. Où en sont les enseignant-es vis-à-vis de l'innovation ? L'entrée par les compétences est-elle proche ou très éloignée de leur " zone proximale de développement " (comment le savoir vraiment…) et, dans tous les cas, comment accompagner, outre les formations initiales et continues que mettent en place les cantons, les transformations du monde scolaire qui accompagnent inévitablement les transformations sociales ?

L'entrée par compétences dans les formations professionnelles, l'apprentissage par problèmes issus de la vie professionnelle sont relativement aisés à construire. Les formations médicales, paramédicales et sociales ont quelques modèles intéressants à proposer dont pourraient s'inspirer avec profit les formations d'enseignant-es. Cependant, le métier d'enseignant-e comporte une spécificité par rapport aux autres métiers, y compris ceux de l'humain : l'assistant social travaille avec les problèmes des familles, avec ceux d'enfants, d'adultes en difficultés ; le médecin souhaite guérir un patient en émettant un diagnostique selon des tableaux cliniques de référence, l'infirmière doit donner les soins adaptés à une affection donnée ; l'ingénieur doit réaliser un ouvrage public ou privé plus ou moins conséquent selon un cahier des charges précis. Le résultat est évaluable à court, éventuellement à moyen terme. L'enseignant se retrouve devant une problématique bien plus complexe. Les effets de son action professionnelle ne sont pas mesurables à court ni à moyen terme. Sa compétence professionnelle, contrairement aux autres métiers, ne se mesure pas à l'habileté de sa pratique dans diverses situations. Par un effet de translation, la compétence de l'enseignant-e va se mesurer aux compétences qu'il fait lui-même acquérir à d'autres. Il est bon enseignant-e non pas parce que sa classe est bien tenue, ses élèves attentifs et disciplinés : il est bon enseignant-e parce que ses élèves sont à leur tour devenus compétents. La problématique des compétences professionnelles se trouve dès lors prolongée, et mutipliée, parce que l'effet concret de la compétence du professionnel est différé et confié au long terme &emdash; à ce titre peu aisément évaluable. Cet effet est en outre, par la force des choses, abandonné aux influences diverses qui vont renforcer, ou annihiler les tentatives scolaires de construction de compétences chez l'écolier-e, chez l'étudiant-e. Lorsque l'enfant a grandi pour devenir un adulte de 30 ans occupé par sa famille, par l'exercice de son métier, que reste-t-il de l'action professionnelle de sa maîtresse enfantine &emdash; action qui trouve pourtant sa justification dans l'évolution de l'enfant devenu citoyen et professionnel à son tour compétent ?

D'où la difficulté liée à l'entrée par les compétences non pas en formation d'enseignant-es proprement dite, où des modèles peuvent être réalisés, mais lors la pratique professionnelle dans les classes, notamment dans celles des degrés de la scolarité obligatoire. D'où les questions lancinantes des praticien-nes à propos des contraintes (à court terme) liées à leur métier (attentes sociales diverses, évaluation, etc.), à la compatibilité de ces contraintes avec la construction des compétences chez les élèves. D'où l'importance de la question de la clarification d'un modèle concret d'organisation du travail scolaire en termes de dispositif pragmatique se prêtant au développement des compétences à chez l'élève.

 

Références

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