Université de Genève - Faculté de psychologie et des sciences de l'éducation - Sciences de l'éducation

 

LIFE

Laboratoire de recherche

Innovation-Formation-Éducation

 

Séminaire de recherche LIFE 2001-2002

L'ORGANISATION DU TRAVAIL SCOLAIRE


Notes de synthèse du séminaire du 27 mars 2002

Travail organisé, travail organisant et rendement

Danielle Bonneton et Olivier Maulini

Texte en discussion :

Monica Gather Thurler

Synthèse, questions, perspectives


On sait que le travail scolaire a fait et fait encore l'objet de nombreuses prescriptions. L'institution " école " est une institution paradoxale, semi-bureaucratique et semi-anarchique, qui divise et qui régit le travail de manière assez rigide, mais qui laisse en même temps beaucoup de liberté au titulaire de classe. Cette logique " buranarchique " a soulevé, partout dans le monde probablement, des questions et des critiques " scientifiques " et/ou " militantes " dont on retrouve la trace dans le texte Synthèse, questions, perspectives. Les limites de l'organisation existante n'y sont pas étudiées pour elles-mêmes, mais elles sous-tendent un raisonnement prospectif, orienté vers la conception et la mise en place de nouvelles formes d'organisation, des pratiques alternatives qui peuvent à leur tour s'incarner dans des obligations.

Directives de l'institution (" amener les enseignants à dépasser leur manière de comprendre le travail prescrit "), programmes annuels (" faire en sorte que les enseignants cessent d'organiser leur enseignement en fonction des programmes "), instruments didactiques (" les enseignants devraient oser et être à même de s'affranchir d'une application telle quelle des tâches proposées par les didactiques ") : tout est potentiellement transformable, et tout pourrait nous inciter à réclamer l'innovation. On rêve évidemment d'une école qui inventerait en permanence " des solutions et des dispositifs novateurs pour répondre aux besoins des élèves ", et ce rêve traverse certainement bien des textes :

La grande partie des contributions soulignent ainsi l'importance de mettre l'organisation du travail au service des didactiques, de profiter des nouvelles modalités organisationnelles pour régler les problèmes connus du " time on task ", de la mauvaise utilisation et fragmentation excessive des ressources matérielles et humaines, etc. pour la remplacer par une nouvelle conception plus flexible et modulable des espaces-temps de formation.

" S'affranchir " ou se mettre " au service des didactiques ", le choc des contraires montre que les solutions ne seront jamais simples. Il peut nous inciter à la prudence et, surtout, à la patience.

 

La théorie, un détour qui peut gagner du temps

Une marche trop précipitée vers l'organisation souhaitable, désirée, fantasmée peut-être, aurait plusieurs inconvénients. Des inconvénients que le séminaire a déjà mis en évidence, et que la synthèse permet de récapituler.

Premier inconvénient : le remplacement d'un système d'injonctions (" faites ce qu'on vous prescrit ") par un autre système d'injonctions (" faites ce que vous prescrivent ceux qui contestent les prescriptions ") dont il n'est pas sûr qu'il soit plus émancipateur pour les enseignants. Deuxième inconvénient : l'abandon prématuré d'un détour théorique précieux pour qui veut comprendre ce qu'est l'organisation du travail scolaire avant de statuer sur ce qu'elle devrait être. Troisième inconvénient : une confusion quant au statut du travail théorique lui-même, soupçonné de " cumul des mandats " lorsqu'il fait la promotion de questions pédagogiques qui peuvent " détourner " les acteurs des " vraies " priorités :

A force d'accorder autant d'importance à l'organisation du travail scolaire à l'école, ne risque-t-on pas de détourner l'attention de l'essentiel du métier d'enseignant, qui doit consister à savoir enseigner et faire apprendre les élèves ?

Cette question pose radicalement le problème : que cherchons-nous ensemble ? Si l'enseignement et l'apprentissage sont une chose, et l'organisation du travail scolaire une autre, nos questions sont peut-être de " mauvaises " questions. Mais c'est justement l'enjeu : entre l'enseignement et l'apprentissage, il y a le travail scolaire, et ce travail, il faut bien qu'il s'organise. Entre apprentissage et enseignement, entre enseignement et travail, entre travail et organisation, il y a probablement un rapport. Quel est ce rapport, et en quoi conditionne-t-il l'accès des élèves aux savoirs scolaires et aux savoirs tout court ? Cette question ne préjuge de rien. Ou plutôt : elle préjuge d'un triptyque " essentiel " dont nous n'avons aucune raison de nous laisser " détourner " : premièrement, que les savoirs sont précieux ; deuxièmement, que les élèves sont capables d'y accéder ; troisièmement, que cet accès, c'est à l'école de l'organiser.

Un collectif de chercheurs et d'enseignants-chercheurs a bien sûr des raisons de s'intéresser à l'organisation du travail. La professionnalisation de l'enseignement, la formation des maîtres, les innovations pédagogiques butent régulièrement sur cet obstacle. Et c'est précisément parce que cet obstacle résiste qu'il a besoin d'être étudié sans précipitation. Il est peut-être " urgent " de " produire des savoirs et [de] faire l'état des savoirs partagés sur l'organisation du travail ", mais ce travail n'a pas besoin de se faire dans l'urgence. Si la théorie est utile, c'est parce qu'elle prend le temps du détour qui, une fois effectué et pleinement effectué, fournit des instruments puissants pour comprendre le monde et, cas échéant, le transformer.

Il n'y a qu'une seule manière d'éviter les courts-circuits : prendre le temps de conceptualiser, de théoriser, d'observer, d'analyser, de comprendre l'organisation du travail scolaire telle qu'elle est, telle qu'elle est pratiquée et telle que nous la pratiquons, en suspendant provisoirement mais résolument la suite des opérations. " Rien de plus pratique qu'une bonne théorie ", en somme.

 

L'objet : le travail tel qu'il est organisé/organisant

On peut résumer en distinguant trois plans : le travail réel (des travailleurs), le travail souhaité (par les travailleurs), le travail imposé (aux travailleurs). Ces trois plans sont évidemment interdépendants, mais c'est pour cela que nous avons besoin de comprendre les interdépendances avant d'en préconiser d'autres.

Inscrivons-nous donc dans cette logique, et voyons ce que le travail théorique entrepris jusqu'ici nous dit du travail réel, du travail réalisé, du travail scolaire " tel qu'il est organisé " :

  1. Le travail scolaire est organisé. C'est un fait. Bien organisé, mal organisé, désorganisé : le travail est toujours au carrefour de l'ordre et du désordre. Comment est-il organisé ? Comment est-il structuré, divisé, planifié, contrôlé, régulé, etc. ? Si un observateur devait s'intéresser au travail scolaire tel qu'il est produit, que devrait-il regarder ?
  2. Le travail organisé est le produit d'un travail organisant. Les acteurs qui travaillent le font dans des conditions qui sont le résultat d'une organisation, mais cette organisation est elle-même le résultat d'un travail. Si un observateur devait s'intéresser à tout le travail scolaire, il devrait observer non seulement le travail produit (organisé), mais aussi le travail de production (organisant)) de ce travail.
  3. L'organisation du travail (1) et le travail d'organisation (2) renvoient à des pratiques, mais aussi à des conceptions. Les travailleurs et les organisations ne font pas que travailler et s'organiser. Ils incarnent, ils revendiquent, ils justifient, ils diffusent des conceptions du travail et de son organisation. Du taylorisme au New Public Management, de l'enseignement mutuel à la pédagogie coopérative, des modèles émergent, circulent, se transforment, de déforment. Ils sont transférés, traduits, intégrés dans des contextes nouveaux, au cœur ou en marge des pratiques réelles.
  4. Le travail conçu et le travail pratiqué ont des effets. Tout travail a un rendement, au sens large du terme. A l'école, il produit non seulement des apprentissages, mais il produit ou il peut produire aussi du sens, de l'identité de la souffrance, de la résignation, etc. Si les trois premiers points sont importants, c'est parce qu'ils pèsent sur le quatrième : que produit-on, à l'école, dans telle ou telle forme d'organisation ?

Etudier au moins ces quatre dimensions, et étudier leur articulation, voilà un travail strictement théorique qui reste à faire. Un travail à peine entamé, que des chercheurs et des praticiens sont fondés à réaliser en commun, au carrefour des leurs différents champs de préoccupations. S'il veut être efficace &emdash; s'il veut avoir du rendement &emdash; ce travail doit être patient. C'est parce qu'il n'est pas entièrement désintéressé, parce qu'il est relié à des soucis de formation, d'innovation, de professionnalisation et de démocratisation de l'école collectivement partagés, que ce travail est important. Et c'est parce qu'il est important qu'il doit être méthodique et patient.

 

La question : du travail conçu au travail réalisé

Nous pourrions donc partir (ou repartir) du principe simple qui veut que le travail scolaire soit organisé. Il est organisé parce que l'enseignant organise le travail de ses élèves (comme un contremaître dans un atelier), et parce que le système scolaire organise le travail des enseignants (comme une direction ou un bureau de méthode dans une entreprise). On peut alors proposer un cadrage conceptuel qui ne fixera pas les critères du bon ou du mauvais management scolaire, mais qui permettra de poser la question qui fait obstacle, qui semble incontournable et qui pourrait déboucher sur d'autres sous-questions : que produisent les différentes formes, les différentes logiques, les différentes cultures d'organisation du travail scolaire, et qu'empêchent-elles de produire d'autre ?

Poser cette question, c'est poser déjà un certain nombre d'hypothèses théoriques qui ne sont pas nouvelles, et que l'on vient de rappeler dans ce texte : le travail scolaire est organisé, cette organisation est le fruit d'un travail, elle est en lien avec des conceptions du travail et elle a des effets, des résultats, bref un rendement sur toutes sortes de variables, à commencer par les savoirs, les compétences et jusqu'au rapport au monde des élèves.

On pourrait schématiser provisoirement ce cadre et cette question en dessinant une première boucle reliant le travail institué (l'organisation du travail) et le travail instituant (le travail d'organisation). Et faire l'hypothèse que les différentes strates de l'institution (direction, inspection, enseignants, élèves) sont à la fois organisatrices et organisées par les autres strates. Cette boucle peut être considérée comme le système qui fait vivre et évoluer les différents métiers : métier d'enseignant, métier d'élève, métier d'inspecteur, métier de directeur, etc. Elle est conditionnée en amont, de manière plus ou moins consciente, plus ou moins explicite, plus ou moins cohérente, par des conceptions de ce que sont ou de ce que doivent être le travail scolaire et l'organisation de ce travail. Et elle débouche en aval sur des effets plus ou moins mesurables (apprentissages, sens, identité, etc.) que l'on pourrait appeler des réalisations. Si l'on dessine une autre boucle, qui va des réalisations aux conceptions, on complexifie le système des métiers en introduisant la logique de la professionnalisation. Une logique que l'on pourrait schématiquement résumer ainsi : plus les travailleurs contrôlent leur travail, plus ils confrontent le travail réalisé au travail conçu, plus ils objectivent et plus ils réfléchissent aux effets de leur travail pour réaliser et/ou ajuster leurs ambitions, plus ils se professionnalisent. On obtient donc deux boucles &emdash; la boucle du métier (travail instituant/travail institué) et la boucle de la professionnalisation (travail conçu/travail réalisé) qui peuvent bien sûr interagir entre elles : 

Il y aurait donc un cadre, quelques hypothèses qui sous-tendent ce cadre, et une question générale que l'ensemble permet de reformuler : quel est le rendement des différentes formes d'organisation du travail du point de vue de la production d'interactions didactiques fécondes ? Supposons que cette question soit une question partagée, un espace commun de recherche. Reste à trouver une méthode : comment nous organiser pour chercher, c'est-à-dire pour travailler ?

 

La méthode de recherche : s'organiser pour travailler

Une perspective serait d'étudier les incidences de l'organisation du travail sur les situations d'apprentissage. En regardant jusqu'au bout de la chaîne, c'est-à-dire jusqu'à un niveau d'appréhension assez fin pour saisir en quoi l'organisation du travail a des effets sur les tâches et les apprentissages des élèves.

Ce type d'investigation supposerait la récolte de données qualitatives : enquêtes exploratoires, études de cas, entretiens avec des enseignants, entretiens avec des duos d'enseignants, etc. Ces données n'auraient pas besoin d'être statistiquement significatives pour déboucher sur des résultats intéressants, mais elles devraient, d'une part dégager des types, des formes, des styles, des logiques d'organisation (travail organisé, travail organisant), d'autre part évaluer leur rendement du point de vue de la production de situations d'apprentissage, et d'apprentissages tout court.

L'objectif ne serait ni de conduire collectivement une grande recherche empirique, ni même de préparer directement une telle recherche, mais d'intégrer l'enquête dans la quête, et de penser la prospection dans une perspective de conceptualisation. Ce qu'il nous faudrait chercher ensemble, ce ne sont pas des données (à récolter), mais des idées (à produire), pour appréhender la dialectique métier d'élève/métier d'enseignant du point de vue de l'optimisation des situations d'apprentissage. Pas pour viser une inaccessible étoile, une " ingénierie pédagogique " irréprochable, mais pour identifier les types d'organisation qui font apprendre, qui dynamisent les situations d'apprentissage, qui les conjuguent et les articulent de manière efficace.

Pour nous, l'organisation du travail est indissociable du travail. Mais à quel moment bascule-t-on dans le travail ? Nous devrions observer l'organisation du travail jusqu'au seuil de la mise au travail des élèves, sachant que l'organisation inclut le temps planifié, les tâches, les équipements. La régulation en situation de travail en serait donc exclue. L'objet de recherche organisation du travail scolaire serait donc, pour le préciser encore : la planification, la structure de travail et la mise au travail. La thèse est la suivante : l'organisation du travail précède le travail et le sous-tend.

Scénario pour appréhender l'organisation du travail : observer une dizaine d'écoles, essayer de voir ce qui est organisé à la manière d'un ethnologue. Il y a du rythme, des séquences, des traces, du visible, de l'observable, bref : des résultats d'intentions. Ou encore : partir du point de vue de l'acteur, de l'enseignant qui se demande : " A quoi est-ce que je me réfère ? Qu'est-ce que j'explicite? Quels espaces de régulation est-ce que je prévois ? "

Une option forte se dégage encore pour travailler par étude de cas, en fonction éventuellement d'une grille minimale qui resterait à élaborer. Pour poursuivre le travail d'orientation de la recherche, chacun des membres du séminaire s'engage à écrire, sous forme de récit ou de mémo, un moment de planification et d'organisation du travail, de son point de vue et en fonction de son insertion professionnelle. Ce matériau donnera matière à réflexion et probablement à décision. Nous pourrons peut-être mieux saisir notamment : à quoi les gens font-il attention ? A quoi sont-ils sensibles ? Sur quoi se fondent leurs décisions ? Un tel corpus d'observations et de saisies de moments d'organisation du travail contribuera sans doute à mieux problématiser et à mettre la recherche en perspective.


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