Université de Genève - Faculté de psychologie et des sciences de l'éducation - Sciences de l'éducation

 

LIFE

Laboratoire de recherche

Innovation-Formation-Éducation

 

Séminaire de recherche LIFE 2002-2003

L'ORGANISATION DU TRAVAIL SCOLAIRE


Notes de synthèse du séminaire du 19 mars 2003

 

Efficacité, opacité et descriptions de pratiques ou

un souci de jalonner le chemin parcouru

 

Lorraine Savoie-Zajc

Texte de référence :

Philippe Perrenoud
Mettre les démarches de projet au service du développement de compétences ?  


Pour produire cette synthèse j'ai ressenti le besoin de non seulement relire mes notes prises en cours de séminaire mais également retourner aux textes produits par mes prédécesseurs (Maulini, Muller, Perrenoud). Je souhaitais situer les propos de la rencontre du 17 mars dans la continuité des préoccupations et des marqueurs conceptuels injectés dans les textes déjà produits, tremplins pour l'avancée de la réflexion.

Quelques préoccupations ressortent comme étant centrales : 1- l'organisation du travail et la notion d'efficacité; 2- la relative opacité de l'organisation du travail et ses effets. Ont aussi été produits des textes dont l'objet principal est la description de formes d'organisation du travail : la démarche de projet (Perrenoud) et des exemples d'organisation d'activités éducatives (Bolsterli , Périsset Bagnoud). Le présent texte de synthèse va donc reprendre ces divers axes de réflexion et se penchera sur l'intérêt de s'intéresser aux pratiques " terrain ", manifestations de l'organisation du travail scolaire.

1. L'organisation du travail scolaire et la notion d'efficacité

Plusieurs questions ont été soulevées sur le rapport organisation du travail scolaire versus efficacité. Bien sûr, on pourrait s'inscrire dans une logique causale simple (simpliste?) et taylorienne en disant que l'optimisation de la structuration des tâches conduit à une plus grande efficacité, un meilleur rendement. Pourtant, même dans le travail en usine, une telle logique ne prévaut plus car on reconnaît que l'ouvrier a besoin de donner du sens à son travail et d'acquérir une vision globale de la tâche afin d'augmenter sa satisfaction et son engagement dans son travail, entraînant, l'espère-t-on, un meilleur rendement. A fortiori, dans l'organisation du travail scolaire on ne peut se contenter d'une logique reflétant une telle causalité simple, les processus d'enseignement/ apprentissage étant autrement plus complexes que la fabrication d'un appareil quelconque. Ces prémisses étant établies pourquoi donc cette préoccupation récurrente au sujet de l'efficacité? Est-ce qu'on organise son travail uniquement pour être efficace? Quelles sont les finalités poursuivies par l'acteur qui organise son travail? Le peintre, le compositeur de musique, le chirurgien n'organisent-ils pas leur travail? Ne visent-ils que l'efficacité de leurs gestes? Dans les trois cas de figures, ces personnes ont évidemment recours à des façons de faire spécifiques, que ce soit dans l'équilibre des formes pour le peintre ou dans l'harmonisation des différentes partitions pour le compositeur d'opéra ou dans l'application du protocole prévu pour effectuer un pontage coronarien. Il y a une organisation du travail sous-jacente aux gestes posés par ces personnes et pourtant le peintre vise non pas l'efficacité de sa peinture mais la représentation symbolique d'une réalité, la communication d'un registre d'émotions; le compositeur d'opéra vise l'harmonie des partitions chantées et jouées et non pas une utilisation rationnelle et " efficace " des musiciens et des chanteurs; le chirurgien vise la guérison ou, à tout le moins, l'amélioration de la qualité de vie de son patient et non pas l'usage à moindres coûts de la salle d'opération.

Dans notre questionnement du rapport organisation du travail scolaire et efficacité, il serait donc pertinent de réfléchir à la notion même d'efficacité en éducation. Qu'est-ce qu'un geste pédagogique efficace, qu'est-ce qu'une école efficace? Donc aux questions de " Comment ", " Qui " et " Pour qui " s'organise le travail scolaire posées par Maulini (L'organisation du travail scolaire), il serait important d'ajouter le " Qu'est-ce que " permettant de décliner les paramètres à partir desquels la notion d'efficacité est compatible avec une certaine vision de l'éducation. Une vision de l'apprentissage constructiviste se dotera de critères d'efficacité et de formes d'organisation du travail bien différentes d'une vision de l'apprentissage à la Skinner par exemple. La question du " Pourquoi " paraît aussi fertile car elle suscitera la réflexion autour de la question des buts, des intentions visés : organise-t-on le travail scolaire pour des buts humanistes (l'être en croissance tout au long de sa vie); pour des préoccupations marchandes (besoin de main d'oeuvre qualifiée); pour des préoccupations politiques (citoyen responsable); pour des préoccupations visant le progrès de la société (de l'être instruit à l'être éduqué)? Un dernier type de questions qui pourraient se poser face au couple organisation du travail scolaire et efficacité porte sur les buts moraux de l'entreprise. Organise-t-on le travail scolaire en respectant la dignité de la personne, en reconnaissant les différences individuelles, en procurant aux divers acteurs scolaires (élèves, enseignants, directions) les ressources appropriées pour faciliter l'engagement des diverses personnes dans l'apprentissage, dans le travail?

Un courant de recherches s'intéresse aux caractéristiques des écoles dites efficaces. On leur associe certains attributs dont le partage d'une vision commune des personnels scolaires centrée sur la réussite des élèves, le travail en collaboration et l'ouverture sur la communauté (Sergiovanni, 1991). Il ne faut toutefois pas voir ces différentes caractéristiques comme des éléments d'une liste d'épicerie ou des ingrédients d'une recette infaillible. Dupriez (2003) se montre plutôt critique face à ce courant de recherches et il a raison dans la mesure où ces caractéristiques seraient dissociées du contexte spécifique d'une école, d'une culture institutionnelle. À mon sens, une école efficace c'est une institution où les divers acteurs scolaires sont cohérents entre leur dire et leur faire et se montrent consistants dans leurs exigences. On est alors en présence d'un système efficace car les gestes posés respectent une trame commune, cohérente et consistante dans l'organisation non seulement du travail scolaire mais dans les rapports entre les divers acteurs: comment exiger des élèves un travail effectué en coopération quand soi-même comme adulte on ne sait pas travailler avec son collègue? Comment aider l'élève à apprendre quand soi-même comme adulte on a toutes les réponses, sourd à la réflexion et à la remise en question? Comment promouvoir des valeurs d'accueil de l'autre, d'ouverture à la différence quand l'école montre peu d'intérêt et de volonté de partage avec les familles et la communauté? Une école efficace c'est à mon sens une école où les membres s'entendent sur des valeurs fondamentales, ancrent leurs pratiques dans celles-ci. Les gestes professionnels posés sont les témoins de telles valeurs, autrement dit, il y a cohérence et consistance dans la structure de l'organisation du travail et dans la qualité des rapports entre les personnes qui gravitent dans et autour de l'école. Que dire d'un enseignant qui demande aux élèves de montrer du respect envers les autres élèves et sa personne mais qui à la première occasion rabroue l'autre d'une façon méprisante? Que dire d'un directeur qui dit avoir confiance dans son équipe et déléguer des responsabilités mais qui signifie à l'autre comment s'acquitter de la tâche confiée?

2. La relative opacité de l'organisation du travail et ses effets

Apparaissant dans le texte de Muller et repris et discuté dans la synthèse de Perrenoud, la question de la relative opacité de l'organisation du travail a suscité l'intérêt des participants du séminaire du 17 mars. Empruntant à Bakhtin les notions de style et de genre, Perrenoud propose de nouveaux marqueurs conceptuels pour faire avancer la réflexion au sujet de l'organisation du travail. Si le genre renvoie aux normes et aux codes de pratique définis dans une culture professionnelle donnée, le style constitue la marge de manœuvre, le degré de créativité consenti par l'organisation scolaire au corps enseignant. Comme le disait un directeur d'école récemment rencontré en entrevue, il est nécessaire " d'harmoniser plutôt que d'uniformiser " les pratiques, illustrant bien à mon sens l'idée de créativité et de différence individuelle présente dans la notion de style, essentiel au geste humain. Une règle systémique rappelle d'ailleurs qu'il est nécessaire pour un système qui veut continuer de vivre et de progresser, " de cultiver la diversité dans ses sous-systèmes".

Reconnaissant que la notion d'organisation du travail scolaire est complexe parce qu'elle se décline selon des entrées disciplinaires diverses : didactiques, sociologiques, anthropologiques, économiques et autres; reconnaissant aussi que l'objet lui-même est relativement opaque et difficile à reconnaître car pour reprendre la dialectique fond-forme chère aux Gestaltistes, c'est dans l'interrelation entre " l'avant-plan " (le geste posé dans le cadre d'un programme scolaire, pour un cycle donné), et " l'arrière-plan " (les valeurs pédagogiques, les représentations des rôles des enseignés et des enseignants) qu'une compréhension de l'organisation du travail scolaire peut devenir intelligible, car l'avant-plan tire son sens de sa relation, de son imbrication avec l'arrière-plan. C'est donc à la fois la structure sous-jacente et à la fois les manifestations concrètes qui sont susceptibles de donner sens à l'organisation du travail scolaire.

Est-il utile de jeter davantage de lumière sur l'opacité et si oui à qui cela profitera-t-il? Aux enseignants, aux formateurs des maîtres, aux élèves, aux parents, à la société?Les linguistes anthropologues Sapir et Whorf ont produit dans les années 70 une thèse démontrant que pour connaître quelque chose, il est important de pouvoir la nommer. Ils introduisent des exemples tirés de leurs recherches auprès de diverses tributs autochtones, dont les Inuits. Ces derniers nomment dans leur langue, donc savent reconnaître, plusieurs formes de neige ceci ayant des conséquences importantes pour prévoir un type spécifique d'habillement, de fartage des patins des traîneaux, etc.

Il apparaît donc important de lever le voile sur la relative opacité de l'organisation scolaire non pas pour s'engager dans une logique marchande et ne considérer que son rapport coûts/bénéfices mais plutôt pour tenter de développer un discours convaincant au sujet de la complexité et de la richesse de l'entreprise d'apprendre et d'aider à apprendre, mission du système scolaire.

Comment donc étudier la notion "de l'organisation du travail scolaire " en évitant des réductions simplistes et permettant de faire ressortir sa richesse et sa complexité conceptuelle?

 

3. Façons d'organiser le travail scolaire ou le recours à la posture ethnographique pour se saisir de l'objet

La stratégie de produire des textes qui illustrent une/ des façons d'organiser le travail scolaire m'apparaît prometteuse. S'intéresser aux pratiques de terrain, c'est emprunter une posture davantage ethnographique, qui s'attache et s'attarde au sens que l'acteur donne à sa façon personnelle d'organiser son travail. La compréhension fine des pratiques permet de mettre en lumière les contraintes à l'action, les négociations entre les " partenaires ", les résistances, les questionnements, les angoisses, les plaisirs et les satisfactions de l'enseignant. Les réactions de l'acteur traduisent en quelque sorte la trame du geste posé, les normes, les cadres à l'intérieur desquels le travail s'organise. L'approche ethnographique permet donc de décrire " l'avant-plan " et de comprendre la trame qui constitue " l'arrière-plan ".

Une telle approche pourrait faire ressortir certaines dimensions de l'organisation du travail et se décliner selon divers angles, interreliés : un angle symbolique, un angle empirique, un angle esthétique, un angle historique, un angle éthique. La liste est loin d'être exhaustive…

L'angle symbolique s'intéresse aux langages utilisés pour référer à un objet. Comment nomme-t-on les pratiques? Quels gestes pose-t-on pour les traduire? Quelles représentations visuelles offre-t-on aux acteurs d'une communauté scolaire, aux visiteurs de cette communauté?

L'angle empirique renvoie lui aux types d'observations effectuées afin de fournir des appréciations qualitatives et quantitatives des dispositifs mis en place pour soutenir, stimuler l'apprentissage. Autrement dit, que cherche-t-on à améliorer en posant ce geste et pourquoi emprunter cette voie, ce dispositif particulier?

L'angle historique renvoie à la dimension temporelle, chronologique. Quelles sont routines que les individus répètent sans plus y penser? Dans quelle tradition s'ancre cette pratique, cette routine? Comment l'adhésion à la " tradition " engendre-t-elle une résistance au changement de pratiques qui " ont fait leur preuve " et en quoi est-elle compatible ou incompatible avec l'innovation proposée?

L'angle esthétique désigne la part de créativité des individus qui ont développé des façons de faire, de structurer, de réfléchir au cours des années de pratique. C'est le style évoqué plus haut, c'est la marge de manœuvre que l'individu protège dans l'exercice de sa fonction (Crozier et Friedberg).

L'angle éthique finalement se préoccupe de comprendre les relations de pouvoir qui traversent une organisation donnée et pose comme paramètre que la dignité et le bien-être des personnes doivent être protégés. Comment ceci se traduit-il dans la classe, dans l'école? Quelles en sont les manifestations?

 

Conclusion

Au-delà des structures de l'organisation scolaire, des programmes, des conventions de travail des divers acteurs, il y a les référents culturels, historiques, personnels des individus qui y vivent, qui y travaillent et qui donnent un sens hautement personnel à " l'organisation du travail scolaire ". C'est par le recours aux regards à la fois macroscopique (les structures d'un système donné) et microscopique (les pratiques des acteurs), les deux en étroite dialectique, que l'on pourra lever le voile sur la relative opacité de l'organisation du travail scolaire.

 

 

Bibliographie

Dupriez, V. (2003). De l'isolement des enseignants au travail en équipe : les différentes voies de construction de l'accord dans les établissements. Cahier de recherche du GIRSEF, # 23.

Sergiovanni, T.J. (1991). The principalship: A reflexive practice perspective. Needham Heights: Allyn and Bacon.


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