Esquisse de réflexion à propos du Séminaire

Alain Muller

Université de Genève 

 

Genève, mars 2003

Esquisse de réflexion à propos du Séminaire Life du 19/3/03

Certaines questions sont revenues de façon récurrente durant la première partie du séminaire (voire aussi la deuxième partie et certains moments des séminaires précédants). Pourquoi les enseignants manquent-ils d'intérêt pour un changement d'organisation du travail ? Pourquoi n'en rêvent-ils pas ? Pourquoi se suffisent-ils d'une créativité touchant le genre et le style ? Etc.

Les réponses données son plus ou moins les suivantes. L'organisation du travail actuelle est un pare-angoisse. L'organisation du travail actuelle les arrange, ça leur évite de devoir tout réinventer, de prendre des risques. L'organisation du travail actuelle pèse d'un tel "poids historique" qu'on n'arrive plus à penser autrement. L'organisation actuelle du travail joue un rôle "préstructurant" pour la pensée et l'action, elle est une espèce d'habitus institutionnel qui nous dicte pensée et action. Etc.

De manière assez schématique, il semble que l'on puisse classer ces réponses en deux grandes catégories :

Notre discours semble devoir, de manière bien classique d'ailleurs, osciller entre une mise en cause de la réalité et une mise en cause des acteurs de cette réalité.

Il y a là d'ailleurs une première difficulté : on peut remarquer que quand ce discours n'est plus "contenu" dans une intention de compréhension réflexive, quand on le laisse rejoindre le courant de notre rationalité quotidienne, il dérive imperceptiblement, d'un côté vers une espèce de fatalisme démoralisé, de l'autre vers le jugement moral de l'acteur. L'une et l'autre de ces dérives peuvent d'ailleurs aller très bien ensemble, preuve en est ces deux interventions de J-M Richard, qui se sont suivies assez rapidement : Si on s'attache aux petits détails, c'est qu'on sait qu'on ne peut pas changer le reste. [Intervention d'une ou deux autres personnes.] Il faut bien avouer que ça nous arrange. (Je cite de mémoire.) Une même personne met en cause, et une réalité qui s'impose à lui, et auto-critiquement lui-même.

À ce point on pourrait se poser une question. Est-ce que ces interprétations fatalistes-moralisantes ne sont que des altérations d'un premier moment réflexif-critique dans lequel sont mis en lumière deux ordres de déterminations (sociologique, psychologique), ou, sommes-nous d'abord pris dans une pensée fataliste-moralisante (pensée de laquelle nous n'arrivons pas à sortir), fatalisme-moralisant que dans un deuxième temps nous tentons d'élever au rang de réflexion critique plus ou moins théorisée ?

Bref, arrivons-nous vraiment à faire plus, ou autre chose, qu'offrir un écrin théorique à notre doxa ?

Une seconde difficulté à trait à mon sens, à la "circularité" qu'entretiennent entre eux ces deux ordres de déterminations et surtout à l'usage que l'on peut faire de cette circularité.

On sait qu'une des manières classiques de relier réalité sociale objective et réalité psychologique subjective, est de penser la seconde comme une intériorisation de la première : il y a subjectivation de l'objectivité sociale. Et l'on sait qu'en retour, le sujet va rendre à la réalité ce qui lui appartient, il va construire celle-ci en fonction de ses "représentations", elles-mêmes déterminées par cette réalité. On est dans une véritable boucle d'auto-renforcement.

Pour ce qui nous intéresse cette logique de pensée opère comme suit : si les acteurs sont peu intéressés à transformer l'organisation scolaire, s'ils cherchent à se défendre contre l'angoisse, s'il n'arrivent pas à imaginer quelque chose d'autre, c'est que l'organisation scolaire objective les détermine au point qu'ils ne peuvent plus penser subjectivement en dehors d'elle. Ainsi ils la reconduisent en extériorisant leurs représentations, leurs conceptions.

Pour qu'une telle boucle fasse autre chose que se perpétuer infiniment, il semble n'y avoir qu'une solution : il faut qu'un des deux termes de cette relation infernale devienne plus fort que l'autre, ne soit plus son simple miroir.

Du côté subjectif, cela signifie qu'on postule qu'à un certain moment, apparaissent des sujets dont les conceptions, les représentations, l'imagination, etc., sont plus que des subjectivations de l'objectivité, sont soutenues, déterminées par autre chose : un savoir, une volonté politique, des valeurs, etc. On rejoint ici la thématique de l'avant-garde : certains sujets en savent plus, sont plus conscients, plus éclairés, plus avancés, etc. (Peu importe pour notre propos que cette avant-garde soit plutôt "scientifique" ou plutôt "militante".) Et c'est depuis ce plus que certains sujets se sentent autorisés à juger le fatalisme intériorisé des autres sujets, voire le leur propre.

Il n'est pas question ici de redonner du service à un relativisme qui prétendrait que tout est question de point de vue, que chaque position se vaut, et qu'ainsi aucun acteur aussi "informé" soit-il n'a aucune raison de se penser plus éclairé que d'autres. Il ne s'agit pas non plus de prétendre que ces acteurs éclairés n'ont pas le droit de faire valoir leurs arguments. Le problème est plutôt de savoir, si dans le cadre d'une entreprise de recherche et non d'un débat "politique" (même si la frontière n'est pas facile à établir), user de notre position (aussi éclairée soit-elle) nous aide vraiment à comprendre la position adoptée par d'autres acteurs. Certes nous avons nos raisons de considérer que notre position est plus éclairée que celle d'autres sujets, et même (en gardant une certaine prudence) il n'y a rien d'illégitime à considérer les points de vue de ces derniers comme relevant d'une certaine ignorance. Mais une chose est d'avoir nos raisons, une autre d'user de celles-ci pour expliquer les positions, représentations, conceptions, etc., des autres : agir ainsi, ne nous permet de comprendre rien de plus que notre "supériorité", mais encore, tend à nous faire confondre ce qui est une dimension (parmi d'autres) d'une prise de position, avec les raisons de celle-ci.

Et j'ai un peu l'impression que (par moments du moins) certaines de nos réponses s'engagent dans cette direction.

La troisième difficulté à laquelle me semble-t-il nous nous heurtons est celle des présupposés engagés dans nos réponses. Prenons par exemple l'idée que l'organisation actuelle du travail jouerait le rôle de pare-angoisse, ce qui laisse sous-entendre que c'est (entre autres) pour cela qu'on y serait attaché.

On prête donc à l'organisation une vertu anxiolytique et on présuppose que les acteurs ont besoin et recherchent cet anxiolytique, comme si ces deux "faits" étaient naturels. Mais en quoi l'organisation du travail est-elle un anxiolytique et pourquoi les enseignants seraient-ils comme déterminés à rechercher cet anxiolytique ? Après tout, il n'est pas si évident que quelque chose qui limite fortement la liberté de pensée et d'action soit en soi dés angoissant. Cela peut être au contraire très angoissant. Il ne va pas de soi que des sujets, aussi angoissés soient-ils, cherchent à calmer leur angoisse dans une limitation de leur espace de jeu. Il n'est pas sûr que reconduire toujours la même chose soit désangoissant. Après tout, terre inconnue et terrain connu ne peuvent-ils pas être aussi anxiogènes l'un que l'autre, bien que pour des raisons différentes ?

Il est ainsi possible que nous présupposions un peu trop facilement le conservatisme de certains. D'une certaine manière nous sommes face à un phénomène de conservation que nous ne comprenons pas bien, car il ne répond pas à nos raisons. Alors, nous versons cette conservation du côté de certains acteurs.

Il me semble que c'est à ce point qu'apparaît une quatrième difficulté (bien sûr, comme on l'aura compris, toutes ces difficultés sont liées entre elles, n'en sont qu'une seule). Il est possible que nous projetions un problème de relation, (soit un problème dont l'origine remonte à la relation elle-même) dans un ou l'autre des protagonistes de cette relation.

Suivant le modèle de subjectivation-objectivation (qui semble nous guider) nous établissons un lien de détermination réciproque entre l'organisation du travail et les acteurs : l'organisation détermine la pensée, les "représentations", les pratiques des acteurs, ces dernières déterminant la reconduction de cette organisation, et ainsi de suite… Or comme nous ne savons pas grand-chose du lien de détermination lui-même (de son "contenu", de son procès) il semble que nous soyons tentés de faire reculer cette détermination, ou dans les acteurs, ou dans l'organisation du travail. Cette détermination semble alors prendre naissance dans ceux-ci, et en dernier lieu faire comme partie de leur nature. Ce qui détermine la pensée et l'imagination (ou le manque d'imagination) des acteurs c'est le poids historique qui est dans l'organisation, c'est l'habitus institutionnel qui y réside. Dans l'autre sens, ce qui détermine la permanence de l'organisation du travail, c'est le conservatisme qui est dans les acteurs, c'est le manque d'imagination ou l'angoisse qui sont inscrits en eux.

Bien sûr, on va à un moment expliquer ces déterminations internes par des causes qui débordent la relation acteurs-organisation. Par exemple, on dira que si les enseignants sont angoissés, c'est parce que l'institution, le politique, les parents, etc., leur en demandent trop… On pourra prétendre aussi que l'habitus institutionnel qui réside dans l'organisation du travail est relatif à un certain contexte socio-politique. Etc. Mais à mon sens, cela ne change rien à l'affaire, on n'aura fait qu'enrichir, que charger d'un peu plus de détermination interne les deux protagonistes. Bref, aussi déterminés soient-ils pas des contraintes qui leur sont extérieures, c'est comme porteurs de celles-ci, comme les ayant intériorisées qu'organisation du travail et acteurs vont entrer en relation.

Et ceci a un certain "avantage : cela nous évite de penser la relation elle-même dans sa dimension constructive. D'une certaine façon, les jeux sont faits : les caractéristiques de l'organisation du travail et des acteurs sont constitutives de leur rencontre, et si celle-ci dans sons procès même produit quelque chose, ce ne peut être que le renforcement de ce qu'ils étaient avant que ce procès ne s'ouvre.

Evitons les malentendus ! Il n'est pas question de dire qu'une telle saisie de la relation acteurs-organisation du travail est erronée ou illégitime, que les faits qu'elle met en lumière sont de faux faits. Il s'agit plutôt de circonscrire les limites d'une telle saisie, et peut-être de tenter de dégager ce qu'un autre regard pourrait avoir de fécond.

Mais pour cela, il faut d'abord revenir sur une ou deux des caractéristiques de cette saisie.

Tout d'abord (et on rejoint ici un point qui était soulevé comme première difficulté ), une telle saisie semble être articulée à une sémantique naturelle de l'action. (Quéré, 1993) Pour faire vite, disons qu'une des caractéristiques de la sémantique naturelle est qu'elle recourt à deux types d'explications : explications causales et explications téléologiques.

Si les acteurs agissent et pensent d'une certaine manière, c'est d'une part qu'ils sont déterminés à le faire par des contraintes externes : c'est ce que j'appelais plus haut les déterminismes institutionnels-externes (l'histoire, la forme scolaire, l'organisation du travail comme réalité objective, etc., déterminent ce que les acteurs sont capables de penser, d'imaginer, de faire).

D'autre part, si les acteurs agissent d'une certaine manière, c'est qu'ils poursuivent des buts, des finalités, des fins, etc., qui précèdent et ainsi guident leurs actions : c'est ce que j'appelais plus haut des déterminismes psychologiques-internes (les acteurs cherchent à se défendre contre l'angoisse de l'inconnu, ils visent à conserver ce qui existe présentement, etc.).

Les questions et les réponses que j'ai "extraites" du séminaire et qui inaugurent ce texte, répondent me semble-t-il profondément à ces deux types d'explication. Un pas théorisant de plus est cependant fait, qui consiste à relier explications causales et explications téléologiques : les finalités poursuivies par les acteurs sont causées par des réalités externes et celles-ci sont reconduites par la téléologie des acteurs (qui devient par là-même une espèce de cause).

Une première question semble ainsi se poser : l'adhésion à une telle sémantique naturelle, même si elle est quelque peu rehaussée théoriquement, nous permet-elle vraiment de rendre compte des phénomènes dont cette sémantique naturelle est une des composantes ? Autrement dit, pouvons-nous, pour comprendre certains phénomènes, utiliser le même langage que celui qui circule au sein même de ces phénomènes, et dont on peut supposer que dans une certaine mesure il les constitue ?

 

Par exemple, "angoissé", "manque d'intérêt pour le changement", sont pris comme des entités du monde réel, des qualités que l'on attribue à certains sujets et qui seraient censées déterminer leurs actions et leurs pensées. On pourrait d'ailleurs repérer des entités symétriques à celles-ci : à l'angoissé-conservateur répondrait le rêveur-innovateur, au fataliste-qui-n'imagine-pas autre-chose répondrait le délirant-loin-des-réalités, etc. On voit donc bien que ces entités censées déterminer l'action et les conceptions des sujets font partie d'un discours de l'action qui donne sens à celle-ci et dont on peut penser qu'il la guide.

Ne serait-il pas alors fécond, de concevoir ces entités comme étant construites dans le procès même de la relation entre acteurs et organisation du travail ? Ne serait-il pas intéressant de tenter de comprendre comment ces entités s'articulent, se coordonnent, ouvrent des champs de possibilités et d'impossibilités au sein même de l'action, dans la mesure où elles émergent des possibilités et impossibilités ouvertes par l'action ?

Evitons encore une fois les malentendus ! Il ne s'agit pas de réfuter la pertinence de cette sémantique naturelle et de ses entités au nom d'un langage plus scientifique qui les regarderait de haut pour en mesurer toute la vulgarité et l'impuissance. Il s'agit au contraire de les prendre très au sérieux, mais plutôt que comme réalités expliquant et précédant l'action, comme des organisateurs-organisés de l'action et dans l'action. Si les acteurs s'en servent c'est qu'elles leur sont profondément utiles, c'est qu'elles ont du sens pour eux, et, à moins de concevoir des acteurs stupides et englués dans leur pratique, on ne voit pas pourquoi on devrait les considérer de haut. Mais cette reconnaissance ne signifie pas non plus que le discours de l'action soit utilisable tel quel pour se comprendre lui-même, et, dans la mesure où il fait partie de l'action, comprendre cette dernière. (Seul le Baron de Münchausen arrivait à se sortir d'un marais en tirant sur ses propres bottes !)

Bref, il s'agirait de tenter d'aborder la sémantique naturelle d'un point de vue grammatical plutôt que factuel. Un tel abord signifie que cette sémantique est appréhendée […] sous l'aspect de sa contribution à la constitution du champ pratique, c'est-à-dire à la configuration de l'action comme réalité phénoménale présentant un ordre qui l'individualise. (Ibid.) Il s'agirait donc d'interroger la contribution structurante du discours de l'action à l'action (pendant l'action), plutôt que de prendre les faits que ce discours thématise comme des entités expliquant l'action (et la précédant).

Revenons maintenant sur l'explication téléologique. Un tel type d'explication renvoie à une séparation des fins et des moyens : un sujet entre en action avec des buts, des objectifs, etc., qui ont été constitués avant cette action, et tout son problème est de trouver des moyens afin d'atteindre ses buts.

Il est utile de faire remarquer en premier lieu, que le dualisme fins-moyens est solidaire d'autres dualismes, et entre autres, du dualisme monde-connaissance : La connaissance humaine est ici envisagée comme une relation contemplative avec un monde de faits que le sujet connaissant a pour tâche de sélectionner et d'ordonner. Ces postulats relatifs à la connaissance ne sont, dans une certaine mesure, que le revers d'une conception finalisée de l'agir humain. Ces deux modes de pensée ont en commun l'idée que l'homme s'oriente d'abord dans le monde par la connaissance, dégageant ainsi des perspectives dans lesquelles s'inscrit ensuite son action. (Joas, 1999) Un des problèmes posés par de tels dualismes, c'est qu'ils nous rendent difficile la compréhension des actions sans passer par une autre dualité : rationalité-irrationalité. Dans la mesure où un sujet poursuit des fins prédéfinies le chemin vers ces fins, les moyens utilisés seront plus ou moins rationnels. Insistons ! C'est parce que ces fins ont été instaurées indépendamment de l'action mise en œuvre pour les réaliser, que l'action peut être jugée plus ou moins rationnelle (en fonction de l'adéquation des moyens aux fins) et ceci selon des critères définis a priori. (Pour le dire encore autrement, la séparation établie entre fins et moyens engendre le problème de leur correspondance. Celle-ci ne va pas de soi, ce qui entraîne le recours à des critères de rationalité pour la juger. Ces critères ne peuvent qu'être définis a priori en fonction des finalités qui précèdent l'action.)

Ceci engendre à son tour une série d'autres problèmes. On n'arrivera à comprendre l'irrationalité que l'on prête (généreusement) à certains sujets que comme une conséquence de leur ignorance, de leur aliénation, de leur mauvaise foi, etc. Bref (et comme on l'a déjà vu) on prêtera aux sujets des qualités internes (même si celles-ci sont causées par des conditions externes) qui expliqueront leur irrationalité, et dans le même temps on se privera de comprendre l'action elle-même.

On peut bien sûr refuser le dualisme rationalité-irrationalité. Mais alors on évite difficilement le piège du relativisme : on prétend que l'action ne peut se juger, que tout est question de point de vue, etc. Réfuter le dualisme rationalité-irrationalité en restant fidèle au dualisme fins-moyens, interdit aussi de comprendre quelque chose à l'action, puisque dans le cadre de ce dualisme fins-moyens, seul ce qui se rapporte à une raison peut articuler des fins avec leurs moyens, et qu'ainsi l'action est cette articulation.

Il peut ainsi sembler pertinent d'abandonner de tels dualismes, et, concernant celui des fins et des moyens, de lui opposer un modèle pragmatique pour lequel les fins et les moyens sont en perpétuelle interaction : Dewey parle d'une relation réciproque entre les fins et les moyens de l'action. Cela signifie que l'action, en règle générale, n'est pas d'emblée dirigée vers des fins clairement définies, en fonction desquelles s'effectue ensuite le choix des moyens. Le plus souvent, au contraire, les fins sont relativement indéterminées et ne se trouvent spécifiées que par une décision quant aux moyens à employer […] La dimension des moyens n'est pas neutre relativement à celle des fins. En trouvant certains moyens à notre disposition, nous découvrons des fins dont nous n'avions même pas conscience auparavant. Les moyens ne spécifient pas seulement les fins, ils élargissent aussi le champ des fins assignables. (Ibid.) De ce point de vue, il n'y a pas juger selon des critères de rationalité définis a priori le rapport entre fins et moyens : c'est l'interaction fins-moyens elle-même qui élabore pragmatiquement ses propres critères de rationalité.

En ce qui concerne les relations entre organisation du travail et acteurs, une telle optique pragmatique semble nous inviter à tenter de comprendre le procès même de leur rencontre. Comment les moyens engagés dans cette relation (par exemple les moyens engagés par un enseignant pour traduire des objectifs d'apprentissage dans le cadre d'une certaine organisation institutionnelle qui lui préexiste ) vont-ils non seulement lui permettre de spécifier ses buts, ses objectifs (ou ceux de l'institution), mais aussi d'élargir ceux-ci ? Comment dans le procès même de la résolution de problème en quoi consiste la mise en relation d'une organisation du travail et d'un acteur, ce dernier peut-il être entraîné à rêver ou à imaginer une autre organisation du travail, ou, au contraire, être entraîné à vouloir conserver une certaine organisation du travail ?

Lors de la discussion autour du texte d'Olivier Maulini Le poinçonneur des curricula, on a beaucoup parlé de la dimension bricolage mise en avant dans le texte, mais on a peu remarqué à quoi avait abouti ce travail de bricoleur, soit à monter dans le train de la rénovation. Olivier Maulini explique cela de la manière suivante : les moyens qu'il a mis en place pour mieux comprendre et mieux soutenir ses élèves, ces moyens entrent en contradiction avec une certaine organisation qui lui est imposée par l'institution. (Ce type d'explication n'est pas sans rappeler le thème marxiste de la contradiction entre forces productives et rapports de production.) De ce point de vue-là, c'est sa pratique en classe qui l'a amené à désirer un changement plus global. (Bien sûr, la montée dans le train de la rénovation, est aussi déclenchée par un ensemble de facteurs externes à la pratique de classe, comme le rapport Hutmacher, une connaissance des travaux en sciences de l'éducation, etc. Mais, à mon sens on peut soutenir que ces facteurs externes ne peuvent devenir facteurs de révision des finalités qu'à partir du moment où ils sont saisis comme des interprétants des contradictions que rencontre et pense un sujet par et dans sa pratique.)

On peut donc déjà traduire l'explication qui précède en un élargissement des fins à travers l'usage de certains moyens. Mais on pourrait à mon sens aller encore plus loin, c'est-à-dire jusque dans la constitution de la pratique : ne pas regarder seulement comment une pratique constituée entre en contradiction avec une certaine organisation du travail, mais encore comment cette pratique se constitue comme rapport entre un acteur et une organisation institutionnelle du travail.

Il serait peut-être utile de considérer l'organisation institutionnelle du travail comme un contexte, mais sans prêter à ce contexte une qualité de "réalité externe" à l'acteur : Ainsi l'idée de "cadre de référence de l'action", dont Parsons a donné la version classique, réduit la situation à un ensemble de conditions et de moyens pour l'action. Ce qui manque dans une telle conception, et qui apparaît dès lors qu'on renonce au modèle téléologique, c'est le lien constitutif, et non seulement contingent, de l'agir humain avec son contexte. (Ibid.)

Les actions du sujet répondent à un contexte dans la mesure où celui-ci "appelle" certains actes plutôt que d'autres, mais dans l'autre sens, ce contexte est interprété par le sujet, et c'est seulement si l'"appel" du contexte est solidaire des interprétations du sujet que l'on pourra parler de situation. En concevant la situation ainsi, on évite de verser la détermination de l'action du côté du contexte, autant que du côté du sujet, mais plus encore, cela nous permet de penser le rapport des fins à la situation : Le rapport à la situation et le rapport au but sont, dès le départ interdépendants. Car sans certaines dispositions finales, si vagues soient-elles, données ante actu sous la forme de besoins, d'intérêts et de normes, aucun événement ne pourrait représenter à nos yeux le caractère d'une situation, ce ne serait jamais qu'un fait dépourvu de signification, un fait muet. (Böhler, 1985)

On pourrait objecter à ce qui précède, que cela ne change pas grand chose à l'affaire, que du moment que la situation se construit dans l'interaction du contexte et des interprétations finalisantes du sujet, elle va précisément dépendre de ce que sont sujet et contexte (de leurs qualités) au moment où ils arrivent dans la situation. La réponse que l'on peut donner à une telle objection peut se faire sous la forme de la question suivante : qu'entendons-nous quand nous parlons d'interaction ? Est-elle une simple rencontre constituée du sujet et du contexte, où est-elle constituante de ceux-ci ?

Il me semble légitime de faire le pari constructiviste qu'elle est constituante, soit de prétendre qu'il n'y a pas de sens à parler de sujet et de contexte comme objets existant indépendamment de la situation (avant celle-ci). C'est par une situation que se mettent à exister sujet et contexte : l'organisation du travail et le sujet n'existent pas avant de se rencontrer, en tant qu'organisation du travail pour un sujet et sujet pour une organisation du travail.

Ainsi, serait-il peut-être intéressant de considérer l'organisation du travail comme une situation, c'est-à-dire comme un contexte appelant certaines actions mais seulement dans la mesure où ce contexte est pénétré significativement par des fins (et non pas comme un contexte auquel le sujet fait face avec ses fins), et où ces actions tendront à spécifier, élargir ou rétrécir ces fins.

On pourrait aussi me semble-t-il, aborder la problématique de l'autonomie des enseignants de ce point de vue, c'est-à-dire non comme quelque chose qui est (plus ou moins) donné aux enseignants, mais qui se construit en situation dans la rencontre entre un acteur et le contexte-organisation-du-travail.

Ceci nous invite à différencier deux choses qu'il nous arrive de confondre assez souvent : la liberté et l'autonomie. La liberté serait à verser du côté du contexte, on pourrait la penser comme une espèce de contrainte négative. C'est une certaine liberté qui pourrait être donnée aux enseignants, comme certaines contraintes, alors que l'autonomie se construirait en situation dans la rencontre entre ce contexte et l'action d'un sujet. De ce point de vue, l'autonomie d'un enseignant ne dépendrait pas du contexte (du moins ne serait pas déterminée par celui-ci) et du poids respectif des contraintes positives ou négatives qui y sont déposées. Par là, une organisation du travail très perscriptive ne serait pas en soi porteuse de moins de promesses d'autonomie qu'une organisation du travail très peu prescriptive, tout dépendrait des actions qui s'y inscrivent. Bien sûr, on peut imaginer deux cas de figure idéaux (dont on a de la peine à imaginer par contre qu'ils puissent se réaliser) : dans un cas tout serait prescrit et ainsi le sujet se dissoudrait dans le contexte de même que toute possibilité d'autonomie, dans l'autre rien ne serait prescrit et c'est le sujet et ses finalités qui deviendraient en quelque sorte le contexte rendant ainsi aussi impossible l'émergence d'une autonomie. (Dans ces deux cas on ne serait pas dans une situation. ) On peut donc faire le postulat que les situations prennent naissance sur un continuum qui va d'un cas idéal à l'autre mais aussi que le degré d'autonomie ne dépend pas du point où est placée la situation sur ce continuum, mais de la situation elle-même (au sens pleinement constructif donné à ce terme plus haut).

 

Bibliographie

Böhler, D. (1985). Rekonstruktive Pragmatik. Von der Bewußsteinsphilosophie zur Kommunikationsreflexion : Neubergründung der praktischen Wissenschaften und Philosophie. Francfort-sur-le-Main.

Joas, H. (1999). La créativité de l'agir. Paris : Les Editions du Cerf.

Quéré, L. (1993). Langage de l'action et questionnement sociologique. In P. Ladrière, P. Pharo & L. Quéré (Eds.) La théorie de l'action. Le sujet pratique en débat. Paris : CNRS Editions.


Version Word rtf de ce document

Retour au début - Textes et notes de synthèse - Page d'accueil du séminaire - Page d'accueil de LIFE