Éric Eigenmann, © 2003
Dpt de Français moderne – Université de Genève
Bérénice de Racine, Le jeu de l'amour et du hasard de Marivaux, Lorenzaccio de Musset, En attendant Godot de Beckett... Largement constituée de ce que l'on appelle des textes ou des pièces de théâtre
, la littérature – française en l'occurrence – entretient avec le théâtre des rapports complexes, source d'une problématique originale. Les études littéraires s'y arrêtent d'autant plus volontiers depuis la fin du XXe siècle qu'elles s'intéressent davantage aux relations de la littérature avec les autres arts, et à la part déterminante pour la signification du texte que prennent les conditions dans lesquelles il se donne à lire ou à entendre. L'essor des études théâtrales à cette époque tient d'ailleurs de cette ouverture.
Le présent cours s'intéresse à la poétique du texte dramatique en limitant le champ d'observation à la textualité, voire à la texture de celui-ci: de quoi cette œuvre verbale singulière est-elle faite? Le recours à des outils linguistiques n'étonnera donc pas. Sous divers aspects, la question de l'énonciation traverse les trois chapitres. Dans les grandes lignes, le premier définit le texte dramatique, le deuxième dégage quelques modes de relation entre les voix qui le composent et le troisième éclaire la spécificité du dialogue de théâtre.
Les rapports entre texte et théâtre dépendent évidemment des acceptions du mot théâtre, multiples, dont on retiendra les cinq suivantes:
Le théâtre (1) désigne un art du spectacle, art combinatoire impliquant diverses techniques d'expression corporelles et vocales, mais aussi plus largement visuelles et auditives, qui élabore une forme de représentation dans l'espace pouvant procéder d'un texte de théâtre (au sens 2) ou donner lieu à son écriture; c'est plus globalement l'événement socio-culturel qui réunit pour l'occasion, en un même espace et au même moment, les acteurs et les spectateurs de cette représentation.
Le théâtre (2), c'est aussi un genre littéraire qualifié de dramatique, qui forme avec l'épique et le lyrique (le récit et la poésie) la fameuse triade romantique des genres, elle-même issue de l'alternative poétique (narratif / dramatique) décrite par Platon et Aristote. Lui appartiennent des textes ou écrits littéraires dotés de certaines caractéristiques liées à la représentation théâtrale, qui les font en général reconnaître d'un coup d'oeil (voir infra, 1.4) et opèrent un classement dans l'œuvre d'un auteur: le théâtre de Victor Hugo par opposition à ses romans et à sa poésie.
Cette première ambivalence appelle la remarque suivante, formulée par Jerzy Grotowski: En France, les pièces publiées en livres sont désignées sous le titre de Théâtre – une erreur à mon sens, parce que ce n'est pas du théâtre, mais de la littérature dramatique
(Grotowski, 1969, p. 53-54). L'anglais dispose en revanche de deux termes, theatre et drama. Si le français confère au mot drame des sens qui excluent de suivre la langue de Shakespeare (dont celui retenu dans [L'œuvre dramatique]), il est néanmoins possible de s'en inspirer pour les adjectifs en réservant dramatique
au texte et théâtral
à la scène, conformément d'ailleurs à l'usage qu'Aristote fait du premier et à l'étymologie grecque du second, rappelée plus bas.
Le théâtre (3), c'est encore et peut-être surtout la qualité particulière que l'on reconnaît à la représentation ou au texte en question (théâtre 1 et 2) lorsqu'ils sont réussis, efficaces: ça, c'est du théâtre!
Roland Barthes parle en ce sens dès 1954 de théâtralité
, concept forgé à partir de l'adjectif théâtral – parallèllement à littéraire/littérarité – pour désigner la propriété du phénomène. Il la situe dans l'épaisseur de signes qui caractérise la représentation scénique:
Qu'est-ce que le théâtre? Une espèce de machine cybernétique [une machine à émettre des messages, à communiquer]. Au repos, cette machine est cachée derrière un rideau. Mais dès qu'on la découvre, elle se met à envoyer à votre adresse un certain nombre de messages. Ces messages ont ceci de particulier, qu'ils sont simultanés et cependant de rythme différent; en tel point du spectacle, vous recevez en même temps 6 ou 7 informations (venues du décor, du costume, de l'éclairage, de la place des acteurs, de leurs gestes, de leur mimique, de leur parole), mais certaines de ces informations tiennent (c'est le cas du décor) pendant que d'autres tournent (la parole, les gestes); on a donc affaire à une véritable polyphonie informationnelle, et c'est cela la théâtralité: une épaisseur de signes.
Littérature et signification, Essais critiques, Seuil/Points, 1981 (1963), p. 258
La fonction signifiante démarque d'abord le théâtral, schématiquement, du tout spectaculaire (un feu d'artifice): en tant que système de signes, le théâtre renvoie à un univers absent, fictif. Suggérant des couches irréductibles entre elles, la notion d'épaisseur démarque ensuite le théâtral du tout textuel: la signification ne saurait se limiter à celle(s) du message linguistique, qu'il soit le seul ou que les autres coïncident avec lui (par hypothèse: une simple récitation ou une image scénique parfaitement redondante). Une formulation antérieure de Barthes peut même sembler dénier au texte sa part de théâtralité (c'était à peu près la position d'Antonin Artaud):
Qu'est-ce que la théâtralité? C'est le théâtre moins le texte, c'est une épaisseur de signes et de sensations qui s'édifie sur la scène [...]
Le théâtre de Baudelaire, Essais critiques, Seuil/Points, 1981 (1954), p. 41
Or il s'agit bien pour Barthes d'une soustraction (le théâtre moins le texte
), qui au sens mathématique aboutit non pas à une suppression mais à une différence, dynamique, entre la représentation scénique et le texte dramatique en l'occurrence – opération réversible en addition: la scène ajoute au texte pour construire la théâtralité de la représentation. La pièce que composent les personnages d'Abel et Bela de Robert Pinget l'illustre: si ce n'est pas du théâtre
, comme ils le reconnaissent eux-mêmes, c'est moins à cause de la platitude des répliques que parce qu'elles collent trop bien à leur contexte, sans surprise ni dialectique.
Le théâtre (4) s'applique en outre à un espace architectural. À l'origine, le theatron grec est exclusivement le lieu, flanc de colline ou gradins, d'où l'on assiste à un spectacle. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, ce sera au contraire l'espace offert aux regards, la scène, et par extension tout le bâtiment dès que seront construites des salles de théâtre. Cette acception met l'accent sur la relation visuelle, spectatorielle, qu'instaure l'art théâtral entre un regardant et un regardé.
Le théâtre (5) couvre enfin un vaste réseau métaphorique, qui retient du sens propre les aspects spectaculaires, architecturaux et/ou fictionnels: théâtres d'exploits ou de violences, théâtres de montagnes, simulacres ou feintes considérées comme du théâtre ou de la comédie.
Cette polysémie rappelée, quels traits communs partagent donc les pièces de Racine, de Marivaux, de Musset, de Beckett et de tous les autres? Les définitions qui précèdent fournissent surtout des critères extrinsèques, telle la destination scénique du texte, qu'elle ait été prévue par son auteur ou rendue effective par sa mise en scène. Non seulement ces critères ne rendent pas compte d'une specificité textuelle, mais ils présentent le double défaut d'être à la fois potentiellement contradictoires et provisoires, car des textes qui n'ont pas été écrits pour le théâtre sont portés à la scène avec succès, parfois longtemps après leur parution (la pièce Les Brigands de Schiller, sous-titrée Lesedrama soit drame à lire
, le roman Les Cloches de Bâle d'Aragon); tandis qu'à l'inverse, des textes composés pour des comédiens (notamment au XVIIe et au XXe siècles) attendent toujours d'être joués.
Et le texte lui-même, indépendamment de son contexte? Certes, il se prête
apparemment mieux au théâtre dans la mesure où des personnages y dialoguent dans un milieu concret, visuellement et auditivement perceptible; de tels éléments seraient autant de matrices de théâtralité
(Ubersfeld). Dans cette perspective, toujours selon Barthes,
la théâtralité doit être présente dès le premier germe écrit d'une œuvre, elle est une donnée de création, non de réalisation. [...] le texte écrit est d'avance emporté par l'extériorité des corps, des objets, des situations; la parole fuse aussitôt en substances.
Ibidem, p. 42
Toutefois l'évolution de la mise en scène au XXe siècle, révélant la dimension normative, voire idéologique de la plupart des critères intrinsèques avancés par les théoriciens antérieurs, a démontré qu'on pouvait faire théâtre de tout
(Antoine Vitez), quitte à ce que seul le comédien supplée l'éventuelle pauvreté sensorielle de l'univers évoqué.
Mieux vaudrait donc parler de texte dramatique et réserver l'adjectif théâtral à la scène proprement dite, conformément à l'étymologie du mot théâtre, issu de la famille du verbe voir, être spectateur, en grec ancien: le theatron est le lieu où l'on assiste à un spectacle, jamais le genre de textes qui y sont représentés [I. 1].
Cela ne signifie pas que tout texte est dramatique, mais qu'il peut le devenir. Le travail – minimal! – nécessaire pour adapter un texte narratif en vue de la scène consiste non pas à le modifier sur le plan lexical ou syntaxique, pour le rapprocher par exemple du langage parlé, mais à le mettre dans la bouche d'un ou de plusieurs personnages, ou du moins à en faire l'expression d'une ou de plusieurs voix clairement distinctes de celle de l'écrivain. La spécificité du texte de théâtre réside en définitive dans la relativisation du discours qu'opèrent ces données circonstancielles, cette mise en situation. C'est précisément de leur incidence que dépend ce que nous avons défini comme théâtralité.
Platon relèvait déjà, dans La République, que dans la tragédie et la comédie le poète cherche à nous faire croire que c'est un autre que lui qui parle
. D'Aubignac au XVIIe siècle en fait une règle: Dans le poème dramatique il faut que le poète s'explique par la bouche des acteurs; il n'y peut employer d'autres moyens
. L'énoncé y est en effet donné à lire assorti d'une précision déterminante, le fait d'être attribué à un sujet parlant explicitement différent de l'auteur ou d'une voix susceptible d'être confondue avec la sienne, désigné en général par un nom (Agamemnon, Tartuffe, Le Soldat, H3, etc.). Plus ou moins étoffée, une information est donc livrée sur la situation dans laquelle s'énonce le discours selon la fiction proposée, sur sa situation d'énonciation. Même ténue, elle marque par rapport à lui une distance, fût-elle minime, une médiation – par opposition au discours immédiat qui semble adressé directement au lecteur par la voix narrative: Longtemps je me suis couché de bonne heure
, phrase initiale de la Recherche du temps perdu de Proust, si elle esquisse les traits de qui est en mesure de l'assumer, ne dit strictement rien de la situation dans laquelle elle est émise.
Or, la linguistique moderne l'a montré, la signification d'un énoncé est déterminée non seulement par sa composition lexicale et syntaxique mais par sa situation, ou ses conditions; en fonction d'elles, la parole accomplit une action, qui les fait évoluer [III.2]: il fait frais
peut indiquer une température agréable ou désagréable, inciter ou non à monter le chauffage. Dans Fin de partie de Beckett, deux personnages s'expriment emprisonnés dans des poubelles: que signifie donc une parole qui sort d'un tel endroit, articulée de surcroît par des vieillards invalides que leur fils traite d'ordures
?... La situation d'énonciation vaut ici autant sinon plus que l'énoncé lui-même. La représentation théâtrale, où la parole donnée en spectacle l'est nécessairement dans une situation spatio-temporelle particulière, ne cesse d'en jouer. Semblablement, le texte écrit met en scène les êtres qu'il fait parler – l'expression n'est pas que métaphorique.
Après titre et liste des personnages, le premier acte des Serments indiscrets de Marivaux commence ainsi:
SCÈNE PREMIÈRE. – LUCILE, UN LAQUAIS
LUCILE est assise à une table, et plie une lettre; un laquais est devant elle, à qui elle dit.– Qu'on aille dire à Lisette qu'elle vienne. (Le laquais part. Elle se lève.) Damis serait un étrange homme, si cette lettre ne rompt pas le projet qu'on fait de nous marier.
Lisette entre.
SCÈNE II. – LUCILE, LISETTE
LUCILE.– Ah! te voilà. Lisette, approche; je viens d'apprendre que Damis est arrivé hier de Paris, qu'il est actuellement chez son père; et voici une lettre qu'il faut que tu lui rendes, en vertu de laquelle j'espère que je ne l'épouserai point.
LISETTE. – Quoi! cette idée-là vous dure encore? Non, madame, je ne ferai point votre message; Damis est l'époux qu'on vous destine [...].
Deux niveaux énonciatifs se dégagent d'emblée, ne serait-ce que typographiquement, déterminant deux types de voix: d'une part les répliques, texte supposé être proféré sur scène, qui constituent ensemble le dialogue et pour chaque personnage ce qu'on appelle précisément son rôle; d'autre part les didascalies, texte qui introduit de quelque manière ces discours et les cite, soit tout ce qui ne serait pas proféré dans le cas d'une représentation conforme au texte écrit, de la liste des personnages au noir final en passant par le découpage des scènes. Quoiqu'elles puissent souvent passer pour négligeables, les didascalies, même laconiques, déterminent ou peuvent déterminer:
C'est un scélérat qui parle, précise Molière au cours d'une réplique de Tartuffe (Tartuffe, IV. 5)!
Qui, à qui, où, quand, comment, pourquoi: répondant de façon très variable à toutes ces questions ou à quelques-unes d'entre elles seulement, les didascalies précisent la situation de communication, déterminent une pragmatique, c'est-à-dire les conditions concrètes de l'usage de la parole, indispensables et décisives pour l'interprétation.
Dans les toutes dernières lignes d'En attendant Godot de Beckett, Vladimir dit à Estragon Alors, on y va?
, Estragon répond Allons-y
. Leurs répliques suggèrent qu'ils vont renoncer à leur fameuse attente et quitter le lieu qu'ils ont occupé pendant toute la pièce, que leur situation va enfin connaître une véritable évolution. Mais la didascalie qui suit ajoute: Ils ne bougent pas.
Et toute l'interprétation de basculer: on comprend alors que l'action demeure sur le plan du discours, que rien ne va changer.
On remarque en outre dans cet exemple qu' Ils ne bougent pas
peut être lu comme une description (des personnages) ou comme une prescription (à l'adresse des comédiens). De manière générale, les didascalies concernent en effet soit la situation fictive de l'histoire représentée, soit la situation réelle de la représentation scénique proprement dite: dans le premier cas, on les qualifie de diégétiques, dans le second, de techniques. Celles-ci, également nommées indications scéniques ou de régie, suivent au plus près l'étymologie de didascalies – des instructions.
Jamais sans doute la voix didascalique ne se fait plus discrète que dans la pièce de Bernard-Marie-Koltès La Nuit juste avant les forêts. Aucun espace n'est désigné, ni aucun personnage annoncé: le texte a tout d'un long monologue intérieur. Mais, détail essentiel, il est flanqué de guillemets, qui s'ouvrent avant le premier mot pour se fermer après le dernier. Guillemets qui signifient que le texte cite quelqu'un, un personnage qui parle. Il s'agit donc toujours énonciativement parlant de discours direct, signalé par la présence, discrète mais indéniable, d'une marque attributive.
Historiquement, c'est pourtant l'évolution inverse qui s'est produite: au fur et à mesure qu'on avance dans l'histoire du théâtre, on note plutôt, schématiquement, une amplification, une extension de la didascalie par rapport au dialogue. À l'inverse de l'effacement observé chez Koltès, la didascalie peut en effet s'enfler considérablement, et briguer tout de même le statut de voix narrative. Le phénomène commence avec les comédies mixtes de la période baroque, se poursuit sous la plume des dramaturges du XVIIIe (avant Beaumarchais, celle de Diderot, adepte de la pantomime, introduit de la sorte dans les pièces de véritables tableaux vivants), il s'amplifie ensuite avec le mélodrame romantique, pour donner lieu à des indications tatillonnes chez Feydeau et aboutir dans le théâtre contemporain à Acte sans paroles (I et II, 1956 et 1959) de Beckett, longue didascalie décrivant les faits et gestes d'un personnage muet. Didascalie comparable, de soixante-dix pages, dans la littérature dramatique allemande: L'Heure où nous ne savions rien l'un de l'autre de Peter Handke.
Dans la mesure où la didascalie est un énoncé narratif, le sujet de son énonciation peut être considéré comme un narrateur. Reprenons notre exemple: Lucile est assise à une table, et plie une lettre. Un laquais est devant elle [...]. Le laquais part. Elle se lève
. On remarque l'absence de marques de subjectivité (de mots déictiques ou modalisants). En ce qui concerne les catégories de la narratologie genettienne, un tel narrateur peut être qualifié d’extradiégétique et d’hétérodiégétique [La voix narrative, V.3]. Objectif et limité au périmètre visible de la scène, son discours procède d’une focalisation externe [La perspective narrative] et d’une narration simultanée, sans recul temporel. Il est en ce sens comparable à une sorte de reportage en direct.
Il s’agit là de traits généraux, non de règles exclusives. D’autres cas existent : dans Berlin ton danseur est la mort d'Enzo Cormann par exemple (Paris, Edilig, 1983), une partie de la didascalie présente une narration homodiégétique et ultérieure: Il y avait cette cave que Nelle, ma compagne, Elis ma fille, et moi-même occupâmes de mars 1944 à la fin de 1946
. Il arrive aussi que la didascalie, provisoirement non focalisée, couvre un domaine différent, tel que l'intériorité des personnages.
Cependant, le terme unique de narrateur convient d’autant plus mal que la didascalie désigne et raconte moins. Chez Racine ou Molière par exemple, qui pouvaient au besoin préciser directement leurs intentions aux interprètes de leurs pièces, elle se limite à de très rares exceptions près à l'attribution des énoncés à tel ou tel personnage. On parle parfois de scripteur (Ubersfeld) ou de montreur (Viswanathan) ; nous proposons d’appeler présentateur cette instance énonciative, qui présente les intervenants et présentifie leur discours.
Les didascalies ne sont toutefois pas seules à fournir des éléments pour établir la situation d'énonciation, les répliques ne cessent d'en suggérer chaque fois qu'un personnage se réfère à son environnement ou aux êtres qui l'habitent. Prends un siège, Cinna
(Corneille, Cinna), Voilà un homme qui me regarde
(Molière, George Dandin)... Par opposition aux didascalies externes au dialogue qui viennent d'être décrites, il est parfois question alors de didascalies internes. Pourtant, celles-ci demeurent fondamentalement irréductibles à celles-là étant donné leur subjectivité, qui autorise les paroles trompeuses, intentionnelles ou non. Il s'agit plus précisément d'implicites et de présupposés du discours, auxquels le lecteur choisit de conférer une valeur objective. Pour preuve de leur hétérogénéité, d'éventuelles contradictions:
Le Vieux.– Bois ton thé, Sémiramis.
Il n'y a pas de thé, évidemment.Ionesco, Les Chaises
À vrai dire, dans la mesure où il peut être interprété de manière à dégager des indications au sujet de la mise en scène, tout discours est potentiellement didascalie interne . Aussi l'expression s'en trouve-t-elle largement disqualifiée.
En résumé, le texte dramatique se distingue par sa double énonciation, à savoir les deux énonciations que nous venons de relever, l'une enchâssée dans l'autre. Dans une pièce de théâtre, ce n'est pas en dernière instance le personnage qui s'exprime: de même que tout ce qu'énonce un personnage, son je ne lui appartient pas, ce n'est jamais que l'énoncé qu'un présentateur [I.4.3] attribue ou prête au personnage, personnage dont le montreur – pour continuer selon la même métaphore – emprunte la voix pour émettre une parole.
Cette structure énonciative se trouve certes aussi dans les dialogues de roman. Des passages de Jacques le Fataliste de Diderot se présentent même exactement comme des dialogues de théâtre, y compris sur le plan typographique. C'est tout simplement que le roman lui aussi peut contenir du discours dramatique (rapporté). Aristote le dit: l'écriture théâtrale crée des personnages susceptibles d'être incarnés par tel ou tel [acteur], mais déjà donnés par la structure même du texte comme personnages dramatiques
(R. Dupont-Roc et J. Lallot in Aristote, La Poétique, notes). L'adjectif dramatikos dont il use renvoie ainsi, par delà le jeu dramatique, à la caractéristique qui en fonde la possibilité – au mode d'énonciation qui distribue le je entre les personnages
, mode présent dans l'épopée lorsqu'elle cite la parole d'un personnage (Ulysse qui raconte lui-même son histoire dans L'Odyssée par exemple). Cette extension du territoire du dramatique fait d'ailleurs partie de l'usage courant, dans la mesure où l'on parle de scène – Genette par exemple dans Figures III – pour désigner à l'intérieur d'un roman un passage dialogué dont le narrateur cède la parole aux personnages.
Ce qui se définit de cette manière comme dramatique, ce n'est donc pas un texte exemplaire d'un genre, mais du texte qui s'énonce selon l'enchâssement décrit, un mode d'énonciation du discours caractérisé par cette dualité.
Etant donné que l'intervention de plusieurs locuteurs au théâtre est non seulement possible mais attendue, ce geste d'attribution implique également une distribution du discours, qu'on qualifie comme tel de dialogué. Selon l'étymologie, le dialogue (terme potentiellement trompeur [II.4 et III]) fait alterner deux voix, opposition fondatrice du théâtre antique: entre chœur et coryphée d'une part, chœur et protagoniste d'autre part; à l'échelle de la scène, il domine jusqu'à la fin du XVIIe siècle, avant de s'affirmer de nouveau dans la seconde moitié du XXe. Le dialogue peut toutefois reposer sur une distribution moins équilibrée, provisoirement ou non, jusqu'à ne faire entendre qu'une seule voix: le monologue et le soliloque, aux frontières confuses [II.2.1] sont ces cas limite. Il peut au contraire réunir trois voix ou plus, à moins qu'on ne préfère parler alors de trilogue ou de polylogue. Dès les tragédies d'Eschyle, deux personnages sont en effet capables, dans la configuration la plus complexe, de s'entretenir aussi bien entre eux qu'avec le chœur et le coryphée. Cette répartition de la parole proférée ne préjuge en rien de l'échange verbal ménagé, ou non, par les différentes interventions [II.4].
Si l'on considère en outre le lecteur/spectateur, destinataire ultime de toute réplique, comme un interlocuteur potentiel, le monologue apparaîtra dialogue, le dialogue, trilogue et le trilogue, polylogue...
Le texte dramatique s'adresse globalement et en dernière instance au lecteur/spectateur, cela va de soi. Mais à l'intérieur de la fiction représentée? La didascalie indique en général qui prend la parole mais beaucoup plus rarement à qui il s'adresse, de sorte que le discours dramatique se caractérise aussi par la quête de son destinataire, celui-ci étant à la fois indispensable à l'interprétation et toujours susceptible de se dérober, de changer et surtout de se multiplier. Or de la représentation d'un interlocuteur dans l'énoncé ou de son absence résultent plusieurs types de discours. Cinq possibilités se dégagent: que le personnage s'adresse à un interlocuteur présent (c'est le cas du discours dialogué, dont les nombreuses formes ne peuvent être présentées ici); qu'il s'adresse à un interlocuteur absent, à lui-même, au lecteur/spectateur ou qu'il ne s'adresse à personne, apparemment du moins.
Mieux que par la présence physique d'un second personnage, c'est par celle que manifeste ou représente l'énoncé lui-même qu'on distingue le plus clairement le monologue et le soliloque, dont les dictionnnaires et manuels spécialisés donnent des définitions contradictoires. On conviendra – dans le sillage de Jacques Schérer (1983) et d'Anne-Françoise Benhamou (Corvin, 1995) – que le monologue désigne le discours tenu par un personnage seul ou qui s'exprime comme tel, s'adressant à lui-même ou à un absent, lequel peut être une personne (divine ou humaine, voire animale) ou une personnification (un sentiment, une vertu: mon cœur
, mon devoir
, éventuellement une chose). Tout monologue est ainsi plus ou moins dialogué, car l'on parle toujours à quelqu'un, ne serait-ce qu' à soi-même.
On suivra Anne Ubersfeld, en revanche, pour limiter le soliloque à un discours abolissant tout destinataire
et douter par conséquent qu'il n'existe jamais de vrai soliloque au théâtre
(1996, p. 22). Certains monologues s'en approchent cependant depuis la seconde moitié du XXe siècle, telle la logorrhée de Lucky dans En attendant Godot de Samuel Beckett.
Monologues et soliloques remplissent de manière privilégiée une fonction épique, dans les scènes d'exposition notamment, une fonction délibératrice, lorsqu'ils œuvrent par exemple à la formulation et à la résolution d'un dilemme, et une fonction lyrique (parfois invocatoire), qui les apparente à un monologue intérieur extériorisé
(Larthomas, 1980, p. 372).
Notons, afin de ne pas confondre monologue et tirade [II.3.1], que la longueur ne constitue pas pour le premier un critère pertinent. Aussi prolixe qu'il puisse être devant un confident quasi muet, un héros classique continue d'entretenir avec lui un dialogue (voir faux dialogue [II.4.2]). Et à l'inverse, même relativement brèves, certaines interventions de héros romantiques, si l'on peut qualifier ainsi les personnages de Musset par exemple, doivent être classées comme monologues.
L'adresse délimite également l'aparté, sorte de monologue bref dans lequel le locuteur se retire provisoirement du dialogue pour introduire une réflexion à part, pour lui-même, perceptible cependant par un ou plusieurs tiers: un autre personnage parfois, le lecteur/spectateur toujours. Si l'aparté reste en principe le plus bref possible, afin de ne pas interrompre l'échange en cours, rien n'empêche pourtant de le prolonger: Jean Tardieu le fait dans Oswald et Zénaïde ou Les Apartés, pièce qui inverse les proportions habituelles au point de réduire la communication directe entre les personnages à quelques mots.
D'un public témoin à un public pris à témoin, voire élevé au rang d'interlocuteur principal comme dans les prologues et épilogues ou dans les songs brechtiens, il n'y a qu'un pas: on peut qualifier de faux apartés les adresses au public, qui comme leur nom l'indique privilégient ouvertement la communication extradiégétique et les effets qui lui sont liés. Quoique le lecteur/spectateur ainsi interpellé appartienne à la fiction comme le narrataire d'un récit romanesque, une telle adresse joue par métalepse [La voix narrative, VII.1] de l'ambiguïté entre cette figure textuelle et le lecteur/spectateur. Ambiguïté d'autant plus forte à la représentation qu'elle en a une autre pour corollaire: où s'arrête le comédien, où commence le personnage? Prologues et épilogues, justement, thématisent parfois le passage de l'un à l'autre, dans les deux sens, tels des sas de décompression entre réalité et fiction.
La fréquence des répliques et les rapports quantitatifs qu'elles entretiennent contribuent à déterminer le rythme du dialogue, produit plus largement par tout effet de répétition
(Larthomas, 2001, p. 309). Comme pour la vitesse du récit en narratologie, les accélérations et ralentissements sont aussi révélateurs, sinon plus, que le rythme lui-même.
La tirade désigne une réplique relativement longue qu'une unité thématique ou formelle, ainsi qu'une certaine contingence dans le déroulement de l'action distinguent du reste de la pièce – qu'on pense à la tirade des nez
dans Cyrano de Bergerac d'Edmond Rostand. Elle suspend l'échange verbal. La stichomythie tend en revanche à le précipiter, en juxtaposant des répliques brèves de même longueur (au sens strict: hémistiche contre hémistiche ou vers contre vers), qui se livrent à un duel – ou duo – verbal.
Un échange verbal plus serré pouvant appeler une exécution vocale plus rapide, la répartition du dialogue ne sera pas non plus sans incidence sur le tempo, soit la rapidité à laquelle une scène doit être jouée [ ou lue ]
( ibidem, p. 72). Mais un tel devoir reste à la fois subjectif et variable, de sorte que le rapport relève largement de la suggestion.
Un exemple: Dans la solitude des champs de coton de Bernard-Marie Koltès se signale par le rythme des tours de parole entre les deux personnages, régulier puis subissant une accélération croissante à mesure que leurs répliques diminuent de manière parallèle, passant de plusieurs pages à quelques mots. Si la mise en scène de la pièce choisit d'en tirer parti, elle pourra toujours jouer du débit vocal et des silences pour étirer néanmoins la représentation dans le temps [La mise en scène]. Il en va de même à la lecture, dont la vitesse ne saurait être prescrite.
Après s'être penché sur le découpage du texte en répliques, il importe de considérer leur enchaînement, auquel président les principes linguistiques du dialogue, à commencer par l'interlocution. Sur le plan de la communication intradiégétique (ou diégétique) l'échange peut être plus ou moins signifié, et les répliques mériter plus ou moins leur nom: tantôt elles se répondent, alternant par exemple première et deuxième personne, tantôt elles apparaissent moins intersubjectives, notamment lorsqu'il s'agit de récits ou de sentences, jusqu'à ne l'être plus du tout. Du côté du premier pôle, la dispute; du second pôle, le polylogue anarchique: on y entend les voix suspendues de parlants isolés, provoquant par exemple des effets de foule.
Poursuivant la seconde tendance, repérable notamment chez Tchekhov, quelques auteurs de la seconde moitié du XXe siècle expérimentent la réplique flottante. Michel Vinaver en particulier juxtapose des fragments de conversations différentes, où les pronoms de la deuxième personne se révèlent en général un leurre puisqu'ils ne sauraient correspondre aux locuteurs voisins inscrits dans une autre situation d'énonciation. Dialogue de dialogues: le jeu dialectique connaît là un niveau supplémentaire.
Toutes les configurations intermédiaires sont envisageables, sinon réalisées. Mentionnons divers faux dialogues (dialogue déséquilibré avec un faire-valoir effacé, juxtaposition de répliques dépourvues d'échange dialectique, comme autant de monologues de sourds, etc.), et toutes les formes de choralité (duos, trios, quatuors aux voix convergentes et homogènes sur le plan thématique, syntaxique, stylistique...), où se fait entendre, plutôt que des individus, tantôt une collectivité tantôt la voix du poète, dont les intervenants semblent les simples relais:
LAETA
Maintenant c'est la nuit encore !FAUSTA
Maintenant pour un peu de temps, encore...LAETA
... Que tardive et que menacée...BEATA
C'est la dernière nuit avant l'Eté!Claudel, La Cantate à trois voix. Paris: Gallimard, 1931, pp.13-14.
Correspondant à un récit de paroles
particulier de la narratologie genettienne, le discours rapporté, de type dramatique
(Genette, 1972, p. 189-193), le dialogue de théâtre entretient avec son objet premier un rapport mimétique, que lui reprochait Platon: mots pour mots, échange verbal pour échange verbal. Rapport d'autant plus mimétique qu'aucun type de discours ne lui est impossible et qu'il emprunte volontiers à la réalité: scènes de tribunal, négociations, échanges mondains. Il ne saurait toutefois être confondu avec les usages ordinaires de la parole, pour plusieurs raisons. Certaines d'entre elles sont stylistiques, évidentes lorsque la forme, versifiée par exemple, apparaît manifestement littéraire. Dans le cas contraire, qu'on pense au théâtre du quotidien
des années 1970-1980, l'authenticité des discours n'en consiste pas moins en un effet d'écriture. Rédaction paradoxale d'une parole qui se donne pour proférée, le dialogue de théâtre allie langage oral et langage écrit. Mais les raisons les plus fondamentales de sa spécificité sont structurelles.
Retranscrirait-il tout de même une conversation réelle, le dispositif d'attribution des interventions qui le caractérise en changerait le statut. Car dans un texte dramatique, on l'a vu, ce ne sont pas des personnages qui parlent, mais un présentateur qui les fait parler, pas des personnages qui se partagent la parole, mais un présentateur qui leur distribue des énoncés – de manière à tisser un échange ou à ne pas le faire. À citer le discours des personnages, l'auteur les cite en quelque sorte à comparaître tour à tour devant le lecteur/spectateur, selon l'ordre et les modalités qu'il aura déterminés. Le texte dramatique consiste ainsi en un montage de voix, une polyphonie fabriquée.
Cette fabrication, il tend soit à en effacer les traces, ménageant entre les répliques une continuité – d'interlocution notamment – qui simule l'autonomie d'une conversation réelle, soit à la mettre en évidence comme telle, manifestant ipso facto l'intervention d'un monteur, en fonction des choix esthétiques qui président à la composition de l'œuvre.
Prononcer ne serait-ce que quelques mots dans une situation donnée ne se limite pas à transmettre une information: c'est en soi accomplir une action, qui provoque un effet. Dans la vie, cela peut rester insignifiant ou inaperçu; dans une pièce de théâtre, non, puisque tout ou presque passe par la parole, dans le cadre déterminé de l'œuvre offerte à l'attention du lecteur. C'est au fur et à mesure des interventions verbales que les positions et les relations des personnages se modifient, que l'action progresse, que l'univers diégétique évolue. Deux approches linguistiques permettent d'analyser le phénomène.
On observe avec John L. Austin (1962) que l'énoncé en situation réalise un acte triple:
voici une lettre qu'il faut que tu lui rendes);
Ce point de vue gagne à être complété par une analyse du processus de communication.
Ce processus, Roman Jakobson (1963) le décompose en six éléments: le référent, le récepteur, l'émetteur, le référent, le canal, le code et le message. Six fonctions, non exclusives l'une de l'autre, leur sont attachées.
Damis est l'époux qu'on vous destine, pas à Lucile qui ne ne le sait que trop bien. À le rappeller néanmoins, Lisette exploite conjointement une autre fonction du langage,
On comprend ainsi combien la parole des personnages contient l'action jusque dans ses moindres développements. Phèdre de Racine l'illustre bien: l'enjeu tragique y tient moins au sens de la parole qu'à son apparition, moins par exemple à l'amour de Phèdre pour Hippolyte qu'à l'aveu de cet amour. Après l'avoir entendu, Hippolyte suggère d'ailleurs qu'on peut en limiter les conséquences en se taisant. Si dire, c'est faire
, dire ou ne pas dire, au théâtre, est souvent toute la question.
Cette ressemblance problématique avec les échanges verbaux de la réalité quotidienne s'étend tout naturellement aux lois tacites que tout interlocuteur apprend en principe à respecter pour se faire comprendre. H. Paul Grice (1974) a dégagé en la matière un principe de coopération (cooperative principle
) qu'il décompose en quatre catégories (kantiennes); pour contribuer à l'efficacité de la communication, l'intervention verbale devrait ainsi être adéquate sur le plan de
À quoi s'ajoutent des règles de convenance, esthétiques, sociales et morales, étudiées notamment par Erwing Goffmann.
Certes, ces principes sont toujours suivis de manières diverses. Ils le seront plus librement encore dans le dialogue dramatique en raison de son artificialité, puisqu'il est conçu pour être enchâssé dans la relation littéraire ou théâtrale, donnée à voir et à entendre à des tiers. Dispensée de répondre aux mêmes exigences d'efficacité, l'œuvre programme au contraire des accidents de communication, de manière à amorcer, nouer et relancer l'action langagière propre au texte de théâtre.
Pour livrer au lecteur/spectateur les informations nécessaires à la compréhension, les personnages dérogent au principe de quantité, notamment dans les scènes d'exposition du répertoire classique: après quelques vers seulement, nous connaissons du lieu de l'action, de l'identité et des motivations des protagonistes bien plus que nous n'aurions appris à surprendre une conversation dans la réalité. À l'inverse, le quiproquo (en latin, l'un pris pour l'autre
) tient à une information lacunaire, source de malentendu. J'aime quelqu'un [...]. Un pauvre garçon [...]
: dans la bouche de Roxane, pronoms sans références explicites et termes génériques équivoques permettent à Cyrano de croire un moment qu'il est aimé (Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac, II. 6). Le principe de qualité est évidemment violé par le mensonge, destiné en général à préserver un secret, mais l'usage de la parole offre bien d'autres occasions de dissimuler, volontairement ou non, et de se méprendre. Quant à la pertinence et à la clarté normalement requises, qu'il suffise d'observer comment le Théâtre de l'Absurde au XXe siècle, par exemple, les (mal)traite. Il en résulte, comme de la plupart des transgressions aux principes conversationnels, de nombreux effets comiques.
Au quotidien, nombre de ces accidents de communication – pensons au mensonge – peuvent passer à leur tour inaperçus des personnes qui les subissent; seul un tiers bien informé pourrait les déceler. Au théâtre, non seulement ce tiers est présent, mais tout est orchestré à son intention: c'est le lecteur/spectateur. Extradiégétique, il a l'avantage sur la plupart des personnages d'assister à l'intégralité du dialogue et de bénéficier en outre en exclusivité d'éventuels apartés, adresses directes ou autres indices. Communication détournée ou trope communicationnel: il y a trope communicationnel, chaque fois que l'énoncé n'est pas
, chaque fois qu'à celui qu'affiche l'énoncé s'ajoute un fait pour
le destinatairerécepteur additionnel
(Kerbrat-Orecchioni, 1984, cité par Ubersfeld, 1996, p. 86). Le dialogue dramatique est ainsi entièrement biaisé par la double énonciation, ou plus précisément par ce destinataire second mais au fond primordial.
Semblable relation triangulaire, y compris l'éventuel infléchissement avoué de l'adresse vers le tiers, peut se manifester dans l'action représentée (comme dans la vie d'ailleurs), sans que deux niveaux de réalité ne soient impliqués. Ainsi lorsqu'un personnage feint de s'adresser à un second alors qu'il vise en définitive un troisième. Ce récepteur additionnel
-là, (intra)diégétique, peut se dresser au vu et au su de tout le monde comme le fait le plus souvent le chœur antique, ou rester caché d'un des interlocuteurs au moins, que ce soit dans un placard de vaudeville, derrière quelque pilier de tragédie (Néron dans Britannicus de Racine, II. 6) ou sous une table de comédie, comme l'Orgon de Molière que son épouse Elmire, forcée de céder à Tartuffe, tente de faire intervenir par un discours à double adresse, grâce à l'impersonnalité du pronom relatif: Tant pis pour qui me force à cette violence
(Tartuffe, IV. 5, je souligne).
Cette configuration permet aussi, avec l'aide du récit et de la citation, de ménager un interlocuteur sous couvert d'un destinataire de paille. Chez Molière encore, Sganarelle s'en sert pour dire sa pensée à Dom Juan sans oser l'affronter, de même qu'Alceste, à un poète qu'il trouve mauvais:
Mais un jour, à quelqu'un dont je tairai le nom
Je disais, en voyant des vers de sa façon,
Qu'il faut qu'un galant homme ait toujours grand empire
Sur les démangeaisons qui nous prennnent d'écrire [...].Le Misanthrope, I. 2
C'est d'une certaine manière redoubler la relation entre scène et salle que de prendre indirectement à partie un tel personnage qui, d'occuper dans la fiction la position du spectateur, reflète celui-ci tout en manifestant la supériorité – ou mieux, le surplomb
(Vinaver, 1993) – dont il jouit. Raison pour laquelle l'écriture dramatique a souvent usé de ce ressort très révélateur: en littérature comme à la scène, le théâtre est fondamentalement un jeu d'adresses.
On l'aura compris, le dialogue dramatique n'est pas un dialogue... Entendons par là que, bien qu'il y renvoie, il diffère fondamentalement de l'incessant entretien des paroles humaines. Parce qu'il est inscrit dans une relation qui le dépasse, qu'il est organisé comme un tout de manière à générer des effets particuliers, qu'il prend par rapport à la conversation ordinaire des distances d'ordres divers dont quelques-unes viennent d'être mises en évidence.
Grâce à un processus de dénégation [La représentation théâtrale], le spectateur de théâtre ne prend pas la scène pour la réalité et tire plaisir de l'acte de représentation; le texte dramatique, dont le dispositif déstabilise toute signification littérale de la réplique, déclenche chez son lecteur un processus homologue qui l'engage à redoubler d'interprétation. Appréhender une pièce comme une conversation enregistrée dans la rue ou dans un salon reviendrait à attribuer aux personnages une autonomie, une épaisseur, voire une psychologie individuelles qu'ils ne sauraient posséder en tant qu'êtres de fiction; mais l'appréhender comme l'expression d'un auteur (Athalie comme un poème de Racine) négligerait le geste de délégation de la parole précisément choisi par celui-ci. Par ailleurs, puisque le discours dramatique se distingue par l'enchâssement d'une ou de plusieurs voix dans une autre qui détermine leur situation (ne fût-ce que celle d'êtres parlants), la lecture doit non seulement établir le contexte utile à la compréhension mais s'interroger sur le rapport qu'entretiennent ces différentes voix. Puisqu'il n'y a pas de sujet historique ou psychologique derrière ce que dit un personnage, c'est l'acte accompli par sa parole qu'il importe de dégager. Et ainsi de suite.
Ce travail d'interprétation demande bien entendu à être mené à l'échelle du texte entier, qui ne consiste pas en la simple addition de ses parties. S'y ajoute entre autres une propriété supplémentaire du dialogue dramatique: possédant pour sa part un début et une fin, il est construit de manière à former une totalité (saisissable d'un regard, disait Aristote). Et il répond à une stratégie globale de représentation des événements qui constituent l'action. [L'œuvre dramatique] Cette unité de composition, aussi complexe qu'elle puisse être parfois, déterminera la lecture.
Enfin et surtout, la lecture du texte dramatique ne saurait ignorer le théâtre proprement dit – art du spectacle – et son histoire, d'un point de vue à la fois technique, socio-politique et esthétique. Composé le plus souvent selon les exigences théâtrales du moment ou contre elles, le texte procède de la scène autant qu'il y est destiné. Ne serait-ce que par sa distribution vocale spécifique, il recèle en particulier une dimension spatio-temporelle concrète et perceptible sur le plan visuel comme sur le plan auditif, quoique selon des proportions variables; lire le théâtre
, c'est projeter un théâtre mental. Analogue à celui-ci mais hétérogène, la réalité scénique enrichit la problématique dramatique de nouveaux paramètres. Elle offre à l'interprétation du texte plus qu'un simple prolongement: un laboratoire, une contre-épreuve dialectique – une expérience sensible de la textualité, avec ses ellipses et ses silences. La confrontation relève toutefois d'une acception moderne de la dramaturgie, mettant l'accent sur la représentation, qui fera l'objet d'un autre cours [La représentation théâtrale].