La société civile dans la lutte contre le terrorisme : la Fédération de Russie et l’Organisation de coopération de Shanghai
Directrice de thèse : Prof. Korine Amacher, Directrice du Master Russie-Europe Médiane
Codirectrice : Françoise Daucé, Directrice d'études de l'EHESS
Cette thèse a pour objet de faire le trait d’union entre deux concepts qui, jusqu’à ce jour, ne font pas l’objet d’une définition universellement reconnue : le terrorisme et la société civile. Les théories qui soutiennent notre analyse sont la biopolitique de Michel Foucault et le concept de rhizome chez Gilles Deleuze et Felix Guattari. D’une part, la biopolitique exprime la nature « top-down » de la mise sur pied par les gouvernements des politiques antiterroristes dans la société contemporaine. De l’autre, la thèse du rhizome relativise l’élément hiérarchique des réseaux relationnels qui se tissent dans le cadre de la lutte contre le terrorisme en soulignant l’horizontalité et la spontanéité de certaines synergies.
L’évolution des stratégies antiterroristes contemporaines au niveau national, régional et international se conjugue avec l’attribution d’une place grandissante à la société civile dans les programmes de lutte contre la terreur. Il existe de nos jours une tendance grandissante, que l’on peut apprécier à plusieurs échelles, consistant à reconnaître la valeur ajoutée de l’élaboration de nouvelles mesures non coercitives et préventives de lutte contre le terrorisme, typiques du « soft power ». Ces mesures s’allient aux instruments du « hard power » afin de constituer, à travers leur interaction et leur corrélation dans une relation symbiotique, des stratégies antiterroristes « smart ». Le corollaire de ces dernières est l’inclusion d’acteurs non étatiques, à l’instar de la société civile, dans les programmes antiterroristes nationaux, régionaux et internationaux. Les stratégies antiterroristes « smart » reposent sur le constat que ce n’est qu’en s’attaquant aux causes profondes du phénomène terroriste qu’il deviendra possible d’étouffer de manière efficace les sentiments extrémistes et leurs manifestations violentes au sein des sociétés contemporaines.
Inciter les acteurs non étatiques, et notamment la société civile, à prêter main forte aux organes du pouvoir et aux forces de l’ordre dans la lutte contre le terrorisme est une stratégie novatrice qui, toutefois, recèle une ambiguïté majeure. L’absence totale de consensus sur la définition du concept de terrorisme à l’échelle internationale, couplée à l’appréciation souple et imprécise dont cette notion fait l’objet dans les lois nationales des Etats, confère des caractéristiques fortement ambivalentes au rôle de la société civile dans la lutte contre le terrorisme. Dans ce travail, les laboratoires pour étudier l’expérience d’inclure les associations civiles dans les programmes antiterroristes gouvernementaux sont l’organisation de coopération de Shanghai et la Fédération de Russie.
L’organisation de coopération de Shanghai (OCS) a été fondée pour lutter contre les menaces transnationales, dont le terrorisme, en Chine, en Russie et en Asie centrale. Aucun Etat occidental n’est représenté au sein de l’OCS. Il s’agit donc d’une organisation eurasiatique qui se pose comme alternative sécuritaire dans la construction d’un nouvel ordre mondial multipolaire. Dans quelle mesure son approche sécuritaire et sa définition délibérément vague et maniable des « trois fléaux » (terrorisme, séparatisme, extrémisme) se distinguent-elles des conceptions et mesures antiterroristes d’autres organisations internationales, notamment de l’Organisation des Nations Unies ? L’OCS défend et développe une stratégie antiterroriste complexe et participative qui intègre des facteurs d’endiguement et de maîtrise vis-à-vis de ces nouveaux partenaires sécuritaires, les organisations civiles. L’OCS est-elle à même d’apporter des solutions convaincantes au problème du terrorisme international ? Serait-elle en mesure de promouvoir le modèle d’une société civile qui veille à contrer la menace de l’extrémisme en partenariat avec les Etats membres de l’organisation ? En résulterait-il des contradictions ? L’OCS instrumentalise-t-elle la notion des « trois fléaux » afin d’écarter les organisations de la société civile qui sont manifestement critiques du pouvoir ? Quelles sont les ressources que mobilise l’OCS pour atteindre ses buts sécuritaires ? Quel est son potentiel dans la lutte contre les « trois fléaux » au niveau régional et quels sont les obstacles à son action sécuritaire ?
La Fédération de Russie vante une longue expérience dans la lutte contre le terrorisme et a embrassé, depuis le début des années 2000, une approche transversale et inclusive de lutte contre la terreur. Nombreux sont les programmes fédéraux qui favorisent la collaboration entre les organes du pouvoir et les organisations de la société civile dans le maintien de l’ordre public. La Fédération de Russie est un excellent exemple pour appréhender l’ampleur des contradictions inhérentes au partenariat sécuritaire Etat-société civile et ses répercussions. Le paradoxe des relations entre les sphères publique et civile s’exprime avant tout dans le domaine législatif. A la guise du gouvernement russe et en accord avec les lois et les programmes antiterroristes fédéraux, les organisations à but non lucratif sont susceptibles à la fois d’être accusées d’extrémisme, voire de terrorisme, puis encouragées à participer à la mise en place de stratégies antiterroristes en partenariat avec les institutions gouvernementales. La nature complexe des relations entre le Kremlin et la société civile dans le cadre de la répression du terrorisme jette les bases de questionnements profonds. L’évolution du terrorisme contemporain, sa nature ramifiée, fuyante, complexe et globale rend l’élaboration d’instruments contre la terreur qui exploitent le potentiel de la société civile primordiale. Associer la menace du terrorisme et le besoin inconditionné d’y faire face par tous les moyens possibles est inévitable. Or, cette condition sine qua non pour assurer la sécurité est-elle susceptible de déboucher sur un nouveau paradigme de société civile, revêtant les fonctions de partenaire du gouvernement et acteur sécuritaire ? L’impératif de la lutte contre la terreur permet-il au Kremlin de sonner le glas d’une société civile autonome et critique du pouvoir en Russie? Dans quelle mesure la Fédération de Russie est-elle plus outillée que d’autres pays pour promouvoir un modèle de société civile apolitique et liée au pouvoir ? Comment les organisations de la société civile en Russie réagissent-elles à l’attribution de leur nouveau rôle sécuritaire ?La menace du terrorisme fait-elle converger les intérêts et les préoccupations du gouvernement russe et des organisations de la société civile en Russie ? Répondre à ces interrogations est l’un des objectifs principaux de notre recherche.
Cette recherche est divisée en deux parties. La première est dédiée au rôle de l’organisation de coopération de Shanghai en tant qu’acteur de sécurité régionale. La Fédération de Russie et l’ambivalence de ses relations avec les organisations de la société civile fait l’objet de la deuxième partie de notre travail. Il convient de souligner ici que certaines organisations de la société civile en Russie sont victimes des lois anti-extrémistes, car accusées par la justice d’avoir des tendances extrémistes. D’autres en revanche coopèrent avec le gouvernement, notamment pour éradiquer la menace du terrorisme, et elles jouissent de financements nationaux.
L’apport novateur de notre recherche sur la lutte inclusive contre le terrorisme tient à l’objet d’étude : l’OCS et, en particulier, la Fédération de Russie. Ni l’OCS, ni la Fédération de Russie ne font l’objet d’une analyse détaillée sur le paradoxe des relations Etat-société civile dans l’élaboration et l’application de stratégies antiterroristes transversales et participatives.De plus, très peu de chercheurs ont jusqu’à présent étudié en profondeur l’impact de l’OCS en matière d’harmonisation des législations antiterroristes au niveau régional, ou encore le rôle d’influence de la Russie dans le développement du volet sécuritaire de l’organisation. L’intérêt pour les instruments de« soft power » de l’OCS, souvent négligés par de nombreux spécialistes, constitue un autre aspect tout à fait nouveau de notre recherche. Par ailleurs, si la théorie de la biopolitique de Michel Foucault a déjà été utilisée dans les études sécuritaires, la thèse du rhizome de Gilles Deleuze et Félix Guattari n’a jamais été appliquée dans ce contexte. Au vu des considérations précédentes, la matière brute de cette recherche ne peut reposer sur aucun ouvrage préexistant de synthèse. Le caractère tout à fait novateur de notre sujet de recherche rend dès lors nécessaire l’étude et le croisement de plusieurs sources primaires : conventions, lois et programmes de l’OCS et de ces Etats membres fondateurs. A ce matériel d’étude s’ajouteront les entretiens que nous mènerons en Russie avec des membres d’organisations chargées de la lutte contre l’extrémisme violent. Concernant les sources secondaires, il s’agira pour la plupart d’ouvrages de relations internationales et de droit sur les sujets de la société civile, du terrorisme et de l’OCS.
Le choix de ce sujet de recherche est né d’une part de l’observation de l’évolution actuelle des stratégies antiterroristes nationales, régionales et internationales. Celles-ci tendent de plus en plus à inclure des entités non étatiques parmi les acteurs de la lutte contre la terreur. De l’autre, le rôle de l’OCS avec l’admission récente de l’Inde et du Pakistan va grandissant sur la scène internationale. L’organisation souhaite s’affirmer en tant qu’alternative sécuritaire multipolaire aux Etats-Unis et adopte une approche et des méthodes atypiques de lutte contre le terrorisme, d’où l’intérêt de recenser ses développements. Par ailleurs, les Etats membres fondateurs de l’OCS, de par la nature autoritaire des pouvoirs en place, constituent un terrain d’analyse propice. C’est en effet dans ces pays que le paradoxe des relations Etat-société civile dans le contexte de la répression du terrorisme apparaît clairement et est susceptible de s’approfondir. Enfin, si les Etats membres fondateurs de l’OCS vantent une grande expérience dans la mise en œuvre de politiques coercitives à l’égard de la société civile, inciter les associations à but non lucratif à soutenir les autorités en matière de lutte contre le terrorisme est une stratégie qui pourrait, en toute vraisemblance, être couronnée de succès assez aisément. La raison en est qu’une société civile forte, indépendante et critique du pouvoir reste à nos jours une chimère pour la Russie, la Chine et les pays centrasiatiques. En revanche, les liens historiquement serrés entre les gouvernements des Etats en question et les organisations civiles nationales ouvrent la voie à une collaboration potentiellement très fructueuse dans plusieurs domaines. La lutte contre l’extrémisme violent en est incontestablement un des plus novateurs.