Les populistes-ethnographes: pourquoi?

Dans la phase de définition de mon sujet, l’affaire Multan[1], qui impliquait des contacts entre un exilé politique de tendance populiste et des membres d’une minorité ethnique (oudmourte), a dirigé mon attention sur les rapports des populistes aux minorités ethniques de l’empire. En réalité, la prise de position de Vladimir Korolenko contre le jugement qui reconnaissait coupables des individus oudmourtes d’un meurtre rituel est plus liée à son activité de publiciste[2] qu’à une recherche de contacts avec cette minorité de langue finnoise de la région de Kazan. Flou, le terme « contacts » réclame ainsi une définition, une qualification plus précises. En effet, il n’existe pas de « contacts » en soi, qui ne soient pas reliés à un contexte institutionnel dans lesquels les acteurs sont amenés à se croiser, parce qu’invités ou déterminés à le faire.

Il existe en revanche un type de contact plus aisément repérable, celui dans lequel s’engage le populiste-ethnographe, c’est-à-dire le populiste exilé, souvent en Sibérie, qui pratique l’ethnographie auprès des populations russes et non-russes de la région où il se trouve en exil[3]. Cette optique, qui est celle que nous adoptons, nous encourage à étudier non plus spécifiquement la région Volga-Oural mais des expéditions scientifiques auxquelles les populistes devenus ethnographes en exil ont participé. De la reconversion des exilés politiques en ethnographes, nous retrouvons quelques traces, qui s'ajoutent aux récits des exilés eux-mêmes. En 1927, la maison d’édition de la Société des anciens condamnés politiques au bagne et à l’exil publie l’ouvrage « V jakutskoj nevole » [4], dans lequel un chapitre porte spécifiquement sur les activités scientifiques des exilés politiques, de l’exil des décembristes à 1917 (« Exile politique et étude de la Jakutie »). Selon l’auteur du chapitre, l’exil des années 1880 – qui concerne les populistes – se distingue, par son caractère massif. Dans ce cadre, réunissant exclusivement des populistes-ethnographes[5], l’expédition Sibirjakov (1894-1896), concentrée sur la Jakutie, semble se détacher plus particulièrement des autres entreprises. Elle paraît être la seule, en effet, à exclure l’aspect « science naturelle » de ses préoccupations – et, partant, à privilégier l’étude des sociétés.

Les populistes-ethnographes, pourquoi ? La colonisation de la Sibérie est un élément de discussions publiques depuis les publications des oblastniki[6] et le développement des activités de la revue "Sibirskaja Gazeta" (1881-1888)[7] . A l'image de Nikolaj Jadrincev, les oblastniki sont critiques face à l’action de l’Etat russe. Cependant, tout en constatant les dérives de la colonisation, ils admettent toutefois qu’il pourrait exister une bonne colonisation[8]. Ce même Nikolaj Jadrincev, ainsi que d'autres oblastniki tels que Grigorij Potanin ou Adrianov, est par ailleurs lié dans ses activités éditoriales et plus tard au sein de la Société impériale de géographie (IRGO) à un populiste devenu ethnographe en exil, Dmitrij Klemenc. C'est ce dernier qui coordonne justement les travaux de l’expédition Sibirjakov.[9] Ainsi, l’expertise des populistes-ethnographes, évoquée dans « V jakutskoj nevole » à la fois comme un chapitre du mouvement révolutionnaire russe et comme un maillon des activités scientifiques des exilés, doit être abordée à travers les questions suivantes:

  • En quoi l'ethnographie constitue-t-elle une mutation du populisme dans le contexte de l'exil ?
  • Parmi les discours critiques sur la colonisation de la Sibérie par l’Empire russe, par exemple ceux des oblastiniki, les populistes apportent-il un point de vue particulier ?

Dans l’ouvrage « V jakustkoj nevole », le chapitre sur les activités scientifiques évoque en introduction l’« influence de type révolutionnaire » que les activités scientifiques des exilés politiques auraient exercée. Son auteur revient en conclusion sur les éléments concrets de cette influence : « réponse aux préoccupations de la population locale », « introduction de techniques dans la gestion des ressources et la production », c’est-à-dire des aspects d’une mission civilisatrice, en somme. Dès lors, si, du point de vue rétrospectif qui est celui de l’auteur du chapitre mentionné, la révolution signifie en Sibérie non pas « renversement de l’ordre social » mais « progrès », encore faut-il interroger les contenus et les idées qu’ont développés les populistes dans ce qui s’apparenterait à une « marche au peuple » accomplie.

 

[1] Robert P. Geraci, Window on the East. National and Imperial Identities in Late Tsarist Russia, Cornell University Press, Ithaca & London, 2001. Robert Geraci, « Robert Geraci, Этнические меньшинства, этнография, и русская идентичность перед лицом суда: Мултанское дело, 1892-1896 гг. »

[2] Voir la série d’articles retraçant le développement du procès : В. Г. Короленко. Избранные произведения, Москва : Гос. издательство художественной литературы. 1947. Ст. 585-610.

[3] Roland Cvetkovski et Alexis Hofmeister, An Empire of Others: Creating Ethnographic Knowledge in Imperial Russia and the USSR, Central European University Press, 2014, p. 37. Marina Mogilʹner, Homo imperii: a history of physical anthropology in Russia, Lincoln, University of Nebraska Press, 2013, 486 p., (« Critical studies in the history of anthropology »), p. 86‑90. Juliette Cadiot, Le laboratoire impérial: Russie-URSS, 1870-1940, Paris, CNRS éd, 2007, 266 p., (« Mondes russes et est-européens »), p. 94‑95.

[4] В Якутской неволе, Кн. 19, 1927. Cet ouvrage publié par la maison d’édition consacrée à la mémoire de l’exil politique de l’Empire russe présente ainsi un chapitre consacré spécifiquement à la question : « Политическая ссылка в изучении Якутского края».

[5] О. А. Милевский et А. Б. Панченко, « Беспокойный Клеменц ». Опыт интеллектуальной Биографии, Политическая энциклопедия, Москва, 2017, (« Люди России »), p. 524.

[6]Les « oblastniki » font partie du mouvement de critique sociale qui naît dans l’Empire russe dans le contexte des réformes d’Alexandre II (émancipation des paysans, réforme judiciaire, relâchement de la censure). Inspirés de la pensée de Herzen ou du publiciste Nikolaj Tchernychevskij, ils élaborent une réflexion qui s’applique au cas spécifique de la Sibérie. Cette région, en effet, n’a pas connu le servage et occupe une position très particulière dans l’économie russe du fait de la faiblesse de son industrialisation et de l’importance des activités d’extraction dont elle est le terrain.  Youri Slezkine, Arctic Mirrors. Russia and the Small Peoples of the North, Cornell University Press, Ithaca and London, 1994, p. 135.

[7] Le journal « Sibirskaja Gazeta » est un hebdomadaire, édité à Tomsk, de tendance critique. Il a pour concurrent le journal « Sibirskij Vestnik », soutenu par le gouverneur de la région. О. А. Милевский et А. Б. Панченко, op. cit., p. 331.

[8] N. I︠A︡drint︠s︡ev et L. M. Gori︠u︡shkin, Sibirʹ kak kolonii︠a︡ v geograficheskom, ėtnograficheskom i istoricheskom otnoshenii, Novosibirsk, Sibirskij chronograf, 2003, 555 p.

[9] О. А. Милевский et А. Б. Панченко, op. cit., p. 264 et 390.