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1. Introduction

      Les problèmes de santé rencontrés en médecine pénitentiaire correspondent en partie à ceux d'une pratique médicale courante. En revanche, leur distribution, leur prise en charge et les moyens de les traiter sont considérablement influencés par les particularités de la population carcérale et celles de son mode de vie.

      La prise en charge générale d'un détenu se distingue d'une pratique courante, basée sur la dyade médecin-patient, en ce qu'elle est triadique : médecin-patient-autorité. Les moyens scientifiques et techniques pour traiter les patients détenus sont a priori les mêmes que ceux disponibles pour tout citoyen ; la détention impose toutefois certaines limitations, par exemple dans le choix du médecin ou du lieu de traitement, ou encore dans l'application du traitement (en particulier si la plainte du patient est secondaire à ses conditions de détention elles-mêmes).

      La population carcérale est une population principalement adulte d'âge moyen jeune avec une prévalence élevée de problèmes de santé par rapport à la population générale; on relève en particulier une fréquence proportionnellement élevée d'accidents (en particulier suite à des actes de violence ou auto-agressifs) et de pathologies du système locomoteur, de pathologies respiratoires et infectieuses (hépatites, virus de l'immunodéficience humaine (VIH), tuberculose) et de troubles mentaux (p.ex. troubles psychosomatiques, alcoolisme, toxicomanies diverses en particulier la dépendance à l'alcool et/ou à la nicotine, et troubles de la personnalité) ainsi que d'incapacités de travail [1, 2]. Le contexte de détention est également à l'origine de toute une série de problèmes de santé qui ont en commun d'être plus ou moins associées à un comportement revendicateur. Un tel comportement s'explique par les impératifs de la détention qui limitent le mode de vie et les moyens d'expression du détenu.

      L'un de ces comportements revendicateurs souvent secondaire aux conditions de détention est le jeûne de protestation ou grève de la faim. Il s'agit d'une entité nosologique particulière en ce que le patient jeûneur est une personne a priori en bonne santé, s'exposant à une baisse plus ou moins marquée de l'état général, à diverses complications parfois irréversibles et à une mort précoce. De plus, elle confronte les personnels de santé impliqués à un acte volontaire, opposant leurs devoirs auprès du patient aux droits de celui-ci.

      Par tous ces aspects, le jeûne de protestation pose à un médecin en charge de détenus un ensemble de problèmes cliniques, médico-légaux et éthiques inhabituels. La prise en charge du jeûne de protestation est d'autant plus difficile que les données cliniques et épidémiologiques disponibles dans la littérature sont limitées et le consensus quant aux questions éthiques difficile à établir à un niveau international.


2. Objectifs de la thèse

      Le présent travail porte sur différents aspects du jeûne de protestation dans le cadre spécifique de la médecine carcérale. Les objectifs sont les suivants :


A. Analyse comparative

      Analyser la prise en charge et les éventuelles lignes directrices adoptées dans les institutions genevoises par les services de santé pénitentiaires, et la comparer à la prise en charge observée dans quatre autres pays européens (Espagne, France, Pays-Bas, Grande-Bretagne) ainsi que par le Comité International de la Croix Rouge (CICR). Evaluer leur adéquation avec des déclarations internationales abordant ce problème (p.ex. Déclarations de Tokyo et de Malte, textes de lois).


B. Bases de référence

      Identifier des aspects que les déclarations internationales n'abordent pas, à l'aide de données disponibles concernant le jeûne de protestation (littérature, notes de services, avis d'experts).


C. Analyse épidémiologique

      Etablir les caractéristiques épidémiologiques du jeûne de protestation dans des institutions pénitentiaires de Genève (prison préventive de Champ-Dollon et Quartier cellulaire hospitalier), sur la base des registres et dossiers, et les mettre en parallèle avec celles d'une autre institution pénitentiaire (prison des Baumettes, Marseille, France).


D. Recommandations

      Proposer des recommandations pour la prise en charge des jeûnes en milieu pénitentiaire, en tenant compte a) des résultats d'un sondage sur les aspects sensibles du problème auprès des personnels de santé potentiellement concernés par ces recommandations, b) de l'attitude des différents partenaires-cibles, précisée au moyen d'un questionnaire et c) des observations faites au travers des objectifs précédents.


3. Définitions de termes

      Les définitions suivantes permettent de garantir une uniformité dans la dénomination des concepts utilisés dans le présent travail et d'établir des concordances avec certains termes utilisés dans d'autres documents. Elles concourent également à poser les données du problème. Une liste plus complète des définitions de termes se trouve en outre dans le glossaire, auquel il convient de se référer ; les termes figurant dans ce glossaire sont signalés par un astérisque (*) lors de leur première apparition dans le texte.

      Le refus alimentaire est une conduite s'opposant aux comportements instinctifs qui empêchent l'inanition*, par la prise régulière, en qualité et quantité adéquates, de nourriture. Ce terme général comprend tous les cas se rapportant à cette conduite, sans distinction quant aux causes, aux motivations, aux délais et aux méthodes employées. Il suppose toutefois une volonté de refus de la part de l'individu, quelle que soit la valeur qu'on accorde à son refus, selon l'évaluation de sa capacité de discernement.

      Le jeûne* de protestation est une forme de refus alimentaire volontaire au titre d'une démarche choisie de protestation ; il est motivé par une situation considérée comme inadmissible par le jeûneur. Il dure théoriquement aussi longtemps que le jeûneur ne trouve pas sa revendication satisfaite et qu'il la juge plus importante que les risques pour la santé associés au refus alimentaire.

      La grève de la faim* est le synonyme, en langage commun, du jeûne de protestation.

      Le jeûne complet est un refus volontaire de toute prise alimentaire. Le jeûneur* est en outre susceptible de boire de l'eau ou non (« grève de la soif » ou jeûne absolu).

      Le jeûne partiel est un refus volontaire de s'alimenter moins radical, se caractérisant dans son intensité par la prise de certains nutriments (p.ex. vitamines) ou de nourriture en petite quantité.

      Le jeûneur est la personne qui jeûne à des fins de protestation ; c'est le « gréviste de la faim ». Dans ce texte, nous utiliserons le terme jeûneur lorsqu'il est question de jeûne d'une manière générale, de patient(e) pour les cas bénéficiant d'une prise en charge médicale et de patient(e) détenu(e) ou de détenu(e) pour les cas relatifs à des individus placés en détention.


4. Eléments du problème

      Nous passons ici en revue les éléments principaux du jeûne de protestation.


A. Caractéristiques d'un jeûne de protestation

      Le fait d'aborder d'emblée les caractéristiques d'un jeûne permet d'identifier ses limites et de compléter les définitions données ci-dessus, qui ont pour objet de distinguer les termes clefs du problème.


A.1. Le jeûne de protestation en tant que problème de santé

      La principale composante du jeûne de protestation est l'expression d'une revendication doublée d'un chantage mettant volontairement en jeu la santé et la vie du jeûneur : c'est en cela qu'il constitue un problème de santé dès qu'il est exprimé, même si ce n'est qu'avec le temps que ses conséquences physiopathologiques prennent de l'importance ; certains jeûnes ne vont d'ailleurs pas plus loin que leur effet d'annonce.

      Le jeûne de protestation ne fait pas partie des diagnostics de la Classification Internationale des Maladies (CIM-10) 1 . En fait, il s'agit d'un comportement présenté par un individu considéré le plus souvent en bonne santé physique et mentale ; de ce fait il ne s'agit pas d'un trouble du comportement d'ordre psychiatrique et il n'implique pas un trouble de la personnalité. Ceci explique qu'il n'est pas classifié comme une maladie, une pathologie. Certains utilisent même le terme de « non-maladie »[3]. Le jeûne de protestation est toutefois un problème de santé puisqu'il implique une prise en charge médicale ; de plus le jeûne de protestation est influencé par certaines maladies somatiques et surtout psychiatriques ; enfin, il peut lui-même provoquer diverses maladies.


A.2. Les modalités du jeûne de protestation

      Contrairement à une maladie touchant un individu, c'est le jeûneur qui détermine lui-même les modalités de son jeûne. Les différentes modalités qui définissent un jeûne son sa durée, sa rigueur (intensité) et son étendue (nombre de participants à un jeûne pour des revendications communes).

      L'évolution du jeûne est plus ou moins rapide, le jeûneur misant sur le chantage produit et sur le temps pour provoquer un changement ; la durée, le risque encouru et la réversibilité du jeûne dépendront de sa rigueur. Ainsi, un jeûneur peut mener un jeûne absolu (grève de la soif), ou un jeûne de protestation strict avec une hydratation correcte, ou un jeûne de protestation avec suppléments tels que prise de vitamines et/ou de sucre et/ou de sels minéraux et/ou d'un autre nutriment (protéines, etc.). Ces suppléments, qui vont du thé à de petites quantités de nourriture, sont pris de manière ouverte ou non. Enfin, la rigueur du jeûne est susceptible de varier fréquemment, suivant en général l'évolution de la situation et les perspectives se présentant au jeûneur. Les grèves de la soif, jeûnes d'une grande intensité posant un risque vital très rapidement, visent un résultat rapide ; en revanche, en acceptant de boire suffisamment lors d'un jeûne de protestation, le jeûneur prolonge la durée du jeûne et augmente ses chances de réussite. Lorsque l'ingestion de boissons devient difficile suite à la baisse de l'état général, le jeûneur peut accepter des perfusions dans le but de prolonger le jeûne ou les refuser afin d'accentuer l'intensité du jeûne ; ce choix dépendra de l'évolution du conflit et de la détermination respective du jeûneur et du partenaire-cible*.

      Une prise alimentaire prévenant la survenue de toute pathologie est toutefois susceptible de disqualifier un jeûne. On conçoit aisément que l'apport énergétique doive être inférieur aux besoins quotidiens pour que s'en suive une baisse de l'état général, à plus ou moins long terme. Mais on peut aussi considérer que même un jeûneur « grignoteur » s'expose encore au risque de carences vitaminiques, dont les conséquences peuvent être dramatiques. Il y a chantage dans la mesure où le jeûne a pour conséquence un risque d'altération de la santé, la rapidité et la gravité de cette altération variant suivant le déroulement du jeûne. Enfin, de manière très large, on peut également reconnaître une certaine valeur à une réduction non dangereuse des apports, de manière symbolique ou dans un geste de solidarité ; la plupart des jeûnes à but religieux en sont un exemple. La portée d'un tel jeûne dépend dès lors beaucoup plus de son contexte (p.ex. célébrité du jeûneur ou jeûne collectif, aspects culturels) que du risque encouru.

      L'interprétation que le partenaire-cible donnera de certaines mesures joue aussi un rôle. Les perfusions et certains suppléments, s'ils prolongent la durée de survie, ne préviennent pas l'épuisement des réserves caloriques et le décès. Toutefois, ils permettent de faire durer le jeûne avec moins de risque de dommages irréversibles, donnant ainsi au détenu et au partenaire-cible plus de temps [4]. L'inconvénient en est que tant le jeûneur que le partenaire-cible se sentent dans une certaine mesure à l'abri de complications : le conflit est alors susceptible de perdurer avec un risque d'enlisement.

      Dans plusieurs cas cités dans la littérature, le gouvernement imposant un traitement de force, des jeûneurs mis sous perfusion sont demeurés plusieurs mois sous ce type d'alimentation artificielle. Un exemple caricatural de ce type de situation, datant du début du XXème siècle, est celui du Cat & Mouse Act, interrompant l'incarcération du détenu jeûneur (initialement, il s'agissait de femmes demandant le droit de vote, les suffragettes) jusqu'à ce que des séances de gavages par sonde nasogastrique aient rétabli l'état général du jeûneur [5, p.51, 6] ; l'une de ces suffragettes fut ainsi alimentée de force et réincarcérée à 10 reprises[7]. Dans les années 1980, le gouvernement marocain a tenu au secret de ses prisons des opposants politiques maintenus en vie sous camisole chimique par sonde nasogastrique pour les empêcher de mourir de leur jeûne de protestation, dans certains cas durant plusieurs années de suite [8, 42]. Certains indépendantistes irlandais menant des jeûnes de protestation ont été régulièrement alimentés contre leur gré par sonde nasogastrique, durant des périodes prolongées, au début des années septante [9].

      Parfois, c'est le jeûneur qui est à l'origine de situations similaires. Au Quartier cellulaire hospitalier (QCH) 2  de l'Hôpital cantonal de Genève, un détenu a accepté progressivement et volontairement de recevoir des perfusions lors d'un jeûne absolu. Son état est resté stationnaire si longtemps qu'il fut renvoyé à sa cellule à la prison préventive de Champ-Dollon alors qu'il prétendait encore jeûner 3 .


B. Les catégories des jeûnes de protestation


B.1. Les motivations des jeûnes de protestation

      Un jeûne de protestation est par définition motivé, puisqu'il s'agit d'un comportement volontaire. C'est soit une revendication spontanée du jeûneur pour obtenir une modification de sa situation, soit une protestation contre une modification de sa situation par le partenaire-cible.


B.2. Les bénéficiaires des jeûnes de protestation

      On peut donc classer les jeûnes en fonction du type de motivation : obtention de quelque chose (revendication) ou respect de quelque chose (protestation). Une telle distinction est plus formelle que pratique. Le terme de protestation peut d'ailleurs bien s'appliquer à ces deux types de motivations, à savoir protestation contre une situation qui ne change pas ou protestation contre un changement de la situation.

      Le classement des jeûnes de protestation en fonction du bénéficiaire semble mieux corrélé avec la détermination du jeûneur et donc le pronostic. On peut ainsi distinguer trois catégories [5, p. 17] :

  1. l'obtention ou le respect d'un avantage personnel,
  2. l'obtention ou le respect d'un droit concernant un groupe auquel appartient le jeûneur et
  3. les protestations de solidarité, ne bénéficiant pas directement au jeûneur.

      Les trois catégories se retrouvent assez fréquemment chez les citoyens libres. Les détenus demandent en général une amélioration à titre personnel de leurs conditions de détention ou une intervention au niveau de leur procédure pénale. Ils élargissent parfois leurs revendications au respect de certains droits pour les autres détenus, bien qu'ils n'y aient pas intérêt puisque le refus de céder du partenaire-cible (par exemple le directeur de la prison ou le juge) est en général déterminé par le risque d'extension des revendications à l'ensemble des détenus si l'un d'entre eux obtient satisfaction 4 . Les jeûnes de solidarité, dont certains ont une motivation d'ordre politique, sont peu fréquents en milieu carcéral, bien que souvent mieux connus du grand public.


B.3. Les partenaires-cibles des jeûnes de protestation

      Les motivations à titre personnel prédominent chez les détenus. Dans leur cas, on peut encore subdiviser cette catégorie en trois sous-groupes selon le partenaire-cible : nous retiendrons principalement les conflits avec 1) les autorités* pénitentiaires, 2) les autorités judiciaires 3) et d'autres partenaires-cibles. Le Tableau 1 en donne des exemples.

      Il apparaît que, dans certains cas, le jeûneur n'explique tout simplement pas sa démarche, ou encore que ses motivations ne sont pas claires. Dans une étude [10] portant sur 395 cas de jeûne de protestation suivis à la prison-hôpital des Baumettes, 62% des détenus, à savoir 70% (n=140) des prévenus et 54% (n=105) des condamnés, protestaient pour des motifs d'ordre judiciaire. On ne connaissait pas les motivations de 15% des détenus.

      En ce qui concerne les transferts, leur refus par le détenu peut se baser sur un changement du réseau des codétenus ou un éloignement de la famille ; une demande de transfert peut être motivée par des menaces d'autres détenus ou un conflit avec des gardiens. On note que dans la 3e catégorie d'exemples (p.ex. déception sentimentale), le conflit est effectivement déplacé sur la prison alors qu'il s'agit de problèmes étrangers aux autorités pénitentiaires et judiciaires [11]. Dans l'étiologie du jeûne de protestation, d'autres facteurs interviennent encore, à savoir le refus du conflit par les autorités pénitentiaires et la recherche du conflit par le détenu, tenant à sa situation pénale, ses dispositions personnelles à entrer en conflit et les facteurs amenant le détenu à choisir le jeûne comme forme de protestation [10].


C. La dynamique d'un jeûne de protestation : les acteurs du conflit et ses aspects relationnels

      En schématisant, le jeûne de protestation est l'expression d'un conflit typique de certains individus se trouvant dans une certaine situation [10, p. 12]. Dans le cas qui nous intéresse, il s'agit du conflit opposant un patient potentiel à une autorité pénitentiaire ou judiciaire, dans une situation de détention. Nous abordons également le rôle du témoin, principalement le médecin et le service médical. A titre de comparaison, nous mettons dans ce chapitre en parallèle la dynamique qui prévaut pour un détenu et pour un citoyen libre.


C.1. Les acteurs du conflit

      Le jeûne de protestation, de manière générale, met en jeu trois catégories de personnes (triade) : le jeûneur, les témoins et le partenaire-cible.

      En principe, un jeûneur est motivé par une revendication pour laquelle il est prêt à souffrir et parfois à sacrifier sa vie ; il essaye de faire connaître son combat, la revendication qui l'anime et les risques qu'il prend en touchant, par le biais de divers moyen d'information (p.ex. articles de presse, jeûne en place publique), une opinion publique qui joue le rôle de témoin. Cette opinion publique, sollicitée par la revendication ainsi que par les risques encourus par le jeûneur, est le levier de la pression que le jeûneur veut exercer sur le partenaire-cible, qui doit alors déterminer s'il répondra à la demande du jeûneur.

      Concernant ce type de fonctionnement, notons que la multiplicité des jeûnes de protestation affaiblit progressivement leur pouvoir médiatique, et l'opinion publique dans la plupart des cas n'est souvent plus mobilisée. C'est surtout en cas de complications et de décès que l'opinion publique est susceptible d'intervenir. Si le partenaire-cible semble souvent intraitable face à un jeûneur, il cherchera en revanche à éviter toute évolution dramatique, ne serait-ce que pour éviter la mobilisation de témoins plus nombreux.

      La triade jeûneur-témoin-autorité rappelle la relation décrite dans l'introduction concernant la médecine pénitentiaire : patient-médecin-autorité. Ces deux modes de relation triadiques sont d'ailleurs superposables : le médecin, en médecine pénitentiaire, assume le rôle de témoin principal d'un jeûne. En effet, c'est lui qui informe éventuellement le partenaire-cible sur l'évolution de l'état de santé du détenu qui ne peut jeûner publiquement.

      Les trois membres de la triade jouent chacun un rôle distinct dans le déroulement du jeûne et la résolution du conflit, que nous abordons ici.


a) Le Jeûneur

      Le jeûneur est un individu qui entre en conflit avec un partenaire-cible donné en raison de revendications ou par protestation. Il confronte sa détermination à celle du partenaire-cible. F. Delaite postule que « la gravité [d'une grève de la faim] est liée à la détermination. » [11]

      Dans l'épreuve de force qui se joue entre le détenu et le partenaire-cible, le détenu doit faire appel à toute méthode confirmant sa légitimité ou simplement renforçant sa position. Outre le jeûne de protestation, le détenu a divers moyens d'action pour faire valoir ses motifs de protestation : demande orale ou écrite auprès du partenaire-cible ; intervention de l'avocat, de la presse, d'un gardien, d'un autre détenu, voire du médecin ; désobéissance du détenu, fuite, voire violence. Certains jeûneurs font appel à certains de ces moyens d'action avant d'entreprendre un jeûne ; d'autres méconnaissent les procédures habituelles et entreprennent un jeûne en désespoir de cause. Enfin, pour le jeûneur, le danger et les souffrances qu'il endure à travers son jeûne sont la preuve de la légitimité de son combat.

      Certains voient de ce fait dans le jeûne une action à entreprendre en premier lieu. Forge dit à ce sujet que « la seule liberté [du détenu] est celle de son tube digestif ; s'il existait un autre moyen moins dangereux pour sa santé, il l'utiliserait » [12]. Toutefois, le coût physique et psychologique du jeûne est parfois disproportionné en comparaison de l'importance subjective des revendications. En poursuivant son action, il met en jeu sa santé et sa vie. En revanche, s'il interrompt son jeûne de protestation sans avoir obtenu gain de cause, le détenu disqualifie une méthode de protestation du dernier recours.

      Certains détenus utilisant préférentiellement le jeûne comme moyen de revendication commencent par un jeûne absolu (grève de la soif) dont l'urgence amène à une hospitalisation rapide ; une fois au Quartier cellulaire hospitalier, l'expérience montre que ces jeûneurs acceptent alors de boire tout en poursuivant le jeûne de protestation. La grève de la soif serait un moyen d'alarmer plus rapidement l'entourage et d'obtenir un transfert rapide au Quartier cellulaire hospitalier 5 .


b) Le Médecin

      Les bases de la déontologie médicale relatives au rôle du médecin s'adaptent mal à la situation du jeûne de protestation 6 , qui dans un sens est un affront à la mission naturelle du monde médical. Le médecin confronté pour la première fois à un détenu qui mène un jeûne de protestation doit redéfinir son rôle vis à vis de ce patient particulier.


(1) Le rôle du médecin

      Un médecin peut assumer divers rôle dans la triade jeûneur-témoin-partenaire-cible : il peut être le médecin de premier recours habituel du jeûneur ou un consultant sollicité en raison du jeûne ; il peut être sollicité comme médecin de confiance* ou de deuxième avis*, ou encore intervenir pour confirmer la capacité de discernement ; il peut être mandaté pour un bilan de santé en vue d'un certificat médical ou d'une expertise, ou encore pour un traitement donné (nutrition forcée, réanimation).

      Le médecin peut se contenter d'une attitude purement médicale : poser le diagnostic (reconnaître le patient capable de discernement), informer le patient des risques et proposer des traitements, les prodiguer s'ils sont acceptés. Toutefois, compte tenu du contexte conflictuel, il peut être amené à intervenir au niveau psychosocial : discuter du bien fondé de la grève, intervenir auprès du partenaire-cible, faire passer certaines informations entre jeûneur et partenaire-cible ou encore auprès d'autres témoins, ou, plus encore, inciter le patient à renoncer à sa grève 7  ou au contraire défendre la cause du jeûneur. Ces différentes interventions peuvent être sollicitées par le jeûneur ou le partenaire-cible, par d'autres témoins ou encore être de l'initiative du médecin qui souhaiterait voir le conflit se résoudre.

      La plupart des documents ayant trait au jeûne de protestation en médecine pénitentiaire définissent les fonctions suivantes pour le médecin : il a pour tâche principale d'identifier le jeûneur, d'aborder le diagnostic différentiel et d'évaluer la capacité de discernement du patient, de l'informer, de le prendre en charge avec son consentement et de traiter les complications médicales. Entre autres, les Déclarations de l'Association Médicale Mondiale (AMM) précisent ce rôle du médecin du point de vue médical, mais ne s'expriment pas sur son intervention dans le conflit ou dans le mécanisme du jeûne de protestation. L'AMM estime toutefois que ce n'est pas le rôle du médecin d'évaluer le bien fondé des revendications [13]. Le manuel de la Johannes Wier Foundation (JWF), contrairement à l'AMM, invite à prendre connaissance des revendications du jeûneur, considérant que c'est la condition nécessaire pour établir la capacité de discernement.


(2) Le médecin face aux motifs du jeûneur

      Plutôt que de prendre connaissance des motifs du jeûne pour poser un diagnostic et informer le patient en ayant, si nécessaire, un avis sur leur bien fondé, la question semble plus de savoir s'il est du rôle du médecin de discuter des motifs avec le jeûneur. On peut considérer trois approches (ou types de prise en charge).


(a) Approche purement médicale

      Dans une telle optique, le médecin soigne tout individu sans discrimination et sans exercer de coercition ; il s'en tient aux seuls problèmes spécifiquement médicaux. Il n'est dès lors pas de son ressort d'évaluer la légitimité des motifs invoqués par un jeûneur et l'adéquation des revendications, d'une part par déontologie 8  et d'autre part pour des raisons de compétences (méconnaissance éventuelle des règlements pénitentiaires et des lois par le médecin). Dès lors, le médecin prend connaissance des motifs du jeûneur afin de dire s'il est capable de discernement et s'abstient d'entrer en matière sur leur légitimité et les chances d'obtenir gain de cause.

      Cette attitude neutre évite au médecin d'être pris à parti dans le conflit entre le jeûneur et le partenaire-cible. Son intervention médicale peut toutefois apparaître ambiguë dans certain cas. Ainsi, lorsqu'on prend pour exemple un comportement nuisible considéré comme facteur de risque pour la santé (p.ex. tabagisme, sédentarité), un médecin se doit d'informer son patient afin que celui-ci vive et agisse en toute connaissance de cause. Dans ce cas, il ne s'agit nullement de coercition puisque le patient n'est pas dans une situation de dépendance. Le médecin pourra même chercher à l'influencer, à faire pression sur lui dans la mesure où cela est fait dans l'intérêt du patient et que celui-ci peut rompre la relation thérapeutique s'il considère ces pressions exagérées. Dans le cas d'un jeûne de protestation, le médecin doit informer objectivement le patient ; en informant le patient, le médecin peut faire supposer une volonté implicite d'influencer le comportement du jeûneur. Toutefois, dans le cas d'un détenu qui n'est pas libre de choisir son médecin, une telle attitude peut être assimilée à une forme de coercition, en raison de la situation de dépendance du détenu.


(b) Approche médicale avec appréciation subjective du conflit

      Dépassant le cadre attendu de la consultation médicale (prise en charge somatique et psychologique), le médecin peut entreprendre de discuter avec le détenu les motifs de son jeûne, tant du point de vue de leur légitimité que de leur adéquation, qui ne vont pas forcément de paire. Le médecin peut aider le jeûneur à comprendre que dans certains cas les motifs semblent mal fondés ou irréalisables, ceci grâce au climat de confiance qui aura été établi et conservé par une prise en charge adéquate (prise au sérieux) de la revendication.

      Certains détenus se rendent à l'évidence que leurs revendications sont mal fondées ; cela ne les valorise pas à leurs propres yeux et peut rendre encore plus difficile l'acceptation de l'échec de leur démarche revendicatrice. D'autres en revanche prennent plus conscience de l'importance d'étayer leurs motivations et de multiplier leurs griefs afin de rendre leur base de contestation plus forte.

      Il faut bien évaluer l'approche que le médecin adopte en tant qu'intervenant dans la crise : en effet, certains proposent qu'il facilite les démarches du détenu mais seulement lorsqu'il juge ses doléances bien fondées. Ces auteurs ajoutent qu'en cas de jeûne à motifs politiques, le sérieux des risques amènera à intervenir tant sur le jeûneur que sur les autorités politiques [14]. Il reste alors à déterminer la compétence du médecin à faire une telle évaluation. L'AMM n'estime pas souhaitable « que les médecins modifient les principes de ces Déclarations [Tokyo et Malte] selon que la motivation du gréviste de la faim leur paraît ou ne leur paraît pas juste et légitime. Les principes doivent être appliqués sans tenir compte de l'opinion du médecin sur la raison sous-jacente de la grève de la faim [15]». Il faut toutefois tenir compte de la réserve selon laquelle « le gréviste de la faim est une personne mentalement capable [15] ».

      Si le jeûneur ne reçoit pas satisfaction et poursuit son action malgré les conseils du médecin, il peut s'agir d'un individu qui, malgré le manque de réalisme ou de légitimité apparent de sa demande, la considère plus importante que le risque vital qu'il encourt. Dès lors, d'une part le dialogue devient plus difficile vu la non-convergence de points de vue entre le jeûneur et le médecin, d'autre part la question de la capacité de discernement peut se poser à nouveau mais en des termes plus délicats. Inversement, le médecin peut trouver légitimes les revendications du jeûneur, et risque alors d'être mis sous pression pour le soutenir dans sa démarche, contribuant alors à la cause même de la « maladie » de son patient.

      En portant un avis sur la légitimité des revendications, on tend à distinguer entre manipulation et juste combat de la part du jeûneur ; le médecin comme le partenaire-cible risquent alors de classer les jeûneurs, comme cela a été fait jusqu'en 1996 dans le cas des objecteurs de conscience au service militaire, entre les jeûneurs « réfractaires » (ou simulateurs) et les jeûneurs « de conscience » (ou « vrais » grévistes de la faim) : il s'agit alors d'un choix subjectif basé sur une appréciation de la légitimité des motifs du jeûneur.

      Dans l'un ou l'autre cas, le médecin, en exprimant son avis personnel sur la légitimité des revendications, semble prendre parti pour l'un des acteurs du conflit. L'équilibre naturel de la relation triadique s'en trouve modifié. Ceci peut être mal perçu par l'autre parti et le médecin peut perdre sa crédibilité auprès de celui-ci, l'empêchant de mener par la suite le rôle de médiateur neutre.


(c) Approche médicale avec rôle actif de médiateur neutre

      Dans une position intermédiaire entre une prise en charge purement médicale (et principalement somatique) et une intervention directe dans le conflit entre jeûneur et le partenaire-cible, on peut également considérer que le médecin se met à la disposition du jeûneur comme interlocuteur. Il ne s'agit pas de le pousser à renoncer ou, au contraire, de soutenir personnellement son combat, mais tout simplement de lui permettre de mûrir sa réflexion, de lui offrir un point de repère alors que le détenu est coupé de certaines réalités du fait de son mode de vie et de son internement. S'agit-il de l'«aide psychologique appropriée permettant de limiter les dégâts » formulée par certains [11] ? On peut s'attendre, s'il est vrai que les motifs sont souvent mal fondés, qu'un jeûneur renoncera avant d'être pris dans l'engrenage de la confrontation ; en revanche, s'il ne renonce pas, le médecin aura peut-être renforcé ses convictions et sa force de protestation en l'aidant à élaborer sa démarche. Par ailleurs la question se pose à nouveau de l'attitude à adopter si les revendications du détenu semblent légitimes au médecin ; il doit déterminer s'il laisse le détenu poursuivre seul son combat ou s'il manifeste une forme de soutien, le détenu connaissant la position du médecin pour l'avoir discutée plus en détail avec lui.

      Nous avons tenté d'identifier trois approches différentes du jeûne de protestation par le médecin, permettant de caractériser l'attitude pratique adoptée par chaque médecin. Le terme d'attitude en pratique médicale fait référence à la ligne d'action thérapeutique suivie dans une situation donnée. Toutefois, dans le cas du jeûne de protestation, il est délicat de définir une ligne d'action appropriée. L'attitude en tant que comportement du médecin ou manière de considérer le détenu, a aussi une profonde importance, non seulement parce qu'il s'agit toujours de respecter son patient mais aussi parce que la position du médecin par rapport à la situation de son patient influencera le cours des événements. Certains parlent de « neutralité bienveillante » en expliquant que compte tenu de la banalité de certains motifs de refus alimentaires (qualifiés de « petits chantages »), il s'agit d'amener le jeûneur à une réflexion sur le bien fondé de son action [14]. Ce processus peut permettre de désamorcer certains conflits ; il reste à définir quel rôle le médecin jouera dans la réflexion de son patient.

      Lorsqu'il est question de « neutralité bienveillante», certains estiment que s'il y a un conflit personnel entre le détenu et un gardien, ou encore avec le personnel soignant, l'équipe médicale doit s'engager à être ouverte au dialogue afin d'avoir une action psychothérapeutique [11], ou plus simplement de garder un rôle de médiateur actif. En fait, il s'agit de séparer le détenu de son problème concret (s'il s'agit d'un conflit personnel ou d'un autre problème purement pénitentiaire) et d'en faire une réflexion théorique à laquelle on le confronte : d'une certaine manière, on favorise la réflexion du détenu pour l'aider à sortir de l'impasse, mais d'un autre point de vue, on tend à l'isoler dans sa défense pour le faire céder plus facilement ; on risque alors d'avoir implicitement une attitude coercitive.

      En Suisse, le choix du traitement revient au médecin. Mais il faut alors tenir compte du fait que « des médecins différents puissent en toute sincérité résoudre le dilemme éthique de manière différente et soient influencés par des facteurs tels qu'âge» [14], origines culturelles et sociales, motif de l'incarcération, durée prévue d'incarcération ou encore importance apparente des revendications par exemple. En définitive, on peut se demander quel médecin s'impliquera dans le conflit et suivant quelle approche. En effet, même si le détenu n'a pas accès à un médecin de confiance, il sera pris en charge, p.ex. s'il est hospitalisé, par plus d'un médecin au cours de son jeûne. Chacun de ces médecins peut adopter l'une ou l'autre des trois approches décrites précédemment. Il est dès lors essentiel qu'une prise en charge médicale cohérente et coordonnée soit mise en place.


(3) Le devoir d'information

      Il apparaît que le rôle exact du médecin dans la dynamique d'un jeûne de protestation est difficile à définir compte tenu des aspects éthiques complexes et de la dimension sortant du rôle traditionnel du médecin (relation triadique animée par un conflit). S'il est une composante du rôle du médecin qui ne souffre pas de doute, c'est celui d'informer de manière professionnelle son patient sur le jeûne volontaire et ses conséquences médicales.


(a) Influence de l'information sur le patient

      Le refus alimentaire porte atteinte au bien-être, à la santé et à la vie. L'atteinte au bien-être survient immédiatement par l'insécurité induite, puis rapidement à travers les symptômes liés à la faim et à l'affaiblissement ; de même, il est attendu que le bien-être habituel du jeûneur se rétablit au même rythme en cas d'arrêt du jeûne. L'atteinte à la vie est définitive, et clamée dans le contexte de la démarche de protestation, mais peut en fait sembler lointaine au moment où le protestataire entreprend son jeûne. L'atteinte à la santé, physique et psychique, est peut-être la moins bien appréhendée par les jeûneurs ; on peut imaginer que les complications médicales du jeûne semblent aussi lointaines que le décès et que l'irréversibilité de certaines atteintes à la santé soit méconnue. L'individu qui entreprend un jeûne de protestation attend de ce mode de revendication qu'il laisse du temps, à lui-même ainsi qu'au partenaire-cible, pour résoudre le conflit ; il ne réalise pas toujours que le jeûne de protestation n'a pas une issue subite, décès ou interruption du jeûne, mais qu'il représente une atteinte progressive et parfois irréversible à la santé, avec laquelle il devra ensuite vivre, quand bien même ses revendications seraient satisfaites.

      Pour ces raisons, le médecin se doit d'informer clairement son patient pour lui permettre de prendre des décisions en connaissance de cause et permettre un consentement informé aux décisions médicales. On peut bien sûr encore discuter de la nature et de l'étendue de l'information donnée, du ton sur lequel l'information se fait, de la dramatisation éventuelle induite par le médecin, du choix des informations données. En effet, lorsqu'un médecin informe un patient, il peut se contenter de jouer un rôle similaire à celui d'une brochure à l'intention de patients, ou informer dans l'intention d'amener à un comportement qu'il juge adéquat à son sens. A titre d'exemple, un médecin qui informe un patient sur les dangers de la cigarette ou même sur l'indication à une chimiothérapie anticancéreuse est susceptible d'avoir un avis sur le comportement ou la décision qui lui semble le plus adéquat.

      La jurisprudence donne des précisions à ce sujet [16]. Ainsi, les éléments fournis doivent comprendre le minimum d'informations qu'un médecin révélerait à un patient-type, en adaptant les informations en fonction des attentes individuelles et particulières du patient concret auquel il a à faire, ainsi que de sa situation.


(b) Influence de l'information sur le partenaire-cible

      La manière d'informer le jeûneur influence non seulement son comportement mais également la relation avec le partenaire-cible. En effet, le médecin peut fournir des rapports peu détaillés laissant le partenaire-cible dans l'incertitude, ou au contraire souligner auprès de celui-ci les risques encourus par le jeûneur et lui expliquer la signification de mesures telles que des perfusions, ce qui peut être perçu comme une forme de soutien même involontaire ; le médecin peut par ses explications aider le jeûneur à mieux gérer sa grève, et ainsi suggérer au partenaire-cible une certaine collusion du médecin avec le détenu. En revanche, le médecin peut simplement avoir pour but d'éviter des complications irréversibles, ce qui favorise plutôt la position du partenaire-cible dans le conflit.


(c) Information relative aux directives anticipées

      Le jeûne de protestation pose une situation inhabituelle en ce que les complications médicales sont prévisibles de façon relativement certaine et avec une anticipation allant de quelques jours à plusieurs semaines, mais qu'il est attendu que dans bon nombre de cas le patient refuse le traitement médical (par exemple réanimation et réalimentation en cas de complications). La loi et la jurisprudence établissent clairement que le médecin a un devoir d'information et que seules des circonstances exceptionnelles l'autorisent à taire certaines informations au nom d'un droit au silence dans la relation thérapeutique 9  [16]. De manière générale, l'information du patient comprend entre autres une description des effets du traitement et de ses risques, mais également de mentionner les alternatives au traitement proposé par le médecin.

      Dans le cas du jeûne de protestation, il semble évident que le refus de l'intervention médicale fait partie des options qu'un individu raisonnable envisagerait pour lui-même. Ceci suggère que le médecin doive informer un patient effectuant un jeûne de protestation de la possibilité de rédiger des directives anticipées* telle que le prévoit la loi 10 . « L'exception thérapeutique habilitant le médecin à taire une information qui pourrait être préjudiciable au patient » [16] ne pourrait être invoquée que dans la mesure où l'on considère qu'un individu capable de discernement ne serait pourtant pas apte à déterminer ce qui est le mieux pour lui-même. En conséquence, il apparaît nécessaire d'informer un détenu des possibilités de formuler des directives anticipées lorsque celui-ci mène un jeûne de protestation, en tout cas si sa capacité de discernement ne fait aucun doute.

      La jurisprudence relative au devoir d'information et au droit au silence fait en général allusion à des situations éloignées du jeûne de protestation ; en effet, le jeûne de protestation, comme cela a déjà été dit, crée une situation inhabituelle du fait que la volonté du patient joue un rôle dans l'évolution de son état de santé et qu'un conflit de nature non médicale influence son comportement. Les incertitudes dans l'interprétation de la loi et de la jurisprudence qui en résultent rendent l'attitude à adopter moins claire dans les cas de jeûne de protestation où un contexte de crise et/ou des comorbidités psychiatriques rendent l'évaluation de la capacité de discernement plus délicate. Ces incertitudes pourraient justifier de ne pas révéler au patient toutes les informations relatives aux possibilités de refuser l'intervention médicale.


c) Le partenaire-cible

      Si le médecin ou tout autre témoin peut être plus ou moins impliqué par les revendications d'un jeûneur, le partenaire-cible reste le premier interlocuteur de ce celui-ci. Sa marge de manoeuvre est délicate. En évaluant le bien fondé des revendications, le partenaire-cible cherche à A) identifier et énoncer clairement les revendications du jeûneur, B) évaluer leur bien-fondé et leur légitimité (par rapport aux lois) et leurs conséquences générales (p.ex. extension aux autres détenus), C) identifier les moyens d'y répondre et planifier leur application, et D) refuser d'entrer en matière sur les revendications jugées inacceptables en adressant le détenu à l'autorité supérieure.


(1) Le partenaire-cible face au jeûne de protestation

      Si le partenaire-cible est fréquemment confronté à diverses revendications (p.ex. s'il s'agit d'un juge), il lui faut être cohérent dans son attitude et traiter chaque cas avec la même équité. Il ne doit considérer que la revendication en tant que telle et ne pas se déterminer en fonction de la durée du jeûne et de ses complications éventuelles. S'il cède à ce principe, cela revient à dire qu'un long jeûne correspond à un « exploit » donnant droit à la satisfaction de revendications ; la question se poserait alors de savoir quelle durée et quelle rigueur sont nécessaires pour qu'un jeûne soit considéré comme méritant. Une telle fermeté suppose d'une part qu'en pratique les cas sévères sont inhabituels et d'autre part que le partenaire-cible est préparé à la réaction que peuvent entraîner des complications médicales d'un jeûne ou un décès.

      A ce sujet, il est intéressant de noter un commentaire fait par un médecin responsable dans un centre pénitentiaire français : « Si la grève est intégralement 11  suivie par le détenu, une reprise en considération du dossier est entreprise par la magistrature [17]». Il y a dans ce cas risque de créer des inégalités dans le traitement des détenus, certains bénéficiant de certaines faveurs en raison de leur « exploit », les autres n'ayant plus qu'à surenchérir en entrant dans le jeu des actes auto-agressifs pour obtenir un traitement identique.

      Il semble plus raisonnable et rationnel de ne considérer que la revendication en tant que telle, indépendamment de l'investissement personnel du plaignant ; dans ce cas la détermination d'un détenu qui s'entêterait dans sa revendication ne serait plus prise en compte mais le partenaire-cible se baserait sur la seule légitimité de la revendication. Ceci revient alors à suivre une procédure légale habituelle et à s'en remettre à un jugement. Pourtant, la démarche du jeûne de protestation vise justement à court-circuiter une telle procédure ou décision. Ce dilemme est encore plus net dans les cas où la revendication peut être considérée comme légitime mais apparemment non réalisable en pratique ; à titre d'exemple, lorsque le jeûneur proteste contre la lenteur de la procédure judiciaire, on ose en théorie espérer qu'elle pourra être accélérée.


(2) Evaluation de la légitimité de la revendication par l'autorité

      Le partenaire-cible doit plus que tout autre déterminer si les demandes du jeûneur sont légitimes et, dès lors, s'il convient d'y répondre. Toutefois, les jeûneurs ne devraient pas être classés en deux catégories qui recevraient un traitement différent, pour lesquelles deux attitudes différentes seraient observées. Il est à noter que les jeûnes de protestation entrepris par des détenus de droit commun incarcérés dans des conditions légales sont souvent considérés comme mal fondés ou même abusifs ; ainsi, ce commentaire dans un document de travail de l'AMM : « Les grèves de la faim dans ce contexte sont plus probablement entreprises dans le but d'obtenir un avantage personnel que pour défendre les Droits de l'Homme » [18]. Le Procureur général de la Confédération helvétique estime également, dans un commentaire formulé en 1977, que les « détenus (au stade de l'instruction ou de l'exécution de la peine) {décident librement} d'entamer une grève de la faim (pour quelque motif que ce soit, mais en règle générale, pour imposer des exigences, à la satisfaction desquelles ils n'ont aucun droit) » [19].

      Le facteur temps est l'élément prédominant dans un conflit entre un détenu et une autorité pénitentiaire ou judiciaire. Le jeûne en lui-même s'apparente à un compte à rebours. En plus, dans le cas d'un prévenu, la procédure judiciaire est déjà amorcée ou susceptible de l'être, et ce n'est en fait pas la question de la légitimité qui prédomine initialement mais souvent celle de savoir quand la réponse à la revendication peut être apportée. La légitimité de la revendication revient au premier plan lorsque la demande a été rejetée une première fois, ainsi que dans le cas d'une condamnation lorsque le détenu remet en cause la décision de justice.

      L'Etat n'est que rarement le partenaire-cible direct du jeûneur, sauf dans certain cas de jeûne de protestation à motivation politique. Toutefois, le plus souvent l'Etat supervise d'une manière ou d'une autre toute autorité susceptible d'être en conflit avec un détenu. Il a pour devoir de maintenir l'ordre dans les prisons, ce qui empiète sur la primauté de la liberté individuelle dans le cas des détenus. Dans certains pays, on considère qu'il est du devoir de l'Etat de préserver la santé de ceux qui sont à sa charge, y compris les détenus. En Suisse, cela n'est pas le cas ; les citoyens privés de liberté ont accès à des services de santé adéquats, mais sont libres d'en accepter ou refuser les services pour autant que cela ne menace pas la santé publique (dans ce cas celle des autres détenus) [20]. En revanche le droit espagnol impose à l'Etat de conserver la vie des détenus et donc que tout détenu mettant sa vie en péril par un refus alimentaire soit alimenté, de force si nécessaire ; de même en France où les lois concernant le secours à personne en danger imposent la réalimentation artificielle d'un jeûneur devenu comateux. D'où la constatation que les lois dictent l'attitude adoptée dans tel ou tel pays.

      Dans certains cas, diverses lois d'un même pays entrent en conflit et c'est la hiérarchie qui leur est attribuée qui dictera l'attitude finalement adoptée. Mentionnés un jugement rendu dans le Commonwealth (Departement of immigration vs Mok and another), des articles de lois relatifs aux personnes détenues (the Prison Act 1952 et the Migration Act 1958) avaient été cités pour justifier la nutrition forcée de requérants d'asile déboutés menant un jeûne de protestation. En revanche, l'administration d'un tel traitement contre la volonté d'un individu aurait violé l'article 3 de la Convention européenne sur le Droits de l'Homme et les Libertés [21].

      Le droit d'être traité et le droit de refuser un traitement sont deux concepts opposés. Leur inscription respective dans les lois de chaque pays s'est fait pas à pas et il est intéressant de voir comment l'attitude peut être modifiée selon que le droit et la jurisprudence donne la priorité à l'un ou l'autre concept juridique contradictoires. Ainsi, au Québec, la situation décrite en 1986 [22] montre que le Quebec Mental Patients Protection Act ne prévoit pas qu'un patient refuse un traitement, qu'il soit capable de discernement ou non. Il semble actuellement très discutable qu'un article de loi institué dans l'intérêt de certains individus puisse leur être opposé.


C.2. Détenus et citoyens libres

      Dans le cas d'un jeûne mené par un individu libre, il semble que sans une mobilisation efficace ou du moins minimale des média, un jeûne de protestation perd son efficacité et par la même sa signification. Dans le cas du jeûne de protestation en milieu pénitentiaire, le caractère individuel des motifs invoqués par les détenus est moins à même de solliciter l'opinion publique. A ce sujet, il est difficile d'évaluer dans quelle mesure les détenus recourent aux média ; on pourrait supposer que les conditions de détention (courriers ouverts par l'administration pénitentiaire, brièveté du temps de parloir, limitation de l'accès à un téléphone) restreignent l'accès du détenu à la presse et à l'opinion publique, sans compter qu'en raison d'un mode de vie marginal, de nombreux détenus ne bénéficient pas d'un réseau social suffisant pour défendre leurs intérêts. Ces limitations protègent dans un sens le partenaire-cible. Cependant, un recensement des mentions de jeûnes de protestation dans le quotidien français Le Monde a montré qu'environ le tiers des articles concernaient des détenus. [5] Si le médecin reste le témoin principal, l'opinion publique est également souvent mobilisée. Un détenu suisse célèbre, Walter Sturm, faisait d'ailleurs souvent parler de lui dans les média, entre autres à l'occasion de jeûnes de protestation ; il tâchait d'ailleurs de leur donner un caractère solidaire (revendications d'un groupe).

      On notera encore que dans certains cas, ce sont des médecins qui entreprennent un jeûne de protestation. Ainsi, quarante médecins australiens ont obtenu une reprise en considération de leur possibilités d'exercer après un jeûne de 3 semaines [23] ; cinq médecins ont effectué un jeûne de protestation deux ans plus tard dans un contexte similaire [24]. Deux cents cinquante anesthésistes polonais ont entamé un jeûne de protestation collectif après l'échec de négociations pour l'amélioration de leur revenu et de la sécurité des patients [25]. Un cardiologue hongrois, protestant contre le manque de subventions pour son service, a interrompu un jeûne de protestation après une semaine, apprenant que certains de ces patients envisageaient de le rejoindre dans son action et que d'autre part le Ministère des affaires sociales semblait prêt à entrer en négociations [26].

      Un citoyen libre est intégré dans un entourage pouvant inclure sa famille, ses proches et amis, ses collègues, d'autres citoyens tels que les gens de son quartier, et éventuellement des personnes défendant des revendications communes ; cet entourage fera souvent pression sur le jeûneur afin de le protéger, exception faite des cas où il est d'emblée en accord avec le jeûneur sur son mode de revendication.

      Le détenu est d'une certaine manière ménagé dans sa volonté de jeûner : son entourage est souvent restreint en raison de son mode de vie marginal et de toute manière l'influence de l'entourage est minimisée par la restriction des contacts (cf. brièveté et contexte des parloirs, même pour le conjoint). En revanche, sa détermination sera parfois testée de manière plus brutale par les codétenus et les gardiens de prison.

      Si l'entourage d'un citoyen libre adhère au choix du jeûne de protestation comme mode de revendication, il participera activement à en faire la publicité et à faciliter l'accès du jeûneur aux média. Le jeûne de protestation doit dès lors apparaître en commune mesure avec la revendication.

      Le détenu tire partie de son isolement ; les témoins de son jeûne n'attendent pas de lui qu'il accède aux média, ni que la publicité apportée à son action soit efficace. Dans une certaine mesure, tant le jeûneur que le partenaire-cible auront souvent intérêt à ce que le conflit se résolve à huis clos.

      Le citoyen libre dispose de toute sa liberté d'expression, de mouvement et d'action et à donc plus de moyens de revendication (p.ex. sollicitation plus facile des média, accès à des avocats expérimentés suivant ses moyens financiers, accès plus facile à la justice, mode récente des sit-in).

      Le détenu a des moyens de recours limités par rapport au citoyen libre. A ce sujet, on note que les actes auto-agressifs sont relativement fréquents en milieu carcéral 12  ; si leur étiologie est en général un trouble de la personnalité ou de la thymie, ils sont souvent animés par un désir de revendication qui témoigne du manque de moyen de recours des détenus, ou encore de l'inadaptation de ces moyens de recours à l'état psychique et émotionnel induit par l'incarcération.

      Compte tenu de ce qui a été dit plus haut, on peut se demander si le citoyen libre obtient plus facilement gain de cause sur des revendications personnelles ou concernant un groupe (réouverture d'un dossier, emploi ou salaire rediscuté). Le taux de succès sera probablement proportionnel au réalisme de la revendication. Des jeûneurs à motivation politique, dont les revendications n'ont souvent que peu de chance d'aboutir, se satisfont souvent d'avoir sollicité efficacement l'attention de l'opinion publique.

      Les jeûnes de protestation chez les détenus, excepté certains cas rares, sont de brève durée : ils sont dans un sens un exutoire à un besoin de liberté, d'expression et de revendication, et sont confrontés à une autorité réputée non intimidable.

      Le succès de la revendication du détenu est compromise par la situation de celui-ci : les revendications d'ordre pénitentiaire, afin de garantir un traitement identique pour tous, imposent en général au partenaire-cible (l'autorité pénitentiaire) de refuser la demande du jeûneur sous peine de devoir la généraliser aux autres détenus de l'établissement ; les revendications d'ordre judiciaire attaquent soit le fonctionnement de la détention préventive, soit remettent en cause une décision a priori juste, puisque prise dans une cour de justice après mise en accusation et défense selon les règles.

      Malgré toutes ces différences, il convient de noter qu'au sens de la loi cantonale sur les droits des patients (loi K 1-80) ou encore de la Convention européenne sur le Droits de l'Homme [21], détenus et citoyens libres bénéficient de la même protection, sans discrimination.


D. Le mécanisme d'action d'un jeûne de protestation : l'épreuve de force

      Un jeûne de protestation est un moyen mis en oeuvre pour obtenir la satisfaction d'une revendication donnée. Il représente une épreuve de force. Certains le voient comme un type d'action violente [11] alors que d'autres en font au contraire l'arme de pointe des mouvements non violents et pacifistes [27].

      La personne, libre ou détenue, qui utilise le jeûne de protestation comme moyen de pression sur le partenaire-cible, engage une épreuve de force. Au début, au milieu ou vers la fin de la grève, le jeûneur est prêt, ou n'est pas prêt, à aller jusqu'à donner sa vie pour ses revendications, à mourir plutôt qu'à vivre dans les conditions actuelles. Il ne résistera peut-être pas aux aspects désagréables de la restriction alimentaire ; il cédera peut-être devant le risque de complications ; il mènera un jeûne plus ou moins rigoureux. Ni le jeûneur ni le partenaire-cible ne le savent à priori, d'où l'épreuve de force.

      Au fur et à mesure que les jours passent, la situation devient de plus en plus difficile pour ceux qui veulent convaincre le jeûneur de renoncer. En effet, initialement, le patient lutte contre la sensation de faim et l'angoisse de s'affaiblir, mais après quelques jours ces sensations s'estompent. Le patient prend alors conscience (à tort ou à raison) de sa puissance nouvellement acquise et croissante avec le nombre de jours de jeûne. Puis, si le partenaire-cible ne semble pas céder, le patient entrevoit « l'entrée par le martyre dans le monde des héros » [11]. Passé un certain stade, le jeûne de protestation s'apparente aux grèves de travailleurs en ce que les relations entre jeûneur et autorité sont toujours plus susceptibles de se détériorer ; en effet, il devient de plus en plus difficile de sortir de l'épreuve de force, en cédant aux revendications ou en interrompant le jeûne, sans que l'un ou l'autre parti ne perdre la face.

      Il est important de noter que, si le jeûne de protestation est un phénomène fort ancien, il s'agit d'un mode de revendication désespéré dans deux types de situations. Premièrement celle où la nourriture fait globalement défaut ; ainsi, il fait peu de sens de jeûner lorsque de toute manière le protestataire et ses codétenus ne reçoivent pas une alimentation suffisante [4, p. 394, 28]. La deuxième situation est celle où les Droits fondamentaux de l'Homme ne sont pas respectés. Le succès éventuel d'un jeûne de protestation est limité lorsque le partenaire-cible s'inscrit dans une approche de régime politique totalitaire ; le jeûne lui-même contribue alors plus à la maltraitance du détenu qu'à sa défense. C'est d'autant plus vrai en situation carcérale, le jeûneur ayant des difficultés à faire connaître son action auprès d'un certain public témoin, et de ce fait encore moins de possibilités de faire pression sur le partenaire-cible. A titre d'exemple, un jeûne de protestation collectif de 400 prisonniers d'un camp de travail en Union Soviétique en 1936 se traduisit par le décès par inanition* de 40 des jeûneurs et l'exécution en masse des autres [27]. Dans des pays où les Droits de l'Homme ne sont pas respectés mais qui subissent des pressions de la part de la communauté internationale, les régimes de perfusion permettent de garder les détenus en vie tout en enlevant toute signification au jeûne de protestation à moyen terme 13 . En revanche, dans un Etat de droit où l'information circule librement, les jeûneurs sont susceptibles d'obtenir gain de cause, le décès de l'un d'entre eux ou son alimentation forcée et prolongée mettant pareillement le partenaire-cible en situation inconfortable. A titre d'exemple, les suffragettes américaines de 1917 emprisonnées en raison de leurs activités militantes, revendiquèrent le statut de détenues politiques, certaines en menant des jeûnes de protestation ; elles finirent par obtenir leur libération et le soutien présidentiel à un amendement pour le suffrage féminin [27].

      Faute de statistiques précises et comparables entre différents pays, il est difficile de dire quelle influence joue la possibilité de l'alimentation forcée sur l'incidence et la durée des jeûnes de protestations. On peut penser qu'en l'absence de toute possibilité d'alimentation forcée chez un jeûneur conscient, la valeur conférée à la liberté individuelle et au droit de mourir pour une cause rend plus déterminé un martyr en puissance. Toutefois, l'évolution globale des jeûnes de protestation montre plutôt le contraire : en dépit d'un abandon progressif de l'alimentation contre la volonté du jeûneur dans divers pays, même chez le jeûneur devenu comateux, il semble qu'il y ait une augmentation de l'incidence des jeûnes sans que ceux-ci soient plus déterminés. J. L. D. Ripollés propose de conserver au jeûne de protestation sa « capacité de pression » en faisant assumer au gouvernement le risque d'une réalimentation seulement lorsque le détenu devient inconscient. En revanche, il rend attentif au fait qu'en ne réalimentant pas un détenu devenu inconscient, les personnels de santé permettraient involontairement au gouvernement « de se débarrasser de détenus considérés comme indésirables » [29].

      Du point de vue de l'épreuve de force, l'hospitalisation représente un moment clef et peut avoir plusieurs conséquences possibles. Suivant les cas, l'hospitalisation est perçue comme isolant (de son réseau de soutien) le jeûneur ou au contraire le protégeant (de témoins de son échec s'il renonce à son jeûne, ou de situations conflictuelles propres à la prison qui sont parfois à l'origine du jeûne). Pour le partenaire-cible, l'hospitalisation peut sembler rassurante (renforcement de la prise en charge médicale) ou inquiétante (signe d'aggravation de l'état de santé). L'hospitalisation dramatise l'évolution du jeûne et lui donne de l'importance aux yeux du patient, éventuellement à ceux du partenaire-cible (par l'intermédiaire de l'avocat p.ex. qui n'hésitera pas à signaler que son client a été hospitalisé alors que le juge ne dispose pas encore d'un certificat médical lui permettant d'apprécier objectivement la gravité de la situation) [11]. D'un autre côté, l'hospitalisation améliore souvent les conditions de détention du détenu (ce qui est parfois l'un des buts recherchés par celui-ci). Il faut noter que le changement de milieu permet un changement de perspectives pour le patient, un autre climat, qui peuvent conduire à un changement de comportement. En effet, l'hospitalisation permet parfois à un jeûneur de renoncer à son action tout en préservant son honneur.

      Si un détenu jeûneur est en général favorable à l'hospitalisation, l'indication peut parfois se poser contre le gré du détenu. Aux Pays-Bas, il est possible de transférer contre son gré un détenu à l'hôpital pénitentiaire de Scheveningen qui est considéré légalement comme une maison d'arrêt (« remand house ») ; il s'agit donc d'un transfert d'un centre de détention à un autre, une procédure pénitentiaire qui peut s'effectuer contre la volonté du détenu (le transfert dans un hôpital civil nécessitera en revanche son accord) [30]. A Genève, le transfert d'un détenu de la prison de Champ-Dollon au Quartier Cellulaire Hospitalier n'est pas assimilable de la même manière à une procédure pénitentiaire ; il s'agit d'une décision médicale prise d'entente avec le patient détenu. Celui-ci est théoriquement en droit de refuser un tel transfert, pour autant qu'il soit capable de discernement ; ceci poserait des problèmes pratiques non négligeables à l'équipe médicale et il heureux que les détenus effectuant un jeûne prolongé acceptent habituellement l'hospitalisation pour les raisons invoquées plus haut.


5. Problèmes pratiques survenant lors d'un jeûne de protestation

      Nous passons ici en revue divers aspects pratiques relatifs au jeûne de protestation.


5.A. Diagnostic


1. Identification des cas

      Le jeûne de protestation étant un comportement volontaire, on peut supposer que le patient est en général le premier informé de son « état de santé ». Le jeûne de protestation étant également un comportement revendicateur, il est attendu que ce soit le jeûneur lui-même qui annonce son jeûne. De ce fait, l'identification des cas devrait être aisée. Toutefois, pour diverses raisons que nous abordons plus loin, en médecine pénitentiaire, ce n'est souvent pas le patient détenu concerné qui signale au partenaire-cible visé ou au service médical pénitentiaire le début du jeûne.

      En pratique, les cas peuvent être signalés au service médical de la prison 14  par le détenu lui-même, un codétenu, un gardien ou une surveillante, un proche, l'autorité visée ou une tierce autorité, ou un témoin informé par lettre par le détenu ; le service médical peut constater lui-même le jeûne lors d'une consultation ; enfin, il est probable que certains jeûnes ne sont identifiés par personne, prenant fin prématurément, sans même avoir été officiellement constatés. Lorsque le détenu prend lui-même la décision d'officialiser son jeûne, il s'adresse à un interlocuteur unique en général, soit le partenaire-cible visé, soit le service médical. Certains détenus, peut-être afin d'obtenir une plus forte réaction à l'annonce du jeûne, s'adresseront à plusieurs témoins. Nous relevons ainsi le cas d'un détenu de la prison de Champ-Dollon 15  qui a prévenu les personnes suivantes : le SAPEM 16 , le directeur de la prison, le chef du Département de Justice et Police et des Transports, le service médical à la prison, son avocat, la Ligue des droits de l'Homme, les journaux La Suisse et la Tribune de Genève et le consulat d'Italie. Ce détenu ne faisait d'ailleurs pas de longs jeûnes de protestation, et semblait miser sur l'effet d'annonce et la pression exercée par la simple menace d'un jeûne de protestation. Certains détenus s'engagent dans le jeûne de protestation avant d'avertir qui que ce soit. D'autres encore entament un jeûne de protestation et fixent des échéances au moment desquelles ils annonceront si le jeûne de protestation se poursuit. Dans l'un ou l'autre de ces cas de figure, le début du jeûne est rapidement annoncé et permet une prise en charge précoce du nouveau patient.

      On peut émettre certaines hypothèses pour expliquer que le jeûne n'est en pratique pas immédiatement annoncé par le détenu. Certains détenus ne pensent simplement pas à signaler qu'ils ont entrepris un jeûne de protestation ; d'autres ont peur de le faire, craignant des représailles contre cette manière de revendiquer ; le jeûne de protestation étant le plus souvent une expérience nouvelle pour le détenu, certains attendent d'avoir réussi à tenir un jeûne durant quelques jours avant de l'officialiser.

      Pour autant qu'un détenu se fasse connaître ou qu'un refus alimentaire soit identifié, le diagnostic est théoriquement simple à poser : un détenu annonce qu'il refuse de manger et/ou de boire tant que certaines revendications n'auront pas trouvé satisfaction. Il donne parfois lui-même le diagnostic (« grève de la faim ») mais comme pour toute affection, le patient doit fournir une anamnèse dans laquelle il décrit ses « symptômes et plaintes ». En effet, certains détenus ne donnent pas la même signification au terme que le médecin, notamment lorsqu'il existe une barrière linguistique. En outre, il est nécessaire de préciser s'il s'agit d'un jeûne réellement entamé, d'une menace de jeûne dont la date de début est éventuellement déjà fixée, ou d'une simple évocation. En effet, dans certains cas, des détenus évoquent un hypothétique jeûne afin d'aborder certains problèmes délicats avec le personnel médical ou pénitentiaire. Le diagnostic différentiel est également plus aisé si le patient est amené à expliquer clairement la situation, et pour cela on l'invitera à donner plus ou moins d'informations sur les motifs du jeûne. Agir ainsi semble évident, mais il faut toutefois tenir compte du fait que le détenu peut espérer trouver, plus qu'un interlocuteur neutre, un partenaire de sa revendication lorsqu'il se voit sollicité d'en expliquer les motifs.

      On peut toutefois émettre une réserve quant au diagnostic de réel jeûne de protestation. En effet, la définition du jeûne de protestation comprend théoriquement l'intention de mener un certain combat avec la ferme résolution de n'envisager que deux issues : la mort ou la satisfaction des revendications. Il apparaît toutefois qu'en pratique cette définition ne peut être suivie à la lettre que dans une faible minorité de cas. De plus, on ne peut le vérifier que de manière rétrospective (soit après le décès du jeûneur, soit après que toutes ses revendications ont été acceptées). Pour autant que l'on puisse supposer les intentions réelles des jeûneurs, les jeûnes de protestation ne correspondent pas à une définition stricte : certains sont entrepris de manière impulsive sans qu'une ferme résolution de risquer sa vie ait été prise ; d'autres sont mûrement réfléchis mais avec probablement d'emblée l'intention de renoncer en cas d'échec prévisible ; il est probable que dans certains cas seule la satisfaction de la revendication est anticipée, et qu'une issue fatale ne soit simplement pas prise en considération.

      Les personnels de santé ayant la charge d'une population à relativement haute prévalence de refus alimentaires et de jeûnes de protestation adapteront donc la sensibilité et la spécificité de leur diagnostic à la situation rencontrée et aux ressources dont ils disposent. Ainsi, le responsable d'un immense camp de réfugiés sera peut-être plus exigeant dans sa définition que le médecin d'un centre pénitencier. H. Reyes, médecin à la Division médicale du Comité International de la Croix Rouge (CICR) fréquemment confronté à ce problème, insiste sur le fait que beaucoup de jeûnes ne sont pas de « réels » jeûne de protestation ; il relève l'utilité pratique d'établir des distinctions entre les différents types de jeûne de protestation en fonction du contexte général de survenue du jeûne de protestation. Selon les Déclarations de l'AMM, un individu doit jeûner durant un « laps de temps considérable » pour correspondre à la définition d'un jeûne de protestation [31]. Comme on l'a vu plus haut, la distinction entre « vrai » et « faux » jeûne de protestation est délicate à établir.

      S'il est en général impossible de voir tous les réfugiés d'un grand camp dès qu'ils présentent le moindre problème, le médecin d'un centre pénitencier se verra annoncer tous les cas de détenus ne mangeant plus et aura l'occasion de les voir tous pour autant que le jeûne dure quelques jours. Ainsi, si l'on prend par analogie les infections des voies respiratoires, il existe un grand spectre de présentation du rhume jusqu'à la pneumonie sévère ; il en est de même du jeûne de brève durée annoncé lorsqu'il prend fin jusqu'au jeûne résolu et prolongé mettant en jeu la vie du jeûneur. Dans le cadre relativement structuré et surveillé de la médecine pénitentiaire, et compte tenu de la responsabilité morale de l'Etat quant à la sécurité des personnes à sa charge, le médecin d'un centre de détention devra tout aussi bien voir de nombreux rhumes simples et des jeûnes de protestation de courte durée. Même pour ceux-ci, dès que les motifs de la revendication et son éventuel échec sont abordés, il faut apporter un minimum d'attention au détenu poussé à une telle décision, quand bien même sa détermination était faible. Pour reprendre encore une fois l'analogie avec les infections respiratoires, une infection grave est souvent précédée d'une symptomatologie relativement banale ; de même, tout jeûne de protestation annoncé est relativement inoffensif en ce qu'il ne menace pas immédiatement la vie, mais pour chacun il faut se poser la question de savoir s'il mènera à une situation plus menaçante. Plus encore, les aspects relatifs à la capacité de discernement sont toujours plus délicats à résoudre a posteriori. En résumé, chaque jeûne de protestation doit être sérieusement pris en considération et ne pas être banalisé.


2. Diagnostic différentiel

      La notion de revendication exclut théoriquement tout jeûne religieux ou philosophique ; la notion d'acte volontaire chez un individu capable de discernement exclut tout refus alimentaire d'origine psychiatrique.

      La distinction n'est pas toujours aussi aisée en pratique. Ainsi un détenu peut entamer le Carême ou le Ramadan ; constatant l'inquiétude involontairement induite chez ses gardiens au début de son jeûne religieux, il est susceptible de poursuivre son jeûne dans un but revendicateur. Le Mahatma Gandhi donnait à ses jeûnes une valeur religieuse et philosophique détachée du résultat politique recherché, alors qu'on ne peut nier qu'ils aient exercé une pression politique importante [27], qu'il a du reste lui-même reconnue. Par ailleurs, compte tenu de la forte prévalence de troubles psychiatrique en médecine pénitentiaire, le diagnostic différentiel entre jeûne de protestation et refus alimentaire pathologique se pose fréquemment.

      A titre d'exemple de diagnostic différentiel délicat entre jeûne de protestation et manifestations dépressives, un détenu de la prison de Champ-Dollon 17  se défendait de mener un jeûne de protestation. Il considérait ainsi que le fait de ne pas manger « n'est pas une pression sur le juge puisque je ne demande rien ! » Il exprimait pourtant des revendications, telles que de quitter La Pâquerette 18  et d'aller en Quartier de haute sécurité (QHS) dans le canton de Berne. Ces revendications apparaissaient toutefois inadéquates, de type dépressif. En effet, elles aggravaient le repli du détenu sur lui-même, alors que son état s'est amélioré suite à des négociation avec le SAPEM et lorsqu'il a pu retourner à La Pâquerette.

      Si le diagnostic de jeûne de protestation semble théoriquement facile à poser, il est toutefois indispensable en pratique d'évoquer le diagnostic différentiel du refus alimentaire afin d'éviter dès le début de compliquer une situation sur la base d'un malentendu.

      Les principaux diagnostics à évoquer en cas de refus alimentaire sont :


a) Jeûnes religieux

      Ce type de jeûnes est généralement considéré comme faisant partie de pratiques religieuses courantes (p.ex. Carême, Ramadan) et est de durée déterminée. Il est nécessaire de s'assurer qu'aucune revendication ne l'accompagne car un jeûne religieux peut se doubler, ou être suivi, d'un jeûne de protestation. Parfois, c'est la présence de certains aliments (p.ex. porc, viande en général) qui amèneront le détenu a rendre un plateau intact ou seulement partiellement entamé, pour des raisons religieuses ou simplement culturelles, le plus souvent dans une situation où il existe une barrière linguistique. En pratique, il arrive qu'un détenu refusant ses plateaux soit présenté comme un gréviste de la faim en raison d'un malentendu (p.ex. gardien et détenu n'ayant pas de langue commune). Une conséquence possible de ce genre de situation est que l'alarme causée par le refus alimentaire puisse inciter le détenu à entamer un véritable jeûne de protestation à l'issue du jeûne religieux.


b) Refus alimentaire en raison de certaines maladies somatiques

      Certaines affections sont aggravées par l'alimentation (ulcères gastriques, obstruction partielle du tube digestif), d'autres entraînent une perte de l'appétit (maladies provoquant des nausées, maladies inflammatoires, néoplasies). L'anamnèse montrera l'absence de revendication (si ce n'est par exemple pour une modification du régime alimentaire) ; l'examen clinique cherchera à mettre en évidence la pathologie sous-jacente. On peut se demander si le détenu, en raison de l'attention qu'il reçoit à cette occasion, risque de doubler son inappétence d'un refus protestataire (p.ex. un réfugié réalisant que le problème médical pourrait retarder son expulsion). On notera que l'atrophie gastrique secondaire au refus alimentaire et la cachexie qui s'en suit participent à l'absence de prise alimentaire [11], mais que c'est l'intention revendicatrice initiale qui pose le diagnostic de refus alimentaire intentionnel précédant celui de maladie organique. La question est ensuite celle de la capacité de discernement d'un individu affaibli [voir 6.B.2.d. Evaluation de la capacité de discernement].


c) Anorexie mentale

      Il s'agit d'une forme de refus alimentaire attribué à une névrose, observé le plus souvent chez des adolescentes. Ce trouble névrotique se distingue du jeûne de protestation en ce que l'individu ne reconnaît pas les risques de la sous-alimentation ; dans certains cas, le patient ne considère même pas que ses apports alimentaires soient insuffisants. La revendication éventuelle n'est pas formulée mais s'exprime par le refus alimentaire et ne concerne pas une autorité administrative mais le patient et son entourage. Il s'agit donc clairement d'un état de morbidité qui nécessite la mise en place d'une prise en charge médicale appropriée. Il y a toutefois un cas décrit dans la littérature d'un jeûne de protestation effectué par une femme ayant des antécédents d'anorexie mentale [32].

      Le diagnostic différentiel avec le jeûne de protestation peut être difficile lorsque l'anorexie mentale survient chez une personne revendicatrice ; à titre d'exemple, une citoyenne britannique, incarcérée dans le contexte d'une campagne d'intrusion volontaire sur des terrains militaires, à développé des troubles attribués à une anorexie mentale après avoir vécu comme un viol une fouille corporelle violente. Ce cas illustre en outre qu'une anorexie mentale favorisée par la détention a pu mener à une mise en liberté [33], un but souvent visé et non atteint lors de jeûnes de protestation par d'autres détenus.


d) Etats dépressifs

      La perte d'appétit est l'un des symptômes fréquents d'un état dépressif, dont la prévalence est relativement élevée dans la population carcérale. En outre, l'une des rares études portant sur le jeûne de protestation en médecine pénitentiaire rapporte un taux de dépression de 77% chez des détenus au moment de leur admission à l'hôpital [34]. La distinction entre dépression avec perte de l'appétit et jeûne de protestation accompagné d'un état dépressif peut donc être délicate. On considère que, s'il est sollicité, le patient déprimé tentera de prendre un minimum de nourriture, tandis que, dans le cas du jeûneur, l'énergie psychique est encore suffisante pour animer un combat. L'évaluation du risque suicidaire aidera également à préciser le diagnostic, le jeûneur exprimant théoriquement le désir de vivre.

      Toutefois, certains détenus refusant de s'alimenter invoquent à la fois un désir de mourir, tant leur situation leur est insupportable, et un espoir de voir cette situation s'améliorer. On ne peut dans ces cas poser un diagnostic exclusif de trouble psychiatrique. On peut alors parler de jeûne de protestation mixte.


e) Troubles psychotiques

      D'autres cas de sous-alimentation d'ordre psychiatrique sont attribués à des troubles psychotiques ainsi qu'à diverses « affections mentales graves caractérisées par une atteinte globale de la personnalité (p.ex. bouffée délirante, confusion mentale, psychose carcérale, psychose maniaco-dépressive) » [11]. Le mécanisme impliqué peut être attribué, selon les théories psychanalytiques, à une perte du Moi (plutôt qu'un conflit entre le Moi et des instances inconscientes) ; ainsi, le comportement instinctif de s'alimenter est inhibé par les troubles de l'affect. Parfois le refus de manger est simplement lié à une construction délirante secondaire au trouble psychotique [32] (p.ex. trouble délirant amenant le patient à penser que sa nourriture est empoisonnée). L'origine psychiatrique de ces problèmes amène le plus souvent à considérer le patient comme incapable de discernement et autorise à l'hospitaliser et à le traiter contre son gré, dans son intérêt.

      Les cas de refus alimentaire d'origine psychiatrique sont considérés comme peu fréquents, mais, vu la forte prévalence de troubles psychiatriques dans la population carcérale, ils méritent d'être toujours recherchés et de bénéficier d'une prise en charge immédiate par un psychiatre. Dans une revue non systématique par deux psychiatres de 12 cas de jeûne de protestation, 7 de ces cas étaient considérés comme psychotiques [32]. Une autre étude rétrospective relève la haute prévalence de trouble psychiatriques parmi des détenus refusant de s'alimenter et propose l'incapacité du jeûneur à motiver son refus alimentaire comme un indice faisant suspecter une psychose sous-jacente, de même que le refus simultané de nourriture et de boisson [35] (jeûne absolu).


f) Jeûne de protestation et suicide

      L'évocation d'un trouble psychiatrique sous-jacent amène à distinguer entre jeûne de protestation et suicide.

      Ceux qui appuient la distinction entre jeûne de protestation et suicide soulignent que le jeûneur ne souhaite pas mourir mais veut vivre mieux ou autrement, alors que le suicidant veut mourir. Cette dernière affirmation mérite d'être approfondie. En effet, la dynamique du suicide comprend d'une part des facteurs endogènes découlant de troubles psychopathologiques et d'autre part des facteurs exogènes relatifs aux événements de vie. La composante endogène prédomine chez le mélancolique ; inversement, les facteurs exogènes sont exclusifs dans le cas de suicides rituels propres à certaines cultures, par exemple en cas de déshonneur ou de perte du conjoint. Une telle classification tenant compte de la nature endogène ou exogène des facteurs provoquant le suicide ne permet donc pas de le distinguer du jeûne de protestation.

      Si la dépression anime une pulsion autodestructrice, le suicide ou plus particulièrement le « tentamen » (tentative de suicide) n'y prend pas toujours sa source principale : on peut imaginer que beaucoup de gestes auto-agressifs ou autodestructeurs ne seraient pas entrepris si les choses pouvaient s'arranger autrement, et s'inscrivent parfois en dehors d'un contexte dépressif, par exemple sous le coup d'une forte émotion.

      On peut de plus argumenter que les revendications de certains jeûneurs sont irréalistes, et dès lors que de mettre en balance sa vie avec de telles demandes tient de la psychopathologie. Le tentamen et le jeûne de protestation se distingueraient plus par l'état émotionnel et la méthode, plutôt que comme deux catégories cliniques distinctes. Certains font même de certains jeûnes de protestation une conduite morbide de refus dominée par des troubles psychologiques. A titre d'exemple, le syndrome carcéral 19  induit un mode de fonctionnement régressif où la nourriture prend une valeur affective particulière (rapport mère-prison) ; dans ce contexte, l'hospitalisation a un effet bénéfique en éloignant le patient du lieu conflictuel [11]. Postulant d'emblée que le jeûne de protestation représente une tentative de suicide, certains pensent que la question est de savoir si l'on considère le suicide légal ou non [36, p. 75].

      Le jeûne de protestation semble donc poser un délicat dilemme, alors que lors d'une tentative de suicide un médecin intervient en général sans conflit de conscience pour sauver la vie du patient. On considère le plus souvent que l'état psychologique qui a poussé le suicidant à une telle extrémité est passager et traitable. Le suicide pose toutefois différents cas de figure très contrastés. La méthode va du suicide radical par une méthode connue pour son efficacité (arme à feu, défenestration) au suicide dit « d'appel au secours » (sédatifs, vénosection, avec forte probabilité d'être secouru à temps). Le suicidant peut être une personne âgée, invalide ou incurable, ou au contraire une personne pouvant espérer un jour une meilleure qualité de vie. Le geste auto-agressif d'appel au secours et le jeûne de protestation ont en commun que la volonté annoncée de mourir est motivée par un souhait de vivre mieux. Pour le reste, ils se distinguent par la méthode, l'état émotionnel et la qualité de la réflexion. La tentative de suicide en guise d'appel au secours exerce une pression émotionnelle sur un être proche, tandis que le jeûne de protestation est une revendication contre une injustice, en général dirigée contre une autorité juridique, pénitentiaire ou politique, même s'il existe des cas où le partenaire-cible est un proche.

      Restellini, citant en droit Suisse [4] l'art. 419 du CO, invite à gérer la situation au mieux des « intentions et intérêts présumables » du patient. Il en conclut que le jeûneur ne veut en général pas mourir puisqu'il veut au contraire vivre dans de meilleures conditions. En pratique, les désirs du détenu peuvent être moins tranchés, mêlant l'espoir de changer sa situation et le désir réel de mourir s'il échoue ; il en est de même pour le médecin, qui ne souhaite pas voir son patient mourir, mais n'apprécie pas non plus le mal-être de son patient secondaire à ses revendications. L'ambiguïté respective du médecin et du patient ne peut se résoudre sans un dialogue actif et une relation de confiance. En effet, si le médecin annonce que le patient sera réanimé en cas de perte de conscience, le patient peut afficher plus ouvertement sa résolution à mourir si ses demandes ne sont pas exaucées, et anticipe éventuellement d'être réanimé à son insu en cas de coma, préservant son honneur et sa vie. En revanche, s'il est clair que les dernières intentions clairement exprimées par le jeûneur détermineront l'attitude du médecin, et que le jeûneur en accepte les conséquences, il nous faut admettre que sa résolution à mourir est ferme, au vu d'une situation inchangée. Dès lors se pose à nouveau la question du suicide : le désir de mourir en présence d'une situation immuable (p.ex. condamnation à perpétuité non révocable) rejoint le cas du patient en fin de vie ; en revanche, le détenu se disant prêt à mourir, alors que la cause de ses revendications semble temporaire, s'apparente au tentamen d'appel à l'aide. La limite entre ces deux cas de figure est subjective et difficile à situer. De plus, la connaissance tant de la situation judiciaire que psychologique est nécessaire pour établir une telle distinction.

      On tiendra encore compte du statut de martyr qui peut donner sa « raison d'être » à une volonté de mourir. En effet, pour un jeûneur promis au statut de héros au sein d'un groupe ou d'une collectivité, l'enjeu devient considérable, dépassant toute autre valeur individuelle à ses yeux. On peut prendre pour exemple la situation authentique d'un Irlandais du Nord luttant pour l'indépendance de son pays, combat qui a autant de valeur que de promouvoir la foi chrétienne pour un martyr chrétien classique. Le débat devient philosophique, puisque qu'il pose la question de la valeur que l'on veut donner à sa vie, tant dans sa durée que son but.

      Lorsque l'on associe le jeûne de protestation au suicide, on occulte en effet la notion du droit d'un individu de déterminer comment il souhaite gérer sa vie, tant dans sa durée que quant à sa qualité. Dans le cas des comportements à risque pour la santé (p.ex. le tabagisme), il est admis, sans être recommandé, qu'un individu s'impose volontairement un tel risque. Ce qui distingue le jeûne de protestation, c'est que le risque de complication et de décès consécutif à un jeûne prolongé est certain, et survient à court ou moyen terme.

      Par la diversité des contextes et des motivations, le jeûne de protestation génère une multitude de situations médico-légales inhabituelles. On peut par exemple citer le cas d'une femme de 65 ans hollandaise atteinte de cancer et ayant entrepris un jeûne de protestation car son médecin refusait d'entreprendre des mesures d'euthanasie [37]. Dans ce cas, l'intention de mourir est clairement présente, que ce soit suite à l'intervention du médecin ou suite au refus alimentaire. Toutefois, il n'y a a priori pas de psychopathologie et de plus le patient est atteint d'une maladie incurable.

      Une autre ambiguïté quant au suicide apparaît lorsque le jeûneur semble échouer (p.ex. suite à un refus du juge) et qu'il dit « j'irai jusqu'au bout maintenant, c'est tout ce qu'il me reste à faire... ». Par cette attitude, il cherche à renforcer la pression, à rappeler le risque de mort, mais fait aussi craindre qu'il ait perdu le sens de la mesure de ses chances de succès et préfère à présent mourir plutôt que de vivre.

      Walter Sturm, détenu célèbre pour ses évasions répétées, a mené plusieurs jeûnes de protestation. Il a su faire parler de lui a plusieurs reprise dans la presse helvétique en donnant une portée générale à ses revendications (p.ex. inhumanité de l'isolement en Quartier de haute sécurité (QHS)) même si ses motivations d'ordre personnel (difficultés de s'évader d'un QHS) étaient prépondérantes. Il est singulier que, bien que rôdé à l'expérience du jeûne et appréciant la médiatisation, il ait mis fin à ses jours, en 1999, autrement que par un dernier jeûne de protestation à n'en pas douter retentissant. Cela tendrait à confirmer l'hypothèse que si un suicide peut faire suite à une réflexion et à une situation de longue durée, le geste reste en lui-même une décision immédiate et brutale. De ce fait, le jeûne de protestation se prêterait mal à une action suicidaire.

      Certaines cours de justice, confrontées aux cas de patients atteints de maladies terminales refusant des traitements prolongeant leur vie, ont considéré que si une personne capable de discernement refuse un traitement, il n'y a pas d'intention spécifique de mourir, et de ce fait la mort qui survient à l'arrêt du traitement ne correspond pas à un suicide [38]. Par analogie, le témoin de Jéhovah, qui refuse une transfusion sanguine nécessaire à sa survie, n'a pas l'intention de mourir mais souhaite seulement respecter ses convictions religieuses. Un test objectif des intentions d'un individu permet d'évaluer les conséquences attendues de ses actes (p.ex. décès par refus de s'alimenter ou de recevoir une transfusion) ; il semble plus adéquat d'évaluer de manière subjective les motivations réelles de l'individu [39, p.105]. Par analogie, le jeûne de protestation et le refus de réanimation en cas de complication ne correspondent pas à une tentative de suicide.

      S'il existe une zone floue entre le suicide et le jeûne de protestation, du point de vue médico-légal c'est la capacité de discernement du jeûneur qui fait foi. Elle permet de définir le sens et l'objectif de la démarche accomplie par le jeûneur, d'où l'importance de cette évaluation. En outre, l'évaluation ainsi faite aura bien sûr comme but d'identifier d'éventuels état de morbidité (voir le diagnostic différentiel 5.A.2.) à l'origine du jeûne, et d'adapter la prise en charge en fonction du diagnostic et de la catégorie de jeûne ainsi identifiée.


A.3. Autres moyens d'expression

      Le jeûne de protestation est à la fois un comportement auto-agressif et un moyen d'exprimer une revendication ; celle-ci est nécessairement présente (sinon il faut évoquer le diagnostic différentiel du jeûne de protestation).

      Outre le jeûne de protestation, il existe bien sûr divers moyens d'expression d'une revendication qui ne mettent pas en jeu le corps de l'individu. On peut également identifier divers comportements auto-agressifs ; dans ces cas, les motivations peuvent plus ou moins correspondre à une revendication.

      Les différents modes d'expression observés chez des détenus, le plus souvent auto-agressifs, avec ou sans revendication, et motivant une observation lors d'une consultation auprès du service médical à la prison de Champ-Dollon, sont abordés plus loin (7.E. Les moyens d'expression des détenus à la prison préventive de Champ-Dollon), en comparaison avec les caractéristiques épidémiologiques du jeûne de protestation.

      Certains détenus font appel à différent mode d'expression mettant en jeu le corps. A titre d'exemple, T. A. Prevatte, détenu américain, a effectué des jeûnes de protestation en 1981-1982 afin d'obtenir un transfert dans un autre état, craignant d'être assassiné s'il restait en Géorgie. Demandant à être isolé en Quartier de haute sécurité (QHS), la condition posée par les médecins était l'arrêt du jeûne. Il obtint pourtant le transfert en QHS après une dermosection. L'aggravation de son état justifia ensuite de le transférer dans une institution psychiatrique, ce qui était la pratique courante à l'époque [40]. Outre la coexistence du jeûne de protestation et d'autres gestes auto-agressif, il est intéressant de noter dans ce cas la coercition exercée par les médecins responsables, l'association de tout refus alimentaire à des troubles d'origine psychiatrique et le fait que ce détenu obtint malgré tout gain de cause en justice pour ne pas être alimenté contre son gré.


B. Evolution clinique, complications et traitement


B.1. Physiopathologie

      Le métabolisme et les réserves énergétiques jouent un rôle primordial dans la physiopathologie du jeûne de protestation. Les réserves énergétiques du corps sont en moyenne de 100 000 kilocalories 20  [5, p.118] à 180 000 kcal [41], dont la grande majorité est stockée dans le tissu adipeux (les stocks de glycogène ne représentent que 1500 kcal et les protéines des muscles environ 25 000 kcal). Les besoins quotidiens du corps se montent à 2000 kcal/j [42] ou encore 25 à 30 kcal/kg/j. En cas d'activité physique ou de maladie, les besoins énergétiques peuvent atteindre jusqu'à environ 3000 kcal/j [41], et seulement 1500 kcal/j si l'activité, et de ce fait les besoins, sont réduits. En cas de jeûne de protestation, même si l'activité physique peut être réduite, il faut tenir compte de l'état de stress induit par la situation conflictuelle sous-jacente, avec augmentation du catabolisme par la stimulation adrénergique [4].

      Sur cette base, on estime qu'un jeûne complet peut durer 50 [41] à 65, voire 75 jours jusqu'au décès, du seul point de vue énergétique. Autrement dit, on considère que le jeûne complet entraîne une perte pondérale d'environ 400 g/j [11], soit 8 à 12 kg/mois [54, 43]. Les données disponibles dans la littératures sont assez variables. En effet, les données scientifiques à ce sujet sont peu abondantes [44] ou difficilement comparables ; il faut en outre tenir compte des réserves initiales du corps, et de l'effet du stress et de l'échec des processus d'adaptation au jeûne. D'éventuelles dysfonctions organiques secondaires à des carences vitaminiques ou à un défaut de synthèse de certaines protéines peuvent provoquer le décès alors que les réserves énergétiques ne sont pas encore épuisées.

      Les premiers jours d'un jeûne volontaire, le corps utilise ses stocks de glycogène dans le foie et les muscles [45] (épuisés en environ 24 à 48 heures), avec natriurèse, glycogénolyse, gluconéogénèse et inhibition de la synthèse protéique induites par le glucagon. Une importante perte pondérale initiale s'en suit [44]. Lors des deux premières semaines, certains acides aminés, en particulier d'origine musculaire et viscérale [46], ainsi que dans une faible mesure le glycérol provenant des triglycérides [41], servent de substrat pour la gluconéogénèse. Ceci entraîne une fonte musculaire, avec une perte pondérale d'autant plus importante que les tissus protéiques contiennent 75% d'eau [41]. Par la suite, les protéines sont économisées, n'apportant que 10% des apports énergétiques ; mais il faut se souvenir que le cerveau, ainsi que les nerfs périphériques et les éléments figurés du sang et de la moelle osseuse, ne tirent habituellement leur énergie que du glucose, ce qui implique un certain degré de gluconéogénèse en permanence, auquel les stocks de lipides ne peuvent contribuer [41]. L'essentiel des apports énergétiques pour les autres organes (soit environ 80%) est produit par la dégradation des acides gras, avec production de corps cétoniques. En cas de jeûne, le cerveau s'adapte pour pouvoir utiliser ces corps cétoniques comme substrat énergétique [3, 41] ; c'est cette modification qui permet la réduction de 75 à 20 g de protéines métabolisées chaque jour. Avec l'épuisement des stocks d'acide gras, le catabolisme protéique s'accélère à nouveau, menant à d'importantes dysfonctions métaboliques auxquelles s'ajoutent celles dues à d'autre carences (vitamines). [44]

      Durant le jeûne, le corps économise ses réserves également par une conversion de la triiodothyronine (T3) en métabolites inactifs, permettant un passage relativement rapide dans un état hypothyroïdien [44].

      Pour autant que le corps soit dans une ambiance relativement humide et tempérée, les besoins en eau durant le jeûne sont nettement diminués. En effet, l'excrétion obligatoire d'urine est en relation avec la production d'urée, et de ce fait réduite en cas de jeûne prolongé (jusqu'à seulement 200 ml d'urine par jour) [47]. Pour une revue plus détaillée de la physiopathologie du jeûne, on peut également consulter le travail de F. Deshusses [48].


B.2. Symptomatologie

      La faim ne fait d'une part pas partie des symptômes couramment rapportés par des malades et d'autre part semble une évidence en cas de jeûne. Ceci explique peut-être pourquoi elle apparaît peu dans les symptômes du jeûne rapportés dans la littérature. La disparition de la sensation de faim après quelques jours de jeûne est plus souvent signalée [42, 49]. Il est intéressant de noter que dans les notes des infirmières du Quartier Cellulaire Hospitalier à Genève, il ressort que les détenus menant un jeûne de protestation ne parlent parfois que de nourriture ; l'un d'entre eux dit avoir toujours rêvé d'être cuisinier et se met à lire des livres de recettes à l'occasion de son admission pour jeûne de protestation 21 .

      En cas de jeûne absolu, le patient est soumis à une pression beaucoup plus importante, d'une part en raison de la rapide évolution attendue, d'autre part parce que, contrairement à la sensation de faim, celle de soif ne s'estompe pas tant que la pression osmolaire reste élevée (supérieure à 290-295 mmol/kg) [50].

      Les symptômes les plus handicapants pour la plupart des jeûneur sont l'asthénie et la sensation diffuse de malaise [44]. Les douleurs abdominales semblent relativement fréquentes [28, 34]. Certains patients souffrent également de céphalées, de crampes musculaires ou de douleurs dans les loges rénales. Des malaises d'origine hypoglycémique ou orthostatique sont possibles. L'état hypothyroïdien engendre une frilosité et participe à l'asthénie. Du point de vue psychologique, le jeûne engendre à terme de l'anxiété, des troubles de concentration ; on rapporte classiquement une euphorie lorsque les symptômes les plus désagréables des premiers jours s'estompent, associée à la production de corps cétoniques [3]. L'atrophie gastrique secondaire au refus alimentaire entraîne une anorexie vraie. La déshydratation et des carences vitaminiques éventuelles favorisent une sécheresse de la peau et des muqueuses, une desquamation, une glossite [4]. La dénutrition se manifeste par l'amaigrissement ; on note parfois une acrocyanose. Après quelques jours surviennent généralement une bradycardie et une diminution de la pression artérielle. Après environ trois semaines, celle-ci peut se manifester par une hypotension orthostatique, parfois très handicapante [34, 44, 51]. Tardivement surviennent des troubles oculomoteurs, une cécité.

      Une étude [48] effectuée auprès de 55 participants à un jeûne de protestation collectif à Genève a relevé les symptômes principaux suivants : constipation (85%), asthénie (64%), vertiges (51%) et céphalées (47%). Après 2 semaines d'évolution, 85 % des jeûneurs présentaient des signes d'hypotension orthostatique. Dans une autre étude [34], les symptômes les plus fréquents étaient ceux d'un état dépressif (77%, mais il s'agissait d'une population de prisonniers politiques vivant une situation très difficile), la constipation étant retrouvée chez 26%, l'asthénie chez 61%, des vertiges ou évanouissements chez 69% et des céphalées chez 74% des jeûneurs ; les douleurs abdominales étaient également très fréquentes, rapportées par 71% des jeûneurs.


B.3. Complications

      Une description chronologique de l'évolution naturelle du jeûne de protestation est proposée dans [79]. En cas de déshydratation, les jeûneurs présentent une hypotension puis, si la déshydratation s'accentue, une anurie avec urémie ; des cas d'ischémie rénale ou cérébrale avec accident vasculaire cérébral [11], voire des thromboses [43] sont décrits. La fonte adipeuse et musculaire appréciable cliniquement s'associe à une décalcification avec risque de fractures. Le tractus digestif subi lui aussi une atrophie ; une étude statistique lors de jeûnes partiels volontaires (Ramadan) montre une incidence plus élevée d'ulcères gastroduodénaux compliqués [52]. L'examen neurologique peut révéler une polynévrite d'origine carentielle. Les douleurs des loges rénales peuvent s'expliquer par une lithiase urinaire. Les examens paracliniques retrouvent fréquemment une hypoglycémie, une hypoprotéinémie, une acidose et une acétonurie, une urémie, une hypokaliémie (surtout en cas d'apport sodés excessifs) [44] ou au contraire une hyperkaliémie en cas d'insuffisance rénale, une anémie [11]. Les jeûnes de longue durée se compliquent de cécité d'origine carentielle ou hémorragique, de torpeur puis état confusionnel et coma [3].


B.4. Décès

      Certains patients succombent progressivement à un coma hypoglycémique. En cas de déshydratation sévère, la mort peut survenir par collapsus sur hypovolémie ou par coma urémique et acidose en cas d'insuffisance rénale. Le décès peut aussi être provoqué par un accident vasculaire cérébral secondaire à une déshydratation sévère [11]. Des traitements de l'obésité par jeûne total ont permis de documenter une dénutrition protidique affectant les fibres musculaires [5 ,p.119] ; celle-ci se traduit par des arythmies cardiaques [79], parfois une bradycardie avec collapsus cardio-vasculaire [3]. Certains décès sont secondaires au syndrome de Gayet-Wernicke (carence en thiamine).


B.5. Suivi

      Un suivi médical doit être entrepris dès le début du jeûne (afin de proposer un examen médical initial). Le poids sera entre autres suivi régulièrement ; à ce sujet, certains jeûneurs abandonnent après quelques heures un jeûne absolu (grève de la soif), mais continuent par ailleurs leur jeûne ; d'autres bénéficient au cours de leur jeûne de perfusions. Dans ces cas, le poids peut remonter rapidement à l'occasion de la réhydratation, alors même que le jeûne de protestation se poursuit. De même une anémie réelle peut aussi apparaître lors de la réhydratation car il y avait hémoconcentration auparavant.

      Si le patient est en bonne santé au départ, l'hospitalisation n'est pas immédiatement nécessaire. Elle est toutefois souvent entreprise précocement en cas de grève de la soif. Certains proposent de fixer le moment de l'hospitalisation en fonction de la réserve calorique ; cette méthode introduit une relation directe entre l'hospitalisation et le risque induit par le jeûne, avec un risque apparent d'inégalité de traitement entre les détenus. Les complications sérieuses surviendraient après une perte pondérale de 18% [44]. D'autres recommandent un suivi médical dès une perte pondéral supérieure à 10% du poids idéal [45], dès 10 jours de jeûne ou à un BMI 22  inférieur à 16.5 kg/m2 [53], ou encore fixent la limite à 25-30% du poids initial comme critère d'hospitalisation [54]. D'après Restellini [4 ] l'hospitalisation ne s'impose que lorsqu'il y a une altération manifeste des fonctions supérieures ; il retient également l'indication en cas de demande du patient dans certaines conditions, ou encore lorsque cela semble favorable à l'amélioration du conflit.


B.6. Traitement


a) Traitement en cours de jeûne

      Le traitement étiologique est bien sûr le plus efficace pour éviter toute complication du jeûne de protestation, mais il dépend de la volonté du patient et de la situation à l'origine de la revendication. Le rôle du médecin à ce niveau est délicat et abordé ailleurs (voir 4.C.1.). Nous identifions ici rapidement les aspects purement techniques permettant de réduire ou retarder le risque de complications médicales.

      Il semble que la sensation de soif, comme celle de faim, peut s'affaiblir lors d'un jeûne volontaire [34, 42], contrairement à ce qui ce qu'on constate en cas de famine [55] ; dès lors, le risque de déshydratation est accru, et nécessite conseils et surveillance. Un apport quotidien de 1.5 litre d'eau est indiqué, si possible avec un apport en sel de 1 à 2 g par jour [44].

      Les perfusions de solution saline peuvent éviter la déshydratation si le patient n'arrive plus à boire. Dans ce cas, il est utile, si le jeûneur l'accepte, d'adjoindre 200 à 300 kcal/j sous forme de glucose pour avoir une combustion harmonieuse des graisses sans production de corps cétoniques [11]. Dans ce cas et de manière générale, il est recommandé d'administrer des vitamines (surtout B1 en raison des conséquences désastreuses d'un syndrome de Gayet-Wernicke). Certains patients nécessitent un rééquilibrage des électrolytes, en particulier en cas trouble de la kaliémie. On peut proposer d'autres compléments alimentaires, p.ex. du calcium. Une alimentation parentérale complète n'est théoriquement pas recommandée si le jeûne se poursuit, car celui-ci perd alors son sens, tandis que l'alimentation parentérale augmente le risque de complications (thromboemboliques et infectieuses principalement).

      L'alimentation de force, pour autant qu'elle soit légalement imposée, consiste à administrer des aliments liquides par voie entérale au moyen d'une sonde oro- ou nasogastrique, ou encore par voie parentérale. Le patient s'opposant au traitement, il nécessite une contention physique (par des liens ou par plusieurs personnes) et/ou chimique (sédatifs, neuroleptiques), ou encore d'intervenir lorsque le patient est trop affaibli ou comateux pour résister. Le taux de complications (perforation digestive, broncho-aspiration, arrêt cardiaque, lésions secondaires à la contention) est augmenté par les mauvaises conditions de collaboration entre le médecin et le patient, le cas échéant par le mauvais état général du patient 23 . Quel que soit le pays dans lequel à lieu le jeûne, il s'agit théoriquement d'un geste médical ou sur ordre médical 24 .

      Ce type de traitement s'apparente aux lavages gastriques pratiqués chez les patients ayant ingérés des médicaments dans un but suicidaire ; éthiquement, la limite est moins claire, car la démarche entreprise poursuit une finalité différente (voir 5.A.2. Jeûne de protestation et suicide).

      Toutes ces mesures ne font que prolonger le jeûne de protestation et retarder la survenue de complications et de séquelles, mais ne les empêchent pas complètement, pas plus qu'un éventuel décès.


b) Réalimentation après l'arrêt du jeûne

      La prudence semble de rigueur lors de la réalimentation, en particulier si le jeûne a duré plus de 3 semaines [44]. Le risque d'encéphalopathie de Gayet-Wernicke peut être réduit en administrant de la vitamine B1 et en évitant initialement les hydrates de carbones seuls. La correction de la natriurèse associée au jeûne ainsi que les déficits en protéines peuvent favoriser l'apparition d'oedèmes. Le risque de troubles cardiaques (arythmie, insuffisance cardiaque) est augmenté par le jeûne en raison de la fonte musculaire et peut encore augmenter lors de la réalimentation en raison d'une hypokaliémie ou d'une surcharge en volume, de l'augmentation du métabolisme avec accélération du rythme cardiaque et éventuellement hypertension artérielle. Des études basées sur des sujets souffrant de famine à l'issu de la deuxième guerre mondiale et confirmées par des expériences sur des volontaires sains [55] montrent une persistance relativement tardive d'un prolongement de l'intervalle QT à l'ECG lors de la réalimentation ; un cas de prolongation du QT menant à des épisodes tachycardie ventriculaire lors de la réalimentation est décrit [56]. Ce même patient, qui avait jeûné comme traitement d'une obésité et non par protestation, a également souffert d'une myopathie proximale transitoire lors de la réalimentation [57]. Des perforations digestives peuvent survenir en cas de réalimentation trop rapide [5 ]. Compte tenu des risques pour la santé associés à la période de réalimentation, il est essentiel que le médecin responsable continue d'informer et de conseiller son patient après un jeûne relativement prolongé [44, 58].

      Le régime de retour à l'alimentation normale commencera, suivant l'état du patient, par une nutrition parentérale ou par sonde nasogastrique si le patient est trop faible ou nauséeux. En raison de la perte des bacilles lactiques et des bactéries digérant des protéines alimentaires, on évitera des diarrhées et autres problèmes de malabsorption en favorisant la reconstitution de la flore bactérienne [11]. Certains proposent un régime sans lactose ou à base de légume cuits. La suite du traitement comprend une augmentation des rations jusqu'à un régime hypercalorique, en augmentant la fréquence des repas, l'ensemble de la réalimentation pouvant parfois durer plus longtemps que le jeûne lui-même.

      Plusieurs publications [5, 11, 28, 34, 46, 56, 59, 60] émettent des recommandations quant à la réalimentation. Ces recommandations différent toutes en partie, probablement parce qu'elles ont été établies à des époques différentes et sur une base empirique, les données scientifiques sur le jeûne volontaire étant relativement restreintes.


C. Aspects médico-légaux et responsabilités

      Le jeûne de protestation met en jeu d'une part les droits du détenu à remettre en cause les décisions d'une autorité, d'autre part sa santé et sa vie. Les conséquences évidentes et importantes qui peuvent en découler du point de vue légal rendent la question du partage des responsabilité au sein de la triade détenu-autorité-médecin d'autant plus cruciale à régler.

      De manière générale, chacun est a priori responsable dans son domaine de compétences : le détenu entame une démarche volontaire de protestation, le médecin prend les décisions d'ordre médical et l'autorité celles relatives à la revendication même du jeûneur. Mais les décisions des uns et des autres sont étroitement liées, le détenu exerçant un chantage à travers son corps.


C.1. Droits et devoirs du détenu

      La relation médecin-patient suppose certains devoirs de la part du patient. Certains sont implicites et s'inscrivent dans la relation thérapeutique et de confiance. La loi fournit toutefois quelques précisions, tel l'art. 5 al. 7 de la loi cantonale genevoise K 1-80 : « Le patient donne des renseignements complets et véridiques sur son état de santé et suit les prescriptions à l'exécution desquelles il a donné son consentement. » En ce qui concerne le jeûne de protestation, ceci suppose que le patient fournira les informations nécessaires pour que le médecin puisse apprécier la situation (motifs du jeûne, capacité de discernement, présence de facteurs de risque) et qu'il collaborera au traitement (p.ex. réalimentation) 25 . Il est intéressant de noter que les dispositions légales relatives aux devoirs du patient, du moins en ce qui concerne les choix de traitement, sont peu nombreuses et de plus soumises à son consentement.

      En effet, depuis les années soixante, ce sont surtout les droits du patient qui ont été considérablement développés. Un individu capable de discernement est considéré comme seul responsable de ses actes, même s'il court un risque pour sa santé ou sa vie 26 . On peut a priori considérer qu'il en est de même pour le détenu qui entame un jeûne de protestation. Cependant, le détenu se trouve en situation de dépendance matérielle vis à vis de l'autorité pénitentiaire, et de restriction de ses libertés fondamentales. Il jouit toutefois de certains droits, et le jeûne de protestation situe le problème à la limite des droits du détenus.

      Le concept du choix éclairé 27  du patient se fonde sur l'information (fournie par le soignant) et le consentement (qui n'a pas de valeur légale si le patient n'est pas considéré capable de discernement). L'évolution de la jurisprudence suisse révèle une prépondérance du devoir d'information dans la médecine somatique, alors que la capacité de discernement est le plus souvent au centre des débats en cas de litige en médecine psychiatrique [61]. Le jeûne de protestation, menant à des complications somatiques, pose toutefois principalement le problème de la capacité de discernement, afin de déterminer dans quel mesure le choix du jeûneur est éclairé. En effet, lorsqu'un individu devient comateux suite à un jeûne prolongé, il n'est plus possible d'évaluer sa capacité de discernement. Les droits qui lui étaient reconnus de refuser alimentation et soins médicaux sont alors susceptibles d'être remis en cause. La valeur conférée à d'éventuelles dispositions prises antérieurement par le patient devient essentielle. Tant la responsabilité que les possibilités d'intervention de l'autorité et du médecin en charge du détenu sont mis à l'épreuve.

      Sans attendre qu'il soit manifestement comateux, on pourrait même mettre en doute la capacité de discernement du jeûneur sur la seule base de modifications métaboliques secondaires au jeûne, supposées quoique souvent difficiles à mettre en évidence. C'était du moins la vision affichée par des responsables médicaux autrichiens en 1975 ; ils considéraient que si la décision initiale du jeûneur pouvait se justifier, les modifications métaboliques le rendaient de toute manière incompétent par la suite [36]. Un changement important survenu depuis dans divers pays concernant les droits du patient est la reconnaissance médicale et légale des directives anticipées. Ces dispositions, si elles ont été abordées au préalable, peuvent être transmises par voie orale au médecin et consignées dans le dossier médical, ou de préférence écrites par la personne concernée sous la forme de directives anticipées (dispositions de fin de vie*, testament biologique*) [76]. Cette approche à d'autant plus de valeur juridique qu'elle permet d'obtenir une manifestation de volonté du patient lorsque celui-ci est encore capable de discernement. Elle offre ainsi la possibilité de préciser à titre préalable avec le détenu l'attitude thérapeutique à adopter lorsque celui-ci deviendrait ensuite incapable de discernement (coma secondaire à un jeûne prolongé).

      Une mise en doute précoce de la capacité de discernement suppose d'une part que celle-ci soit évaluée selon des critères relativement précis et d'autre part que les possibilités de directives anticipées soient abordées spontanément par le médecin responsable, avant la survenue d'effets du jeûne sur la capacité de discernement. Une telle attitude reprendrait l'approche juridique habituelle « consistant d'abord à affirmer un droit puis à vérifier si un motif particulier doit éventuellement conduire à le limiter » [61]. En effet, si le choix éclairé du patient est déterminant dans la relation médecin-patient, on ne peut pas apprécier implicitement ce choix en partant du principe qu'un patient capable de discernement et informé acceptera en général d'interrompre son jeûne et d'être réalimenté, et qu'un refus du patient représenterait une situation particulière voire pathologique. Il faut au contraire évaluer précocement dans la relation qui s'établit entre le médecin et son patient le choix éclairé de celui-ci, par l'information et l'évaluation de la capacité de discernement.

      La reconnaissance des droits du patient ne le met pas à l'abri de facteurs externes à la relation médecin-patient traditionnelle, en particulier dans le cas du jeûne de protestation en raison du conflit sous-jacent avec le partenaire-cible et de la relation doublement triadique 28 . Ainsi, dans le cas des prisonniers irlandais réclamant un statut politique en 1980-81, l'autorité politique annonça d'emblée que les dispositions prises par les jeûneurs seraient respectées même en cas de coma, sauf indication contraire des proches. Les jeûneurs étant soumis à une pression formidable de la part de leur communauté [62], leurs proches devinrent les seuls à pouvoir modifier le cours des événements et éviter les suites fatales du jeûne. Cette responsabilité fut tellement lourde que certains parents finirent par accepter les manoeuvres de réanimation, brisant la vague de jeûnes de protestation. De ce fait, ni l'Etat ni les médecins n'apparurent directement responsables [5]. Le rôle des directives anticipées dans la prise en charge du jeûne de protestation est encore abordé plus loin.


C.2. Droits et devoirs du médecin et des services de santé pénitentiaires

      Comme nous l'avons vu, un patient peut a priori refuser d'être pris en charge par un certain médecin ou de recevoir un certain traitement. Inversement, un médecin peut refuser de prendre en charge un certain patient ou d'administrer un certain traitement 29 .

      Cette règle générale supporte certaines exceptions. Ainsi, pour des raisons pratiques, l'accès à n'importe quel médecin peut être limité, que ce soit par choix du patient (éloignement du lieu de domicile p.ex.) ou parce qu'il est incarcéré ; dans ce dernier cas, l'autorité, les lois et/ou le service médical pénitentiaire peuvent être responsables de cette restriction du choix du médecin. De même, un médecin qui s'engage par contrat à travailler pour le service d'une population pénitentiaire voit ses possibilités de refuser de prendre en charge un patient donné limitées, pour des raisons pratiques et/ou légales.

      Le concept légal de l'obligation de porter assistance à personne en danger 30  s'applique a priori à tout citoyen et pour toute situation. Son interprétation varie toutefois d'un pays à l'autre. Ainsi, un médecin pourra dans certains cas être plus tenu qu'un autre à porter assistance en raison de ses propres compétences. En revanche, cette obligation pourra ou non être subordonnée au droit de l'individu en danger de refuser cette assistance.

      Si l'autorité juridique et/ou pénitentiaire laisse au médecin toute liberté dans la prise en charge médicale du jeûneur, au cours et au décours du jeûne, elle lui confère la responsabilité de l'évolution et des éventuelles complications. Une telle prise de responsabilité est en général assumée par le corps médical ; ainsi, les associations médicales nationales et internationales tendent à préserver, en tous domaines, l'indépendance du médecin et en font le seul responsable d'une situation d'ordre médical et de son évolution.

      Cette responsabilité médicale n'est pas sans implication sur le conflit d'ordre juridique qui oppose le détenu à l'autorité, puisque toute intervention visant à protéger le jeûneur modifiera l'efficacité de sa démarche revendicatrice. Il en sera de même pour toute décision annoncée de non-intervention qui, elle, aura tendance à renforcer la pression exercée tant sur le jeûneur que sur l'autorité.

      Si le médecin est tenu à certains devoirs par la législation de son pays, il fait également allégeance aux règles de déontologie médicale ayant cours dans son pays ou définies par la société médicale dont il est membre 31 . Enfin, il sera influencé par ses propres convictions éthiques, religieuses et morales. Ces trois niveaux de réglementation de son activité professionnelle (légal, corporatif et personnel) sont par ailleurs susceptibles d'interférer les uns avec les autres. Le médecin peut se décharger d'une partie du poids de sa responsabilité en se basant sur les souhaits explicites de son patient. Une déclaration claire, consignée dans le dossier médical ou de préférence écrite par le patient (directives anticipées), peut permettre au médecin de se déterminer en cas de décision difficile. Encore une fois, la valeur attribuée à ce genre de document aux niveaux légal, corporatif et individuel peut varier d'un pays à l'autre, ou en Suisse d'un canton à l'autre.

      Quoi qu'il en soit, la formulation de directives anticipées ne se comprend que si le jeûneur est capable de discernement. Ceci sous-entend qu'il dispose d'information suffisantes et adéquates concernant les conséquences de sa démarche pour sa santé. Il est du devoir du médecin de fournir à son patient ces informations (le devoir d'information est aussi abordé au point 4.C.1.b.(3) ).


C.3. Droits et devoir de l'autorité


a) Responsabilité de l'Etat ou de l'autorité responsable vis à vis des individus à sa charge

      Dans la mesure où un individu est incarcéré, soit de manière préventive durant la période d'instruction d'une inculpation, soit suite à une condamnation, l'autorité en charge de la détention (en général l'Etat) doit assurer les besoins fondamentaux et la sécurité de celui qui est remis à sa charge. Il ne peut ainsi laisser un individu détenu sans accès à une alimentation adéquate ni à des soins médicaux appropriés. Toutefois, lorsque l'individu détenu en vient à refuser les services offerts par l'autorité, le législateur doit alors déterminer si le détenu est en droit de le faire ou si, compte tenu de son obligation de subir une peine et de la responsabilité de l'autorité d'assurer sa survie, les droits individuels du détenu peuvent être limités par sa dépendance vis-à-vis de l'autorité. D'un autre côté, le détenu qui entame un jeûne de protestation exercera une pression d'autant plus importante que la responsabilité de l'Etat concernant sa vie et sa santé est grande.

      Un auteur soulève le cas particulier d'un mineur détenu qui effectuerait un jeûne de protestation, et considère que le devoir de l'autorité responsable du détenu aurait le devoir de le traiter contre son gré, au contraire d'un adulte [21]. En Suisse, les droits du patient mineur sont en partie dictés depuis 1997 par la Convention des Nations Unies relative aux droits de l'enfant [63]. Celle-ci reconnaît 32  à l'enfant le droit de s'exprimer sur les traitements qui lui sont proposés, compte tenu de son âge et de sa maturité, et pour autant qu'il soit considéré capable de discernement dans le contexte précis relatif à ce traitement. Toutefois, cette même convention accorde une importance primordiale à l'intérêt supérieur de l'enfant 33 . En pratique, le patient mineur reste sujet à une attitude paternaliste, et à un degré supérieur à celle retrouvée dans la jurisprudence relative au choix éclairé du patient adulte [61], qui admet la capacité de discernement pour autant que le patient, pleinement informé, accepte le traitement que le médecin lui propose. En ce sens, la jurisprudence suisse actuelle tendrait à permettre de réalimenter contre son gré un mineur effectuant un jeûne de protestation.


b) L'intérêt de l'Etat et le droit individuel

      Aux Etats-Unis d'Amérique (EUA), la jurisprudence dans les affaires où s'opposent les intérêts de l'Etat et les droits de l'individu (notamment celui de refuser des traitements) a permis à la Cour suprême de justice de définir un quadruple test pour déterminer les intérêts de l'Etat, à savoir la protection de la vie, les intérêts de tiers dépendants (p.ex. enfants), la prévention du suicide et la l'intégrité éthique de la profession médicale [38]. Ces aspects ont été repris par la suite pour déterminer le droit de nourrir de force un jeûneur de protestation, y ajoutant l'ordre pénitentiaire 34 .

      Aux EUA, la pratique courante a été pendant longtemps de nourrir de force les détenus menant un jeûne de protestation. Ce n'est d'ailleurs qu'en 1982 que trois cas opposant des détenus à l'autorité ont été revus en cour d'appel [64]. Dans deux cas, l'autorité a obtenu le droit d'alimenter de force le détenu. Les cours de justice ont invoqué entre autres le droit de l'Etat de punir le détenu et ainsi venger la société, et donc d'empêcher le détenu d'échapper au châtiment en mourant d'inanition ; il a également été retenu le devoir de l'Etat d'entreprendre toutes les démarches raisonnables nécessaires pour préserver le bien-être d'un individu dont il a la garde [65] ; enfin, la nécessité de maintenir l'ordre dans les prisons à été retenue. De même, concernant un détenu refusant une dialyse afin d'obtenir un transfert dans un autre établissement pénitentiaire 35 , le droit d'un patient à refuser un traitement a été reconnu, mais pas dans le cas d'un détenu cherchant à manipuler le système ; de ce fait, il a été admis que le traitement de dialyse soit imposé au détenu afin de préserver l'ordre et la discipline en prison.

      Dans les situations décrites aux EUA, le partenaire-cible est l'autorité pénitentiaire, et le maintien de l'ordre et de la discipline dans les prisons est l'une des priorités. Dans d'autres cas, c'est l'Etat qui est confronté à des jeûnes de protestation à motivations d'ordre politique. Les événements survenus en Espagne et en Grande Bretagne en sont un exemple.

      En Espagne, le devoir d'intervention de l'Etat a servi de justification à la réalimentation forcée et précoce de détenus réclamant un statut de prisonniers politiques. Cette situation est décrite plus en détail au point 6.C.2.

      De nombreux articles permettent de suivre l'évolution de la jurisprudence relative au jeûne de protestation en Grande Bretagne (voir également les commentaires aux points 5.C.2. et 6.C.2.). La situation réelle des jeûnes de protestation menés par des prisonniers irlandais en 1980 et 1981 a montré qu'en pratique la décision de réalimenter appartenait aux médecins, qui ne firent pas usage de ce droit contre le gré de leurs patients détenus. Pourtant, ce n'est qu'en 1993 que la Brittish Medical Association, reprenant l'article 5 de la Déclaration de Tokyo de l'AMM, a reconnu officiellement le droit d'un prisonnier capable de discernement de refuser d'être réalimenté artificiellement. De plus, la jurisprudence 36  a permis de préciser en 1994 que si le principe d'autodétermination était reconnu dans le cas de détenus effectuant un jeûne de protestation, exception peut être faite des cas allant à l'encontre des intérêts de l'Etat relatifs au maintien de l'ordre et de la discipline dans les prisons et la protection de tiers [66].

      En résumé, la réalimentation contre leur gré de détenus menant un jeûne de protestation est dans certains cas justifiée soit par le maintien de l'ordre dans les institutions pénitentiaires, soit par la responsabilité de l'Etat auprès des personnes à sa charge (mais également dans le but de préserver les intérêts de l'Etat soumis à des pressions à caractère de chantage). La reconnaissance croissante des droits à l'autodétermination des patients d'une part et des détenus d'autre part, a fait évoluer la jurisprudence de plusieurs pays. L'évolution de la législation, des règlements des sociétés médicales et des mentalités ne se fait pas toujours au même rythme. De plus, l'évolution de l'attitude adoptée implique parfois le transfert de la responsabilité morale des conséquences du jeûne sur les détenus, les proches, les médecins ou encore d'autres acteurs impliqués dans la situation de fait (témoins de la relation triadique).


D. Issue du conflit

      Un jeûne de protestation ininterrompu mène au décès de celui qui l'entreprend, mettant fin à la revendication par la même occasion. Les décès consécutifs à des jeûnes étant, sauf cas exceptionnel, tous relayés par la presse, il apparaît de façon évidente que le plus souvent le jeûne s'interrompt, soit parce que l'autorité a accédé partiellement ou complètement aux revendications du jeûneur, soit parce que les complications ou le risque fatal encouru apparaissent trop importants en comparaison du bénéfice escompté pour le jeûneur.

      En l'absence de revues de cas systématiques dans la littérature, il est difficile d'estimer avec précision dans quelle mesure un jeûne de protestation est un moyen efficace de faire valoir une revendication.

      Il semble que les grèves collectives et celles à caractère politique soient les plus puissantes. Toutefois, en raison de l'importance des demandes, du précédent qu'elles créent et du nombre de personnes concernées, elles plongent publiquement l'autorité dans une situation difficilement acceptable et sont donc plus susceptibles de rencontrer une forte résistance de la part de l'autorité. A titre d'exemple, les jeûnes de protestation collectifs de milliers de détenus politiques algériens en France dans les années 1950 ont eu gain de cause [5, p.49] ; en revanche, la démarche des détenus politiques irlandais de 1981 a échoué, dans le sens que le sacrifice consenti fut considérable en terme de souffrances et en vies humaines, mais que les concessions admises par l'autorité furent limitées et que l'issue du conflit s'est faite aux conditions de l'autorité.


6. Analyse de l'attitude adoptée par les services de santé pénitentiaires à Genève pour la prise en charge des jeûnes de protestation, et comparaison avec d'autre pays

      Dans ce chapitre, nous analysons l'attitude et les lignes directrices adoptées à Genève par les services de santé pénitentiaires. Nous les comparons à celles observées dans quatre autres pays européens (Espagne, France, Pays-Bas, Grande-Bretagne) ainsi que par le CICR. Nous évaluons également leur adéquation avec des déclarations internationales portant sur ce problème (p.ex. Déclarations de Tokyo et de Malte de l'AMM).


A. La prise en charge du jeûne de protestation en médecine pénitentiaire


A.1. Textes de référence : les Déclarations de l'Assemblée Médicale Mondiale

      De nombreux textes de lois et Déclarations internationales fournissent des éléments relatifs aux droits du patient et à la prises en charge médicale des patients. On citera entre autre la Déclaration universelle des droits de l'homme, les pactes de 1966 de l'ONU, la Convention de New York sur les droits de l'enfant (1989), les Conventions du Conseil de l'Europe de sauvegarde des Droits de l'homme et des libertés fondamentales (CEDH, 1950) 37 , pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (1989) et la Recommandation 779 du Conseil de l'Europe sur les droits du malade et du mourant (1976), les recommandations de la Commission centrale d'éthique médicale de l'Académie Suisse des Sciences Médicales (ASSM) 38  créée par les Facultés de médecine suisses et la Federatio Medicorum Helveticorum (FMH), ou encore les codes de déontologie médicale tels que celui de la FMH [67]

      A travers diverses Déclarations, l'Association Médicale Mondiale (AMM) donne des recommandation d'ordre déontologique pour la communauté médicale mondiale. Nous avons pris certaines de ses Déclarations pour base de référence car elles proposent des recommandations concernant spécifiquement la prise en charge de jeûnes de protestation. Il s'agit notamment des Déclarations de Tokyo (1975) et de Malte (1991, révisée en 1992). Les Déclarations de l'AMM n'ont pas de valeur contraignantes mais sont considérées comme des références internationales en matière de déontologie médicale.


a) La Déclaration de Rancho Mirage

      Le rôle du médecin en médecine pénitentiaire et face au jeûne de protestation s'inscrivant dans la triade patient-médecin-autorité, il est essentiel de déterminer dans quelle mesure le médecin est indépendant dans son activité professionnelle.

      Lors de sa 38ème Assemblée mondiale à Rancho Mirage en octobre 1986, l'AMM a adopté une Déclaration portant sur l'indépendance et la liberté professionnelle du médecin. Elle stipule en particulier que « les médecins doivent jouir de l'indépendance professionnelle leur permettant de soigner leur patients sans interférence. Il faut préserver le jugement professionnel du médecin et son pouvoir discrétionnaire de prendre des décisions cliniques et éthiques concernant les soins et le traitement apportés à ses patients » [68].


b) La Déclaration de Tokyo

      L'Association Médicale Mondiale (AMM) a adopté lors de sa 29ème Assemblée mondiale à Tokyo en octobre 1975 la dite « Déclaration de Tokyo » [69], « directives à l'intention des médecins en ce qui concerne la torture et autre peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants en relation avec la détention et l'emprisonnement ». Le paragraphe 5 en particulier est intéressant du point de vue du jeûne de protestation puisqu'il fournit des directives relativement précises concernant la prise en charge d'un prisonnier jeûneur. Il se base sur le fait que « le gréviste de la faim est une personne mentalement capable » [13], ce qui devra être confirmé par un 2ème médecin, et souligne le rôle informatif du médecin. Il proscrit l'alimentation artificielle contre le gré d'un prisonnier capable de discernement et correctement informé.

      Le texte complet figure en Annexe ; il n'a pas été amendé depuis son adoption en octobre 1975. Le paragraphe 5 de la Déclaration de Tokyo s'énonce comme suit :

      Lorsqu'un prisonnier refuse toute nourriture et que le médecin estime que celui-ci est en état de formuler un jugement conscient et rationnel quant aux conséquences qu'entraînerait son refus de se nourrir, il ne devra pas être alimenté artificiellement. La décision en ce qui concerne la capacité du prisonnier à exprimer un tel jugement devra être confirmée par au moins un deuxième médecin indépendant. Le médecin devra expliquer au prisonnier les conséquences que sa décision de ne pas se nourrir pourraient avoir sur sa santé. 39 


c) La Déclaration de Malte

      L'AMM a adopté lors de sa 43ème Assemblée mondiale en novembre 1991 la dite « Déclaration de Malte de l'AMM sur les grévistes de la faim » [31]. Cette Déclaration reprend les termes du paragraphe 5 de la Déclaration de Tokyo, en précisant que l'autonomie du patient sera respectée même lorsque celui-ci, « tombé dans le coma, est sur le point de mourir ».

      La Déclaration de Malte est plus récente que la Déclaration de Tokyo, aborde les termes de la relation médecin-patient et donne des directives encore plus précises pour la prise en charge d'un jeûne de protestation, où qu'il ait lieu d'ailleurs (détenus et citoyens libres). Le texte a été modifié dans sa forme en septembre 1992 et figure en Annexe. 40 


d) Commentaires

      L'esprit de la Déclaration de Tokyo reprend celui de la Déclaration de Rancho Mirage sur l'indépendance du médecin. Son but est de « soutenir le médecin dans son droit de refuser d'assister ou de participer à la torture ou des traitements cruels, inhumains ou dégradants », ainsi que « sa liberté et son indépendance dans l'offre de soins et traitements médicaux » [18].

      L'AMM considère que « la plupart des sociétés dans le monde concèdent à chaque individu le droit de déterminer lui-même ses besoins en matière de santé et de traitements médicaux », et qu' « une fois qu'une décision est prise par un individu capable de discernement et correctement conseillé et informé, cette décision ne peut-être annulée que par lui-même » ; « si cet individu perd conscience ou devient par la suite incapable de discernement, on ne doit pas en déduire qu'il faudrait annuler sa décision précédente » [18].

      Certains auteurs ont tenté d'appliquer en toutes situations les recommandations de la Déclaration de Tokyo de 1975 [70], qui s'adressait initialement au problème de la torture de détenus et à l'implications des médecins dans de telles situations. Cependant, jusqu'au début des années nonante, les auteurs considérèrent « inadéquat d'extraire l'article 5 » portant sur le jeûne de protestation du contexte globale de la Déclaration de Tokyo. Ils distinguaient notamment la détention arbitraire d'un individu, considérée comme un « traitement cruel, inhumain ou dégradant » même en l'absence de torture, de son incarcération dans un contexte légal (p.ex. suite à une inculpation ou un procès équitable). Il était même ainsi admis que dans certains pays où les « institutions pénales ont le devoir légal d'assurer la santé et la sécurité des détenus, (...) le système judiciaire prive le prisonnier de son droit à l'autonomie en matière de soins de santé et traitements médicaux » [18].

      Toutefois, cette interprétation des recommandation s'est modifiée lors de la préparation de la Déclaration de Malte, qui est consacrée exclusivement au jeûne de protestation. Si « la Déclaration de Tokyo concerne les grévistes de la faim en prison , (...) la Déclaration de Malte concerne les grévistes de la faim où qu'ils soient. » [13]. La Déclaration de Malte a repris les différents points de l'article 5 de celle de Tokyo et, de fait, actuellement l'AMM considère que « l'article 5 de la Déclaration de Tokyo n'est pas destiné aux seuls prisonniers détenus dans un système judiciaire inéquitable - il doit s'appliquer en toutes situations » [13].

      L'AMM précise encore que, « à moins que ce ne soit pour évaluer la capacité mentale du gréviste, l'objectif n'est pas que les médecins modifient les principes de ces Déclarations [de Tokyo et de Malte] selon que la motivation du gréviste de la faim leur paraît ou ne leur paraît pas juste et légitime. Les principes doivent être appliqués sans tenir compte de l'opinion du médecin sur la raison sous-jacente de la grève de la faim, à condition que le gréviste soit mentalement capable » [13].


B. La prise en charge des jeûnes de protestation à Genève


B.1. Situation pénitentiaire genevoise

      Le Département de Justice et Police et des Transports de l'exécutif cantonal genevois est en charge des établissements pénitentiaires du canton. Son Service d'application des peines et mesures (SAPEM) reçoit les jugements concernant des peines privatives de liberté et les mesures, et fixe les modalités de ces peines et mesures, en vertu du code pénal suisse et du droit concordataire. Le canton dispose d'établissement pour l'exécution de courtes peines, à savoir les Maisons d'arrêt de Villars et de Favra pour les hommes, et celle pour femmes de Riant-Parc. Le régime de fin de peine 41  est appliqué dans les maisons du Vallon et de Montfleury pour les hommes, à la maison d'arrêt de Riant-Parc pour les femmes. En outre, les peines inférieures à 90 jours pour se dérouler sous la forme d'un travail d'intérêt général (TIG), évitant une incarcération. Quant aux toxicomanes motivés à suivre un traitement, leur placement se réalise à la maison de Pinchat. Les structures citées sont relativement petites (voir Tableau 2) et permettent le placement de la centaine de personnes (en moyenne journalière, pour 1995 et 1996) dont le SAPEM a la responsabilité. De plus, un certain nombre de détenus sont transférés pour l'exécution de leur peine vers d'autres structures extracantonales ; les Etablissements de la Plaine de l'Orbe (VD) accueillent en moyenne journalière une quarantaine de condamnés placé par le SAPEM, Bellechasse (FR) une trentaine, Bellevue (NE) une vingtaine, avec encore plus d'une soixantaine de personnes condamnées placées dans des pénitenciers de Suisse alémanique (prison de Scheveningen, pour les femmes Hindelbank (BE) et la Tuilière (VD)) et au Tessin (statistiques pour 1996) [71].

      Sur le canton de Genève, la prison de Champ-Dollon permet l'incarcération de prévenus durant la période d'instruction ainsi que de détenus en attente de transfert ; en moyenne journalière, une trentaine des détenus placés à la prison de Champ-Dollon sont des condamnés dépendant du SAPEM 42 . La prison de Champ-Dollon dispose d'un Service médical, dépendant de l'IUML, et offrant des consultations de médecine générale ou spécialisée. Chaque détenu est vu le jour de son incarcération par une infirmière et peut obtenir un rendez-vous avec l'un des médecins du service médical sur demande écrite confidentielle ou sur proposition d'une infirmière si celle-ci le juge nécessaire [2].

      Le canton de Genève dispose en outre de deux unités hospitalières carcérales fermées, l'une de 12 lits à l'Hôpital cantonal universitaire destinées aux soins médicaux et chirurgicaux hospitaliers de détenus (Quartier cellulaire hospitalier, QCH) et l'autre situées sur le domaine des Institutions universitaires de psychiatrie et destinée aux soins psychiatriques hospitaliers (Quartier cellulaire psychiatrique, QCP) [2].

      Le chapitre 7 fournit encore des données épidémiologiques relatives au jeûne de protestation dans les institutions pénitentiaires genevoises. Nous entreprenons plus loin (voir 6.B.2.) une analyse de la prise en charge du jeûne de protestation dans les institutions genevoises du point de vue pratique. Les éléments de cette prise en charge identifiés servent de base à une comparaison avec la prise en charge décrite dans d'autres pays.


a) Directives générales pour la prise en charge des jeûnes de protestation en Suisse

      En 1977, en raison d'une actualité marquée par des jeûnes de protestation semblant de plus en plus fréquents, le Ministère Public Fédéral a cherché à définir une position par rapport à l'alimentation forcée de détenus menant un jeûne de protestation, en sa basant sur l'avis de juristes, de médecins et entre autres de celui des Instituts Universitaires de Médecine Légale (IUML) de Zürich, Berne, Bâle et Genève. Les directives suivantes ont été adoptées en 1978 [72] :

  1. « Le détenu sera dûment informé des suites possibles de sa grève de la faim. On essaiera de le détourner de son projet. A cet occasion, on lui fera savoir - étant admis qu'il a le discernement - qu'en cas de refus de nourriture, une aide médicale peut survenir trop tard.
  2. Le détenu subira un examen médical complet de sa santé physique et psychique au début de sa grève et sera tenu ensuite continuellement sous observation. Si l'autorité compétente arrive à la conclusion que le discernement est compromis, sur la base du certificat médical, le détenu sera alors nourri de force (artificiellement).
  3. Si, selon toute vraisemblance, le détenu a le discernement, on pourra renoncer à une alimentation forcée. On offrira cependant au détenu pendant toute la durée de sa grève de la faim une nourriture suffisante et compatible avec son état de santé ainsi qu'une assistance médicale. »

      Les directives du Ministère Public [19] sont la référence légale au niveau fédéral. Il faut toutefois remarquer qu'elles datent de plus de 20 ans à présent. Par ailleurs, elles laissent une certaine marge de manoeuvre pour définir l'attitude au niveau local. Le législateur ne prévoit en particulier pas de disposition précise si un jeûneur est capable de discernement, l'attitude à suivre étant laissée à l'appréciation des médecins. Les directives sont tacites concernant l'information exacte à donner au patient détenu et la liberté de mener un jeûne de protestation tant que la capacité de discernement est conservée. Par contre, lorsque le patient devient confus ou comateux, il devra être réalimenté artificiellement. Toutefois, les développements législatifs récents, reconnaissant dans certaines lois de santé cantonales la validité juridique des directives anticipées, ouvrent le débat concernant le respect de la volonté du détenu, même après la survenue d'une incapacité de discernement consécutive aux complications du jeûne (voir la discussion sous 8.A.1.e) Cadre légal et 8.A.3.b) Droits du patient).

      Le code de déontologie de la FMH [67] représente l'une des bases de référence pour les médecins suisses. Ce texte donne des recommandations d'ordre général pour la pratique médicale et fait référence à des directives de l'Académie suisse des sciences médicales relatives à certains thèmes (p.ex. transplantations d'organes, recherche expérimentale sur l'homme, accompagnement médical des patients en fin de vie) ; il n'est toutefois pas fait mention spécifique du jeûne de protestation. La FMH reconnaît le droit d'un patient de refuser des mesures de survie 43 , y compris par le biais de directives anticipées 44  ; le devoir du médecin d'informer son patient est ici rappelé 45 . Toutefois, cette reconnaissance ne s'applique qu'aux patients « en fin de vie » 46  ou « souffrant de troubles cérébraux extrêmes » 47  ; le cas du jeûne de protestation semble de ce fait clairement omis.

      Le code de déontologie est soumis à la législation fédérale et cantonale. De ce fait, la loi cantonale K 1-80 peut lui être opposée dans le cas d'un patient effectuant un jeûne de protestation et refusant des mesures de survie. Il est toutefois intéressant de noter que la FMH 48  définit l'euthanasie passive comme « la renonciation à des mesures de survie ou leur interruption dans certaines circonstances », les mesures de survie comprenant entre autres la réhydratation et l'alimentation artificielles. Dans les cas où le patient refuse d'éventuelles mesures de survie, on pourrait ainsi associer la prise en charge du jeûne de protestation à une forme d'euthanasie passive. Ce serait oublier que la demande initiale du jeûneur n'est pas que le médecin lui permette de mourir, mais simplement qu'il s'engage à ne pas interférer dans la démarche revendicatrice et conflictuelle du patient avec le partenaire-cible.


b) Directives générales pour la prise en charge des jeûnes de protestation à Genève à la prison préventive de Champ-Dollon

      En 1978, l'essai intitulé « Grève de la faim en prison » [11] par F. Delaite de l'IUML de Genève reprend les différents aspects du jeûne de protestation (diagnostic, caractéristiques physiopathologiques, suivi, traitement). Un autre document genevois, « Les grèves de la faim en médecine pénitentiaire » [4] écrit par J.-P. Restellini, refait le point sur la question en 1989. Ces deux documents décrivent en fait la prise en charge des jeûnes de protestation dans les institutions genevoises à l'époque où ils ont été rédigés.

      Toutefois, tout en tenant compte de ces deux documents, la prise en charge à la prison de Champ-Dollon est ici décrite, de façon plus actuelle, sur la base des informations fournies par le médecin-adjoint responsable du service de santé au moment de la rédaction de ce travail, à savoir J.-L. Martin.

      Le principe de base appliqué est que le jeûne de protestation ne doit pas être considéré comme une maladie (sauf s'il s'inscrit dans un contexte psychopathologique). Le détenu qui annonce un jeûne de protestation est en revanche pris en charge comme un patient, bénéficiant du même accès aux soins et des même droits que tous les autres patients détenus. En particulier, le secret médical est garanti au jeûneur dans la même mesure qu'aux autres détenus. Ainsi, si le juge peut ordonner une expertise médicale, le patient détenu peut restreindre l'accès au dossier et fournir les informations qu'il estime adéquates au juge, libre à ce dernier d'apprécier la valeur de ces informations et d'interpréter ce qui lui est éventuellement caché.

      La prise en charge est sujette à deux tendances, l'une paternaliste, avec risque de non-reconnaissance du conflit et prise de parti en faveur du partenaire-cible, l'autre étant la mise en place d'une prise en charge spécifique, avec risque de radicalisation du jeûne et prise de parti en faveur du détenu. L'attitude adoptée à la prison de Champ-Dollon se garde de tomber dans l'un ou l'autre de ces extrêmes, visant une voie médiane où la revendication est prise en considération et le détenu informé de ses droits et des risques encourus, mais sans prise de parti en sa faveur, ni conseils à même de favoriser la prolongation du jeûne. Le but de la prise en charge médicale est d'obtenir l'arrêt du jeûne avant de risquer des complications médicales sérieuses, sans pour autant exercer de pression active sur le détenu 49 .

      J.-L. Martin distingue en effet information et conseils. Il s'agit d'informer le patient détenu afin qu'il puisse prendre des décisions de manière éclairée ; le médecin lui offre en outre un certain cadre d'expression et un suivi clinique. En revanche, il ne s'agit ni de faciliter le jeûne ni de le rendre plus difficile. L'équipe de santé dans son ensemble offre une écoute empathique, sans parti pris. Elle n'intervient pas dans le conflit entre le jeûneur et le partenaire-cible, afin de ne pas devenir l'objet des pressions de l'une et l'autre partie, et ainsi de conserver sa neutralité. Toutefois, le médecin responsable, en général le médecin-adjoint responsable du service médical, discute dans une certaine mesure avec le détenu jeûneur le bien-fondé des revendications ; la fermeté des juges vis à vis des jeûnes de protestation est signalée au détenu, sur la base de l'expérience fournie par les cas précédents. Le médecin responsable vérifie que le patient détenu a au moins usé des moyens de revendication officiellement admis, à savoir un mot écrit au surveillant qui le transmet au gardien-chef ou au directeur de la prison, alternativement une revendication orale formulée lors de la tournée quotidienne par l'un des responsables pénitentiaires (directeur, sous-directeur ou gardien-chef) ; le médecin vérifie enfin que le patient détenu a averti le partenaire-cible ultime visé par ses revendications et a informé celui-ci du début du jeûne 50 .

      Si un détenu signale par écrit le début d'un jeûne de protestation à l'un des intervenants pénitentiaires (service médical, directeur, gardien, assistant social), ce destinataire fait en général parvenir des copies aux autres intervenants 51 . A cette occasion, le détenu est invité à prévenir le partenaire-cible adéquat, si ce n'est pas encore le cas. Concernant la possibilité de consulter un médecin pour un deuxième avis, la loi cantonale genevoise prescrit que l'IUML a le monopole des soins à la prison de Champ-Dollon. De ce fait, les détenus n'ont pas le libre choix du médecin, si ce n'est entre les deux médecins-assistants du service médical, le médecin-adjoint et des vacataires. Il y a encore la possibilité de visites d'un médecin de la ville, sans possibilité de prise en charge.

      Concernant l'indépendance des médecins à la prison de Champ-Dollon, le service médical dépend du Département de l'Action sociale et de la Santé, et non pas de celui de Justice et Police et des Transports. Les médecins du service médical n'entretiennent donc pas de relation hiérarchique avec le juge ou le directeur de la prison, partenaires-cibles fréquents en cas de jeûne de protestation. Ceci garanti ainsi une indépendance administrative de l'autorité médicale 52 . Ainsi, il est déjà arrivé qu'un juge demande au service médical une intervention (p.ex. réalimentation du détenu) et que celle-ci soit refusée. On notera la nuance sémantique dans l'appellation de « service médical à la prison de Champ-Dollon » et non pas « de la prison de Champ-Dollon ». En pratique, il semble que cette situation rende juges, avocats et médecins plus à l'aise, interdisant d'emblée toute idée d'ingérence dans le champ d'activités des autres.

      Théoriquement, les détenus menant un jeûne de protestation sont vus en consultation deux fois par semaine environ. En pratique, ils sont en général suivis une fois par semaine dès l'annonce du jeûne, voire deux fois par semaine en fonction de l'évolution ; ils sont en principe vus quotidiennement en cas de jeûne absolu (« grève de la soif »).

      Lors de la première consultation, les patients détenus bénéficient systématiquement d'informations sur leur santé (voir 6.B.2.c). Lors de chaque consultation de suivi, le jeûneur est informé des résultats de l'évaluation clinique et d'éventuels examens biologiques.

      Le diagnostic différentiel du jeûne de protestation est établi par les médecins du service médical. Il n'y a pas de consultation systématique par un psychiatre lorsqu'un détenu annonce un jeûne de protestation. L'évaluation psychiatrique initiale est effectuée par le médecin-adjoint responsable du service médical, au titre de médecin interniste.

      Les détenus ont théoriquement droit à des cellules individuelles ; mais, en pratique, la population résidente dépasse souvent le nombre de cellules. Pourtant, même lorsque à certaines périodes de l'année l'établissement compte des cellules vides, des regroupements et isolements ont en général lieu, suivant la classe sociale ; à titre d'exemple, un avocat pourra préférer gérer son dossier seul, alors que des détenus de classes défavorisées préféreront la compagnie de codétenus (accès à l'information), de même que les toxicomanes habitués à la promiscuité et en quête de substances ; d'autres regroupements ont lieu sur la base de certains critères ethniques (langue commune). Il est admis qu'un détenu jeûneur puisse subir une pression psychologique de la part des autres détenus (sans compter le rôle mal connu du système des caïds 53 ), que ce soit pour interrompre ou poursuivre son jeûne. Il est d'usage pour le service médical de ne pas chercher à modifier les conditions de détention du jeûneur, considérant qu'il n'est pas de son ressort de décider de ce genre de modification. De plus, il n'y a pas de règlement pénitentiaire imposant de mettre un détenu effectuant un jeûne de protestation en isolement. Enfin, le service médical admet que le non-isolement permet au patient détenu de faillir à son jeûne en se servant sur le plateau d'un codétenu.

      J.-L. Martin souligne le confort relatif des détenus à la prison de Champ-Dollon par rapport à des centres de détention dans d'autres pays ; en outre, la population à la prison de Champ-Dollon est à environ 80 % originaire d'autres pays. Il émet l'hypothèse que les motifs de contestation par rapport aux conditions de détention soient moins fréquents qu'à l'étranger.

      Pour ce qui est de l'indication à une hospitalisation, il n'y a pas de scores de gravité ni de critères précis pour décider de l'hospitalisation. J.-L. Martin ne juge pas de tels outils utiles en raison de l'aspect multifactoriel du problème du jeûne de protestation : 1) conflictuel, 2) psycho-intellectuel, 3) biologique, 4) clinique. La prise en considération de ces quatre dimensions permet de poser l'indication à une hospitalisation. La dimension psycho-intellectuelle en particulier ainsi que l'appréciation globale par l'équipe médicale jouent un rôle important dans la décision d'hospitaliser. C'est une décision intuitive basée sur le sens clinique qui décide de l'indication à hospitaliser, plutôt que la prise en considération d'un score de gravité. J.-L. Martin considère toutefois qu'il serait utile d'avoir une liste de recommandations d'ordre général pour l'orientation des personnels de santé confrontés pour la première fois à des cas de jeûne de protestation, en particulier pour planifier le suivi clinique et biologique.

      Certaines règles prévalent toutefois dans la décision d'hospitaliser. L'hospitalisation est en générale retardée, car elle peut jouer un rôle important de déblocage de la situation si celle-ci de prolonge. A priori, le détenu n'est pas hospitalisé en l'absence d'anomalies du bilan clinique et biologique. En effet, la dramatisation de l'hospitalisation est accrue lorsque l'indication est basée sur l'apparition de complications, même mineures. Il s'ensuit un sentiment de perte des garanties de sécurité pour la santé, amenant souvent le jeûneur à renoncer à son action.

      Le transfert vers le Quartier Cellulaire Hospitalier (QCH) peut être décidé précocement sur la base d'anomalies mineures ou non spécifiques du bilan biologique et clinique (p.ex. baisse de l'état général, marche incertaine, affaiblissement intellectuel), si l'hospitalisation peut avoir un rôle sur l'une des quatre dimensions du problème citées plus haut.

      Certaines règles sont également suivies pour la prise et charge thérapeutique. Les traitements préventifs tels que l'administration de vitamines ne sont pas prescrits systématiquement, car ils couvriraient l'apparition de complications mineures (p.ex. neuropathie). Comme cela a été dit, ces complications habituellement réversibles à un stade précoce, servent de signe d'appel pour une hospitalisation ; elles favorisent également la réflexion du jeûneur.

      Il est relativement difficile d'obtenir un régime particulier de la part des cuisines de la prison de Champ-Dollon. Ainsi, les menus s'adaptent difficilement à des habitudes culturelles ou religieuses (p.ex. régime casher). Ceci amène parfois à une situation de sous-alimentation volontaire qui peut être mal interprétée par le personnel pénitentiaire, ou encore être à l'origine d'une revendication du détenu sur les conditions de détention. De même, certains régimes médicalement prescrits comme un régime antidiabétique ou une réalimentation post jeûne de protestation peuvent être difficiles à obtenir. La nourriture servie est relativement grasse et souvent mal supportée lors de la réalimentation.

      La nutrition contre le gré d'un détenu jeûneur conscient n'est pas imposée ni permise par la loi. Les détenus qui entreprennent un jeûne de protestation ne se voient pas proposer de rédiger des directives anticipées. La décision de réanimer et réalimenter un détenu qui perd connaissance dans le contexte de son jeûne ne se pose théoriquement pas, le détenu étant en général transféré vers le QCH avant la survenue de telles complications graves.


c) Directives générales pour la prise en charge des jeûnes de protestation au Quartier Cellulaire Hospitalier (QCH) de l'Hôpital cantonal universitaire de Genève

      L'essai rédigé en 1978 par Delaite [11], relatif au jeûne de protestation à Genève, décrit également la prise en charge au QCH. Il souligne entre autres le rôle joué par l'isolement relatif (éloignement des codétenus, des gardiens et éventuellement du partenaire-cible s'il s'agit de l'autorité pénitentiaire) ainsi que par l'encadrement et la surveillance accrus par l'équipe soignante, permettant de briser le cercle vicieux et amener le détenu à renoncer en douceur à son jeûne. Encore une fois, nous décrirons la prise en charge des jeûne de protestation au QCH sur la base des informations plus récentes fournies par le médecin-adjoint responsable au moment de la rédaction de ce travail, à savoir D. Bertrand.

      Les entrées au QCH se font à la demande du médecin responsable du service médical pénitentiaire, avec l'accord du médecin responsable du Quartier Cellulaire Hospitalier. Les entrées au QCH se font habituellement directement depuis le centre de détention ; une exception à cette règle sont les urgences vitales, qui transiteront par la Division des urgences médicochirurgicales avant une éventuelle hospitalisation.

      Le médecin du Quartier cellulaire hospitalier se situe « en aval » de la situation. Ainsi, si l'hospitalisation précoce permet parfois de débloquer une situation, elle présente le risque en survenant trop tôt de ne laisser au médecin du QCH que peu d'arguments biologiques pour justifier l'hospitalisation, ne serait-ce qu'aux yeux du patient. L'hospitalisation a souvent un effet important sur le partenaire-cible, en particulier lorsqu'il s'agit d'un juge qui le plus souvent téléphone au moment de l'hospitalisation pour se renseigner sur l'état de gravité du jeûneur. Paradoxalement, le partenaire-cible est souvent également rassuré par l'hospitalisation, en ce que, si elle annonce une étape importante dans le conflit, elle garantit également une certaine sécurité face aux complications. Ce sentiment de sécurité apparente se base sur la présomption que le détenu n'osera pas laisser son état de santé se dégrader jusqu'à l'apparition de complications médicales graves, difficiles à traiter même en milieu hospitalier. Chez certains juges, ce sentiment de sécurité est également inspiré par la conception erronée que le personnel médical réanimera le détenu à la demande du juge, même contre la volonté exprimée du détenu.

      L'hospitalisation représentant une étape importante du conflit, le médecin du QCH adopte souvent un rôle de médiateur actif, relativement différent de celui du médecin du centre de détention. Ce dernier a pour tâches d'identifier les cas, de déterminer la résolution du jeûneur, de s'assurer que le jeûneur a averti le partenaire-cible de ses revendications et du jeûne en cours, et de décider si nécessaire d'hospitaliser le jeûneur ; en revanche, il cherchera à ne pas s'impliquer du tout dans le conflit. Le médecin du QCH est confronté à une minorité de patient détenus qui restent de manière prolongée en conflit avec le partenaire-cible, et dont l'état de santé peut être plus préoccupant. Le rôle de médiateur actif du médecin du QCH n'est pas un rôle de négociateur entre le jeûneur et le partenaire-cible, mais dépasse celui qui se limite à informer le patient détenu. Le médecin devient un conseiller actif, sans pour autant prendre parti. En général il s'agit d'une part de remettre le détenu face à la réalité, et d'autre part de jouer sur la notion juridique qu'avec la mort du détenu prend fin la cause, ce qui ne peut être le but du juge 54 . Plus le conflit se prolonge, plus ses acteurs tendent à camper sur leurs positions ; le médecin est alors amené à renouer le dialogue entre le jeûneur et le partenaire-cible, afin de créer les conditions nécessaires d'une négociation à même de permettre l'arrêt du jeûne. Il s'agit d'une tâche ardue, car lorsque le détenu n'est pas transféré à l'hôpital de façon convenue pour mettre un terme honorable à sa démarche revendicatrice, mais plutôt pour des raisons de santé, sa détermination est relativement forte et les tentatives de redéfinir les motifs de la revendication et ses chances de succès sont souvent infructueuses. Quoiqu'il en soit, il s'agit à ce stade d'assurer absolument le dialogue entre le jeûneur et son partenaire-cible, afin d'éviter les impasses et de voir le temps jouer en défaveur de la santé du jeûneur ; car le médecin hospitalier dispose de bien moins de temps que celui du centre de détention pour tenter de résoudre le conflit et par la même éviter les complications médicales du jeûne.

      Tout comme au service médical à la prison de Champ-Dollon, on ne propose pas systématiquement aux jeûneur de rédiger des directives anticipées (testament biologique). Ils reçoivent des informations générales quant aux soins qui seront prodigués, ceux-ci comprenant la décision a priori de réanimer en cas de troubles de la conscience. A travers l'analyse des cas survenus au QCH, nous relevons le cas d'un détenu ayant entrepris un jeûne prolongé au point d'être hospitalisé et dont la demande, pourtant écrite, de ne pas être réanimé a été d'emblée refusée[2, cas N°18] ; en effet, à l'époque, la position de l'IUML était qu'il fallait réanimer le patient de toute façon s'il venait à perdre sa capacité de discernement. Depuis, cette attitude s'est modifiée ; si un détenu demande spontanément de ne pas être réanimé, cette demande sera actuellement acceptée, sous réserve de l'accord du médecin-chef responsable de l'IUML. Comme indiqué (6.B.1.a), cette modification résulte de l'évolution législative cantonale genevoise, la loi sur les droits des patients (K 1-80) prévoyant en son art. 3 la reconnaissance juridique des directives anticipées.


B.2. Concepts relatifs à la prise en charge

      Nous passons ici en revue les différents concepts relatifs à la prise en charge des jeûnes de protestation tels qu'ils se dégagent des différents textes nationaux et internationaux proposant des directives, en particulier les Déclarations de Tokyo et de Malte. Chacun de ces concepts est abordé d'un point de vue général puis en rapport avec la situation dans les institutions genevoises, éventuellement dans d'autres pays.


a) Bienfaisance et autonomie : Respect de la vie et servir le patient au mieux de ses intérêts

      La déontologie médicale sous-tend l'activité du médecin et est formulée dans divers textes nationaux et internationaux, rédigés entre autres par l'AMM et les différentes corporations médicales nationales. Cet ensemble de règles et de devoirs des médecins se base sur des principes éthiques (p.ex. autonomie et dignité du patient, bienfaisance et non-malfaisance de l'acte médical, justice sociale) et a pour but de faciliter et d'uniformiser certaines décisions médicales tout en respectant les intérêts de tous les partis impliquées (patient, médecin, tiers).

      Toutefois, dans la plupart des situations, différentes prises en charge sont possibles, avec une pondération différente pour chacun des principes éthiques. Ainsi, les principes de bienfaisance et d'autonomie du patient entrent souvent en conflit, posant des problèmes de prise en charge. A titre d'exemple, les incertitudes déontologiques relatives à l'avortement ou à l'euthanasie éclairent bien ce dilemme : il s'agit dans ces cas de privilégier soit le respect absolu de la vie, soit les intérêts du patient. Les intérêts du patient peuvent être soit formulés lorsque le patient est capable de discernement, soit supposés dans le cas contraire (p.ex. retard mental ou coma).

      La difficulté inhérente à la prise en charge du jeûne de protestation provient justement du même dilemme puisqu'il s'agit d'un patient dont la demande d'autonomie est en conflit avec le désir de bienfaisance du médecin. Le refus du patient de recevoir les soins minimaux nécessaires à la vie, justifié par son acceptation d'un décès éventuel, dépend de l'autonomie accordée au patient. En outre, le choix du type de traitement (p.ex. perfusions ou alimentation par sonde) et du moment (patient conscient ou à « l'article de la mort ») nous interrogent sur la non-malfaisance de l'intervention du médecin. Enfin, l'évolution naturelle d'un jeûne de longue durée placera alternativement le médecin devant les intérêts formulés puis supposés du patient.

      Aux problèmes quotidiens et pratiques du médecin confronté à un jeûne de protestation, les règles déontologiques formulées par l'AMM ne fournissent qu'une base de réflexion en ce qu'elles ne sont pas contraignantes. Quant aux directives nationales, elles sont souvent peu précises.

      Avant de déterminer si les règles déontologiques répondent aux questions relatives à la prise en charge d'un patient par un médecin, il se pose la question de savoir à partir de quand le détenu, a priori en bonne santé et qui entreprend un jeûne de protestation, est considéré comme un patient. Le jeûne de protestation n'est en général pas considéré comme une maladie. En revanche, le détenu peut être considéré comme un patient du moment où il est pris en charge par un médecin. C'est ainsi le cas au service médical à la prison de Champ-Dollon ; de même, d'après l'AMM, le détenu devient un patient dès qu'intervient la relation avec un médecin [31, . ]. Des règles déontologique spécifiques aux soins médicaux en milieu pénitentiaire peuvent être définies (voir p.ex. [73]) et servir de cadre général à des principes de prise en charge d'un jeûneur.


b) Indépendance professionnelle du médecin, permettant un jugement professionnel, des décisions cliniques et éthiques, et des soins sans interférence d'un tiers (partenaire-cible) dans la relation médecin-malade

      Un second principe abordé par les Déclarations de l'AMM est celui de l'indépendance de décision et d'action de tout médecin, quelles que soient ses conditions de travail. Ce principe n'est pas partout appliqué de la même façon.

      Un cas de figure relatif au jeûne de protestation est celui des pays qui considèrent que l'obligation de l'Etat d'assurer la survie des personnes à sa charge (p.ex. détenus) prévaut sur le droit à refuser un traitement. Il en est ainsi de l'Espagne, où cet argument est d'autant plus prôné que le gouvernement espagnol à été confronté ces dernières années aux jeûnes de protestation menés par des membres d'une organisation terroriste, le Groupe du Premier Octobre (GRAPO), revendiquant un statut politique pour ses membres emprisonnés. La situation de conflit est exacerbée par l'administration de traitements et réalimentation par la force qu'elle implique, avec les conséquences mentionnées plus haut (5.C.3) (menaces ou assassinat de médecins) ; la priorité donnée à la responsabilité de l'Etat vis-à-vis de ceux à sa charge est en fait un choix politique et suscite des représailles envers ceux qui participent à ce choix. Une situation politique similaire prévalait en Grande-Bretagne jusque dans les années septante ; par la suite, le principe de responsabilité de l'Etat auprès de ceux à sa charge fut abandonné au profit de la primauté des droits du patient détenu de refuser des soins. Ceci permit de rétablir l'indépendance de la profession médicale dans ce domaine.

      Un autre cas de figure est celui des pays où les lois portant sur l'assistance à personne en danger imposent dans tous les cas une intervention par le médecin en cas de danger significatif, comme c'est le cas en France. Dans cette situation, plutôt qu'un choix à caractère politique, c'est une loi d'ordre général qui impose l'intervention du médecin au détriment des droits du patient, de l'indépendance professionnelle du médecin et de son droit de refuser d'effectuer un acte médical. L'Etat est dans ces cas susceptible de se décharger de sa responsabilité en invoquant un ensemble de lois préexistantes ; les patients ont plus de difficultés à faire valoir leurs droits, puisqu'ils ne sont pas confronté à une institution mais à un système légal.

      Ainsi des décisions à caractère politique ou une certaine interprétation des lois sur l'assistance à personne en danger déterminent dans quelle mesure le médecin est libre de refuser d'effectuer un acte médical. Pour ce qui est de son indépendance professionnelle pour l'administration d'un traitement, celle-ci reste de toute manière subordonnée au principe d'autonomie du patient. Il est ainsi toujours lié par la loi dans un sens ou un autre ; s'il se trouve que le médecin n'a pas l'obligation d'administrer une alimentation forcée, il n'a pas non plus la liberté de le faire contre le gré du patient sur la base de ses propres convictions éthiques.

      Comme nous le voyons, les lois d'un pays ou encore la subordination à une autorité peuvent interférer avec l'indépendance professionnelle du médecin. Il faut également tenir compte de l'interférence créée par le détenu qui entreprend un jeûne de protestation. En effet, la prise en charge du jeûneur est intéressante en ce qu'il s'agit d'un patient créant volontairement son problème de santé dans le but de soumettre le partenaire-cible à un chantage. Ce chantage implique dans une certaine mesure le médecin : celui-ci, bien que cherchant à exercer sa profession comme pour n'importe quel patient, peut être influencé par la situation de chantage (p.ex. administration de certains soins contre cessation du jeûne).

      A Genève, les services médicaux prenant en charge les détenus dépendent du Département des Affaires Sociales et de la Santé, et non pas du Département de Justice et Police et des Transports et de l'administration pénitentiaire ; comme cela a déjà été dit, ils bénéficient de ce fait d'une certaine indépendance administrative. De plus, la législation fédérale ne rend pas l'Etat ou l'administration pénitentiaire responsable de la survie des personnes placées à sa charge, pour autant que leurs besoins minimaux soit assurés. Enfin, l'interprétation qui est faite en Suisse du devoir d'assistance à personne en danger est subordonnée au droit de la personne concernée de refuser cette assistance. De ce fait, le médecin peut donc être considéré comme indépendant dans son activité professionnelle, et convenir avec son patient (ou son représentant légal) de toutes les décisions d'ordre médical.


c) Information du patient sur les conséquences du jeûne (avec l'intervention d'un interprète si nécessaire)

      La Déclaration de Malte recommande non seulement que le patient soit informé des conséquences du jeûne mais qu'il soit informé dans sa langue, si besoin par le biais d'un interprète, de préférence indépendant de l'autorité pénitentiaire. En pratique, il n'est pas toujours possible d'avoir le concours d'un interprète, a fortiori d'un interprète indépendant, compte tenu des contraintes de la médecine pénitentiaire.


d) Evaluation de la capacité de discernement

      La définition du jeûne de protestation comprend un refus volontaire de s'alimenter par un individu disposant de la faculté de se déterminer librement par rapport à ses actes et à leurs conséquences ; autrement dit, disposant d'une capacité de discernement. On notera qu'il s'agit d'une appréciation subjective qui peut varier d'un médecin à un autre ; en outre, elle s'applique à une action ou à un comportement donné (dans le cas qui nous intéresse, le refus alimentaire) et à un moment donné (celui où l'évaluation est faite). La capacité de discernement, bien que relevant d'une appréciation de nature médicale, est une notion juridique spécifique définie à l'art. 16 CC 55 . La capacité de discernement peut théoriquement être évaluée par tout médecin. Elle n'est pas le seul acte diagnostic du médecin confronté à un refus alimentaire. En effet, le refus alimentaire, comme l'évoquent les définitions présentées ci-dessus, admet un diagnostic différentiel (voir 5.A.2.b).

      Dans une relation médecin-malade, la capacité de discernement est usuellement présumée [74]. Le jeûne de protestation est par définition une démarche volontaire, implique un refus potentiel de traitement et son évolution naturelle mène à une perte de la capacité de discernement associée à un risque vital. De ce fait, il semble essentiel que la capacité de discernement soit systématiquement évaluée en cas de jeûne de protestation, et non présumée.

      La capacité de discernement peut se définir selon les critères médico-légaux suivants :

  1. le discours du patient est cohérent,
  2. le patient est informé des conséquences de ses actes,
  3. le patient accepte et assume les conséquences de ses actes (p.ex. décès),
  4. le patient peut librement choisir, sans contrainte physique ou morale,
  5. cette faculté de choisir n'est altérée par des troubles psychiatriques.

      La cohérence du discours et l'information du patient permettent d'évaluer la faculté intellectuelle du patient de comprendre et d'apprécier correctement la situation. Les autres critères évaluent la volonté du patient et sa liberté de choix 56 .

      En effet, le consentement à un acte médical doit être libre, notamment de pressions visant des finalités étrangères à la protection immédiate de la santé, ainsi que de l'influence de tiers [75]. Dans le cas particulier du jeûne de protestation, il faudra tenir compte de la liberté de choix de chaque individu participant à un jeûne collectif. Dans tous les cas, il faut évaluer le rôle de tiers, inhérent à la dynamique triadique du jeûne de protestation, qu'il s'agisse du partenaire-cible ou de témoins tels que les proches (éventuellement concernés par les revendications du jeûneur), les codétenus ou encore une opinion publique mobilisée par les revendications et le combat du jeûneur.

      Le médecin doit en général prendre connaissance des motifs du jeûne pour apprécier la cohérence du discours. Il n'a cependant pas besoin, pour s'exprimer sur la capacité de discernement, d'être impliqué dans le conflit entre le jeûneur et le partenaire-cible, ni de juger la valeur ou la pertinence de ces motifs ou encore leur chance d'aboutir.

      En présence d'un trouble psychiatrique, la décision de reconnaître au patient sa capacité de discernement est d'autant plus difficile que de nombreux détenus présentent des troubles psychopathologiques qui ne s'accompagnent pas forcément d'un désir de mourir ni d'une incohérence du discours (p.ex. certains états dépressifs, les dépendances chroniques à des opiacés). En outre, la présence de symptômes dépressifs est d'autant plus fréquente que le détenu qui entame un jeûne de protestation vit une situation carcérale pénible et se lance dans un combat difficile.

      Déterminer que le jeûneur dispose de sa capacité de discernement implique qu'il soit pleinement informé sur les conséquences de ses actes afin de se prononcer en connaissance de cause (permettre une « sage décision » [31]). Il est donc indispensable d'informer le jeûneur dès que possible, puis à l'occasion de chaque consultation de suivi.

      Les informations qui sont habituellement données à la prison de Champ-Dollon sont les suivantes :

  1. Informations générales lors de la première consultation :
    1. le jeûne est désagréable,
    2. le risque de complications médicales est important après env. 3-4 semaines,
    3. ces complications peuvent entraîner des séquelles irréversibles et/ou le décès,
    4. certains médicaments sont interrompus pour la durée du jeûne, notamment les substances hépatotoxiques,
    5. le service médical n'intervient pas dans le conflit entre le détenu et l'autorité et
    6. des rapports médicaux réguliers décrivant l'évolution de l'état de santé du jeûneur seront produits à la demande du patient.
  2. Informations données lors de chaque consultation de suivi : les résultats de l'évaluation clinique et d'éventuels examens biologiques.

e) Confirmation de la capacité de discernement par un deuxième médecin indépendant

      Compte tenu de l'importance que l'évaluation de la capacité de discernement revêt, notamment du point de vue médico-légal (responsabilité du médecin et droits du patient), l'AMM recommande qu'elle soit confirmée par un médecin indépendant.

      A la prison de Champ-Dollon, il n'est pas fait appel à un deuxième médecin indépendant pour confirmer ou infirmer la capacité de discernement ; toutefois, en cas de doute, deux médecins de l'équipe médicale se prononceront. De plus, au QCH, les patients peuvent être pris en charge par un psychiatre, si cela s'avère nécessaire, avec leur consentement ; celui-ci sera amené à se prononcer sur la capacité de discernement.


f) Possibilité de consulter et/ou d'être traité par un autre médecin (médecin de confiance)

      La Déclaration de Malte recommande qu'un détenu puisse à sa demande être suivi par un médecin étranger au service médical, encore appelé médecin de confiance. Le but est de protéger le jeûneur d'un suivi médical qui serait subordonné à l'autorité et qui reposerait sur des critères extérieurs à la seule prise en charge médicale. Ceci soulève diverses questions, en particulier sur les compétences requises par ce médecin et son origine (médecin d'un autre service médical de prison, médecin traitant, médecin légiste, médecin hospitalier) ; de plus, l'accessibilité à un médecin de confiance est souvent difficile, pour des raisons pratiques (p.ex. éloignement du centre de détention) ou administratives (répartition légale des responsabilités).

      Les responsables en médecine pénitentiaire aux Pays-Bas, tentant de mettre en application cet aspect des droits du patient 57 , ont dû assumer les difficultés que cela implique. Un détenu menant un jeûne de protestation peut être, à sa demande, examiné et suivi par un médecin de confiance. L'intervention d'un tel médecin, extérieur aux services du Ministère de la Justice, se fait sous la responsabilité du directeur de la prison et avec l'avis du médecin responsable et de l'Inspecteur des services médicaux du Ministère de la Justice. Si le jeûneur ne peut citer un médecin en particulier, le médecin responsable propose l'un de ses collègues responsable du service médical d'un autre centre de détention [30].

      La British Medical Association (BMA), citée dans un article datant de 1978 [11], propose que le médecin garde une complète liberté de jugement (la réalimentation forcée est admise, pour autant qu'il s'agisse d'une décision purement médicale). Dans le contexte hautement conflictuel à caractère politique de l'époque, ceci pouvait justifier de proposer un nouveau médecin, dans l'espoir éventuel du partenaire-cible d'en trouver un qui nourrisse de force ; par ailleurs, la BMA retient la proposition de permettre au détenu de choisir son médecin, permettant par-là au jeûneur de prendre un médecin opposé à la nutrition contre le gré du patient.

      A la prison de Champ-Dollon, il est admis que les conditions de détention impliquent la perte de certains droits, y compris la possibilité de choisir son médecin, même si le Service médical s'efforce par ailleurs de fournir des prestations de soins équivalentes à celle de la pratique ambulatoire. Le détenu a toutefois la possibilité de choisir parmi les trois médecins du Service médical, dans la mesure de leur disponibilité. De plus, dans certains cas, il sera arrangé qu'un médecin choisi par le détenu puisse être consulté à la prison de Champ-Dollon ; en revanche, sauf cas exceptionnel 58 , un suivi régulier et exclusif par médecin extérieur au service médical est en général impossible, le règlement ne l'autorisant pas. En résumé, l'accès à un médecin de confiance n'est pas une pratique courante à Genève. La situation décrite ici est compatible avec les recommandations de la Convention pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants du Conseil de l'Europe, relative à la protection des personnes privées de liberté par une autorité publique [2].


g) Consentement du patient à des soins en général, respect de la volonté du patient de ne pas recevoir de soins (même pour sauver sa vie), directives anticipées

      Une fois le patient informé et sa capacité de discernement établie, sa prise en charge proprement dite, en tant que patient effectuant un jeûne de protestation, peut commencer. L'AMM mentionne par trois fois le consentement du patient dans sa Déclaration de Malte : il s'agit 1) du consentement à recevoir des soins d'une manière générale (suivi clinique, traitements d'affections préexistantes, traitement des complications du jeûne), 2) du consentement à recevoir des traitements spécifiques, à savoir une alimentation artificielle et 3) de la vérification et de la possibilité de modification du consentement tel qu'exprimé initialement.

      Si ce respect semble généralement acquis chez le patient capable de discernement (sauf dans les cas déjà mentionnés des pays où le médecin ne disposerait pas d'une indépendance professionnelle totale), la question devient plus délicate lorsque le détenu devient inconscient des suites de son jeûne. La Déclaration de Tokyo en 1975 est le principal texte international qui recommande de ne pas nourrir artificiellement un jeûneur, ce qui fait supposer qu'on n'agira pas contre la volonté du patient, même inconscient. Comme cela a été dit, l'AMM soulignait le contexte dans lequel s'inscrit le texte, à savoir celui de la participation de médecins à des actes de torture et ne donnait en fait pas de directive pour ce qui est de prisonniers détenus et/ou jugés équitablement [18]. Depuis, la Déclaration de Malte propose des recommandations plus précises, spécifiques au jeûne de protestation, dans le contexte plus général de la relation du médecin avec tout patient. Ainsi, si le médecin reste libre de prendre des décisions médicales pour un patient inconscient, il le fera dans l'intérêt présumé de celui-ci et en respectant les décisions prises avec le patient auparavant lorsqu'il était conscient [31. ].

      Certains auteurs pensent que la nutrition forcée pose plus la question du droit à mourir qu'un problème de torture ou de mauvais traitement [14]. Le partenaire-cible considère souvent la nutrition forcée comme une solution au jeûne. Celle-ci étant un traitement médical, l'autorité tend à considérer le jeûne de protestation comme une maladie et de faire dès lors de la nutrition forcée une décision purement médicale, reportant toute la responsabilité de l'intervention sur le médecin. En revanche, lorsque le médecin refuse d'entreprendre une nutrition forcée, il demande en fait au jeûneur d'assumer pleinement le risque qu'il prend pour sa vie et sa santé, et à l'autorité d'assumer les conséquences d'une mort évitable (renforcement d'un mouvement, création d'un martyr pour une cause, impopularité d'un mode de fonctionnement contesté par le jeûneur).

      La littérature sur le jeûne de protestation abordant relativement souvent la légitimité de la nutrition forcée, il est intéressant de noter qu'il est fait presque exclusivement référence à des cas de patients détenus. En général, l'alimentation forcée est admise pour les patients déclarés incapables de discernement, mais il semble inadmissible qu'un médecin nourrisse de force un citoyen libre, non emprisonné. On peut alors se demander dans quelle mesure les détenus sont assimilés à des personnes dépendantes, à l'instar des mineurs ou des malades mentaux [31. ].

      Lorsque le patient devient confus ou comateux, ou encore sujet à un important trouble de l'humeur, menant à une perte de la capacité de discernement, le médecin doit décider et agir à la place du patient, dans l'intérêt présumé de celui-ci. Ceci signifie que le médecin doit interpréter quel aurait été le choix du patient, en fonction de ce qu'il connaît de lui et non en fonction de ses propres convictions. Le médecin tiendra compte également des dispositions prises par le patient, orales ou de préférence écrites ; il respectera également les engagements pris avec le patient d'intervenir ou non (d'où l'importance de permettre au patient de désigner un autre médecin traitant). Tenant compte de tous ces facteurs, le médecin pourra décider de ne pas réanimer le patient ; de le réanimer si la situation se modifie profondément, p.ex. si le partenaire-cible a accédé à ses demandes ; de le réanimer si le médecin intervenant en urgence ne dispose pas d'informations suffisantes pour interpréter quelle aurait été la volonté du patient (p.ex. changement de médecin responsable par l'autorité pénitentiaire dans les cas où le service médical dépend de celle-ci) 59 .

      Des directives anticipées permettent d'évaluer a posteriori la volonté du patient de refuser un traitement. La question éthique fréquemment posée est de déterminer si, afin de ne pas enfreindre le principe du respect de l'autonomie, la volonté antérieure du patient de non-intervention devrait être respectée en cas de perte de la capacité de discernement. Pour certains, les effets sur la sphère mentale des modifications métaboliques font douter de la capacité du patient à revenir sur un décision prise antérieurement et légitime une intervention contre sa volonté [36] ; c'est retirer toute valeur à des directives anticipées. Pour d'autres, la question éthique trouve une réponse dans le fait que l'intention initiale de l'action poursuivie n'est pas la mort, mais est celle de gagner l'épreuve de force [2]. Pourtant, ceci signifierait que lorsque le médecin accepte les directives anticipées du patient, il ne croit pourtant pas que le jeûneur prétend réellement mettre sa vie en jeu en vue de la réalisation de ses revendications et que le médecin sait d'avance qu'il ne tiendra pas compte de ces directives anticipées si le jeûneur doit courir un risque vital. Il faudrait alors d'emblée refuser les directives anticipées du patient jeûneur. Ce serait également considérer qu'aucune cause ne mérite de risquer sa vie pour elle. De façon similaire, c'est admettre que le patient souffre pour appuyer ses revendications mais pas qu'il meurt pour elles. Enfin, c'est enlever la force principale de ce moyen de revendication, le partenaire-cible craignant alors bien moins une issue fatale.

      En pratique, de telles directives peuvent ne venir à la connaissance du médecin responsable du patient que tardivement, alors que sa capacité de discernement ne peut plus être évaluée (p.ex. coma). La capacité qu'avait le patient de se déterminer de manière consciente et informée au moment de la rédaction des directives doit alors être appréciée rétrospectivement. En cas de jeûne de protestation, l'évolution progressive de l'état du jeûneur et la publicité théoriquement donnée à sa démarche devraient le plus souvent permettre d'évaluer formellement la capacité de discernement suffisamment tôt, et d'en consigner l'appréciation par le médecin dans le dossier. Ceci est particulièrement important en raison du conflit associé à la démarche du jeûne et de l'intervention d'une tierce personne (partenaire-cible) dans la relation. Dans tous les cas, la formulation et la clarté des directives sont essentielles pour faciliter la prise de décision par le médecin. Il est d'autant plus important de recueillir tôt les directives anticipées d'un détenu jeûneur, afin qu'il n'y ait pas de contestation ultérieure quant à l'existence de la capacité de discernement de la personne concernée au moment où les directives anticipées ont été rédigées.

      Dans les cas où des traitements de nutrition parentérale sont entrepris, que ce soit avec ou sans l'accord du jeûneur, il peut se présenter le cas classique du jeûneur qui atteint un équilibre physiologique précaire mais durable. Le jeûne et la situation conflictuelle sont alors susceptibles de se prolonger indéfiniment (on pourra prendre pour exemple les prisonniers politiques irlandais du début des années septante 60  ou encore un cas à Genève 61 ). Cette situation diminue le risque de décès mais n'exclut pas certaines complications médicales. En outre, elle met à l'épreuve tant la détermination de l'autorité que celle du jeûneur. Une telle évolution d'un jeûne de protestation évoque une forme moderne du Cat & Mouse Act britannique du début du XXème siècle, le conflit se prolongeant, au détriments de la santé du jeûneur, car la menace d'une issue fatale disparaît.

      En Suisse, le droit à l'intégrité corporelle est garanti dans la législation 62  et découle également du droit à la liberté personnelle 63 . L'acte médical représente une atteinte à l'intégrité corporelle, qui ne se justifie que par la volonté de restituer ou protéger la santé du patient, et ce avec son consentement éclairé [75]. De ce fait, l'intervention du médecin en cas de jeûne de protestation, en particulier les manoeuvres de réalimentation, nécessite par principe le consentement du patient.

      Le Procureur général de la Confédération a demandé en 1977 aux IUML (Genève, Bâle, Berne et Zurich) de prendre position quant à l'alimentation forcée [19]. Le Ministère public, dans sa synthèse des différents avis donnés [72], se prononce contre l'alimentation de force/artificielle si le détenu s'y oppose et a la capacité de discernement 64 . Il n'est pas fait mention de directives anticipées. La Confédération helvétique est membre du Conseil de l'Europe depuis 1963 et signataire de la Convention du Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT) 65 . Ses principes généraux stipulent que le consentement du patient à des investigations et/ou traitement devrait être éclairés et que tout patient capable de discernement a le droit de refuser une intervention ou un traitement [2]. Toutefois, cette Convention ne fait pas spécifiquement référence au jeûne de protestation et en outre ne prononce pas en ce qui concerne le respect de directives anticipées en cas de perte de la capacité de discernement.

      Dans les institutions pénitentiaires genevoises, le consentement du patient, s'il est en pratique courante souvent implicite, est légalement requis et respecté. D'éventuelles directives anticipées transmises oralement ou sous forme d'un testament biologique n'étaient pas prises en compte dans les institutions pénitentiaires genevoises jusque dans les années nonante 66 . L'attitude adoptée vis-à-vis de telles directives s'est progressivement modifiée, parallèlement avec une redéfinition des droits du patient dans la loi genevoise.

      En effet, la loi genevoise K 1-80 de 1987 confère une valeur légale à d'éventuelles directives anticipées rédigées par le patient. Le patient doit bien sûr être capable de discernement au moment de rédiger de telles directives. Dans le cas du jeûne de protestation, ce n'est que de manière présomptive que des directives anticipées sont recevables. En effet, la jurisprudence suisse 67  n'a pas eu à traiter pour l'instant de cas relatif à un refus de soins au cours d'un jeûne de protestation. Si à l'avenir un litige devait survenir dans un tel cas, il n'est pas exclu que d'éventuelles directives anticipées puissent être contestées et considérées nulles et non applicables sur le plan juridique, car non conformes à l'art. 20 CO [76] ; en effet, il s'agirait de déterminer dans quelle mesure l'acceptation de la mort à fin de revendication n'est pas « illicite ou contraire aux moeurs ». Les directives anticipées pourraient en outre être contestées sur le fait que le patient n'est pas atteint d'une maladie incurable ou d'un handicap sévère et irréversible.


h) Dossier détaillé

      La Déclaration de Malte recommande de disposer d'un dossier médical détaillé. Le dossier médical représente un document de nature médico-légale, et le médecin devra, par déontologie 68  et par obligation légale[61 ], le tenir suffisamment complet et à jour.

      Le jeûne de protestation en médecine pénitentiaire est non seulement un problème de santé, mais également influence et est influencé par la situation judiciaire du détenu. En disposant du dossier judiciaire, le médecin pourrait alors mieux apprécier la légitimité de la revendication de son patient, en se basant sur des faits objectifs, et éventuellement le conseiller plus précisément sur ses chances de succès. En revanche, la lecture et l'interprétation d'un dossier judiciaire fait appel à des compétences qui ne sont pas directement du ressort d'un médecin, mais plutôt de l'avocat ; en outre, l'accès à de telles données serait susceptible de modifier la vision du médecin sur son patient et donc potentiellement sa prise en charge médicale. Dans cette perspective, il semble préférable que le médecin ne dispose pas du dossier judiciaire, mais qu'en revanche il obtienne du patient lui-même certains renseignements concernant sa situation judiciaire, dans le seul but d'évaluer sa capacité de discernement, et de mieux saisir le contexte et le sens de la démarche de son patient.

      Dans les institutions genevoises, un dossier médical et un dossier infirmier sont tenus pour chaque patient. L'accès aux données sensibles contenues dans ces dossiers est restreint afin de protéger les droits du patient. En revanche, sauf contre-indication thérapeutique, un détenu peut avoir accès à son dossier médical, conformément entre autre à la CPT du Conseil de l'Europe [2] ainsi qu'à la loi cantonale K 1-80. La rigueur avec laquelle les patients sont suivis et les cas pathologiques identifiés permet de retrouver de manière fiable les différents cas, que ce soit pour le suivi du patient, des suites légales ou un but de recherche.


i) Examen de santé approfondi dès le début du jeûne et suivi clinique, vérification quotidienne de la poursuite du jeûne et des souhaits du patient en matière de traitement, inscription au dossier

      La Déclaration de Malte recommande que le patient effectuant un jeûne de protestation soit soumis à un examen de santé approfondi, dès le début du jeûne. En outre, le médecin doit vérifier quotidiennement la volonté du patient de continuer ou non son jeûne.

      Dans les institutions genevoises, si tout refus alimentaire est signalé et consigné dès qu'il est suspecté ou annoncé, la prise en charge médicale n'est, en général, pas entreprise dès l'annonce d'un jeûne de protestation ; un délai d'un ou deux jours est en général admis. Ceci permet au service médical de ne pas être sollicité par le moindre effet d'annonce, souvent sans suite ; de plus, en ne donnant pas une attention immédiate au jeûne, le service médical évite de renforcer une motivation de départ peut-être fragile. De même, le suivi du patient (y compris la vérification de la volonté du détenu de poursuivre le jeûne) se fait en général une ou deux fois par semaine. De ce fait, la recommandation de la Déclaration de Malte n'est pas suivie avec la rigueur proposée, du moins en début de jeûne, soulignant le caractère progressif du risque dans la prise en charge du jeûne de protestation. Il faut ici rappeler qu'en pratique un grand nombre de jeûnes de protestation sont interrompus au cours de la première semaine et ne revêtent donc pas les critères de gravité tels qu'ils sont présentés dans la Déclaration de Malte.


j) Confidentialité et information de la famille

      Au titre de la confidentialité, le médecin ne communiquera des renseignements sur son patient que si celui-ci le délie formellement du secret médical. Une telle communication permet à l'autorité et/ou aux témoins de savoir si le jeûneur présente des complications de son jeûne ou des comorbidités, et d'évaluer la rapidité d'évolution du jeûne. Bien que l'évolution naturelle d'un jeûne présente des variations selon les situations individuelles, un tel certificat permet de se faire une certaine idée de la détermination réelle du jeûneur, en fonction de l'aggravation progressive de l'état de santé objectivée.

      Lorsque le médecin rédige un certificat médical, il doit également décider avec le patient s'il mentionnera les dispositions convenues concernant les traitements auxquels le patient consent en cas de complication grave. La publicité de directives anticipées oblige le partenaire-cible à se déterminer plus tôt dans le déroulement du jeûne (avant l'apparition de complications) sur l'attitude qu'il adoptera en cas de complications graves ; de même, il peut alors rendre publiques ses propres intentions, renvoyant la balle dans le camp du jeûneur. Un tel échange d'informations et de dispositions accroît la pression sur les protagonistes, en les obligeant à répondre précocement à des questions essentielles ; le conflit tend alors à se radicaliser ou, au contraire, à se résoudre.

      D'après la Déclaration de Malte, les choix de traitements, présents et à venir, doivent rester au secret dans les notes du médecin [31]. En revanche, la Johannes Wier Foundation (JWF) recommande que des directives anticipées soient, avec l'accord préalable du patient, communiquées publiquement, afin de faire connaître les raisons de non-intervention en cas de complications médicales et donc les risques réellement encourus par le jeûneur.

      Dans les institutions pénitentiaires genevoises, toute personne peut demander des renseignements sur l'état de santé d'un patient. Le médecin fournira alors un certificat médical, en tachant de répondre aux attentes du mandant. Toutefois, il ne remettra un tel document qu'après avoir obtenu l'accord de l'intéressé quant à la transmission d'informations médicales, en raison de l'obligation de confidentialité du médecin vis-à-vis de son patient 69 . Celui-ci est en droit d'accepter ou de refuser sans donner d'explication qu'un tel certificat soit remis. La personne à l'origine de la demande de renseignements pourra bien sûr tirer ses propres interprétations de la situation en cas de refus du patient (p.ex. état de santé rassurant, manque de légitimité des revendications). S'il s'agit du juge, il pourra en outre ordonner une expertise ; celle-ci revêt un caractère contraignant, le détenu devant se présenter devant un expert. Mais là encore, le détenu peut refuser l'accès à son dossier médical et s'abstenir de répondre aux questions de l'expert. D'après Restellini, il est du « devoir médical » de rédiger des bulletins de santé successifs vu le danger encouru par le patient [4]. Dans l'intérêt du patient lui-même, le médecin doit donc chercher à convaincre son patient de le délier du secret médical.

      Concernant la famille du patient, il est clair que celui-ci est seul apte à consentir ou refuser les interventions médicales 70 , et qu'il décide en outre quelles informations il voudra communiquer à ses proches. En revanche, en cas de perte de la capacité de discernement (p.ex. coma secondaire au jeûne), le médecin pourra informer les proches de la situation et des traitements entrepris 71 , ceci dans l'intérêt prépondérant du patient et sans heurter sa volonté préalablement exprimée. Toutefois, même dans ce cas, les proches ne conservent qu'un rôle subsidiaire, les décisions d'ordre médical revenant juridiquement au médecin [77].


k) Proposition de soins adéquats

      La détention implique la perte de certains droits du citoyen ainsi qu'un accès limité à certains types de structures et de lieux publics. L'accessibilité des détenus à un réseau de soins est toutefois essentiel au respect des Droits de l'homme [78] (principe d'équivalence des soins). Ce réseau de soins doit être adéquat, ce qui signifie qu'il doit offrir aux détenus les mêmes possibilités de prise en charge que pour les citoyens libres, et de plus qu'il soit adapté aux besoins spécifiques de la population carcérale (p.ex. compétence et formation des personnels de santé pénitentiaires dans les domaines de la toxicodépendance, le soutien psychologique ou encore la prise en charge de détenu effectuant un jeûne de protestation).

      Comme cela a été dit plus haut, les institutions genevoises tachent d'offrir, à travers le service médical à la prison de Champ-Dollon et le QCH, un prise en charge ambulatoire et hospitalière identique à celle disponible pour un citoyen libre et de plus adaptée aux spécificités de la médecine pénitentiaire.


l) Absence de pression exercée pour amener le patient à interrompre son jeûne. La cessation du jeûne n'est pas une condition pour recevoir un traitement. Protection contre la coercition - isolement protecteur

      La coercition est l'exercice d'une contrainte sur un individu, dans le but de limiter sa liberté de choix et d'action. S'il semble par principe évident de protéger un patient de toute coercition, ce n'est pas si simple en pratique.

      Le jeûneur menant une action potentiellement dommageable à sa santé, il est ainsi plus difficile de définir ce qui correspond à une forme de coercition. Le jeûne de protestation crée une situation ambiguë et délicate, en particulier pour le médecin et le service médical. En effet, toute action ou attitude visant à faire cesser le jeûne pourrait être interprétée comme une entrave à la liberté d'expression du détenu et donc une forme de coercition, quand bien même ceci serait fait dans son intérêt (protection de la santé du jeûneur). En fait, deux droits fondamentaux entrent en conflit : le droit de consentir à ou refuser un traitement médical, et la liberté d'expression.

      Les codétenus sont également susceptibles d'exercer des pressions sur le jeûneur, que ce soit pour le soutenir ou le faire céder. C'est pour éviter l'un comme l'autre et rendre le détenu plus autonome dans ses choix qu'un isolement protecteur est proposé par certains, en particulier par l'AMM. Toutefois, l'isolement est mal vécu par certains détenus ; il peut même parfois s'agir du motif initial du jeûne (isolement dans un quartier cellulaire de haute sécurité 72 , mise au cachot comme forme de punition). En revanche, dans certains cas de surpopulation carcérale, il pourra être difficile d'isoler le jeûneur. Il est même concevable qu'un pseudo-jeûne* de protestation serve de prétexte pour l'obtention d'un privilège de ce genre ; d'autres pathologies sont parfois simulées ou exagérées afin d'échapper à des conditions de vie ou de détention pénibles, bien qu'il soit en général impossible de prouver une simulation et que le milieu médical répugne le plus souvent à manifester de telles suspicions 73 .

      Que ce soit dans les établissements pénitentiaires à Genève ou ailleurs, il semble difficile en pratique de mettre efficacement un détenu à l'abri des codétenus et de toute forme de coercition. Les cas de violence physique, fréquents en milieu carcéral, en sont un exemple. Des détenus préfèrent résoudre entre eux leurs différents plutôt que de faire appel à la protection des services de sécurité pénitentiaires. Toutefois les mesures d'isolement protecteur semblent être la manière la plus efficace de protéger le patient.

      Dans les institutions pénitentiaires genevoises, elles sont en général accordées sur demande raisonnable du détenu, sans qu'il s'agisse d'une obligation pour le détenu ; toutefois, le Service médical préfère qu'un détenu jeûneur soit en cellule avec d'autres détenus pour faciliter au contraire son alimentation secrète ; le but implicite est de protéger la santé du patient détenu. Cette attitude est également décrite en Grande Bretagne par le Dr Brown [voir Annexe C.2.c)]. Cela est dans l'intérêt du patient puisqu'il peut ainsi mettre un terme à son jeûne de manière plus prolongée et discrète, et avec moins de risque de complications médicales graves. On peut toutefois se demander s'il ne s'agit pas d'une forme de coercition ; en effet, le but visé est l'interruption du jeûne, il n'est pas explicite dans la relation médecin-patient, et le jeûneur est soumis à la tentation répétée de se nourrir, sous l'oeil des codétenus.

      Delaite propose au contraire d'isoler le jeûneur dans le but avoué d'éviter le soutien des codétenus ou du moins la présence d'un témoin, même silencieux [11]. Le but visé est de ne pas renforcer la conviction du jeûneur ; c'est dans un sens une autre méthode affaiblissant la volonté du patient. D'autant que les personnes susceptibles de faire renoncer le patient (famille et amis) peuvent exercer une influence, dans un sens comme un autre, lors des parloirs ; comment ensuite opérer le tri parmi les visites, en particulier s'il s'agit de militants venant soutenir un jeûneur politique.

      En France, une technique de l'administration pénitentiaire consistant à isoler le détenu afin d'empêcher tout ravitaillement clandestin semble avoir été utilisée pour fait céder les jeûnes de protestation simulés [5, ] ; ceci comporte le risque de défier le détenu et d'encourager une attitude contestataire en lui accordant officiellement un statut particulier [28]. Une autre attitude coercitive consiste à proposer du lait plutôt que de l'eau au jeûneur, l'obligeant ainsi à s'alimenter, pour autant qu'il n'entreprenne pas alors un jeûne absolu (grève de la soif) [28].

      L'alimentation n'est pas le seul point délicat. Certains détenus reçoivent des traitements avant de commencer un jeûne, et leur interruption ou adaptation peut parfois s'avérer nécessaire pour des raisons médicales. Les contre-indications peuvent être relatives et la limite fixée de manière subjective voire arbitraire. A titre d'exemple, les sédatifs sont souvent interrompus lors de jeûnes de protestation, sous le prétexte de pouvoir mieux évaluer l'état de conscience du patient et d'éviter des intoxications en cas d'insuffisance rénale. Pourtant, il est certain que ces médicaments peuvent être un appui pour le sommeil du jeûneur dans une période de stress ; d'autre part, un grand nombre de détenus ont l'habitude de prendre des sédatifs, certains présentant déjà une accoutumance de longue durée. Sans que l'on puisse parler de coercition explicite, en refusant la prescription de sédatifs le médecin tend à amoindrir la résistance du jeûneur, ou du moins à ne pas lui faciliter la tâche. De ce fait, ce devrait être une décision médicale dont l'indication est posée indépendamment du contexte. Pourtant, dans certains cas, les infirmières du service médical semblent considérer qu'il s'agit d'une règle à appliquer systématiquement et dès le début du jeûne 74 . Dans le cas particulier des patients toxicomanes qui font un jeûne de protestation, ce qui arrive occasionnellement, il semble fort improbable qu'ils puissent mener un quelconque jeûne sans méthadone, anxiolytiques ou sédatifs. En outre, certains médicaments sont en revanche prescrits et choisis pour des raisons parfois proches d'une certaine forme d'entrave volontaire à la poursuite du jeûne 75 .


m) Liste de recommandations à l'intention de l'équipe médicale

      Les Déclarations de l'AMM offrent en elles-mêmes des listes de recommandations pour la prise en charge de patients effectuant un jeûne de protestation. Comme cela a été dit, il n'existe pas de recommandations écrites relatives au jeûne de protestation dans les institutions genevoises.


n) Tenue de statistiques sur les jeûnes de protestation

      Les Déclarations de l'AMM n'abordent pas la tenue de statistiques. Celles-ci permettent de documenter la prise en charge générale des jeûnes de protestation et le fonctionnement académique des services médicaux, plutôt que la prise en charge d'un détenu en particulier. La tenue de statistiques et la description systématique des situations de jeûnes de protestation prises en charge par le service médical pénitentiaire présente toutefois l'avantage d'assurer une cohérence dans la gestion médicale des patients détenus.

      A Genève, il n'existait jusqu'à présent pas de données statistiques relatives au jeûne de protestation. Les données étudiées dans le présent travail sont présentées au chapitre 7.


C. Comparaison de la prise en charge des jeûnes de protestation à Genève et dans certains pays d'Europe, ainsi qu'au CICR


C.1. Objectifs de la comparaison

      Les concepts médicaux, légaux et éthiques relatifs à la prise en charge des jeûnes de protestation, identifiés plus haut, ont permis une analyse de leur prise en charge dans les institutions pénitentiaires genevoises. Nous abordons à présent la prise en charge dans divers pays européens afin de mettre la situation genevoise en relation avec d'autres points de comparaison.

      Comme nous l'avons vu, les lignes directrices concernant la prise en charge des jeûnes de protestation en Suisse sont assez restreintes et la liberté d'action à l'échelon local (services judiciaires et sanitaires des prisons au niveau cantonal) est assez grande. Par ailleurs, il n'existe pas de système d'échange d'informations régulier et organisé entre les IUML, au niveau international, du moins pas sur des thèmes précis de médecine pénitentiaire ; les échanges se font lors de congrès réunissant des membres de plusieurs instituts ou lors de visites ponctuelles d'institutions médicales pénitentiaires ; l'Association Suisse de Médecine Légale permet des échanges réguliers, mais les neuf dixièmes des activités concernent les activités techniques et de laboratoire, plutôt que les questions éthiques. Les IUML ne sont d'ailleurs pas toujours impliqués au premier plan dans la problématique du jeûne de protestation et ce sont souvent les médecins responsables de services de santé dans les pénitenciers qui doivent eux-mêmes définir l'attitude à suivre. On peut encore citer la Conférence suisse du personnel soignant pénitentiaire qui permet aux personnels de santé de partager leur expérience sur le terrain.

      La prise en charge des jeûnes de protestation est, jusque dans la période suivant la deuxième guerre mondiale, relativement difficile à définir d'un pays à l'autre, jusqu'à ce que la multiplication des cas de jeûnes de protestation suscite une réflexion sur ce sujet. On a ainsi vu des attitudes divergentes apparaître. Ainsi, en septembre 1975, la délégation autrichienne auprès du 5ème congrès des Nations Unies sur la prévention du crime et le traitement des détenus défend l'idée que « la nutrition forcée ne peut être considérée comme un traitement dégradant et inhumain » du fait qu' « au cours de la grève de la faim des changements prennent place dans le métabolisme qui peuvent influencer la sphère mentale » et que « dans cette situation il est douteux que la volonté de l'individu puisse être encore respectée » [36]. Le Code Pénal belge, dans son art. 422bis, stipule que « sera puni d'une peine d'emprisonnement [...] et/ou d'une amende [...] celui qui s'abstient de venir en aide ou de procurer une aide à une personne exposée à un péril grave [...] ». L'Ordre des Médecins belge précise toutefois à cet égard que « on doit comprendre par les mots « porter assistance », aider le prisonnier moralement ou physiquement en respectant sa volonté. » Il ajoute que le médecin « doit l'aider physiquement s'il devient inconscient, incapable d'exprimer sa volonté » [14]. C'est dans la même période qu'est adoptée la Déclaration de Tokyo (voir 6.A.1.b) l'interprétation qu'en donne à l'époque l'AMM). La Déclaration de Malte et le manuel de la JWF, plus récents, marquent une évolution dans le respect des droits du patient.


C.2. Choix des pays de comparaison

      Les pays choisis se trouvent tous en Europe. Il faut noter que, d'un pays à l'autre, il existe de fortes différences dans le système judiciaire, les populations carcérales et les moyens d'expression à disposition des détenus. Afin de faciliter les comparaisons et de mettre en évidence d'éventuelles divergences d'autant plus intéressantes, les pays comparés ont été sélectionnés empiriquement sur la base d'une littérature plus importante concernant la prise en charge des jeûnes de protestation et d'attitudes relativement contrastées. Il s'agit de l'Espagne, de la France, de la Grande-Bretagne et des Pays-Bas. En outre, une comparaison a été également faite avec le CICR.

      La prise en charge des jeûnes dans ces pays, d'après les données de la littérature à disposition, est décrite dans ses grandes lignes dans les paragraphes suivants. Elle n'est plus forcément d'actualité, les lignes directrices pouvant s'être modifiées en tenant compte de l'expérience acquise. Une mise à jour par questionnaire de la situation actuelle dans ces pays permet de répondre dans une certaine mesure à cette incertitude (voir 6.C.3.).


a) Espagne

      L'Espagne a été confrontée avec les jeûnes de protestation de membres du GRAPO, notamment en 1990. Les autorités ont prôné le devoir d'intervention de l'Etat, avançant que celui-ci à la responsabilité absolue des personnes à sa charge. La nutrition forcée des jeûneurs a été entreprise précocement, alors qu'ils étaient encore capables de discernement, amenuisant d'autant la portée de leur action mais rendant également l'intervention de l'Etat plus critiquable. Les médecins des services de santé pénitentiaire étaient obligés de réalimenter les détenus jeûneurs par décision de justice. Ceux qui furent impliqués dans la nutrition forcée des terroristes ont subi des menaces de la part du GRAPO. L'un de ces médecins 76  a d'ailleurs été assassiné en représailles à l'attitude interventionniste de l'Etat. La nutrition de force, en particulier avant la perte de conscience, a toutefois suscité de vif débats dans la presse, de la part du gouvernement, des juges de vigilancia penitenciaria, des médecins ou encore des avocats, et a nécessité des décisions de justice répétées, à un échelon local. En dépit des mesures prises, certains détenus sont mort des suites de leur jeûne.

      Il est intéressant de noter que le Code de déontologie du Conseil général des médecins en Espagne fait référence au jeûne de protestation 77 . De manière générale, il semble que même les médecins opposés à l'alimentation de force d'un détenu conscient et capable de discernement admettent que des mesures de réanimation soit entreprises en cas de complications médicales graves, en dépit d'éventuelles directives anticipées 78 .


b) France

      La France, plaçant la liberté individuelle au premier plan, n'a pas exercé de contrainte sur les détenus menant un jeûne ; toutefois, le devoir d'assistance à personne en danger, tel que la loi le définit, impose au médecin d'intervenir en cas de perte de la capacité de discernement, y compris lorsque survient un coma attendu dans l'évolution naturelle du jeûne. Une évolution récente vers un plus grand respect de la liberté du détenu de manière générale semble avoir influencé la prise en charge actuelle des jeûnes de protestation.


c) Grande-Bretagne

      La Grande-Bretagne apparaît tôt dans la littérature portant sur le jeûne de protestation avec dès le début du XXème siècle les jeûnes répétés de suffragettes. Celles-ci étaient alimentées de force, par gavage, soulevant une certaine opposition de l'opinion publique. Ceci mena à une loi permettant la libération temporaire des détenues en cas de jeûne, leur permettant de reprendre des forces ; certaines d'entre elles reprenaient leur jeûne dès leur réincarcération, ce cercle vicieux faisant surnommer la loi « Cat & Mouse Act ». Le jeûne de protestation fut de longue date une arme employée par les indépendantistes irlandais 79 . Dans les années septante, les détenus irlandais du Nord entreprenant des jeûnes de protestation, afin d'obtenir un statut de prisonniers politiques, étaient eux aussi alimentés de force. En 1973, vingt-cinq détenus irlandais ont été alimentés de force par sonde nasogastrique dans les prisons britanniques ; quatre détenus notamment, dont deux femmes, l'ont été régulièrement durant plus de 6 mois, sans que ni les jeûneurs ni l'autorité politique puissent sortir de l'impasse. En juillet 1975, sous la critique d'instrumentaliser le corps médical dans un conflit d'ordre politique, le Home Secretary Roy Jenkins officialise la nouvelle pratique pénitentiaire britannique [11], qui sera appliquée sans faillir lors des jeûnes de protestation des détenus irlandais des années 1980-1981. Les nouvelles directives indiquent que le médecin pénitentiaire doit s'assurer de la santé mentale et physique du prisonnier et que son avis doit être éventuellement confirmé par un consultant. Le prisonnier est averti qu'il recevra un contrôle médical et que de la nourriture sera disponible pour lui ; il est informé des risques encourus pour sa santé et pour sa vie. Le médecin doit avertir catégoriquement le prisonnier qu'on laissera se détériorer sa santé sans intervenir médicalement, sauf s'il demande de l'aide. Il n'y a plus de règle de pratique pénitentiaire requérant du médecin, à la demande d'une tierce personne, de recourir à la nourriture artificielle soit par sonde nasogastrique soit par voie intraveineuse 80 .

      Cette politique de non intervention doublée d'une inflexibilité sur les revendications en raison des enjeux politiques, est restée dans la mémoire collective et l'histoire de l'Irlande du Nord suite aux décès successifs de 10 détenus indépendantistes irlandais.


d) Pays-Bas

      Aux Pays-Bas, un jeûne de protestation collectif mené par un groupe de 180 requérants d'asile vietnamiens en 1991 a suscité une réflexion approfondie sur la prise en charge de ces patients [37]. Un séminaire organisé par la Royal Dutch Medical Association et la Johannes Wier Foundation pour la santé et le droits de l'homme a permis la rédaction du manuel de la JWF [42]. Ce manuel implique une attitude de non-intervention, mais les Pays-Bas n'ont pas connu de crise semblable à celle du conflit irlandais.


e) Suisse (institutions pénitentiaires genevoises)

      L'attitude adoptée en Suisse et à Genève est décrite plus haut. De manière générale, la Suisse a une tradition politique de consensus, cherchant à éviter les situations de crise, et offre un certain niveau de confort dans les centres de détention et des moyens de recours à la disposition des détenus.


f) CICR

      L'attitude adoptée par le Comité International de la Croix Rouge (CICR) est intéressante en ce qu'il s'agit d'un organisme fréquemment impliqué dans la prise en charge de détenus, ainsi que de jeûnes de protestation en raison des situations politiques et économiques difficiles et variées dans lesquelles le Comité est appelé à intervenir. De plus, il s'agit d'un service indépendant de toute autorité pénitentiaire ou politique nationale, et qui est de ce fait encore plus sollicité à jouer également un rôle de témoin ou de médiateur neutre dans le conflit.


C.3. Questionnaire

      Pour chaque pays, un questionnaire a été adressé à une personne de référence en médecine pénitentiaire, chargée de la prise en charge des jeûnes de protestation. Les réponses ont été obtenues dans le courant de l'année 1996 et reflètent la situation telle qu'elle était jusqu'à cette date. Un extrait en français de ce questionnaire figure en annexe ; il a également été traduit en espagnol et en anglais.


a) Personnes de référence

      Les personnes suivantes ont répondu au questionnaire :

France : Dr D. Scotto di Fasano, médecin au Centre pénitentiaire de Marseille - Les Baumettes, Ministère de la Justice

Pays-Bas : Dr Th. J. Hans de Man, Inspecteur médical des soins de santé pénitentiaires, Ministère de la Justice.

Espagne : Dr Julián Espinosa, Secrétaire d'Etat aux affaires pénitentiaires, Ministère de la Justice et de l'Intérieur.

Grande-Bretagne : Dr P. E. Brown, ancien médecin de prison, expert auprès du Conseil de coopération en pénologie du Conseil de l'Europe.

CICR : La position du CICR se base sur les directives officielles [79] et des entrevues avec le Dr H. Reyes, médecin auprès de la Division médicale de cette institution.

Suisse : La prise en charge décrite est celle pratiquée dans les institutions pénitentiaires genevoises, déterminée d'après les notes de service, une revue de cas et les informations fournies par les médecin responsables du service médical à la prison de Champ-Dollon et du QCH à Genève en 1996 81 .


b) Réponses

      Les réponses des différents responsables interrogés sont rendues telles quelles, traduites en français le cas échéant. Une synthèse a été faite des réponse à chaque question. Les réponses rapportées font référence à la situation en 1996.


(1) Règles orientant la prise en charge des jeûnes de protestation - existence d'une liste de recommandations

France : Un détenu qui pratique un jeûne de protestation doit être suivi sur le plan clinique, biologique ainsi que quant à l'évolution de son poids. Si une anomalie fonctionnelle survient, il est adressé à l'hôpital. Toute perte de poids supérieure à 10 % du poids initial nécessite une hospitalisation. Excepté les médicaments psychotropes, l'administration de tous les autres traitements non vitaux est interrompue. Si le cas s'aggrave, le Juge d'Application des Peines est averti.

Pays-Bas : {La prise en charge des jeûnes de protestation dans les institutions pénitentiaires aux Pays-Bas est orientée par la publication de la Johannes Wier Foundation ([42], texte en Annexe B. ; n.d.l.a.}. {T. Hans de Mann} commence par quelques remarques sur la publication de la Johannes Wier Foundation pour l'adapter à la situation dans les prisons et maisons d'arrêt (remand houses). {Il a} envoyé ces remarques à tous les services médicaux des prisons, maisons d'arrêt et institutions pour mineurs : certains grévistes de la faim réclament d'être examinés et conseillés par ce qu'on appelle un « médecin de confiance », mais ne sont pas capables d'en nommer un ; dans ces cas, le médecin de la prison peut suggérer qu'à sa demande un autre médecin de prison, rattaché à une autre prison ou maison d'arrêt, joue le rôle de « médecin de confiance » pour le patient. En dernier lieu, c'est au jeûneur de décider s'il ou elle accepte ce médecin de « deuxième opinion ».

Tout examen et/ou consultation par un médecin qui n'est pas employé par le Ministère de la Justice tombe sous la responsabilité du directeur de la prison et nécessite l'avis du médecin de la prison et de l'Inspecteur des Services de Santé pénitentiaire au Ministère de la Justice.

L'admission à l'Hôpital pénitentiaire de Scheveningen peut être effectué sans la permission du détenu menant un jeûne de protestation (contrairement à l'admission dans un hôpital civil qui nécessite toujours la permission du patient).

La raison en est que l'Hôpital pénitentiaire a le statut légal d'un maison d'arrêt ; ainsi le transfert est une mesure d'ordre pénitentiaire, qui peut être entreprise contre la volonté du patient (mais jamais aux dépends de sa santé).

Le modèle de déclaration de non intervention (chapitre VI de la publication {de la JWF}) ne s'applique pas pleinement à la situation pénitentiaire. Ainsi, un détenu n'a jamais le droit de réclamer l'admission dans un hôpital civil, et n'a pas le droit de refuser l'admission à l'Hôpital pénitentiaire de Scheveningen pour les raisons susmentionnées.

Espagne : En Espagne, la grève de la faim en prison oblige l'équipe médicale de la prison à suivre un protocole {voir Annexe C.2.c)} qui comprend l'information du patient concernant les risques que comporte la grève de la faim et des investigations médicales auxquelles il va être soumis, afin qu'il puisse donner son consentement.

Grande-Bretagne : Le jeûne de protestation est considéré comme un trouble du comportement spécifique avec l'intention d'exercer une pression sur l'Autorité pénitentiaire, afin d'obtenir quelque chose auquel le prisonnier considère, de son point de vue, avoir droit. Cette état est clairement distinct de troubles alimentaires pathologiques tels que l'anorexie mentale, la boulimie, la dépression psychotique, la démence, les états paranoïdes schizophrènes, ou tout autre trouble physiologique organique. Lorsque aucun de ces états pathologiques n'est présent, que l'examen clinique est sans particularité et qu'un avis spécialisé confirme cet état de fait, la procédure initiale consiste à entreprendre une discussion approfondie avec le prisonnier, signalant en termes précis les effets secondaires possibles du jeûne sur la santé. (Le jeûneur) devrait être averti qu'il lui sera proposé des repas de son choix, aux horaires habituels et que le personnel de santé n'exercera aucune pression, qu'il prenne ou non ces repas. S'il refuse, la nourriture est remportée de sa cellule et il lui est toujours laissé sans restriction des réserves d'eau ou d'autres boissons de son choix. Il est parfois approprié de placer le prisonnier dans une petite unité carcérale, si possible d'environ cinq lits où il aura la compagnie d'autres patients. On notera que la « pression exercée par les pairs » est souvent très efficace et, de toute manière, s'il lui est offert de petites quantités de nourriture par ses codétenus, il est admis que le personnel médical « ferme les yeux » sur cette situation, préférant privilégier la protection de la santé du jeûneur. Dans ces conditions, bien des jeûneurs ont été quasiment dans l'impossibilité de poursuivre leur refus alimentaire. Chaque fois que de la nourriture ou des boissons sont prises, ce fait doit être pris en note par le personnel médical.

Le médecin devrait expliquer à son patient que, afin d'apprécier le rythme auquel la dégradation physique progresse, il est essentiel, avec son consentement éclairé, de suivre quotidiennement la baisse de son état général. L'évaluation nécessaire comprend la mesure quotidienne du poids, de la température, du pouls, de la fréquence respiratoire et de la pression artérielle, ainsi que la prise alimentaire et liquidienne déclarée, s'il en est, et comparée au bilan urinaire. Une évaluation périodique des fonctions rénale, hépatique et hématologique devrait être effectuée, avec le consentement du patient, ainsi qu'un status urinaire quotidien, recherchant en particulier la présence de corps cétoniques. La signification de valeurs anormales devrait être expliquée au patient et son accord obtenu pour permettre au médecin de décrire intégralement l'évolution de l'état de santé du patient à l'autorité pénitentiaire. Ceci ne signifie pas que l'équipe médicale doive à un moment ou un autre s'impliquer dans le conflit entre le patient et les autorités. Le patient a le droit de lire, et d'obtenir des copies, de tout certificat médical effectué par le médecin.

CICR : Stroun, dans un article publié en 1990 [3], aborde les différents aspects relatifs au jeûne de protestation en milieu carcéral et décrit entre autres la prise en charge par le CICR. Il replace le rôle du médecin en général dans le contexte particulier du jeûne de protestation, et donne les directives suivantes : revoir le diagnostic différentiel du jeûne de protestation, identifier d'éventuelles pressions exercées sur le patient, information et responsabilisation du patient, entretiens de suivi réguliers, clarification des désirs du patient en matière de soins en cas de complications médicales. Dans le cadre spécifique des activités du CICR, le rôle du médecin n'est pas de se substituer au système médical en place mais de surveiller son fonctionnement et proposer son expertise. L'intervention du CICR peut être sollicitée par l'une des parties en conflit, mais celle-ci ne doit pas apparaître comme un appui unilatéral à l'une d'entre elles, ni même jouer le rôle d'intermédiaire. Son seul rôle visera au respect des droits fondamentaux des détenus : droit de refuser de s'alimenter sans risquer des mesures de rétorsion ou l'alimentation forcée, accès aux services de santé et à une information objective.

Suisse : Il n'existe pas de liste de recommandations officielles. La prise en charge médicale est définie par le médecin responsable du service médical pénitentiaire au niveau local.

Synthèse : L'étude des institutions pénitentiaires dans les pays étudiés montre une grande variation dans la définition des recommandations orientant la prise en charge des jeûnes de protestation. Celles-ci sont standardisées au niveau national en Espagne et aux Pays-Bas, alors qu'en France, en Grande Bretagne et en Suisse la prise en charge est orientée par les recommandations du médecin responsable du service médical pénitentiaire local, en tenant compte du cadre fixé par le règlement pénitentiaire et la législation nationale.


(2) Indépendance du médecin responsable concernant les décisions d'ordre médical

France : La décision de suivi du gréviste est d'ordre exclusivement médicale .

Pays-Bas : Comme dit précédemment, le transfert vers l'Hôpital pénitentiaire (mais seulement cette décision) peut intervenir sans la permission du détenu menant un jeûne de protestation. Ainsi, le médecin responsable n'est pas toujours pleinement indépendant dans sa prise de décisions d'ordre médical. L'alimentation de force n'est jamais autorisée, excepté dans les cas où le jeûneur est psychotique, compte tenu des résultats de l'examen psychiatrique.

Espagne : Le médecin prend toujours les décisions, et décide des mesures à adopter, entre autres le transfert initial à l'infirmerie de la prison, pour un meilleur contrôle et suivi, et éventuellement, le transfert dans un hôpital ou la prescription d'une alimentation forcée. Ces décisions doivent être communiquées au Juge de Vigilance qui, s'il n'est pas d'accord avec la décision du médecin, peut également exiger de son propre chef le transfert dans un hôpital ou le début de l'alimentation forcée.

Grande-Bretagne : L'application de toute procédure sur le patient par l'autorité pénitentiaire, un organe légal ou gouvernemental, ou la famille du patient n'est tolérée que si le patient, pour quelque raison que ce soit, y compris la perte de conscience, est incapable d'exprimer une volonté contraire. S'il a déjà clairement établi, par écrit, et en présence de témoins, qu'aucune mesure de réanimation ne doit être entreprise et qu'au moment de cette manifestation de volonté il était capable de discernement, il est admis que le médecin, avec l'appui d'un avis spécialisé, décide de laisser l'évolution du patient suivre son cours naturel, conformément à la volonté du patient jeûneur concerné. Il y a, dans ces cas, un devoir du médecin d'informer les autorités pénitentiaires de l'existence d'un risque vital grave. Le médecin conserve cependant toute indépendance dans ses décisions d'ordre médical.

CICR : Le CICR est une institution indépendante. Il est toutefois avant tout un intermédiaire neutre et souvent n'intervient que pour visiter en qualité d'expert et non pour décider des traitements à appliquer.

Suisse : Le médecin est indépendant dans les décisions d'ordre médical. Le service médical ne dépend pas hiérarchiquement du même département administratif que l'autorité pénitentiaire.

Synthèse : Dans tous les pays étudiés, l'indépendance professionnelle du médecin responsable apparaît comme essentielle. Le médecin est toutefois subordonné à l'autorité judiciaire pour les questions de transfert vers certaines structures hospitalières en Espagne et aux Pays-Bas, ainsi que lorsque intervient une décision de nutrition forcée en Espagne. En cas de perte de la capacité de discernement et en l'absence de directives claires de la part du patient, l'avis de l'autorité pénitentiaire ou judiciaire, ou encore des proches du patient, est évoqué, sans que sa valeur légale soit claire ; on admet toutefois dans une telle situation que les principes éthiques et de déontologie amènent dans tous les cas le médecin responsable à intervenir pour maintenir la vie, même en cas de demande contraire de la part de l'autorité ou des proches.


(3) Traitement contre la volonté exprimée par un jeûneur de protestation

France : On considère l'individu gréviste comme un individu libre quant à son choix de traitement médical ; seules les contingences d'ordre vital donnent au médecin la seule initiative du traitement.

Pays-Bas : Se basant sur la publication de la Johannes Wier Foundation, (le médecin responsable des services médicaux pénitentiaires) ne permet en aucun cas qu'un médecin, un membre du personnel infirmier ou un fonctionnaire du pénitencier nourrisse de force un détenu menant un jeûne de protestation, attendu que la personne concernée a exprimé de manière claire et indiscutable que sa volonté est de ne pas être alimenté. La détérioration physique est une conséquence biologique du refus alimentaire. Il est donc du devoir du médecin d'expliquer à son patient régulièrement ce qui se passe, de jour en jour, et de lui expliquer les conséquences ultimes.

Espagne : En Espagne, il n'est pas possible d'adopter une position personnelle sur les questions découlant de la grève de la faim, car il existe une Sentence du tribunal constitutionnel qui oblige à prendre toutes les mesures qui sont nécessaires, y compris l'alimentation forcée, en cas de risque pour la vie du gréviste. Ledit tribunal considère que la vie est un bien fondamental, qu'il faut préserver au dépens du droit à la liberté du sujet.

Grande-Bretagne : L'alimentation forcée n'est jamais indiquée au début d'un jeûne de protestation ni en cas de détérioration physique. Si le patient perd conscience, il est possible de le réalimenter, pour autant qu'il n'ait pas spécifiquement refusé de telles mesures alors qu'il était conscient et capable de discernement.

CICR : Le CICR aura plutôt pour rôle de dénoncer des traitements contre la volonté d'un individu, en distinguant bien entre alimentation artificielle avec le consentement du patient et alimentation forcée (distinction tout aussi importante pour le partenaire-cible). Reyes souligne l'impact d'une réalimentation sur la volonté d'un jeûneur, toute la difficulté de recommencer à jeûner après avoir survécu à un premier jeûne. On ne pourrait ainsi proposer de réalimenter artificiellement en dépit de sa volonté précédemment annoncée, un jeûneur qui perd sa capacité de discernement suite au jeûne, en admettant de ne plus intervenir en cas de poursuite du jeûne après une première réalimentation.

Suisse : La nutrition contre le gré d'un patient capable de discernement n'est légalement pas permise. En revanche, en cas de perte de la capacité de discernement suite aux complications du jeûne, le médecin responsable prend la décision de le réanimer ou non 82 .

Synthèse : En Grande Bretagne et aux Pays-Bas, si le détenu est considéré comme sain d'esprit et a clairement demandé à ne pas être nourri de force, cette décision sera respectée. En Espagne et en France, pour des raisons légales, la réalimentation peut intervenir contre le gré du jeûneur en cas de coma. En Espagne seulement, l'alimentation de force est admise chez un détenu conscient. En Suisse, le médecin est totalement indépendant dans une décision de réalimentation (à l'exclusion de l'alimentation forcée chez un individu conscient).

      Dans tous les pays étudiés, le détenu est obligatoirement et régulièrement informé de l'évolution et des conséquences prévisibles du jeûne pour sa santé.


(4) Possibilité de poursuites légales pour un médecin qui s'abstiendrait de traiter un jeûneur de protestation au nom du droit à refuser un traitement

France : [De tels] articles de loi sont toujours en vigueur. Le refus du médecin peut aboutir à des poursuites.

Pays-Bas : Tout citoyen a l'obligation d'offrir son aide à toute personne en danger. Mais la jurisprudence hollandaise considère en général plus grave de ne pas répondre à la volonté exprimée par un patient de ne pas âtre aidé ou traité, qu'il s'agisse d'un jeûne de protestation ou d'un autre patient.

Espagne : Le droit du patient de refuser le traitement, que la loi espagnole admet, ne peut être appliqué en cas de grève de la faim à partir du moment où il existe un risque pour la vie du sujet, compte tenu de la Sentence susmentionnée. Par conséquent, le médecin a le devoir de l'assister contre sa volonté.

Le Règlement pénitentiaire récemment approuvé dit dans son article 210 : « Assistance obligatoire en cas d'urgence vitale : le traitement médicosanitaire sera mené à terme toujours avec le consentement informé du patient. Seulement lorsqu'il existe un danger imminent pour la vie de celui-ci, il sera possible d'imposer un traitement contre la volonté de l'intéressé, pour autant que l'intervention médicale soit strictement nécessaire pour essayer de sauver la vie du patient et sans manquer de solliciter l'autorisation judiciaire correspondante si cela s'avère nécessaire. »

Grande-Bretagne : Pour autant que le patient n'ait pas présenté de trouble mental avant et au cours du jeûne de protestation, la loi britannique ne menace pas un médecin qui aurait adhéré aux principes susmentionnés. Toutefois, il serait sage d'envisager une hospitalisation afin d'offrir des soins éventuellement meilleurs que ceux qui sont disponibles à la prison.

CICR : Cette situation ne concerne pas les médecins délégués du CICR. En ce qui concerne la rédaction de directives anticipées, Reyes la voit principalement comme une décharge pour le médecin responsable du jeûneur. Il en retient l'usage selon le contexte, en particulier s'il s'agit d'un mode de manifestation antérieure de volonté couramment utilisé dans le pays concerné.

Suisse : Le médecin n'est pas sujet à des poursuites en cas de décès, pour autant que l'absence de soins corresponde à la volonté exprimée par le patient. Outre l'indépendance du service médical vis-à-vis de la hiérarchie pénitentiaire et judiciaire, il n'y a pas en Suisse de responsabilité légale de l'état à assurer la survie du détenu à sa charge, contrairement aux Etats-Unis ou à l'Espagne.

Synthèse : On distingue d'une part la situation prévalant en Espagne et en France, où un médecin refusant de réalimenter un détenu dans un coma secondaire au jeûne volontaire, est passible de poursuites judiciaires. D'autre part en Grande Bretagne, aux Pays-Bas et en Suisse, vu l'indépendance professionnelle du médecin, celui-ci n'encourt aucune poursuite s'il refuse de réalimenter un détenu, pour autant que celui-ci ait clairement indiqué que telle serait sa volonté.


(5) Bilan et suivi clinique et paraclinique

France : Examens somatiques et bilans biologiques réguliers (ionogramme, R.A., glycémie), contrôle du poids et de la tension artérielle humérale (TAH), contrôles ECG, éventuellement examens ophtalmologique et neurologique.

Pays-Bas : Les examens cliniques et paracliniques de suivi habituels sont ceux proposés dans la publication du JWF {voir Annexe B.}, sous la responsabilité du médecin de la prison.

Espagne : Dès le moment où commence une grève de la faim, le médecin doit remplir le protocole joint {voir Annexe C.2.c.}. Il intervient obligatoirement lorsque l'équipe estime qu'il existe un risque pour la vie du sujet.

Grande-Bretagne : La pratique courante consiste, avec l'accord du patient, à suivre de près l'évolution clinique et paraclinique, et de mettre à jour quotidiennement le dossier médical.

CICR : Le bilan et le suivi clinique et paraclinique sont choisis et proposés par le médecin en fonction de chaque situation

Suisse : Le patient est suivi régulièrement du point de vue clinique. Les examens paracliniques sont effectués en fonction de l'évolution médicale du patient.

Synthèse : En Espagne et aux Pays-Bas, le suivi clinique et les examens nécessaires au bilan initial et au suivi sont standardisés selon des protocoles. Le bilan décrit en France correspond en fait à la pratique courante à la prison-hôpital des Baumettes. En Grande-Bretagne, en Suisse et au CICR, la fréquence des consultations et les examens paracliniques sont déterminés individuellement par le médecin responsable du jeûneur.


(6) Indication à hospitaliser un patient

France : Si une anomalie fonctionnelle survient, le patient est adressé à l'hôpital. Toute perte de poids supérieure à 10 % du poids initial nécessite son hospitalisation.

Pays-Bas : A l'évidence, les autorités pénitentiaires préfèrent éviter que le décès d'un jeûneur ait lieu dans le cadre de la prison. Mais c'est principalement l'avis du médecin responsable selon lequel l'institution prenant en charge le détenu n'est plus capable d'offrir une prise en charge physique et mentale adéquate, {qui décide de l'hospitalisation}.

Espagne : {Les paramètres suivant sont susceptibles de poser l'indication à une hospitalisation :} perte de poids, apparition de signes cliniques de déshydratation et perte en protéines, anomalies paracliniques et complications médicales imprévues, principalement cardiaque, rénale ou cérébrale.

Grande-Bretagne : Les motifs d'hospitalisation son mentionnés ci-dessus, et il faut insister sur le fait que la disponibilité des soins pour un patient gravement malade peut être plus appropriée dans un hôpital général à l'extérieur de la prison.

CICR : Le médecin délégué du CICR propose une hospitalisation le plus souvent pour des motifs contextuels (p.ex. isolement demandé par le jeûneur). Le médecin délégué du CICR pourra aussi proposer une hospitalisation en fonction de l'évolution de l'état général du jeûneur, en particulier s'il a le sentiment que le médecin du pénitencier en charge du jeûneur apprécie mal la situation. Une prise en charge médicale précoce est proposée en cas de facteurs de risque (p.ex. cardiopathie, ulcère gastrique) et, le cas échéant, le médecin délégué déconseille au détenu de poursuivre un jeûne vu le risque d'évolution rapide, se fondant sur une plus faible efficacité du jeûne de protestation comme méthode de revendication. En revanche, en l'absence de facteur de risque, Reyes suggère de ne pas hospitaliser avant les trois premières semaines d'évolution.

Suisse : Le transfert d'un jeûneur de la prison de Champ-Dollon au QCH est décidé lors de l'apparition de complications médicales, rendant la prise en charge difficile au service médical. Dans certains cas, l'hospitalisation servira de porte de sortie honorable à l'arrêt d'un jeûne, sous prétexte de mieux conduire la réalimentation, ou encore d'une protection du jeûneur vis à vis de tiers (codétenus, partenaire-cible).

Synthèse : De manière générale, l'indication à l'hospitalisation est posée lorsque l'état du détenu ne permet plus de lui proposer des soins adéquats pour son état de santé. Dans certains cas, une demande d'isolement protecteur de la part du détenu ou encore le fait qu'un jeûneur accepte des soins ou une réalimentation posera l'indication à une hospitalisation, plutôt que l'état général du détenu.


(7) Statistiques concernant les jeûnes de protestation dans les prisons

France : Pas de chiffre [à disposition] 83 .

Pays-Bas : Tout événement correspondant à un refus alimentaire a été annoncé à l'Inspecteur des services médicaux des prisons, quelle que soit la sévérité observée, de 1986 à 1993 {voir Annexe C2.e)}. Vu la grande variation des chiffres et de leur signification, il est apparu que ces chiffres ne permettaient pas de tirer de conclusion et leur collecte a par la suite été interrompue.

Espagne : Des statistiques existent mais elles ne nous ont pas été transmises.

Grande-Bretagne : En ce qui concerne les statistiques sur les jeûnes de protestation en Grande Bretagne, {P. E. Brown} ne dispose pas actuellement de données récentes. L'évidence est que les décès suite à un jeûne de protestation sont très rares.

CICR : Pas de données précises disponibles.

Suisse : Pas de statistique à disposition 84 .


(8) Remarques

France : Le concept de testament biologique est connu mais non utilisé vu la prépondérance du devoir d'assistance en cas de perte de conscience. Il n'y a pas non plus de médecin de confiance au sens où l'entend la JWF ; il existe une possibilité de mandater un expert en cas de désaccord sur l'avis médical, mais non {la possibilité d'un} suivi médical par un médecin extérieur.

Pays-Bas : Une statistique globale (nombre de cas) a été tenue pendant quelques années mais interrompue (car considérée sans intérêt en raison de l'absence de conclusions à tirer de l'enregistrement statistique).

Espagne : Tous les cas sont difficiles pour les personnels de santé s'ils doivent intervenir contre la volonté du sujet. En plus, le jeûne de protestation est encouragé par des membres des groupes politiques armés, qui divulguent les données personnelles des médecins qui interviennent, dans le but de les intimider. Dans un cas, ils ont assassiné un médecin de l'hôpital de Zaragoza.

Grande-Bretagne : Le cas le plus sérieux de jeûne de protestation dont {P. E. Brown ait} eu la responsabilité a perdu plus de 50 % de son poids initial. {Il a} requis et obtenu une révision judiciaire de son cas et, à cette époque, les directives mentionnées plus haut concernant la prise en charge de tels cas étaient clairement acceptées par le juge. Le patient réalisa qu'un avis légal était sollicité et, ayant pris conscience qu'aucune manoeuvre de réanimation ne serait entreprise sans son accord, il interrompit immédiatement son {jeûne} et prit de la nourriture. Il est intéressant de signaler que, quelques mois plus tard, on posait chez lui le diagnostic d'état dépressif majeur, ce qui motiva un transfert dans un hôpital psychiatrique externe.

Ce cas illustre la difficulté considérable que rencontrent parfois des psychiatres compétents pour distinguer le refus alimentaire du prisonnier manipulateur, souvent psychopathe, de ceux qui sont d'emblée cliniquement déprimés. La frontière peut être mince et la prise en charge de tels individus dépend largement du consensus exprimé par plusieurs psychiatres. Mis à part les intentions initiales du jeûneur, les modifications physiologiques et biochimiques qui s'installent au fur et à mesure du jeûne, en eux-mêmes, favorisent une instabilité mentale, des attitudes irréalistes, une tendance paranoïaque et un comportement anarchique, aboutissant à un état dépressif majeur nécessitant un traitement psychiatrique urgent.

Bien des jeûneurs nécessitent en l'occurrence une évaluation selon les articles 47 et 48 du Mental Act (1983) et sont transférés dans un hôpital psychiatrique externe où une alimentation forcée peut être entreprise. Il faut toutefois tenir compte du fait que même des patients souffrant de pathologies psychiatriques clairement diagnostiquées ont des droits et que ce n'est qu'en cas de situation menaçant la vie qu'une intervention médicale, telle une réhydratation, est nécessaire ; dans ces situations, l'administration de ces traitements est régie par le droit commun.

Les très rares cas qui demeurent totalement capables de discernement et meurent d'inanition ne peuvent être soumis à un traitement forcé. Comme mentionné précédemment, ces cas meurent habituellement dans un hôpital externe où les soins sont souvent de qualité supérieure à celle du système sanitaire pénitentiaire. Dans l'expérience de P. E. Brown, ces cas ont habituellement une base politique manifeste et le statut de martyr pourrait bien jouer un rôle essentiel dans les motivations du patient.

CICR : Reyes rappelle l'importance des pressions exercées par le groupe de soutien dans les cas de grévistes irlandais et turcs. Reyes signale le cas de détenus dans le Caucase réalimentés contre leur volonté supposée, et admettant être satisfaits d'être vivants. Il rapporte le cas d'un détenu uruguayen, menant un jeûne de protestation alors qu'il était victime d'un cancer métastatique. L'altération de son état général par le cancer mettait en doute son jeûne ; ceci l'a amené à accepter des repas pour montrer que la maladie ne l'empêchait pas de manger et prouver par la même la véracité de son jeûne.


C.4. Discussion

      Dans tous les pays concernés, le principe éthique de bienfaisance pour une intervention dans l'intérêt présumé du patient semble admis ; son interprétation dans le cas ambigu où survient une complication médicale sévère pourtant assumée par le patient, diverge d'un pays à l'autre, principalement en rapport avec l'obligation légale de porter assistance.

      L'indépendance professionnelle du médecin dans les décisions d'ordre médical semble également un principe essentiel et clairement reconnu. Il existe toutefois deux exceptions, outre le cadre fixé par la législation nationale, où le médecin responsable doit se plier à une décision du pouvoir judiciaire. En Espagne, la décision d'entreprendre une nutrition forcée chez un patient capable de discernement peut être imposée par le juge. En Espagne ainsi qu'aux Pays-Bas, la décision d'un transfert du patient du service médical pénitentiaire vers l'hôpital peut également être imposée par le juge. Le Tableau 3 reprend les différents concepts abordés individuellement dans le paragraphe 6.B.2. Le cas échéant, il résume la position de chacun des pays étudiés (v indique une adoption sans réserve du concept, x indique que ce concept n'est pas adopté ou seulement sous certaines réserves).


D. Sondage auprès des personnels de santé sur des aspects éthiques de la prise en charge du jeûne de protestation


D.1. But du sondage

      Le jeûne de protestation semble être un problème relativement fréquent, du moins en médecine pénitentiaire. La prise en charge peut varier considérablement d'un pays à l'autre, notamment en ce qui concerne les notions de droits du patient et d'obligation pour le personnel de santé de porter secours, en tenant compte du contexte culturel et politique et des précédents historiques dans chaque pays. L'étude de la prise en charge dans quelques pays européens illustre bien ces variations. En Suisse, le cadre de la prise en charge des jeûnes de protestation est défini par la législation. Celle-ci ne s'applique pas à tous les aspects pratiques et laisse une certaine liberté aux services de santé pénitentiaires responsables.

      Nous avons cherché à connaître ce qui se fait au niveau local en Suisse sur la base de la position des personnels de santé responsables de détenus par rapport à certains dilemmes éthiques et certains aspects de la prise en charge non régis par la loi. A titre d'exemple nous avons demandé s'il faut donner la prépondérance au devoir de traiter pour sauver la vie ou au droit du patient de refuser un traitement. En effet, dans la mesure où le devoir d'assistance n'implique pas, en Suisse, de porter secours contre le gré de quelqu'un, ce sont les personnels de santé qui doivent décider s'il est dans l'intérêt supposé d'un patient de le réanimer en cas de complications médicales liées à son jeûne.

      Une autre question délicate est de déterminer si l'attitude des personnels de santé mène à une certaine forme de coercition. Notamment, la modification des traitements reçus par un détenu qui entreprend un jeûne de protestation peut rendre le jeûne plus difficile et amener le jeûneur à renoncer à son action.


D.2. Méthode et analyse statistique

      Les informations ont été obtenues sur la base d'un questionnaire qui figure en annexe (Annexe C.). Il a été adressé en plusieurs exemplaires aux responsables de services de santé dans des établissements pénitentiaires suisses, en leur demandant d'y répondre et d'en remettre les exemplaires supplémentaires à leurs collaborateurs (notamment médecins et infirmiers). La liste des médecins responsables a été constituée sur la base de la liste des membres de la Conférence suisse de médecine légale. Une enveloppe-réponse affranchie à forfait et préadressée était jointe, afin de faciliter la participation.

      Des analyses de sous-groupes ont été effectuées sur la base des groupes suivants :

      Origine romande ou alémanique, profession, expérience (exposition à des cas de jeûne de protestation).

      Les groupes ont été comparés au moyen du test de Chi carré (x2), calculé par les fonctions statistiques du logiciel Microsoft Excel (x). Une différence dans les résultats est considérée statistiquement significative lorsque p<0.05.


D.3. Résultats

      Des questionnaires ont été envoyés à 103 médecins responsables de services de santé pénitentiaire en Suisse, répartis dans 67 localités (minimum 2 exemplaires du questionnaire par envoi). Des questionnaires sont revenus de 42 (63%) localités (soit N=66 questionnaires, 64%des envois), à savoir 11 localités sur 24 (46%) en Suisse romande et 31 localités sur 43 (72%) en Suisse alémanique. Les cas de non-réponse correspondent en partie à des personnes ayant changé d'adresse ou d'activité professionnelle, parmi celles figurant dans la liste fournie par la conférence suisse de médecine légale.

      Les réponses proviennent pour 80% de médecins (n=53), 17% d'infirmier(e)s (n=11) et 3% de gardiens (n=2).

      Les questionnaires étaient anonymes. Il est toutefois intéressant de noter que 30% de tous les sondés ont spontanément indiqué leur nom, avec une prédominance en Suisse alémanique (41%) par rapport à la Suisse romande (12%) (p=0.012). Le taux de signatures spontanées chez les différentes professions (18% chez les infirmières, 34%chez les médecins et 0% chez les gardiens) montre également des différences significatives (p=0.017).

      Sur l'ensemble des répondants, 23% n'avaient jamais eu affaire à un cas de jeûne de protestation. Les personnes interrogées avaient une plus grande expérience en Suisse romande (8 % de personnes sans expérience) qu'en Suisse alémanique (32%) (p=0.026). L'ensemble des répondants estimait leur casuistique à 5.4 cas en moyenne (95% IC 85  3.92-6.88), soit 7.9 en Suisse romande et 4.0 en Suisse alémanique. Pour ceux qui avaient déjà pris en charge des cas de jeûne de protestation, ils estimaient leur casuistique à 7.0 cas en moyenne, soit 8.6 en Suisse romande et 5.7 en Suisse alémanique.

      En réponse à la question sur le secours à personne en danger, 58% des répondants estiment qu'il est dans l'intérêt du patient de le réanimer si sa vie est menacée par des complications de son jeûne en dépit de ses dernières volontés, tandis que 29% estiment qu'il faut respecter la volonté exprimée par le patient au risque de le voir décéder ; 14% des répondant n'ont pas pu trancher cette question délicate par une réponse claire. Les Romands et les personnels ayant déjà eu l'expérience de cas de jeûne donnent encore plus facilement la priorité au maintien de la vie du patient qu'à son droit de refuser un traitement, mais la différence n'est pas statistiquement significative. De plus, il est difficile de distinguer si ces deux caractéristiques influencent de manière indépendante les réponses puisque les Romands ont également plus d'expérience en moyenne. Par ailleurs, les infirmiers et gardiens sont plus favorables à une réanimation en dépit de la volonté exprimée par le patient (p=0.030).

      Une majorité (74%) des répondants exclut toute forme de coercition dans leur pratique, tandis que 20% admettent que l'interruption du jeûne pourrait être une condition pour l'administration de certains médicaments ou traitements. Les personnels de santé qui s'étaient exprimés pour le respect des droits du patient à refuser un traitement admettent plus facilement que l'interruption du jeûne soit la condition pour l'administration de certains traitements (p=0.033). Il n'y a pas de différence significative entre les autres sous-groupes.

      L'ensemble des résultats figurent dans le Tableau 4.


D.4. Discussion

      Ce sondage donne un aperçu relativement équilibré et représentatif de l'opinion des médecins des services médicaux des centres de détention en Suisse. En revanche, la participation des infirmiers et plus encore des gardiens est très inégale et globalement faible ; il faut toutefois indiquer que lorsqu'il a été demandé aux médecins responsables de remettre des exemplaires du questionnaire aux collaborateurs, il n'a pas été précisé s'il s'agissait de toutes les personnes impliquées dans la prise en charge des détenus ou seulement des médecins. Il est intéressant de constater qu'un seul médecin a eu l'initiative de transmettre le questionnaire à des gardiens, si l'on s'en tient aux questionnaires retournés.

      L'expérience pratique en matière de jeûnes est plus importante en Suisse romande qu'en Suisse alémanique. Nous pouvons émettre diverses hypothèses : les détenus francophones seraient culturellement plus revendicateurs et entreprennent dès lors plus facilement des jeûnes de protestation ; les conditions de détention et le déroulement de la justice fourniraient plus de motifs de revendication en Suisse romande ; les personnels de santé romands surévalueraient leur expérience dans le domaine du jeûne de protestation ; la prise en charge des jeûnes en Suisse alémanique serait plus susceptible de dissuader les détenus de faire appel à ce mode de revendication ; les médecins en Suisse alémanique auraient globalement moins d'expérience en médecine pénitentiaire, p. ex. pour des raison d'organisation et de durée des engagements.

      Douze des 13 infirmier(e)s et gardiens consultés ont déjà eu à faire à des cas de jeûne de protestation, tandis qu'un quart des médecins n'avaient jamais été confrontés à ce problème. Nous pouvons émettre les hypothèses suivantes : les infirmiers et gardiens travaillent souvent de manière plus prolongée dans un service donné (en tout cas en comparaison avec des médecins-assistants), et comme les jeûnes de protestation sont relativement fréquents, il serait logique qu'ils y aient été déjà confrontés ; toutefois nous ne connaissons pas la position hiérarchique des médecins (directeur médical, chef de clinique, médecin-assistant) et il est probable que la plupart des médecins ayant répondu au questionnaire travaillent régulièrement en médecine pénitentiaire. Il est fort probable que le recrutement des participants ait été faussé parce que le questionnaire aurait été transmis par le médecin responsable à ceux qui avaient de l'expérience, et les infirmiers et gardiens sans expérience n'auraient pas été sollicités ou intéressés de participer.

      Si l'on compare l'incidence du jeûne de protestation mise en évidence par l'étude de la situation à la prison de Champ-Dollon (voir chapitre 7 sur l'épidémiologie du jeûne de protestation à Genève) et l'expérience en matière de jeûne de protestation rapportée par les personnels de santé sondés en Suisse, le nombre de cas rencontrés dans la pratique quotidienne des personnels de santé semble faible par rapport à la fréquence des cas relevée à Genève. Il est probable que les cas de jeûne de protestation ne durant que peu de jours ne sont pas retenus, ceux-ci n'étant soit pas signalés au médecin lorsqu'ils sont très brefs, ou oubliés et sous-estimés en raison de leur brièveté et de l'absence de complication médicale significative, ou encore sont considérés comme des pseudo-jeûnes de protestation.

      La question sur la priorité à donner à la survie du patient par rapport à son droit de refuser un traitement a suscité un certain nombre de réponses intermédiaires, ce qui se comprend par la complexité du dilemme éthique, probablement accentuée par le manque d'expérience de cas suffisamment graves pour soulever réellement ce genre de question. Les deux tiers de ceux qui ont répondu à la question s'expriment en faveur d'une réanimation du jeûneur en cas de complication (même si celui-ci avait exprimé un souhait contraire). Les différences signalées entre les sous-groupes, pour autant qu'elles soient avérées, peuvent s'expliquer par des différences d'attitude d'origine culturelle ainsi que par l'expérience préalable, la confrontation à des cas réels rendant plus difficile le fait d'accepter de ne pas intervenir en cas de complication médicale vitale.

      Si la plupart des participants n'admettent pas que le détenu soit victime de coercition de leur part, certains commentent : « oui, nous suivons les recommandations de l'AMM (pas de coercition) mais nous rediscutons l'indication de certains médicaments selon l'atteinte somatique (risque de surdosage) ». De même, ce sont paradoxalement les personnels de santé les plus disposés à respecter les droits d'un patient de refuser un traitement qui sont également les plus susceptibles d'exercer une forme de coercition en refusant certains traitements en cas de jeûne de protestation. Cette attitude semble acceptable en ce qui concerne certains médicaments lorsqu'il existe un risque de trouble de la conscience et de la fonction rénale ; la question reste de savoir si le refus d'administrer certains traitements non vitaux s'accompagne du secret espoir de voir céder le jeûneur. La majorité des répondants étant favorable à la réanimation de leur patient potentiel, nous pouvons supposer que leur objectif thérapeutique dans la prise en charge d'un jeûneur de protestation est de voir le jeûne s'interrompre avant toute complication, bien qu'ils ne puissent en général pas intervenir dans le conflit pour permettre également que les revendications du détenu trouvent satisfaction. Si cet objectif semble légitime compte tenu de la fonction habituelle d'un médecin ou d'un infirmier, il peut être difficile de l'atteindre sans faire indirectement pression sur le jeûneur.


E. Conclusions

      Dans le cadre de directives très générales du Ministère public, la prise en charge des jeûnes de protestation dans les institutions pénitentiaires genevoises se définit sur la base des recommandations des responsables médicaux locaux. Une étude de la prise en charge des jeûnes de protestation dans quelques pays européens ne révèle pas d'élément nouveau significatif et correspond aux informations que donnait la littérature sur le sujet. Les grandes différences entre les pays étudiés traduisent des réalités politiques, historiques et culturelles très diverses. Elles sont résumées dans le Tableau 5.

      Deux axes principaux se dégagent des différences constatées. Le premier concerne les libertés dont le détenu jouit vis-à-vis de l'autorité. A un bout du spectre se trouvent les pays où la responsabilité de l'autorité et, de ce fait, son pouvoir sur le détenu sont maximaux, telle que l'Espagne ; à l'autre, les pays où la responsabilité et donc l'autonomie du détenu sont prépondérants.

      Un second axe est celui du soutien que le médecin apporte au détenu, ou plus exactement l'interprétation des intérêts du patient. A un extrême, se situent les pays où le corps médical privilégie la santé et la survie du patient, dans l'idée de passer un cap difficile ; à l'autre, ceux où le droit du patient à l'autonomie et à la revendication est valorisé, tels que les Pays-Bas. Dans le premier cas, on tend à penser qu'il est plus adéquat de tenter de répondre aux demandes spontanées de la part du patient plutôt que d'induire une attitude déterminée par une sollicitation de la volonté du patient, p.ex. en demandant systématiquement que soient remplis des formulaires de non-intervention et autres directives anticipées ; dans l'autre cas, on considère que les droits des détenus sont d'une part limités et d'autre part méconnus de ceux-ci, et justifient donc une sollicitation et une information actives.

      La prise en charge des jeûnes de protestation dans les institutions pénitentiaires genevoises suit globalement les Déclarations de l'AMM. Les principes éthiques de bienfaisance et d'autonomie sont admis. Les médecins responsables de détenus exercent leur profession de manière indépendante de l'autorité en charge des détenus. Les détenus sont clairement informés des risques encourus, et la démarche diagnostique comprenant une évaluation de la capacité de discernement est de règle. En revanche, les détenus n'ont qu'un accès limité à un médecin de confiance. Les dispositions prises par les détenus quant aux traitements des complications du jeûne, même en cas de coma, sont respectées et les modifications récentes de certains droits cantonaux donnent une légitimité aux directives anticipées. Les détenus bénéficient d'un bilan médical initial et d'un suivi clinique régulier qui est adapté à l'évolution et à la gravité du cas ; des soins adéquats sont proposés. En revanche, les motivations et les désirs du jeûneur ne sont pas vérifiés quotidiennement mais lors des contrôles cliniques en général hebdomadaires, du moins tant que le jeûneur n'est pas hospitalisé. Les détenus ne sont pas victimes de coercition manifeste, et un isolement protecteur est en général offert à ceux qui le désirent. Toutefois, un certain doute subsiste quant à l'administration restrictive de certains traitements et sur l'influence qu'à sur la pratique quotidienne le désir des médecins de voir le jeûne s'interrompre.


7. Caractéristiques épidémiologiques du jeûne de protestation à Genève (prison de Champ-Dollon et Quartier cellulaire hospitalier) et comparaison avec d'autres données épidémiologiques


A. Buts de l'étude

      La littérature concernant le jeûne de protestation est relativement restreinte et peu de données ressortent concernant les caractéristiques épidémiologiques du problème. Des statistiques sont probablement tenues par les services médicaux responsables de détenus à travers le monde, mais les résultats ne sont le plus souvent utilisés qu'à un niveau local. Si l'on se réfère aux réponses fournies par les responsables européens contactés, ceux de Grande-Bretagne et d'Espagne ne disposent pas des statistiques et un recensement des cas a tout simplement été abandonné aux Pays-Bas ; en France, diverses données ressortent d'articles généraux sur le thème du jeûne de protestation [5, 43, 46] ainsi que de certaines thèses en médecine et en droit sur le sujet [10, 80].

      Aucune statistique concernant le jeûne de protestation n'avait été tenue jusqu'à présent dans les services médicaux pénitentiaires dépendant de l'Institut Universitaire de Médecine Légale à Genève. Les archives de l'Institut ont été reprises concernant les années les plus récentes afin d'identifier les cas de jeûnes de protestation et de relever les informations fournies par les dossiers médicaux de ces cas. La revue des cas pris en charges par l'Institut Universitaire de Médecine Légale a permis de recenser des comportements voisins, à savoir les comportements auto-agressifs et les comportements revendicateurs, le jeûne de protestation associant les deux.

      Le but de cette étude est de fournir aux médecins et soignants un aperçu quantitatif du jeûne de protestation dans leur pratique quotidienne ; en particulier une représentation chiffrée de la part de leurs activités consacrée à ce problème ; du profil du jeûneur (âge, sexe, etc.) ; de l'évolution des cas pris en charge et des complications médicales survenues.

      Afin d'interpréter plus facilement les données collectées, elles ont été comparées à celles issues d'une thèse sur les jeûnes de protestation observés à la prison des Baumettes à Marseille en France [10].


B. Les jeûnes de protestation à la prison préventive de Champ-Dollon


B.1. Méthode de récolte des données

      Les cas de jeûne de protestation à la prison de Champ-Dollon ont été dépistés à l'aide d'un outil sensible, à savoir les cahiers d'observations de l'équipe infirmière du Service médical à la prison de Champ-Dollon. Il s'agit d'un instrument sensible car dans ces cahiers sont consignées toutes les observations concernant des détenus qui ont posé problème ou seulement suggéré un commentaire ; de ce fait, tous les détenus ayant annoncé un jeûne de protestation ont très probablement fait l'objet d'une observation. L'équipe infirmière prodigue environ 9000 soins par an et consigne dans ces cahiers plus de 6000 observations par an 86  ; les consultations non commentées comprennent pour la plupart des actes de soins répétitifs ou courants (p.ex. administration de méthadone).

      Pour une période un peu supérieure à 5 ans (1991-1995), nous avons effectué le recensement des jeûnes de protestation, ainsi que les patients présentant un refus alimentaire sans revendication annoncée (toutes causes confondues : nausées et vomissements, perte d'appétit d'origine somatique, jeûnes religieux, anorexie de la dépression, attitude revendicatrice brève ou encore jeûnes de protestation non spécifiés) parce que ces refus alimentaires divers font partie du diagnostic différentiel.

      Le critère déterminant pour compter un refus alimentaire comme jeûne de protestation était que le détenu le définisse comme tel ou encore qu'il soit perçu comme tel par l'entourage (p.ex. équipe infirmière du Service médical). Le respect strict du jeûne ou encore des revendications profondes motivant un risque vital n'étaient pas nécessaires pour classer le cas comme jeûne de protestation ; c'est la démarche annoncée par le détenu plutôt que ses conséquences qui a été retenue. Il a été fixé des limites relativement larges, correspondant simplement à la définition générale du jeûne de protestation. En effet, l'importance d'un jeûne de protestation peut se mesurer à sa durée, à sa rigueur et/ou à ses complications éventuelles, mais l'importance ne détermine pas si le diagnostic doit être retenu ou non ; la décision d'entreprendre un jeûne de protestation nécessite un investissement émotionnel qui n'est pas exempt de conséquences psychologiques pour son auteur, quelle qu'en soit le déroulement et l'issue. Toutefois, la variation des critères d'inclusion à pour inconvénient que les statistiques relatives au jeûne de protestation ne sont pas toujours comparables ; à titre d'exemple, certains ne retiennent le diagnostic de jeûne de protestation que pour une durée minimale de 15 jours [43] ou encore s'il y a l'expression de motivations convaincantes de la part du jeûneur 87 .

      Profitant de la revue des registres infirmiers, nous avons relevé toutes les observations signalant soit un comportement auto-agressif, soit une forme de revendication (tentamen, ingestion de corps étrangers, agitation, etc.). Au total, 872 observations ont été relevées, tous cas confondus (jeûnes de protestation, autres refus alimentaires, comportements auto-agressifs et comportement revendicateurs).

      Afin de sélectionner les jeûnes de protestation réels selon le critère cité plus haut parmi les autres cas de refus alimentaire, nous avons utilisé un outil plus spécifique : l'étude des dossiers médicaux retrouvés à l'aide de la liste établie d'après les cahiers des infirmières.


B.2. Résultats

      Certains des résultats sont présentés dans le Tableau 6.


a) Casuistique

      La prison de Champ-Dollon est le principal centre de détention préventive du canton de Genève. Pour la période 1991-1995 inclus, on compte en moyenne 2300 entrées par an, avec un effectif moyen de 308.2 détenus et une durée de séjour moyenne de 48.7 jours.

      On dénombre 86 cas de jeûne de protestation (soit environ 17 cas par an en moyenne) pour la période du 1.01.1991 au 31.12.1995. Ceci correspond à 73 individus, certains ayant fait plus d'un jeûne de protestation. Parce que certaines données ne sont pas disponibles pour tous les détenus, les résultats suivants sont parfois calculés sur un plus petit échantillon. Les mentions N et n signalent respectivement que le sous-groupe étudié appartient au groupe des cas de jeûne de protestation ou à celui des jeûneurs eux-mêmes.

      Au cours de la période étudiée, une moyenne de 1.34% des détenus consultant au Service médical pendant une année entament un jeûne de protestation. Si l'on prévoit une consultation initiale, puis un suivi hebdomadaire, compte tenu de la durée moyenne des jeûnes, cela représente 0.16 % des consultations du Service médical. Pour rappel, certains des détenus n'entamant pas de jeûne de protestation, pris en charge par le service médical, sont suivis de manière fréquente et sur de longues périodes (p.ex. toxicomanes recevant de la méthadone quotidiennement) ; ces détenus représentent une grande partie de la charge de travail du service médical. En revanche, la plupart des jeûnes de protestation sont de brève durée.

      Comme cela vient d'être dit, le service médical a pris en charge en moyenne 17.2 cas de jeûne de protestation chaque année. En outre, durant la même période étudiée, une moyenne de 16 détenus par ans ont été pris en charge pour refus alimentaire ou non alimentation ne pouvant être attribué à un jeûne de protestation.


b) Age

      L'âge moyen des jeûneurs est d'env. 35 ans au moment du début du jeûne. Les différents sous-groupes en fonction de l'âge des jeûneurs et les populations correspondantes à la prison de Champ-Dollon sont illustrés dans la Figure 1.


c) Sexe

      La proportion de femmes est de 4% (n=73). Pour comparaison, la population féminine moyenne est d'env. 10% parmi les détenus.


d) Identification des jeûnes de protestation

      Le détenu ne signale pas toujours qu'il a entrepris un jeûne de protestation. Pour être vus en consultation au Service médical, les détenus doivent faire une demande écrite. Dans les cas où un jeûneur ne se signale pas, il finit par être signalé par un témoin (un codétenu, un gardien, le Service médical lui-même à l'occasion d'une consultation pour un autre motif) et la consultation est alors proposée. Trente-six pour-cent de l'ensemble des jeûneurs recensés se signalent d'eux-mêmes (31 sur N=86). Pour 21 % (18 sur N=86) des cas, un témoin intervient pour signaler qu'un jeûne de protestation est en cours. Pour les 42 % restants (36 sur N=86), la personne signalant le jeûne n'est pas connue. Si l'on ne considère que les cas pour lesquels nous disposons d'une information relative à l'annonce du jeûne, 63% des détenus ont annoncé eux-mêmes leur action (N=49), les 37% restant étant signalés par un témoin. En résumé, nous estimons qu'entre 1/3 et 2/3 des détenus effectuant un jeûne de protestation le signalent d'eux-mêmes par une lettre (adressée directement au Service médical ou bien à un gardien, au gardien-chef, au directeur de la prison, au juge d'instruction ou à l'avocat, ceux-ci faisant ensuite parvenir une copie au Service médical).

      On dénombre 15 jeûnes de protestation identifiés par le personnel soignant du service de garde de nuit 88 , soit 21% des consultations initiales.

      Concernant l'inclusion de certains cas de refus alimentaire dans la catégorie des jeûnes de protestation, signalons le cas d'un détenu de la prison de Champ-Dollon 89  qui a effectué trois jeûnes de protestation, dont l'un durant 45 jours, avec à chaque fois un contexte fortement dépressif ; il a toutefois été inclus dans le groupe des jeûneurs, une revendication étant présente et l'état dépressif apparaissait comme une comorbidité (voir la notion de jeûne mixte, sous 5.A.2.d) Etats dépressifs). Dans neuf autres cas, les registres signalent un chantage de jeûne de protestation, qui n'a pas donné lieu à un jeûne effectif ; il est probable que le nombre de cas réel de chantages est sous-estimé, ceux-ci n'étant pas systématiquement relevés dans les registres ; ces menaces de jeûne de protestation n'ont pas été inclues dans la catégorie des jeûnes de protestation. On peut encore signaler un refus alimentaire par peur délirante d'être empoisonné, qui n'a pas non plus été inclus dans la population des jeûnes de protestation.


e) Déroulement chronologique

      La durée moyenne des jeûnes de protestation est de 11 jours (N=86). Lors de la première consultation, la durée du jeûne est habituellement signalée. En revanche, la date de fin du jeûne n'est pas connue dans certains cas, le patient n'étant plus revu en consultation. Pour ces cas, nous avons calculé la durée du jeûne en considérant qu'il a pris fin le jour de la dernière consultation (ce qui sous-estime la durée moyenne réelle des jeûnes). Si nous ne prenons en compte que les cas pour lesquels nous disposons des dates de début et de fin de jeûne (N= 67), la durée moyenne des jeûnes est un peu plus élevée, à 13 jours (min. 1 jour, max. 55 jours).

      Les détenus entamant un jeûne de protestation pendant leur détention à la prison de Champ-Dollon passent en moyenne 13% de leur temps de détention en train de jeûner. Ils ont été détenus en moyenne 274 jours (95% IC ±±82) (N=58). Ils entament leur jeûne après en moyenne 139 jours d'emprisonnement (95% IC±±51) (N=64), soit après que se sont écoulés 36.5% du temps de détention (95% IC±±10.3).


f) Récidives

      Les dossiers médicaux ou les détenus ne signalant pas systématiquement les antécédents de jeûne de protestation, il est difficile de mesurer le taux de récidive. Il faudrait d'ailleurs ne parler de récidive que si un nouveau jeûne de protestation chez un détenu donné est motivé par les mêmes revendications ou protestations que lors de l'épisode précédent ; dans les autres cas, il ne s'agit à proprement parler pas d'une récidive mais d'un cas distinct 90 . Cette distinction est d'autant plus difficile dans cette étude que les motifs des détenus sont mal connus. Huit des 81 cas de jeûne de protestation identifiés ne sont en tout cas pas des premiers épisodes puisqu'il concernent des détenus ayant déjà mené un jeûne durant la période étudiée. On peut dès lors estimer qu'au minimum 9.9% des jeûnes de protestation sont des récidives ou de nouveaux cas, plutôt que des premiers épisodes. Ce taux est probablement sous-évalué, certains détenus ayant déjà mené un ou plusieurs jeûnes de protestation avant la période étudiée, dans un autre établissement pénitentiaire ou éventuellement alors qu'il n'était pas détenu.


g) Complications

      Il n'y a pas eu de décès ou de jeûne de protestation collectif durant la période étudiée. D'ailleurs, il n'y aurait pas eu de tels cas auparavant selon les souvenirs des responsables actuels 91 . D'après J. Bernheim, les institutions genevoises n'ont connu aucun cas de jeûne menant à la perte de conscience (en tout cas jusqu'à 1977) [81].


h) Autres caractéristiques (partenaire-cible, motifs, issue du jeûne)

      On ne dispose pas d'informations systématiques sur le partenaire-cible, les motifs, le taux succès et le type d'issues des jeûnes de protestation à la prison de Champ-Dollon ; il n'a de ce fait pas été possible de tirer des conclusions statistiques à ce sujet. De façon anecdotique, il semble que les jeûnes de protestation à motifs d'ordre personnels plutôt que communautaires ou politiques prédominent largement.


C. Les jeûnes de protestation au Quartier cellulaire de l'hôpital cantonal à Genève (QCH)


C.1. Méthode de récolte des données

      La recherche des cas de jeûne de protestation ayant nécessité une hospitalisation au QCH a été réalisée grâce à l'analyse du registre des entrées et des sorties tenu par le personnel soignant. Toutes les entrées et sorties du QCH y sont consignées avec le motif d'hospitalisation annoncé au moment du transfert. La période étudiée est du 1.01.1989 au 31.12.1995 ; elle diffère de celle concernant la prison de Champ-Dollon, du 1.01.1991 au 31.12.1995, en raison de la disponibilité respective des registres qui a été le facteur déterminant dans le choix des périodes étudiées.

      L'utilisation du registre des entrées et des sorties présente d'éventuels problèmes de sensibilité. Dans certains cas, un jeûne de protestation en cours a pu sembler d'une importance secondaire par rapport à un motif d'hospitalisation beaucoup plus aigu et sans relation avec le jeûne. Dans d'autres cas, le jeûne de protestation peut avoir commencé ou été annoncé pour la première fois après l'admission au Quartier cellulaire hospitalier. Le motif de certains cas de refus alimentaires n'étant pas explicite, ils peuvent passer initialement pour un problème purement somatique. En outre, la notion de jeûne de protestation n'est pas forcément consignée dans le registre des entrées/sorties, et certains cas pourraient ainsi échapper au recensement.

      On notera que tous les jeûnes de protestation du Quartier cellulaire hospitalier ne proviennent pas forcément de Champ-Dollon mais également d'autres centres de détention, principalement en Suisse romande 92 . En effet, le Quartier Cellulaire Hospitalier accueille, conformément aux dispositions réglementaires concordataires, tous les détenus résidant dans un établissement d'exécution de peine se trouvant sur le territoire des cantons romands et du Tessin, et nécessitant une prise en charge en milieu hospitalier.


C.2. Résultats

      Certains des résultats sont présentés dans le Tableau 7.


a) Casuistique

      La période étudiée couvre 7 années. Nous avons recensé 25 hospitalisations au QCH pour jeûne de protestation. Ces cas correspondent à 24 cas de jeûne de protestation nécessitant une hospitalisation au QCH 93 , entrepris par 18 détenus individuellement 94 . Durant la même période, une moyenne de 152 détenus par an, soit plus de 1000 durant la période étudiée, ont été transférés au QCH, tous motifs confondus. Dans le cas de 6 détenus admis au QCH pour jeûne de protestation, il n'a pas été possible de retrouver de dossier médical pour préciser leurs caractéristiques. Les données suivantes font, sauf mention contraire, références aux 19 hospitalisations documentées, soit 13 détenus et 18 jeûnes de protestation 95 . Dans les statistiques relatives à la prison de Champ-Dollon, la base de calcul était le nombre d'épisodes de jeûne de protestation et/ou de détenus ayant entamé un jeûne, car leur suivi régulier conditionne l'activité du service médical ; pour le QCH, nous avons choisi comme référence principale le nombre d'hospitalisations pour jeûne de protestation plutôt que les détenus ou les épisodes de jeûne, car ce sont elles qui conditionnent l'activité de ce service.

      Ainsi, si l'on compte 24 cas de jeûne de protestation en 7 ans, ceux ci représentent 2.25 % des admissions au Quartier cellulaire hospitalier, représentant 3 % des journées d'hospitalisation. Ceci correspond à une incidence de 218 cas/100 000 nuitées ou 2256/100 000 détenus. En ne retenant que les 19 hospitalisations documentées formellement, les jeûnes de protestation représentent au moins 1.78 % des admissions au QCH.


b) Récidives

      Les mêmes remarques que celles émises pour la prison de Champ-Dollon s'appliquent au taux de récidive chez les détenus admis au Quartier Cellulaire Hospitalier pour jeûne de protestation. Compte tenu que 13 détenus ont été admis à l'occasion de 19 hospitalisations le taux de réadmission pour jeûne de protestation serait d'environ 31 % (28 % si l'on fait référence aux 25 admissions recensées).


c) Age

      L'âge moyen est de 43.7 ans environ (de 21 à 61 ans, 95% IC ± 6, n=18).


d) Sexe, état civil et nationalité

      Les 19 hospitalisations concernent toutes des hommes. On compte 8 célibataires (42 %) mais pour au moins 2 de ceux-ci, il apparaît que la fiancée joue un rôle dans la crise ; 5 sont mariés (26 %) ; 5 sont divorcés (26 %) ; inconnu : 1.

      On recense 4 Suisses (21 %) ; 10 sont Français (53 %); on compte encore un Belge, un Portugais, un Algérien et un Kosovar ; inconnu : 1 (5 %).


e) Profession

      Les informations concernant la profession sont incomplètes ; il apparaît que dans plus de la moitié des cas, le détenu hospitalisé a une formation professionnelle (bijoutier, menuisier, mécanicien, électricien, coiffeur, assureur). Neuf sont des fumeurs (45 %) ; un seul affirme ne pas consommer d'alcool ; pour les autres, nous ne disposons pas d'information précises concernant les quantités d'alcool consommées ; une toxicomanie pour d'autres substances que le tabac ou l'alcool est signalée pour 3 des jeûneurs.


f) Etablissements pénitentiaires de provenance

      Dix détenus ont été directement transférés depuis la prison de Champ-Dollon (52 %), 7 depuis d'autres établissements pénitentiaires (Bois-Mermet (16 %), les Etablissements de la Plaine de l'Orbe (10 %), Lonay (5 %) ainsi que depuis un établissement de Suisse alémanique (5 %)) ; origine inconnue : 2 (10 %).


g) Types de jeûnes de protestation

      Dans 12 cas sur 19, le refus alimentaire concerne les liquides également, ne serait-ce que transitoirement. Il faut noter que la définition des limites du jeûne par le détenu est souvent vague et que, lorsqu'elle est précisée, ces limites présentent une grande diversité (p.ex. grève de la soif pas annoncée, prise d'eau réduite ou encore prise d'eau un jour sur trois).

      Aucun calcul n'a pu être effectuée concernant les motivations des jeûnes de protestation, les données étant trop disparates et portant sur un échantillon trop petit.


h) Déroulement chronologique

      Sur les 13 détenus qui ont fait au moins un séjour au QCH, 7 ont été admis au Quartier cellulaire hospitalier moins de 3 mois après le début de leur incarcération ; 6 après un délai supérieur. Dix sont inculpés ou condamnés pour des infractions pécuniaires (vol, cambriolage, hold-up, filouterie d'auberge), un pour infraction contre les moeurs ; le type d'infraction est inconnu pour les autres.

      La durée moyenne des jeûnes de protestation ayant été admis au Quartier Cellulaire Hospitalier est de 52.6 jours (de 4 à 138 jours, 95% IC ± 20) 96 .

      La durée moyenne d'hospitalisation au Quartier cellulaire en relation avec un jeûne de protestation est de 17 jours (de 1 à 100 jours, 95% IC ± 11), un des jeûneurs ayant été hospitalisé à deux reprises. En revanche, la durée de jeûne effectif en cours d'hospitalisation est de 11 jours (de -2 à 92 jours) ; dans 2 cas le jeûne a pris fin avant l'admission au Quartier cellulaire hospitalier et dans 5 cas le jour même de l'admission.

      Dans la plupart des cas, il est difficile de rapporter l'admission à un seul motif. Dans 5 cas, le motif d'hospitalisation indiqué est en rapport avec une déshydratation (déshydratation non spécifiée dans 2 cas, lipothymie dans un cas, insuffisance rénale aiguë dans 2 cas). Dans 1 cas, une réaction carcérale est invoquée, mais on notera que ce patient présentait également des signes de déshydratation. Dans 12 cas, un motif d'admission unique n'est pas indiqué, si ce n'est le jeûne de protestation sans autre précision. La plupart des patients admis pour jeûne de protestation présentent toutefois des complications de leur jeûne (voir paragraphe suivant « Evolution »). Il est encore plus difficile de déterminer d'après les dossiers comment la dynamique du conflit a influencé l'admission au QCH. Ainsi, bien que dans 7 cas le jeûne soit terminé au moment de l'admission, seuls 2 jeûneurs sont hospitalisés officiellement en vue d'une réalimentation (et dans ces cas le jeûne a pris fin le jour même de l'admission au Quartier cellulaire hospitalier).


i) Evolution

      Les symptômes associés au jeûne comprennent le plus souvent une asthénie, des difficultés à se concentrer et des vertiges. De manière plus épisodique, les notes de suites des dossiers signalent diverses douleurs (douleurs de la région lombaire, de la gorge, de l'abdomen, courbatures, hyperesthésie jugale), des épigastralgies, des vomissements, des palpitations, des troubles du sommeil.

      Les signes cliniques et paracliniques fréquemment relevés sont la déshydratation, l'anémie, une insuffisance rénale aiguë et/ou une hypoglycémie. Dans certains cas on relève encore une leucopénie, une acidocétose, une hyponatrémie, une hyperkaliémie, une leucocyturie, une microhématurie, une lithiase rénale, une fissure anale, une sécheresse de peau, une mycose interdigitale, des signes de lyse hépatique et musculaire, et des troubles de la crase.

      La perte pondérale moyenne est de 9.8 kg (95% IC ± 4.15), soit 1.3 kg par semaine en moyenne, avec un poids de départ moyen de 70 kg (min. 55, max. 80, 95% IC ± 4). Le poids de départ le plus bas est de 60 kg. La taille moyenne est de 172 cm. Le BMI moyen est 24 kg/m2 (min. 20, max. 30, 95% IC ± 1.25).


j) Prise en charge

      Une réalimentation progressive est proposée aux jeûneurs pris en charge au Quartier cellulaire hospitalier : perfusions de solution glucosaline avec suppléments vitaminiques selon les carences du patient, repas fractionnés à base de lait, yaourt, potages de légumes, régime hyperprotéiné, complétés par des solutions nutritives (Méritène®, Gévral®) et l'utilisation occasionnelle d'antiémétiques, ou encore réalimentation de type postopératoire avec réintroduction tardive des laitages. La méthode peut toutefois varier selon le médecin responsable. Pour autant que le patient soit conscient, son refus éventuel de la réalimentation est respecté. Il apparaît rarement qu'un détenu signale expressément ne pas vouloir être réanimé en cas de perte de connaissance ; dans un cas, il a été expliqué que sa demande ne pouvait être acceptée. On ne note cependant pas de cas où l'état du patient à nécessité de prendre des mesures médicales contre la volonté exprimée par le patient.

      Dans certains cas, le patient accepte d'être perfusé sans toutefois renoncer à son jeûne. D'une manière générale, ces perfusions sont proposées lorsque le patient fait également une grève de la soif ; dans l'un de ces cas, l'administration intraveineuse de solution de glucose 5 % a duré plusieurs semaines.

      Souvent, les médecins responsables tentent de faciliter les démarches et les contacts du jeûneur avec le partenaire-cible, sans toutefois prendre parti. Ils agissent en qualité de médiateur neutre cherchant à permettre l'établissement d'un compromis honorable pour les deux parties et pouvant aboutir à l'interruption du jeûne de protestation.

      Tous les jeûneurs hospitalisés au QCH ont interrompu leur jeûne de protestation avant la survenue de complications graves, par décision des jeûneurs eux-mêmes. Certains des patients (n=7) s'estimaient satisfaits de la situation ; les revendications initiales n'étant pas décrites précisément, il est difficile de vérifier dans quelle mesure elles ont été atteintes, mais il semble que les patients se contentent de compromis leur permettant d'interrompre leur jeûne sans perdre la face. D'autres jeûneurs (n=7) avouent au contraire renoncer en raison du manque de résultats ; dans les cas restants (n=4), on ne dispose toutefois pas d'information sur l'issue du conflit.


D. Le jeûne de protestation à la prison des Baumettes à Marseille (France)


D.1. Thèse en droit de G. Casile

      Nous avons cherché une source de données épidémiologiques sur le jeûne de protestation afin d'avoir un point de comparaison pour les données mises en évidence dans les institutions genevoises. Le choix de l'étude de Casile [10] est en partie imposé par le manque de données épidémiologiques concernant le jeûne de protestation dans la littérature internationale. Il se trouve qu'il s'agit d'un travail assez complet, reprenant certaines des variables étudiées à Genève et portant sur une période relativement proche de celle couverte dans notre propre étude. Cette étude concerne un établissement de plus grande dimension que la prison de Champ-Dollon ; en revanche, il s'agit également d'un établissement destiné à la détention préventive, même s'il détient bien sûr une forte proportion de condamnés en attente de transfert. Enfin, il s'agit d'un établissement en France, qui est l'un des pays choisis pour l'analyse de la prise en charge du jeûne de protestation (voir 6.C.2.b).


D.2. Informations épidémiologiques

      Les informations concernant la population de la prison des Baumettes de Marseille et les jeûnes de protestation à la prison-hôpital des Baumettes concernent, sauf mention contraire, la période 1975-1983 inclusivement.

      En moyenne 5742 détenus sont incarcérés chaque année à la prison des Baumettes, comprenant 62.6% de prévenus et 37.4% de condamnés. La population moyenne est de 1668 détenus. La durée moyenne de détention par détenu est estimée, sur la base des chiffres à disposition, à environ 108 jours. La nationalité des détenus, connue pour les 1ers janvier 1981 et 1982, comprend en moyenne 72% de Français et 28% d'étrangers. Sur la base des données au 1er janvier 1982, l'effectif des détenus de la prison des Baumettes représente environ 10% de celui pour la France métropolitaine, à savoir 11.8% des détenus des maisons d'arrêt et 9.5% de l'ensemble des détenus si on tient compte également des établissements pour peines.

      Casile dénombre 395 cas de jeûnes de protestation sur la période étudiée, soit environ 44 cas par an en moyenne. On peut ainsi calculer une incidence de 0.76 % des incarcérations, ou 2638/100 000 détenus (population quotidienne moyenne). Pour la France métropolitaine de 1982 à 1986, les jeûnes de protestation représentent 1.92 % des entrées (correspondant à une tendance à la hausse des cas durant cette période [5, p. 101]). La variation saisonnière du nombre moyen de cas est connue, les données figurent dans le tableau comparatif entre Champ-Dollon et la prison-hôpital des Baumettes (Figure 2).


D.3. Comparaison entre la prison de Champ-Dollon et la prison-hôpital des Baumettes

      Les données concernant la prison-hôpital des Baumettes sont le plus souvent divisées en deux sous-groupes, les prévenus (62.6%) et les condamnés (37.4%). Dans les institutions genevoises, le statut des jeûneurs recensés n'est pas connu de façon certaine ; à la prison de Champ-Dollon, les prévenus représentent 57% de l'effectif total des détenus et les condamnés 43% 97 .

      En ce qui concerne le taux d'occupation des deux établissements, l'effectif moyen à la prison des Baumettes est 5.4 fois plus grand que celui de la prison de Champ-Dollon, le nombre moyen d'entrées par an est 2.5 fois plus grand et la durée de séjour est 2.2 fois supérieure. L'effectif moyen et le nombre d'entrées plus élevés s'expliquent simplement par la différence de taille entre les deux établissements pénitentiaires. La durée de séjour plus élevée est plus difficile à expliquer, d'autant que la proportion de condamnés par rapport aux prévenus n'est pas plus élevée à la prison des Baumettes qu'à la prison de Champ-Dollon. On peut émettre les hypothèses, qui restent à vérifier, que les procédures judiciaires sont plus longues en France qu'en Suisse, et/ou que les détenus condamnés sont plus vite transférés de la prison de Champ-Dollon ou restent sur place lors de condamnations plus brèves qu'à la prison des Baumettes.

      La proportion de ressortissants nationaux parmi les détenus est inversement proportionnelle à la prison de Champ-Dollon (environ ¼ de citoyens suisses) et à la prison-hôpital des Baumettes (environ ¾ de citoyens français).

      Le taux de jeûne de protestation rapporté au nombre d'entrées est très proche à Champ-Dollon et à la prison des Baumettes (respectivement 0.76 et 0.74%, risque d'erreur bb = 14.5%). Sur cette base, on peut estimer l'incidence annuelle du jeûne de protestation à environ 760/100 000 nouvelles incarcérations, dans les deux établissements. On pourrait s'attendre à ce que l'incidence de démarches revendicatrices soit plus élevée dans un établissement français, les mouvements de grève et les conflits sociaux étant plus fréquents qu'en Suisse, pour des raisons culturelles et historiques. Il est possible que l'incidence aux Baumettes soit sous-estimée, certains jeûnes très brefs n'ayant peut-être pas été recensés. Par ailleurs, un phénomène de sous-culture carcérale et d'adaptation au système, propre cet établissement, pourrait expliquer une moins grande fréquence des comportements revendicatifs, en particulier la démarche périlleuse que représente le jeûne de protestation 98 . L'incidence plus faible du jeûne de protestation à la prison des Baumettes par rapport à la moyenne nationale conforte cette hypothèse.

      D'après les données disponibles, on peut établir la variation mensuelle de l'incidence des cas de jeûne de protestation, à la prison de Champ-Dollon et la prison-hôpital des Baumettes, illustrée dans la Figure 2.

      On peut encore mentionner les données rapportées par Larkin [35], qui a étudié de façon rétrospective les caractéristiques épidémiologiques de 49 cas de refus alimentaires chez 39 détenus d'une prison préventive (remand prison) d'un effectif moyen de 595 détenus, durant une période de 9 ans allant de 1978 à 1986. Les détenus ont en moyenne 32 ans (20-56). On peut estimer le nombre moyen de cas de refus alimentaire à environ 5.4/an et l'incidence à 915/100 000 détenus 99  par an. Il est toutefois difficile d'établir des comparaisons avec les données genevoises et marseillaises, car on ne sait pas dans combien de cas le diagnostic de jeûne de protestation serait retenu, par rapport à ceux où les co-morbidités psychiatriques semblaient prépondérantes. Parmi les 39 détenus connus pour avoir présenté un refus alimentaire, 10 dossiers n'ont pu être obtenus, l'évaluation psychiatrique n'étant pas disponible chez 4 autres ; parmi les 25 détenus restant, 9 ne présentent pas d'affection psychiatrique, sans qu'il soit précisé chez combien des détenus la capacité de discernement a été reconnue. Enfin, les moyens employés pour retrouver de façon rétrospective les cas de refus alimentaire ne sont pas précisés.


E. Les moyens d'expression des détenus à la prison préventive de Champ-Dollon

      La recherche des cas de jeûnes de protestation à la prison de Champ-Dollon a permis de passer en revue environ 32000 observations écrites du personnel soignant sur une période légèrement supérieure à 5 ans, résultant de certaines des 16500 consultations annuelles en moyenne. Ceci permet de dresser la liste des différents modes d'expression, en particulier ceux mettant en jeu le corps, pour la plupart auto-agressifs, avec ou sans revendication, tels qu'ils se sont présentés à la prison préventive de Champ-Dollon de 1991 à 1995, et d'évaluer la fréquence de certains d'entre eux. Certains des résultats chiffrés sont présentés dans le Tableau 8.

      Les moyens d'expression des détenus comprennent officiellement les demandes orales et écrites déposées auprès de l'autorité pénitentiaire ou judiciaire, ou encore celles faites par l'intermédiaire de tierces personnes, notamment le mandataire juridique. Toutefois, pour diverses raisons (mauvaise connaissance, difficultés à utiliser les voies officielles ou échec prévisible de celles-ci, psychopathologies), les moyens d'expression des détenus sont souvent d'ordre non verbal.

      Les moyens d'expression utilisant le corps ou à proprement parler auto-agressifs sollicitent parfois le service médical, motivés par la demande de certains traitements (en particulier sédatifs, anxiolytiques, méthadone) ou une amélioration du traitement. Pour certains, c'est la simple expression d'un désespoir, une demande d'attention de la part des codétenus, des proches, de l'autorité carcérale ou du service médical, se substituant parfois à une demande de consultation. C'est alors un moyen de quitter la cellule et d'être traité différemment. Certains gestes sont animés par une revendication dans un but précis. Certains comportements revendicateurs qui n'impliquent pas un geste auto-agressif sont ici regroupés avec les autres vu le continuum de comportements allant du geste auto-agressif sans revendication à la revendication sans auto-agression. Tous ces comportements ont un rapport avec le jeûne de protestation qui met en jeu le corps de manière auto-agressive et y associe une revendication.

      On peut distinguer quatre grandes catégories de comportements mettant en jeu le corps : les troubles du comportement, les gestes directement auto-agressifs, les refus de médicaments, de traitements ou de suivi par le Service médical, et les simulations de maladies.

      Les événements relevés dans les registres du service médical à la prison de Champ-Dollon sont les suivants :

      On relève encore dans les registres des références à des modes de revendication ne mettant pas directement en jeu le corps du détenu : plainte par lettre, pétition, demande de constat de coups et blessures ; chantage par menace de gestes auto-agressifs, prise d'otage, agression de gardien ou de codétenu, démolition de mobilier hors cellule (p.ex. Service médical).

      Les vénosections, dermosections, et autres gestes auto-agressifs démonstratifs étaient extrêmement fréquents en 1991 (env. 1 cas tous les jours ou 2 jours), souvent réalisés par des toxicomanes et pour des avantages médicaux ou pénitenciers plutôt que judiciaires 100 . Suite à une nouvelle politique consistant à suturer et panser la lésion mais refuser par principe de répondre à toute demande associée (notamment de médicaments), la situation a été tendue lors des six premières semaines, surtout avec les gardiens, puis on a noté une diminution du nombre de cas à environ un ou deux cas par mois, grâce à l'information transmise aux nouveaux détenus par les anciens. Les fouilles de cellules donnent une idée des substances qui circulent malgré tout entre détenus 101 .

      Tout comme certains refus alimentaires sans revendication peuvent passer pour un jeûne de protestation, certains gestes auto-agressifs peuvent être mal interprétés. On note ainsi le cas de détenus de la prison de Champ-Dollon se « tailladant » pour « mélanger leur sang et devenir frères de sang », et initialement identifiés par le personnel pénitentiaire comme des cas de tentamens.

      Les conséquences possibles de ces comportements auto-agressifs sur la santé physique sont multiples. Celles répertoriées à la prison de Champ-Dollon comprennent : plaies cutanées, fracture d'un métacarpien, intoxication, nécessité d'un transfert en milieu psychiatrique. Enfin on note plusieurs décès, par overdose, ou étouffement avec un sac ou par strangulation.


F. Interprétation des données


F.1. Caractéristiques épidémiologiques des populations carcérales


a) Age

      L'âge moyen des jeûneurs est de 43.7 ans au Quartier cellulaire hospitalier et de 35 ans à la prison de Champ-Dollon. Dans les deux cas, il est plus élevé que la moyenne d'âge des détenus. On peut supposer qu'une certaine maturité contribue à ce qu'un détenu exprime une revendication au travers d'un jeûne de protestation, plutôt que par d'autres gestes auto-agressifs, souvent plus impulsifs et brefs.


b) Sexe

      On trouve proportionnellement plus d'hommes menant un jeûne de protestation que de femmes à la prison de Champ-Dollon, et aucune femme n'a été hospitalisée au Quartier Cellulaire Hospitalier pour jeûne de protestation durant la période étudiée. En revanche, pour certains comportements auto-agressifs (dermosections), les femmes sont proportionnellement plus représentées.

      Il est difficile, dans le cadre d'une étude rétrospective, de tirer des conclusions à ce sujet. Des entretiens avec des détenus au moment même d'un jeûne de protestation, ainsi que dans un groupe témoin, permettrait de mieux préciser la personnalité, les motivations et la réflexion des jeûneurs, et d'en tirer des conclusions quant aux différences observées. On peut également émettre des hypothèses sur la base de différences comportementales entre hommes et femmes dans d'autres contextes, ce qui dépasse le cadre de ce travail.

      Spécifiquement au contexte carcéral, l'incarcération mène à une séparation des sexes et à la prison de Champ-Dollon les femmes constituent une communauté relativement petite. De ce fait, on peut émettre l'hypothèse que les hommes ont plus facilement et rapidement au cours de leur détention des informations sur les jeûnes de protestation, par le contact avec d'autres détenus, et de ce fait entreprennent plus facilement une telle démarche.


c) Etat civil

      L'état civil semble jouer un rôle peu significatif ; ainsi dans deux cas de jeûne de protestation (sur les 19 étudiés au QCH), la « fiancée » du détenu joue un rôle non négligeable, apparaissant comme le partenaire-cible. En revanche, vu le manque de données, ce facteur reste difficile à interpréter. On n'a pas, par exemple, suffisamment d'informations à disposition pour apprécier le rôle éventuellement dissuasif joué par l'état civil (d'être marié et/ou avoir des enfants), impliquant une responsabilité sociale vis-à-vis d'autrui.


d) Nationalité

      Les aspects culturels en rapport avec la nationalité sont susceptibles d'influencer la population des jeûneurs. Une méconnaissance des procédures légales par les ressortissants étrangers peut amener plus souvent ceux-ci à des actions dramatiques. De plus, un certain nombre de ressortissants étrangers sont des requérants d'asile, issus de pays où ils ont peut-être déjà entrepris des jeûnes de protestation avant de se résoudre à l'exil. L'influence de la nationalité sur la fréquence des jeûnes de protestation semble toutefois relativisée par la similarité de fréquence du jeûne de protestation entre la prison de Champ-Dollon et celle observée à la prison des Baumettes, en dépit d'une différences importantes dans la répartition entre détenus nationaux et étrangers.


e) Provenance

      Les détenus hospitalisés au Quartier Cellulaire Hospitalier pour jeûne de protestation proviennent de diverses institutions pénitentiaires, mettant en évidence le rôle que joue cette structure au niveau romand.


f) Caractéristiques non étudiées de la population des jeûneurs

      Certaines caractéristiques de la population des jeûneurs n'ont pas été étudiées ici. Citons entre autres la catégorie pénale du détenu, la nature de l'infraction, le type de procédure pénale en cours, la peine éventuellement prononcée, le niveau d'instruction, la filiation, le domicile, la situation professionnelle, civile et familiale, la religion, les antécédents pénitentiaires, les antécédents de jeûne de protestation. Pour ceci, il faudrait extraire les dossiers administratifs d'écrou et judiciaires des détenus.

      Toutefois, l'étude de plusieurs de ces caractéristiques, dans la thèse de G. Casile [10], n'a pas montré d'influence significative sur les caractéristiques propres au jeûne de protestation. E. Larkin ne constate pas non plus de différence significative entre le sous-groupe des détenus considérés comme psychotiques (n=6) par rapport à l'ensemble des détenus présentant un refus alimentaire (n=29), du point de vue de l'âge, l'ethnie, le type de délit, les caractéristiques psychosociales et la perte pondérale [35].


F.2. Caractéristiques épidémiologiques des jeûnes de protestation


a) Incidence du jeûne de protestation dans la population carcérale

      La comparaison des statistiques sur le jeûne de protestation à la prison des Baumettes à Marseille et à la prison de Champ-Dollon met en évidence une incidence comparable des jeûnes entre ces deux institutions. Parmi les autres pays étudiés, seuls les Pays-Bas ont pu fournir des chiffres relatifs au nombre de cas [voir Annexe C.2.e)]; ne connaissant pas exactement les populations carcérales totales concernées, il n'est pas possible d'établir de comparaison. On note toutefois d'année en année une très grande variabilité des chiffres rapportés aux Pays-Bas ; on ne retrouve pas une telle amplitude de variations ni à la prison des Baumettes ni à la prison de Champ-Dollon.

      L'incidence estimée plus haut des jeûnes de protestation à la prison de Champ-Dollon et aux Baumettes est d'environ 760/100 000 nouvelles incarcérations par an 102 , ou encore 5584/100 000 nuitées par an 103  à la prison de Champ-Dollon. Afin d'apprécier si les jeûnes de protestation sont relativement fréquents, on peut comparer leur incidence à celles d'autres pathologies générales, rapportée à une population donnée. Ainsi, des enquêtes menées à la prison de Champ-Dollon entre 1983 et 1987 fournissent des informations sur la prévalence de certaines affections très fréquentes en médecine pénitentiaire : plus du tiers des détenus sont dépendants de drogues, 15% du total dépendant de l'alcool et 30% prenant habituellement des tranquillisants mineurs, 35% faisant état de troubles psychiques et mentaux, 50% s'il l'on estime le nombre de détenus présentant un trouble de la personnalité 104 . Aux Etats-Unis d'Amérique, on rapporte une prévalence de 10 à 25% de tuberculose 105 . Il s'agit toutefois de taux de prévalence d'affections chroniques, difficiles à comparer avec le jeûne de protestation, qui par définition ne peut être chronique et dont la prévalence est de ce fait moindre.

      Il est en revanche malheureusement difficile de trouver des informations épidémiologiques précises en médecine pénitentiaire, en particulier l'incidence de diverses affections en milieu carcéral. En effet, bien que la santé et l'équivalence des soins médicaux soit une priorité à la réalisation du droit des prisonniers, la médecine pénitentiaire reste le parent pauvre de la littérature médicale, n'étant souvent pas encore considérée comme partie intégrante du système médical, des services de santé et des facultés de médecine [2]. En outre, les études portant sur des populations séjournant dans des institutions (prisons, hôpitaux psychiatriques, etc.) emploient fréquemment des unités de mesures différentes pour l'incidence de certaines affections 106 , parfois sans que cela soit précisé (voir la revue par J. Batten [82]des études relatant des taux de suicides dans des institutions pénitentiaires et psychiatriques).

      On connaît toutefois l'incidence des décès dans les institutions pénitentiaires genevoises grâce au travail de thèse de L. Zega [83]. Pour la période allant de 1977 à 1992 on recense 35 décès (soit 2.4/an en moyenne), dont 25 suicides (soit 1.7/an ou encore une incidence de 633/100 000 nuitées par an). On note que l'incidence relevée est considérablement plus élevée que celles rapportées dans la littérature internationale [83] ; ainsi, si l'on se réfère à la revue de la littérature de J. Batten [82], le taux de suicide à la prison de Champ-Dollon est plus proche des taux retrouvés dans des hôpitaux psychiatriques que dans des institutions pénitentiaires 107 .

      Diverses études étudient l'incidence des nouveaux cas de tuberculose active, l'une rapportant un taux de 20 108  à 58 109 /100 000 détenus dans les prisons de l'état américain du Maryland 110  [84], une autre rapporte une incidence de tuberculose de 184/100 000 détenus 111  dans une prison californienne en 1991 [85], une autre encore signale des taux de 105 et 156/100 000 détenus en 1986 et 1991 respectivement dans les institutions pénitentiaires de l'état de New York [86]. Une étude estime l'incidence des séroconversions pour le VIH à 0.6/100 individu-années 112 , chez des femmes détenues incarcérées à plusieurs reprises dans la prison de l'état américain de Rhode Island (le test étant effectué lors de chaque incarcération et la contamination ayant pu survenir en dehors de la prison) [87]. Une étude évalue l'incidence de la syphilis dans la population carcérale féminine des prisons de la ville de New York (1993-1997) entre 4.1 et 6.5/100 femme-années 113  suivant les critères retenus [88].

      Les données épidémiologiques en médecine pénitentiaires soient relativement peu nombreuses et souvent difficilement comparables (p.ex. années et périodes d'observation, types d'institutions pénitentiaires variables, législations, règlements pénitentiaires et organisation des services de santé très différents d'un pays à l'autre, données spécifiques à certaines sous-populations carcérales (p.ex. femmes, toxicomanes)). Il apparaît toutefois que le jeûne de protestation est un problème classique de médecine pénitentiaire non seulement en raison de ses spécificités mais également par sa fréquence (incidence relativement élevée, proche de celle d'affections déjà connues pour être parmi les plus fréquentes en médecine pénitentiaire).


b) Variabilité saisonnière

      La Figure 2 montre la variabilité saisonnière de l'incidence du jeûne de protestation à la prison de Champ-Dollon et à la prison-hôpital des Baumettes. On peut émettre l'hypothèse que des facteurs contextuels influencent l'incidence du jeûne de protestation (p.ex. ralentissement des procédures durant la période estivale, reprise de l'activité judiciaire par la suite). Il semble toutefois difficile de tirer des conclusions à partir des données à disposition. Les grandes variations dans l'incidence des cas à la prison de Champ-Dollon sont probablement plutôt aléatoires en raison des effectifs faibles. En effet, les données pour la prison-hôpital des Baumettes, portant sur un effectif plus important, donnent également une courbe en dents de scie, mais avec une moins grande amplitude de variations d'un mois à l'autre.


c) Diagnostic différentiel

      Lorsqu'un détenu est signalé ou identifié par le service médical pour non alimentation, il s'agit près d'une fois sur deux (51.8 %) d'un jeûne de protestation. Les autres cas, au nombre de 85, représentaient le diagnostic différentiel du jeûne de protestation.

      Une anorexie d'origine psychologique est invoquée dans 48 cas. Dans ces cas, l'anorexie est le plus souvent un symptôme de dépression (identifiée à 31 reprises) ou d'anxiété (identifiée à 11 reprises), parfois en association. Dans plusieurs cas, le contexte d'isolement (cachot, séparation familiale, n=5) ou juridique (n=7) semble jouer un rôle important. Trois détenus présentent un délire, l'un mystique, les 2 autres avec une crainte pathologique d'un empoisonnement, expliquant le refus alimentaire. On note en outre 4 cas de toxicomanes signalés pour une anorexie dans le cadre d'un sevrage. Certains cas présentent d'autres symptômes gênant l'alimentation, d'origine psychosomatique ou purement somatique suivant les cas, tels que des troubles digestifs (vomissements (n=12), épigastralgies, constipation, coliques), douleurs, contexte infectieux (fièvre, VIH, grippe). Chez 4 détenus, des raisons religieuses (p.ex. Ramadan) expliquent en partie le refus du plateau qui avait fait solliciter le service médical. Trois détenus signalent des difficultés d'alimentation en raison de la qualité de la nourriture servie à la prison, parfois pour des raisons culturelles. Dans des cas plus rares, sans que l'on puisse parler de jeûne de protestation à proprement parler, le refus alimentaire relève de motivations plus spécifiques (l'un semble rechercher un transfert au Quartier Cellulaire Hospitalier, une autre dit jeûner solidairement pour souffrir en même temps que son enfant). Dans 17 cas, les raisons de la non alimentation n'ont pu être déterminées.


d) Durée des jeûnes de protestation

      Les détenus effectuant un jeûne de protestation recensés à la prison de Champ-Dollon passent en moyenne 13% du temps de leur détention en jeûnant.

      Le jeûne de protestation motive proportionnellement plus de journées d'hospitalisations que d'admissions au Quartier Cellulaire Hospitalier, en comparaison des autres motifs d'hospitalisation. Ceci s'explique par le fait que les hospitalisations pour jeûne de protestation (16 jours en moyenne) sont de plus longue durée que les hospitalisations pour d'autres motifs (voir la Figure 3 illustrant les différences dans la répartition des jeûnes de protestation en fonction de leur durée). La connaissance des motifs d'admission au QCH permettrait éventuellement d'identifier certaines pathologies courantes nécessitant des hospitalisations de brève durée, diminuant la durée moyenne des séjours. On peut toutefois supposer que les admissions pour jeûne de protestation entraînent réellement des séjours plutôt longs. En effet, s'il s'agit de réalimenter un patient dénutri, l'observation nécessitera plusieurs jours. Plus encore, l'étude des cas met en évidence le rôle de l'hospitalisation pour tenter de débloquer certaines situations dans l'impasse, l'hospitalisation ne dépendant pas de l'état physique du patient mais du succès des négociations entreprises entre le jeûneur et le partenaire-cible. Enfin, certains détenus, poursuivant leur jeûne alors qu'ils reçoivent des perfusions, entraînent des hospitalisations particulièrement longues et augmentent la moyenne des durées de séjour pour jeûne de protestation.


e) Délai entre incarcération et début du jeûne

      On constate que plus l'incarcération est longue, plus le jeûne aura été entrepris tardivement. Il peut s'agir de deux populations de détenus avec des revendications différentes (p.ex. contestation de l'inculpation vs contestation de la condamnation). Une autre hypothèse serait que le jeûne ait en général un certain effet sur la détention, amenant un changement de situation (libération provisoire, raccourcissement de la peine, transfert dans un autre établissement provoqué ou retardé par le jeûne).


f) Moment du signalement

      Le jeûne de protestation étant a priori une démarche solennelle et réfléchie, on supposerait qu'un nouveau jeûne soit clairement annoncé en cours de journée. Or, il est intéressant de noter que 20 % des cas sont identifiés lors du service médical de nuit. On peut émettre les hypothèses suivantes quant aux circonstances de l'annonce d'un jeûne de protestation : le jeûne peut être découvert avant que le détenu, qui testait sa résistance, n'ait eu l'occasion de l'annoncer ; de la même façon, le jeûne est peut-être annoncé ou suspecté à l'issu du premier jour de jeûne, après que le détenu a renoncé avec succès à trois repas ; un refus alimentaire (dépression, jeûne religieux) peut se muer en jeûne de protestation au moment où sa découverte inquiète l'entourage ; méconnaissant les procédures ou la langue, le détenu ne sait parfois pas à qui il peut s'adresser.


g) Complications des jeûnes de protestation

      On constate une perte d'environ 1.3 kg/semaine en moyenne. Les données figurant à cet égard dans la littérature mentionnent des pertes pondérales plus importantes (voir 5.B.). Pourtant, la population étudiée ici comprend beaucoup de jeûnes brefs, et la phase initiale de perte de poids rapide devrait proportionnellement plus influencer la perte pondérale moyenne. Toutefois, on compte quelques jeûnes prolongés avec une perte de poids qui se stabilise, au point de faire douter de la réalité du jeûne. De plus, nombre des jeûnes de protestation étudiés ne sont pas des jeûnes complets, contrairement aux modèles théoriques et expérimentaux rapportés dans la littérature.

      Rappelons à ce sujet que le BMI moyen au début des jeûnes de protestation étudiés est de 24 kg/m2, soit dans la norme. On aurait pu émettre l'hypothèse que les détenus obèses entreprennent plus souvent un jeûne de protestation ; en effet, leur excès de poids leur donne de meilleures chances de succès puisque le jeûne est susceptible de durer plus longtemps ; de plus, le jeûne peut sembler moins risqué, d'autant qu'au début la perte de poids est médicalement recommandable ; en outre, des études menées lors de jeûnes thérapeutiques montrent une perte pondérale moins rapide chez l'obèse [58]. Toutefois le BMI moyen de 24 ne soutiennent pas cette hypothèse. Une explication à cela serait que le BMI moyen de la population carcérale soit significativement plus bas que celui de la population générale ; ce serait alors plutôt un poids de départ bas qui découragerait certains détenus d'entreprendre un jeûne.

      Les dossiers des patients rapportent beaucoup de symptômes mais peu de complications significatives ou irréversibles, et pas de séquelle physique grave ni de décès durant la période étudiée 114 . Les conséquences psychologiques du jeûne et de son éventuel succès ou échec ne sont probablement pas anodines. Le jeûne est une démarche éprouvante du point de vue émotionnel et physique et, en cas d'échec, le problème ayant suscité la revendication persiste. Certaines organisations promouvant le jeûne de protestation comme moyen d'action non violente y voient toutefois une possibilité d'enrichissement personnel d'un point de vue spirituel [27]. Quoi qu'il en soit, les conséquences psychologiques n'ont pu être appréciées sur la base des données collectées.

      Certains cas de décès sont occasionnellement signalés dans la presse internationale, outre les cas de jeûnes de protestation à motivation politique bien connus. L'un d'entre eux, survenu en France, a concerné un homme disant mener un jeûne de protestation, mais présentant également des troubles psychiatriques ; on note dans ce cas des difficultés à déterminer la capacité de discernement et une mauvaise appréciation de l'état de santé du détenu par les services médicaux [89].


h) Succès des jeûnes de protestation

      Vu l'absence d'information systématique dans les dossiers sur les motifs exacts du jeûne de protestation et vu que les registres judiciaires n'ont pas été inclus dans l'étude, il n'est pas possible de dire dans quelle mesure les détenus entreprenant un jeûne de protestation ont obtenu gain de cause. Pour ce qui est des aspects relationnels, il apparaît de manière anecdotique (d'après les dossiers du QCH) que le juge semble souvent peu enclin à donner suite à la revendication du jeûneur ; en revanche, un autre citoyen, passant du rôle de témoin à celui de partenaire-cible en lieu et place de l'autorité, sera plus influençable 115 .

      Il apparaît, également de manière anecdotique, que le jeûneur renonce souvent après la visite de son avocat. En revanche, nous n'avons pas analysé plus précisément le rôle de celui-ci.


i) Détenus et citoyens libres

      Nous ne disposons pas d'instrument aussi sensible que les cahiers d'observations des infirmières pour dépister les jeûnes de protestation chez les citoyens libres (seul les jeûnes d'une certaine durée ou sortant de l'ordinaire (situation tragique, personnalité célèbre) sont habituellement rapportés dans les media). L'incidence des jeûnes de protestation dans une population de détenus semble nettement plus élevée que dans la population générale, et ce avec une durée moyenne probablement plus courte.

      Il a été mentionné plus haut le rôle de témoin tenu par les média lors de jeûnes de protestation menés par des citoyens libres, alors que ce rôle incombe entre autres et souvent en première ligne au médecin et au service médical lorsqu'il s'agit de citoyens en détention. Le recours des détenus jeûneurs au media et à l'opinion publique semble moindre mais il n'est pas possible de l'évaluer avec précision. On sait toutefois que c'est parfois le cas. A titre d'exemple, Walter Sturm, en raison de son action revendicatrice, a su intéresser les media, entre autres lors de ses jeûnes de protestation[90].


8. Conclusions et propositions de recommandations


A. Problèmes identifiés


A.1. Aspects généraux


a) Implication des personnels de santé pénitentiaires dans la démarche du détenu

      Le jeûne de protestation, « non-maladie » directement causée par le patient qui est a priori un individu sain de corps et d'esprit, met le médecin dans une situation ambiguë. D'un côté, le traitement agressif de la « maladie » (nutrition forcée, coercition) est en général considéré comme contraire aux droits de l'individu ; d'un autre côté, le soutien actif du patient dans sa démarche risque de radicaliser son attitude, et mettre sa santé et sa vie en plus grand danger. Le médecin est souvent tenté de faire échouer la démarche revendicatrice du jeûneur par des manoeuvres indirectes (informer sans mentir mais en espérant que les risques annoncés seront dissuasifs, aggraver l'inquiétude liée aux complications précoces, modifier les traitements habituels). Globalement, il apparaît, à travers les notes de dossiers et les sondages effectués, que les personnels de santé pénitentiaires ne cherchent pas à interférer avec la démarche du patient, mais qu'un but non formulé de la prise en charge médicale peut être celui de faire échouer sa démarche. Cette attitude est ressentie comme plus nécessaire avec des détenus qu'avec des citoyens libres. En effet, on considère les détenus comme moins indépendants dans leur démarche, agissant de manière radicale, sous la pression d'une situation souvent transitoire ou pour des motifs légers, dans un univers oppressif et répressif.

      Quoiqu'il en soit, il semble essentiel de proposer une nourriture adéquate aux détenus, même en cas de jeûne volontaire. L'institution pénitentiaire ou le service médical peut également être amené à proposer des suppléments spécifiques (p.ex. vitamines) au détenu. Ceci peut être indiqué pour éviter certaines complications dramatiques comme l'encéphalopathie de Wernicke, mais peut également être demandé par le détenu. Témoins et partenaire-cible peuvent, en présence de ce type de traitements, se demander si le détenu n'a pas ainsi la possibilité d'optimaliser le déroulement de son jeûne et par conséquent de bénéficier du concours indirect des personnels de santé. Le principe de bienfaisance guidera en général la prise en charge médicale, le risque de collusion apparente passant au second plan. Les services médicaux doivent toutefois veiller à servir les besoins de santé du détenu ; notamment, il faut éviter d'une part que le détenu dispose sans restriction des ressources du service médical et mène son jeûne « à la carte », d'autre part qu'il semble bénéficier de traitements de faveur en raison de son jeûne.

      Quant au rôle que le médecin et l'équipe soignante doit jouer dans le conflit opposant le jeûneur au partenaire-cible, il semble que celui de médiateur neutre soit le plus adéquat. La neutralité implique la confiance que la patient peut avoir en son médecin, assuré du respect du secret médical, d'être informé de son état de santé et des risques encourus, de pouvoir accéder à son dossier. La neutralité implique en outre la confiance que tant le patient jeûneur que le partenaire-cible peuvent avoir dans le médecin, qui se gardera de prendre parti pour l'un ou pour l'autre. Ceci ne signifie pas que, outre le conflit à l'origine du jeûne de protestation, le médecin ne reste pas l'avocat et le protecteur des intérêts de son patient. La situation décrite par Kalk [91] en Afrique du Sud illustre bien cette dualité, dans un contexte où les patients étaient victimes d'une part de traitements inhumains et d'autre part d'un système judiciaire arbitraire et inéquitable. Il semble évident que Kalk et ses collègues ne souhaitent le décès des patient suite au jeûne pas plus qu'ils approuveraient tout acte délictueux reproché. En revanche, ils ont refusé de se faire les complices d'un système répressif et irrespectueux des droits de l'Homme et des libertés fondamentales, défendant les intérêts de leurs patients lorsque par exemple ceux-ci étaient menottés à leur lits, se voyaient imposer la présence de policiers lors des consultations ou encore s'il devaient quitter l'hôpital pour poursuivre une détention de durée indéterminée en l'absence de toute inculpation. La distinction, parfois délicate à établir, se situe entre lutter pour le respect des droits du patient et s'impliquer en faveur des revendications du jeûneur ne concernant pas spécifiquement la relation médecin-patient. Toutefois, même si la situation conflictuelle décrite en Afrique du Sud en 1991 est relativement tranchée, le corps médical se doit de refuser toute situation inacceptable, au bénéfice des patients, même dans des systèmes pénitentiaires proposant de meilleures conditions de détention [92].


b) Prévention du jeûne de protestation

      Il est généralement admis qu'il n'est pas acceptable d'exercer des pressions pour faire cesser un jeûne de protestation. En revanche, on peut se demander dans quelle mesure la survenue d'un jeûne de protestation pourrait être prévenue. Des campagnes de sensibilisation pourraient chercher à décourager les candidats potentiels, en dépeignant le jeûne de protestation comme une méthode vouée à l'échec et pénible pour le détenu. Au contraire, cette publicité est susceptible d'avoir l'effet inverse, de susciter des vocations en poussant certains détenus au défi de contredire de telles affirmations. Quoi qu'il en soit, le jeûne de protestation n'est pas mieux étudié que bien d'autres maladies en terme de prévention.

      Il convient cependant de souligner que le jeûne de protestation est, en premier lieu, un mode de revendication et non une maladie. Il faut tenir compte du rôle de soupape qu'il peut avoir, permettant au détenu de s'exprimer, de manière extrême, dans un univers qui le réprime. Tous les détenus ne recourent pas au jeûne pour protester ; certains s'y spécialisent, en raison d'une personnalité plus revendicatrice, avec un taux de récidive important (de 10 à 35% d'après les données genevoises). On relève d'ailleurs que le jeûne de protestation, outre la revendication qui l'anime, s'accompagne de certains bénéfices secondaires. Ces avantages sont susceptibles de favoriser les récidives. Ainsi, le jeûne suscite l'attention des autres détenus, du service médical, du partenaire-cible ; il permet de rompre la monotonie de l'incarcération, avec parfois même un transfert au Quartier cellulaire hospitalier ; en outre, la culpabilité associée à l'incarcération est projetée sur autrui, le détenu prenant le rôle de victime.


c) Conséquences psychologiques

      De manière anecdotique, il apparaît à la revue des dossiers que bon nombre de patient passant par le QCH en sortent, entre autres diagnostics, avec celui de trouble anxieux et/ou dépressif 116 . De toute évidence, on peut s'attendre à une proportion identique, si ce n'est supérieure, dans le sous-groupe des jeûneurs. Si on convainc un détenu que ses motifs ne sont pas suffisamment fondés ou importants pour que sa grève soit prise en considération, ou bien que ses chances d'aboutir sont au contraire faibles parce que la demande est exagérée, il se retrouve en situation d'échec ; il perd un moyen d'action de dernier recours, sans voir son problème se résoudre dans beaucoup de cas : il semble dès lors d'autant plus essentiel de proposer un soutien psychologique. Il ne s'agit pas simplement de faire le diagnostic différentiel entre jeûne de protestation et maladie mentale avec perte de discernement, mais de prendre en charge une population à haute prévalence de troubles thymiques, même mineurs ou réactionnels.

      Notons encore que les conséquences psychologiques du jeûne de protestation sont souvent mentionnées mais qu'il n'est pas systématiquement proposé un suivi psychologique du détenu qui a interrompu un jeûne.


d) Définitions et diagnostic

      Le jeûne de protestation étant un problème de santé qui a pour origine un comportement volontaire, on peut s'attendre à ce que l'expression des motivations par le jeûneur et leur identification par les témoins (service médical) soient prioritaires et aisés. Or, l'étude de Casile sur la prison des Baumettes et les données genevoises montrent la difficulté et le manque de rigueur dans l'identification des motivations (15% de motifs indéterminées chez Casile). Les motivations sont parfois inconnues en raison de problèmes méthodologiques (p.ex. il s'agit d'études rétrospectives sur dossier, et les motivations n'ont pas été consignées au dossier) ; dans d'autres cas, le jeûneur n'a pas de motivations claires. Ces cas ne correspondent plus vraiment à la définition du jeûne de protestation. Malgré tout, il y a peu d'intérêt à en faire une catégorie à part (jeûnes volontaires sans motivation claire).

      Quant à la prise en charge médicale de tels cas, on peut être tenté de restreindre la liberté de choix de tels individus. Toutefois, la capacité de discernement sous-entend une compréhension, par la personne concernée, des conséquences des ses actes mais pas forcément de pouvoir justifier ses choix de manière cohérente.

      Lors de la collecte de données épidémiologique sur le jeûne dans les institutions pénitentiaires genevoises, le diagnostic de jeûne de protestation a été posé de manière très large. Il se base principalement sur l'expression d'une souffrance par un détenu, à travers un refus volontaire de s'alimenter. La revendication est souvent présente mais pas essentielle pour prendre en considération la démarche. Le risque vital réel doit être toujours évalué avec sérieux ; l'absence de risque important ne signifie toutefois pas que le cas doive être négligé. Le diagnostic a une double utilité : 1. identifier les patients nécessitant une prise en charge médicale en raison d'une certaine souffrance psychologique et 2. identifier les patients présentant un risque vital somatique et nécessitant une prise en charge peut-être différente. Comme pour la plupart des pathologies, le jeûne de protestation correspond à un continuum, allant de la simple menace d'effectuer un jeûne jusqu'à une protestation résolue et clairement motivée se traduisant par un jeûne strictement mené et précisément défini dans ses modalités, avec, entre ces deux extrêmes, une très grande diversité tant au niveau des motifs que de la détermination du détenu et des modalités du jeûne.


e) Cadre légal

      Le cadre légal de la prise en charge du jeûne de protestation en médecine pénitentiaire est défini principalement à l'aide de textes de lois ne faisant pas spécifiquement référence au jeûne de protestation lui-même (lois sur les droits des patients, sur l'exercice de la profession médicale, conventions relatives aux droits de l'homme, règlements internes des établissements pénitentiaires). Les seules références légales spécifiques au jeûne de protestation au niveau suisse sont les directives du Ministère public suisse [72]. Ces directives datent de 1978 et il est intéressant de noter que, bien que brèves, ces directives posent certains problèmes dans leur application à l'heure actuelle. Ainsi, outre l'information du détenu qui reste un élément essentiel de la prise en charge, le Ministère public recommande que l'on « essaiera de détourner [le détenu] de son projet » ; cette recommandation est soit superflue, l'information objective du patient étant en elle-même susceptible de le faire renoncer de lui-même, soit elle sous-entend que le médecin exerce une pression sur son patient, assimilable alors à une forme de coercition.

      L'évaluation somatique et psychique du détenu en début de jeûne, ainsi que de sa capacité de discernement, peuvent être retenus dans la prise en charge habituelle. En revanche, pour tenir le détenu « continuellement sous observation » selon les termes du Ministère public, il faudrait pour le moins le faire admettre au Quartier Cellulaire Hospitalier dès le début de son jeûne. Il semble raisonnable que, dans la plupart des cas, un détenu effectuant un jeûne de protestation ne soit initialement pas reçu en consultation plus d'une fois par semaine, d'autant que l'accès au service médical est garanti en tout temps, à la demande de tout détenu.

      Ces directives recommandent encore que « si l'autorité compétente arrive à la conclusion que le discernement est compromis, sur la base du certificat médical, le détenu sera alors nourri de force (artificiellement) ». D'une part, il n'apparaît pas clairement qui est « l'autorité compétente » et de ce fait si la décision de réalimenter revient au médecin ou au partenaire-cible. D'autre part, ces directives ne tiennent plus compte des possibilités de directives anticipées, inscrites dans la loi plus tardivement, qui rendraient illégale une nutrition de force.


f) Hospitalisation

      L'hospitalisation peut intervenir bien sûr en cas de complication médicale et/ou de baisse de l'état général rendant impraticable la prise en charge ambulatoire au sein d'un centre de détention, ou encore pour entamer une réalimentation. De façon plus inhabituelle d'un point de vue médical, l'hospitalisation lors d'un jeûne de protestation peut avoir pour rôle d'isoler le patient et/ou faciliter les négociations. Enfin, comme nous l'avons vu, elle peut être entreprise sur ordre judiciaire, p.ex. aux Pays-Bas et en Espagne.


A.2. Contribution des Déclarations internationales et nationales

      Le jeûne de protestation est un des parents pauvres de la littérature médicale. Les données physiopathologiques sont tirées de modèles inadaptés (famines, régimes pour obèses), l'expérimentation est inexistante, pour des raisons éthiques évidentes. Les données épidémiologiques sont rarement publiées lorsqu'elles existent et les comparaisons sont donc difficiles. Les aspects médico-légaux sont prépondérants dans la littérature, mais s'inscrivent dans des contextes très variables d'un pays à l'autre. Enfin, le rôle du médecin est très différent suivant que le jeûneur est un détenu ou un citoyen libre ; la littérature médicale est encore plus pauvre dans ce dernier cas.

      Toutefois, malgré le manque de données précises, des recommandations relatives à la prise en charge des jeûnes de protestation ont été proposées, tant au niveau international (Déclarations de l'AMM) que national (p.ex. recommandation de la JWF). Ces recommandations prennent notamment en compte les aspects éthiques et médico-légaux. En effet, ceux-ci peuvent être abordés de manière générale et en partie d'un point de vue théorique, sur la base d'autres modèles reconnus et similaires quant aux principes adoptés (principes éthiques, droits des citoyens et des patients, relation médecin-patient, responsabilité des médecins).


A.3. Aspects que les Déclarations n'abordent pas 117 

      Les Déclarations auxquelles il est fait référence dans le présent travail n'abordent pas de manière détaillée et spécifique certains aspects relatifs à la prise en charge des jeûnes de protestation.


a) Aspects physiopathologiques

      Les aspects physiopathologiques sont mal connus. De ce fait, les paramètres permettant d'évaluer le risque de complications ou l'indication à une hospitalisation, ainsi que la fréquence à laquelle doivent s'opérer les consultations de suivi clinique et les examens paracliniques, ne sont soit pas abordés, soit déterminés sur une base scientifique empirique. De plus, la majorité des pathologies ayant des conséquences physiques graves suivent un cours plutôt indépendant de la volonté du patient. Dans le cas du jeûne de protestation, le fait que l'évolution puisse être dramatiquement influencée, dans un sens ou l'autre, par la volonté du patient rend les seuls critères biologiques insuffisants.

      Du point de vue physiopathologique, de nombreux auteurs s'accordent pour distinguer le jeûne volontaire de la carence alimentaire et de la famine. Toutefois, la variation observée dans les modalités des jeûnes de protestation rend difficile l'établissement d'un modèle physiopathologique unique. Le sujet est de toute manière peu étudié. Il en est de même des schémas de réalimentation qui sont aussi variés que peu validés sur le plan scientifique. Le bon sens semble prévaloir, l'accent étant mis sur l'hydratation et les apports vitaminiques, puis une réalimentation progressive lorsque la collaboration du patient est complète, permettant la remise en fonction du tube digestif, et menant enfin à un régime hypercalorique afin de compenser la perte pondérale.


b) Droits du patient

      Les aspects relatifs aux droits du patient ont été clairement précisés dans la loi cantonale genevoise K 1-80 de 1987 (voir Annexe A.3.). Certains des articles relèvent d'une signification particulièrement importante dans le cas des détenus : le partenaire-cible ne peut contraindre le détenu à révéler le contenu de son dossier (art.2, al.4), qui est protégé par le secret médical (art.2 al.2) 118 .

      Le concours d'un médecin extérieur est possible (art.3), mais seulement pour collaborer à l'information du patient. Une telle intervention est bien sûr plus difficile dans la pratique en milieu pénitentiaire. Si la loi autorisait les détenus à être traités par un médecin extérieur, ceci aurait demandé une adaptation du mode de fonctionnement actuel des institutions pénitentiaires.

      L'art.5 protège le patient de traitements contre sa volonté, sous réserve des traitements d'office. Un tel article rend théoriquement possible d'introduire un nouvel article de loi qui rendrait obligatoire la réalimentation en cas de jeûne de protestation, au même titre que le traitement d'autres maladies (p.ex. tuberculose), pour autant que l'on puisse invoquer des arguments relatifs à la sécurité de la société. La situation politique et judiciaire à Genève laisse toutefois supposer qu'une telle modification de la loi serait difficile à faire accepter. En effet, le jeûne de protestation représente avant tout une atteinte à la santé, voire à la vie, de la personne concernée, mais ne constitue par une menace pour la santé et/ou la sécurité publiques dans le contexte sociopolitique actuel à Genève.

      Cette même loi K 1-80 donne une valeur légale à des directives anticipées venant du patient (art.5 al.3) et le médecin se doit de l'assister dans cette démarche (art.9 al.2). Ces articles de lois sont relativement innovateurs du point de vue médico-légal, introduisant la possibilité d'établir des directives anticipées et la protection de telles directives écrites par la loi. Le texte de loi actuel ne permet toutefois pas explicitement de dire si la possibilité de directives anticipées devrait être systématiquement présentée au patient dans tous les cas de jeûne de protestation.

      L'art.7 al.1 pose probablement les problèmes pratiques les plus courants dans son application ; il ne concerne toutefois que les patients hospitalisés, c'est-à-dire séjournant au Quartier Cellulaire Hospitalier.


B. Analyse comparative de la prise en charge des jeûnes de protestation 119 

      Les différences qui existent entre les législations nationales et les différentes interprétations des principes éthiques et déontologiques entraînent une hétérogénéité importante dans la prise en charge des jeûnes de protestation d'un pays ou même d'une région à une autre, en particulier en médecine pénitentiaire. Les sondages effectués auprès de responsables de services médicaux auprès d'institutions pénitentiaires en Europe confirme cette appréciation.

      Dans les institutions pénitentiaires en Espagne, la prise ne charge des jeûnes de protestation est régie par des protocoles, imposant un suivi très régulier des patients. En raison de la situation politique, les personnels de santé espagnols sont confrontés tant à des détenus revendiquant pour des intérêts personnels qu'à des cas à motivation politique. Le choix fait par les institutions politiques et judiciaires est de subordonner les décisions médicales de réalimentation aux institutions judiciaires, qui sont souvent le partenaire-cible. Les médecins peuvent se retrouver dans une situation très inconfortable, devant d'une part intervenir contre le gré du patient et éventuellement le leur, étant d'autre part soumis aux éventuelles représailles des sympathisants des détenus jeûneurs. Les possibilités du patient de refuser un traitement, notamment par le biais de directives anticipées, ne correspondent pas aux objectifs proposés dans les Déclarations de l'AMM et le manuel de la JWF.

      La prise en charge des jeûnes de protestation dans les institutions pénitentiaires en France est en pratique définie par les médecins responsables des services médicaux. Pour des raisons culturelles ainsi qu'en raison de la jurisprudence relative à loi sur l'assistance à personne en danger, la rédaction de directives anticipées par les détenus est inhabituelle et leur respect impossible en cas de survenue de complications graves du jeûne.

      En Grande-Bretagne, la prise en charge des jeûnes de protestation n'est pas non plus régie par des lignes directrices à un niveau national. La décision éventuelle de réalimenter un jeûneur revient au corps médical, quoiqu'en pratique celui-ci renonce à toute intervention contre le gré du patient, en particulier en cas de conflit d'ordre politique.

      Aux Pays-Bas, les services médicaux pénitentiaires ont choisi de suivre les recommandations du manuel de la JWF, et de ce fait disposent de lignes directrices relativement précises. L'attitude adoptée cherche à assurer un déroulement le plus facile des jeûnes de protestation. En effet, si le détenu reste pleinement responsable de sa démarche, il est non seulement clairement informé des risques du jeûne mais également de ses droits (p.ex. accès à un médecin de confiance, respect des directives anticipées). On peut se demander si une assistance neutre mais active des jeûneurs, avec un encadrement rassurant et facilitant ne pourrait avoir pour effet sournois d'augmenter l'incidence des jeûnes de protestation ou leur gravité, ou encore d'entraîner une collusion des personnels de santé avec les jeûneurs, interférant de façon délétère dans la résolution du conflit. L'expérience actuelle semble montrer des résultats satisfaisants mais des données épidémiologiques précises manquent pour apporter effectivement une réponse à ces questions.

      En Suisse, on note une certaine liberté d'action des services médicaux, avec l'accès à quelques documents spécifiques au jeune de protestation et à la situation genevoise. Les conditions de détention sont probablement relativement confortables et on dénombre peu de cas sévères.


C. Caractéristiques épidémiologiques du jeûne de protestation

      L'un des objectifs du présent travail était de mesurer certaines caractéristiques épidémiologiques du jeûne de protestation 120 . Celles ci sont présentées en détail au chapitre 7 et discutées au point 7.F.

      Cette étude met en évidence que le jeûne de protestation est un problème de santé relativement fréquent en médecine pénitentiaire, puisqu'il représente entre 1 et 3 % de la charge de travail d'un médecin ayant la responsabilité de détenus.


D. Propositions


D.1. Recommandations pour la prise en charge de détenus menant un jeûne de protestation


a) Objectifs

      Les données épidémiologiques montrent que le jeûne de protestation, s'il peut ne jamais concerner nombre de médecins, est un problème relativement fréquent en médecine pénitentiaire, susceptible de se présenter à tout médecin exerçant ne serait-ce que quelques mois en milieu carcéral. En outre, nous pouvons considérer cette situation comme un aspect spécifique de médecine pénitentiaire nécessitant des compétences appropriées pour garantir une prise en charge médicale adéquate (connaissance de quelques données physiopathologiques du jeûne, capacité à jouer un rôle de médiateur actif, respect du cadre légal, etc.).

      L'existence d'éventuelles lignes directrices a été fréquemment abordée dans le présent travail. Outre la tendance actuelle à développer des guides de pratique médicale (« guidelines »), de préférence fondés sur des preuves, afin d'améliorer la prise en charge de diverses affections médicales, des lignes directrices sont d'autant plus utiles dans le cas du jeûne de protestation que celui-ci est, comme nous l'avons vu, peu abordé dans la littérature médicale, et ce presque exclusivement dans des articles isolés. De plus, la prépondérance des aspects médico-légaux rend d'autant plus essentiel l'accès à des directives précises et spécifiques à chaque pays, voire à chaque institution.

      Il n'est pas possible de proposer une prise en charge « uniformisée » des détenus entreprenant un jeûne de protestation, tant les motivations et les situations rencontrées en médecine pénitentiaire sont diverses. En revanche, certains aspects, notamment d'ordre médico-légal, doivent être toujours pris en considération.

      Reprenant les objectifs initialement fixés 121 , les données collectées sur le jeûne de protestation permettent de proposer des recommandations adaptées à une prise en charge médicale adéquate. Les recommandations formulées par d'autres institutions ainsi que l'avis des personnels de santé en Suisse fournissent la base de ces recommandations. En revanche, il n'a pas été tenu compte de l'attitude des différents partenaires-cibles possibles, celle-ci n'ayant pas été étudiée.


b) Références utilisées

      Les recommandations de la Johannes Wier Foundation (JWF) offrent un modèle de prise en charge qui a servi de base au texte proposé. Certains paragraphes des recommandations proposées sont aussi inspirés des Déclarations de Malte et de Tokyo de l'AMM. L'ensemble des recommandations a été adapté à la législation genevoise, notamment la loi cantonale K 1-80.

      Les résultats du sondage effectué auprès des personnels de santé des institutions pénitentiaires en Suisse renseignent principalement quant à la possibilité d'une attitude coercitive dans la prise en charge médicale et l'attitude adoptée face à des directives anticipées lors de la décision de réanimer.

      Les résultats révèlent qu'une majorité des répondants excluent toute coercition afin de faire cesser le jeûne de protestation. On note que le terme coercition comprenait clairement dans le questionnaire le simple refus de certains médicaments en cas de jeûne. Il semble important de rappeler cette attitude de principe dans des directives de prise en charge. En effet, confronté à un cas réel, il pourra sembler beaucoup plus difficile de ne pas faire indirectement ou involontairement pression sur le détenu pour qu'il renonce à son jeûne, tant le risque d'apparition de complications médicales chez une personne initialement en bonne santé est insupportable pour le personnel médical et soignant.

      La décision de réanimer en dépit de la volonté du patient est retenue par la majorité des répondants. Etant donné que la législation cantonale genevoise impose toutefois de respecter les directives anticipées écrites par les patients, il serait dès lors utile d'utiliser un tel document pour préciser la volonté du jeûneur dans les situations à risque (p.ex. proposer systématiquement aux patients menant encore un jeûne de protestation de rédiger des directives anticipées au moment de leur admission au Quartier Cellulaire Hospitalier). Dans les autres cas, le plus probablement des situations urgentes non anticipées, la décision de réanimer reviendrait au médecin responsable.

      Les directives anticipées sont un élément clef de la prise en charge d'un jeûne de protestation, susceptible de jouer un rôle fondamental suivant l'évolution de certains cas. Il semble indispensable de ce fait d'informer clairement le patient jeûneur que le médecin a l'obligation légale de respecter des directives anticipées. En effet, si des directives anticipées sont systématiquement sollicitées et le cas échéant respectées par le médecin, au terme de la loi, et que le patient jeûneur ne le réalise pas, faute d'une information adéquate, les intérêts présumés du patient risquent de ne plus correspondre à ses désirs réels, ayant sous-estimé l'importance des directives qu'il aurait laissées avant de perdre la capacité de revenir sur celles-ci ; une telle situation est contraire au sens de la loi, qui a pour but de protéger les intérêts du patient.


c) Recommandations

      Les recommandations proposées pour la prise en charge des jeûnes de protestation dans les institutions pénitentiaires genevoises figurent dans l'annexe B (chap. 11.B.1), à laquelle nous vous proposons de vous référer à présent.

      Ces recommandations concernent principalement la prise en charge de jeûnes de protestation individuels dans les institutions pénitentiaires genevoises. Pour la prise en charge des participants à un jeûne collectif, on pourra se référer aux recommandations proposées dans la thèse de F. Deshusses [48], en tenant compte des particularités relatives à la prise en charge de citoyens libres.


d) Commentaires sur l'adaptation des références utilisées

      Les recommandations pour la prise en charge des jeûnes de protestation proposées ici reprennent largement les principes des Déclarations de l'AMM et du manuel de la JWF. Toutefois, il a été tenu compte des particularités relatives aux institutions pénitentiaires genevoises et à la législation cantonale par quelques adaptations qui sont commentées ici.

      Parce qu'il n'existe pas de données précises dans la littérature médicale, il semble raisonnable d'examiner les jeûneurs au moins une fois par semaine (plutôt que quotidiennement), étant bien sûr admis que, à la demande du jeûneur et/ou si son état le nécessite, les consultations peuvent se faire à une fréquence plus élevée.

      La capacité de discernement doit être évaluée dans chaque cas de jeûne, comme le recommande la Déclaration de Malte de l'AMM. Elle le sera au moins à l'annonce de chaque jeûne et réévaluée régulièrement en fonction de l'évolution du patient concerné. L'appréciation de la capacité de discernement par le médecin doit être systématiquement reportée dans le dossier médical.

      Les recommandations de la JWF et la Déclaration de Malte de l'AMM sont en opposition à propos du secret professionnel qui s'applique pour les directives anticipées. L'AMM indique seulement que les directives du patient sont également protégées par le secret médical (art. 3. des dites directives). La JWF en revanche précise que les directives anticipées sont susceptibles d'être rendues publiques (paragraphe 10.). Ceci permet de préciser qu'une évolution défavorable sur le plan de la santé est le résultat de la volonté du jeûneur, et non une complication imprévisible, un échec de traitements administrés ou une négligence médicale, ayant ainsi pour objectif de donner toute sa valeur à la démarche du jeûneur qui apparaît comme un acteur responsable. Cette dernière approche a notre préférence.

      Le fonctionnement actuel du service médical à la prison de Champ-Dollon, défini selon la législation cantonale genevoise, ne permet pas l'intervention d'un médecin de confiance. Toutefois, compte tenu de l'indépendance administrative du service médical vis à vis des autorités judiciaires et pénitentiaires, ainsi que de la possibilité du détenu de choisir entre les différents médecins du service médical, la garantie d'une prise en charge médicale adéquate est assurée. Ceci d'autant plus que le service est placé sous la responsabilité de l'IUML, dont la vocation universitaire offre à ses collaborateurs/trices la possibilité de bénéficier d'une formation optimale et d'un encadrement adapté dans le domaine spécialisé que représente la médecine pénitentiaire. La visite du médecin traitant habituel est par ailleurs possible.


D.2. Propositions pour des recherches ultérieures


a) Attitude des partenaires-cibles

      Dans l'objectif D), nous nous proposions de tenir compte, dans la préparation des recommandations relatives à la prise en charge des jeûnes de protestation, de l'attitude des différents partenaires-cibles, précisée au moyen d'un questionnaire.

      Il n'a pas été possible en fait de déterminer clairement qui sont les partenaires-cibles, ou d'identifier une population privilégiée en particulier. Selon Troisier [93], le jeûne de protestation « est le refus par un sujet non malade mental, des aliments dans un but de protestation ou de revendication, soit contre le régime pénitentiaire, soit contre l'autorité judiciaire le plus souvent ». C'est effectivement ce qui ressort de l'étude des cas à Genève. Pourtant, on ne sait si Troisier fonde son affirmation sur des données épidémiologiques ou sur son expérience personnelle. Quant à nous, il n'a pas été possible d'identifier précisément le partenaire-cible dans chaque cas. Une alternative aurait été d'adresser un questionnaire aux juges d'instruction ; celle-ci n'a pas été retenue en pratique, car on peut douter qu'ils soient réellement les partenaires-cibles privilégiés, et de ce fait que leur attitude soit représentative.


b) Tenue des dossiers

      La collecte de données épidémiologiques dans les institutions pénitentiaires genevoises a permis d'établir un certain profil du jeûne de protestation en milieu carcéral. Nombre de données sont toutefois incomplètes, principalement en raison de la disparité dans la tenue des dossiers médicaux. Il s'agit bien sûr d'un problème inhérent à une recherche rétrospective. Toutefois, non seulement dans la perspective de recherches et d'analyses rétrospectives futures mais aussi afin d'assurer une cohérence dans la prise en charge des patients en jeûne, une tenue plus stricte de certains éléments des dossiers médicaux serait utile et nécessaire.

      Les éléments suivants en particulier devraient pouvoir systématiquement figurer dans tout dossier médical de jeûneur : date de la consultation, médecin du jour, motif de consultation, poids lors de la première consultation, et en cas de jeûne de protestation poids à chaque consultation, évaluation de la prise alimentaire (solide et liquide), motifs de protestation et partenaire-cible impliqué, éléments cliniques en relation avec le jeûne, prise habituelle ou occasionnelle de médicaments et drogues, complications d'éventuelles comorbidités.


c) Prise en charge fondée sur des preuves

      Nous avons vu que les recommandations émises ici ou par d'autres auteurs ont un fondement empirique. On ne dispose pas de données scientifiques dans la littérature. A l'avenir, il serait très utile de pouvoir suivre de façon rigoureuse l'évolution dans chaque cas de jeûne de protestation et de comparer l'effet des différentes attitudes possibles (voir 4.C.1.b)(2)) de la part du personnel de santé. En outre, il apparaîtrait quels risques sont encourus si des attitudes différentes sont adoptées, en cas de défaut de logique au sein d'un service de santé pénitentiaire.

      Cela reviendrait à mener, de préférence, une étude contrôlée dans une population de détenus menant un jeûne de protestation. Toutefois, de telles études sont relativement difficiles en médecine pénitentiaire. En effet, il faut tenir compte des effectifs souvent faibles des populations de cas à disposition. Une étude multicentrique permettrait d'augmenter les effectifs étudiés ; toutefois, la comparaison entre différents services médicaux nationaux ou entre les services médicaux de pays différents présenterait des biais évidents de sélection et des populations de cas difficilement comparables.

      De plus, de telles études présentent des problèmes éthiques importants. Il serait entre autres difficile d'admettre des prises en charges différentes au sein d'une même institution (risque de critiques, de contradictions, aspects de la prise en charge non modifiables car régis par la législation, etc.). A défaut de données fondées sur des preuves, il nous semble raisonnable pour l'instant d'adopter empiriquement un rôle de médiateur actif dans la prise en charge des jeûnes de protestation en médecine pénitentiaire.


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