Retour sur les événements

Atelier «La Boucherie de Job»

Lors du mois d’octobre, La Comédie de Genève a mis en scène La Boucherie de Job, un texte de Fausto Paravidino. Cette pièce traite de l’actualité (la crise économique et sociale) tout en proposant une critique du pouvoir grandissant des banques à l’encontre des petits commerces qui, eux, font faillite. En abordant des thématiques comme l’intérêt individuel versus la justice et l'honnêteté, l’économie capitaliste, la religion (par l’allusion au Livre de Job), le processus d’individualisation etc., la pièce initie un début de réflexion sur la société d’aujourd’hui et sur nous-même. Par son actualité autant que par la réflexion qu’elle induit sur la société contemporaine, La Boucherie de Job a suscité l’intérêt du milieu académique et des Activités culturelles de l’UNIGE qui, en partenariat avec la Comédie de Genève, ont proposé un atelier «Théâtre et Actualité»: au programme, l’analyse du texte de Fausto Paravidino, et une immersion théâtrale, sous la direction du metteur en scène Hervé Loichemol.

Théâtre et «Actualité»

«On parle toujours de son temps, de notre situation. On essaie de lier les préoccupations, que ce soit de Sophocle ou autre, avec celles que nous avons nous-mêmes.»

La Boucherie de Job a la particularité d’être engagée, par les critiques qu’elle porte sur une logique économique capitaliste de plus en plus dominante. Elle est une pièce actuelle qui aborde les crises sociétales. Cette dimension a été un élément clé de l’atelier «Théâtre et actualité» auquel ont pris part quelques étudiantes de l’UNIGE. La crise économique touche aussi l’institution théâtrale, comme l’explique Hervé Loichemol: «Le théâtre que j’ai connu, dans lequel j’ai été formé, celui-là n’existe plus, les lois du marché ont pénétré le théâtre». Nous décelons bien que la pièce fait écho aux problématiques de notre temps.

Les étudiantes se sont intéressées par ces thématiques de tous les jours. Le temps d’un week-end, elles ont plongé au cœur même des problématiques de la société dans laquelle elles évoluent. C’est ce qui les a notamment poussé à participer à l’atelier. Fanny, étudiante en relations internationales, y est venue parce qu’elle reconnaissait des sujets directement en lien avec ses études: «Pour moi, clairement, le sujet était important, de par mes études et car j’ai un grand intérêt au niveau de la politique et du militantisme, et du coup, cette "actualité" me touche de très près.»

Ces sujets (comme l’économie, la famille, la confiance etc.) peuplent leur quotidien. Elles ont été, alors, d’autant plus attentives aux idées transmises par le texte, les reliant à la réalité qu’elles vivent quotidiennement. Le texte de Fausto Paravidino a trouvé chez elles des résonnances concrètes.

Fausto Paradivino en pleine explication. Photo: Tamara Benassuli, 2016

D’autant plus concrètes que l’auteur est intervenu in vivo au courant de l’atelier. Ses explications ont concerné bien-entendu la situation d’aujourd’hui, que cela soit au niveau de l’économie mondiale ou d’une façon de penser qui a évolué avec le temps: nous sommes désormais dans un monde où l’individualisme voire même l’égoïsme priment sur la confiance, la famille, etc. Paravidino nous incite à considérer cette façon de penser, très individualiste comme la conséquence d’une logique capitaliste (où les grandes banques «écrasent» les petits commerçants). La présence de Paravidino a été un apport considérable qui s’est remarqué par l’émergence de débats engagés et de discussions fécondes au sein du groupe.

Une pièce engagée qui a pour but de faire réfléchir

«On est fatalement engagé, on n’échappe pas à son époque. Il faut s’adresser aux gens et parler de l’époque que nous vivons ensemble.»

«Si le théâtre ne s’engage pas, s’il ne s'empare pas des questions politiques et sociales, à quoi sert-il? Il permet d’ouvrir des chantiers de réflexion sur notre époque.»

La Boucherie de Job est l’une de ces pièces qui donnent matière à réflexion: le capitalisme, la faillite de la figure paternelle, la montée de l’individualisme. Elle aiguise le côté dramatique de la crise économique et sociale avec le protagoniste central de l’histoire, Job, qui perd sa boucherie sous la pression financière des banques et tombe alors dans la pauvreté. Mais comme l’explique Hervé Loichemol, le but n’est pas tant de fournir des solutions mais plutôt d’amener le spectateur à poser les problèmes:

«Les spectacles que je fais, il y a mille questions qui sont posées au cours de la pièce, mais il n’y a pas de réponses, parce que je pense aussi que la scène n’est pas un lieu de réponses, mais un lieu de questionnement et le lieu du questionnement, ce n’est pas de poser des questions en direct au public, ce n’est pas ça, c’est plus subtil que ça.»

Hervé Loichemol, à aucun moment, ne souhaite donner les réponses aux questions soulevées par la pièce. Son envie est d’initier, avec son public, une réflexion. Ce n’est pas le résultat final qui compte ici mais le processus, le fait d’entamer un réel questionnement.

Fausto Paradivino et Hervé Loichemol. Photo: Tamara Benassuli, 2016

Par le théâtre, cette sollicitation à réfléchir sur nous-même et sur le monde qui nous entoure, n’a rien de théorique ni de désincarné. La pratique artistique envisage «autrement» les questions.

«Je pense que faire des pièces engagées, faire de l’art engagé, c’est toujours une prise de risque, du coup c’est intéressant et ça permet d’amener le débat d’une autre manière de celle qu'on a l’habitude d’entendre.»

Dans La Boucherie de Job, nous assistons à une descente en enfer. Job perd tout, il doit licencier son seul employé qu’il considère comme son fils, il doit vendre sa boucherie (le seul revenu de la famille). Il finit par vivre dans la misère. Par le fait que nous soyons littéralement spectateur de cette chute, nous éprouvons pour lui une grande empathie. Nous nous prenons d’affection pour ce personnage et sommes touchés par son infortune. Cette immersion, dont le théâtre a le secret, nous amène à éprouver ce pouvoir des banques, à éprouver les dégâts que peut causer le capitalisme avec peut-être plus de finesse et de justesse qu’une réflexion toute théorique n’aurait su nous les faire comprendre.

En proposant leur atelier «Théâtre et actualité», les Activités culturelles entendaient traiter de culture et d’engagement. Une pièce engagée ne vise pas à simplement divertir mais «engage» à la réflexion. Engagement et réflexion vont de pair.

L’art est un langage à travers lequel on peut parler des enjeux sociétaux. Mettre en scène des situations très réalistes avec des personnages aux destins malheureux, pour faire ressentir l’injustice. Faire vivre aux personnages des situations familières, pour donner aux scènes de nos vies quotidiennes leur coloration dramatique. L’atelier auquel les étudiantes ont pris part les y ont sensibilisées, comme le résume cette formule de Fanny: «[Le théâtre] permet (…) d’amener le débat par une forme artistique, du coup, c’est intéressant». Il leur a encore permis d’avoir une intelligence critique plus aiguisée, d’être «des spectateurs non pas éclairés mais en voie d’éclaircissement» (Hervé Loichemol).

«[Le théâtre] C’est aussi une manière de s’engager, de remettre en question les opinions des spectateurs.»

Un apport artistique

«C’était l’occasion de rencontrer l’auteur et le metteur en scène une jolie opportunité!»

Le directeur et metteur en scène de la Comédie, Hervé Loichemol, et l’auteur de La Boucherie de Job , Fausto Paravidino, ont mené l’atelier. Ce fut, pour ces étudiantes, une belle opportunité que de travailler en leur compagnie.

«C’est pratique parce qu’on fait venir l’auteur, donc il est là et les étudiants peuvent voir le spectacle, comparer, critiquer etc. C’est une matière qui est vivante et qui facilite l’échange.»

Les échanges ont été riches et de qualité, mêlant questions de technique théâtrale et réflexions idéologiques qui sous-tendent la pièce. Des échanges souhaités par Hervé Loichemol: «La situation actuelle de la Comédie au cœur de trois sites universitaires lui confère un devoir immédiat d’attirer les étudiants, que les étudiants viennent au théâtre.» (Hervé Loichemol, metteur en scène)

Deux étudiantes sur scène entrain de jouer. Photo: Tamara Benassuli, 2016

L’occasion était belle que de pouvoir travailler au plus près des professionnels du théâtre, à des conditions particulièrement avantageuses: les étudiants bénéficiaient de la gratuité, «c’est bien que l’uni propose des avantages pour étudiants» (Iovanna, étudiante).

Les participantes ont vu la pièce, l’ont retravaillée sous l’œil expert du metteur en scène. Comme l’explique Sloane, «c’était aussi pour voir comment on allait être dirigé en tant qu’acteur par Hervé Loichemol qui monte ce spectacle et comment nous, en ayant vu la pièce, on allait expérimenter des scènes sous son égide». Elles ont vu les coulisses d’une pièce de théâtre et sa production. Elles ont aussi pris conscience des différents choix de mise en scène ouverts selon ce qu’on souhaite dégager. Des techniques subtiles mais expliquées avec clarté par Loichemol. Pour finir, elles ont pu étoffer leur jeu d’actrices autant qu’affiner leur regard critique de spectatrices en s’engageant dans des discussions passionnées avec l’auteur.

«Les étudiants peuvent faire l’épreuve de la réflexion et du jeu. Et la pièce permet d’avoir le jeu et la réflexion. C’est un abord de la question théâtrale complet.»

Par Tamara Benassuli, octobre 2016.

Fin de l'atelier. Photo: Tamara Benassuli, 2016