Bruno Dumézil, l’historien qui regardait les barbares dans le fond des yeux
Daenerys Targaryen (Emilia Clarke), l’une des protagonistes de la série «Game of Thrones».
Professeur d’histoire médiévale à l’Université de Paris-Nanterre, Bruno Dumézil est un spécialiste des barbares, auxquels il a consacré plusieurs ouvrages comme Les Barbares, Les Barbares expliqués à mon fils ou encore Servir l’État barbare sous la Gaule franque. Retour sur cette figure de l’autre qui sert avant tout à définir ce qu’est la civilisation.
Qu’entend-on par barbare?
Bruno Dumézil: Le concept de barbare est vieux de 2500 ans. Il a fortement évolué au cours de l’histoire et peut renvoyer à différentes choses selon qu’il soit utilisé dans un contexte grec, romain, médiéval ou moderne. Barbare nous vient du grec barbaros, dérivé de l’onomatopée bar-bar, l’équivalent de notre blabla, pour signifier que l’autre parle un charabia inintelligible. C’est donc une définition linguistique, mais aussi civilisationnelle: le barbare ne possédait pas le logos faisant de lui quelqu’un de raisonné; il pouvait donc être envisagé comme un être désordonné et nomade. Mais cette définition n’est pas intrinsèquement négative. Elle ne le devient que lorsque le barbare pose problème. Dans ce contexte, la figure du barbare, renvoyant le reflet de ce qu’on n’est pas, permet de se redéfinir et de se réunifier pour contrer une menace.
Comment cette définition a-t-elle évolué au cours des âges?
La définition romaine est avant tout géographique. Est barbare celui qui ne vit pas au sein des frontières de l’Empire. La notion ethnique n’entre pas en ligne de compte: le barbare devient romain pour peu qu’il accepte les us et coutumes d’un Empire qui tendait à s’étendre en absorbant ceux qui se trouvaient à sa frontière. Au début du Moyen Âge, la christianisation a fait du païen son barbare de référence, notamment lorsque la chrétienté s’est sentie menacée tour à tour par les Vikings, les Hongrois et les Arabes. On retrouve là l’idée romaine de la civilisation entourée par la barbarie.
Cette période du Moyen Âge est celle des grandes invasions barbares. On imagine des hordes sauvages semant la mort et la destruction. Cette imagerie correspond-elle à celle que s’en fait un historien du XXIe siècle?
Pas vraiment. Précisons que ces invasions ont marqué la fin de l’Empire romain en Occident, donc une période qui se situe juste avant le Moyen Âge. Cela étant, aujourd’hui, on voit davantage cet épisode comme une redéfinition d’identité que comme une conquête militaire brutale et désordonnée. Dans la région de Genève, les Burgondes, bien que servant Rome, se sont revendiqués barbares, car ce statut leur permettait d’échapper à l’impôt sur la propriété. On est bien loin de l’image que vous avez mentionnée auparavant.
Qu’en est-il du barbare moderne ?
La figure du barbare a été très utilisée au XIXe siècle lors de la naissance des États-nations. Certains de ces États se revendiquaient d’un peuple originel pour asseoir une identité et un territoire dans l’histoire: les Allemands comme descendants des Germains, les Suédois comme ceux des Goths. À l’inverse, la France s’est définie en rejetant le barbare pour s’affirmer gallo-romaine. La définition du barbare a ensuite pris une tournure plus contemporaine à l’occasion de la Première Guerre mondiale, où les exactions qu’ont subies les populations civiles se sont vues traitées de «barbaries». Ce sens a prévalu au XXe siècle.
Qu’en est-il du barbare aujourd’hui?
Outre le fait qu’il soit surutilisé aujourd’hui, le barbare contemporain est ambivalent. Il apparaît parfois sous un jour positif, comme dans les séries Games of Thrones ou Vikings. Ses attributs sont un mélange de pureté, de nature, de force et de courage assez proche du bon sauvage. Mais aujourd’hui comme hier, la figure du barbare repose sur la notion de civilisation de référence. Le barbare n’existe pas en tant que tel, mais comme le reflet d’une civilisation ou d’une société dont on revendique ou rejette les valeurs. Aux Etats-Unis par exemple, il existe tout un courant d’hommes se revendiquant du barbare par opposition aux avancées du féminisme. Il leur permet de retrouver une identité dans une société qu’ils ne comprennent plus. À l’inverse, le fameux «axe du mal» permet de réunifier le pays en le fédérant autour d’une menace extérieure. Dans les deux cas, le barbare revendiqué ou craint est une altérité permettant de reconstruire son identité. —
Jeudi 9 novembre
18h30 - Les barbares, l’altérité nécessaire?
Conférence de Bruno Dumézil
Uni Dufour
Cette conférence a lieu dans le cadre du cycle «Histoire vivante», proposé par la Maison de l’histoire. Ce cycle est réalisé en collaboration avec l’émission Histoire vivante de la RTS.