Jean Kaempfer & Raphaël Micheli, © 2005
Section de Français – Université de Lausanne
Par exemple: je saisis au vol le mot Temps. Ce mot était absolument limpide, précis, honnête et fidèle dans son service, tant qu'il jouait sa partie dans un propos, et qu'il était prononcé par quelqu'un qui voulait dire quelque chose. Mais le voici tout seul, pris par les ailes. Il se venge. Il nous fait croire qu'il a plus de sens qu'il n'a de fonctions. Il n'était qu'un moyen, et le voici devenu fin. Devenu l'objet d'un affreux désir philosophique. Il se change en énigme, en abîme, en tourment de la pensée...
Paul Valéry, Variété
Ce propos est significatif de l'embarras où nous nous trouvons chaque fois que se présente à notre esprit l'une ou l'autre des grandes notions qui caractérisent le propre de l'homme: par exemple l'amour, le désir, la mort. Le Temps fait assurément partie de ces repères qui, parce qu'ils sont cardinaux, sont difficiles à définir. À titre d'introduction, nous allons présenter quelques approches marquantes qui ont été proposées pour cerner cette notion.
Kant, dans la Critique de la raison pure, nous invite à nous déprendre de l'idée que le temps aurait une existence objective: certes, il y a des changements réels dans le monde, et des changements ne sont possibles que dans le temps
(1944, 65); mais cette réalité du changement, ajoute Kant, est toujours pour nous, les humains, qui la percevons. Hors de cette condition particulière de notre sensibilité, le concept de temps s'évanouit; il n'est pas inhérent aux objets eux-mêmes, mais simplement au sujet qui les intuitionne
(ibid.). Nous ne connaîtrons jamais le monde en soi; notre monde humain est un monde phénoménal, un monde déterminé par ces deux formes premières (transcendantales, dit Kant) de l'intuition que sont l'espace et le temps. L'espace-temps détermine l'enceinte dans laquelle l'ensemble de l'expérience humaine possible est enclose nécessairement.
Le romancier Claude Simon, dans son discours de réception du prix Nobel de littérature, évoque le trouble magma d'émotions, de souvenirs, d'images qui se trouvent
(1986, 25) en lui lorsqu'il est devant sa page blanche. Ce magma constitue, avec la langue, le seul bagage de l'écrivain: c'est que l'on écrit (ou ne décrit) jamais quelque chose qui s'est passé avant le travail d'écrire, mais bien ce qui se produit [...] au cours de ce travail, au présent de celui-ci
(ibid.). Pour Claude Simon, l'écriture n'a qu'un seul temps, le présent. Mais n'est-ce pas là le cas de toutes les activités humaines? Le temps, disait Kant, ne nous attend pas hors de nous, déjà tout organisé; c'est notre conscience au contraire qui le déploie, à partir de sa présence au monde, en présent du futur, présent du présent et présent du passé. Telle est la conscience intime du temps
, pour un phénoménologue comme Husserl: nous percevons quelque chose, voilà le présent; mais ce présent est parfois orienté vers l'attente, l'anticipation, et le futur apparaît. Ou c'est le passé qui se constitue, lorsque nous maintenons, aux marges de la conscience, ce qui vient d'avoir lieu: le passé immédiat qui sert de socle au souvenir et à la remémoration.
Quelques considérations d'André Leroi-Gourhan vont nous permettre de prolonger ces propos. Pour cet anthropologue, la conscience du temps puise son origine dans l'épaisseur de la vie sensitive
(1965, 95). Ainsi, l'alternance du sommeil et de la veille, de l'appétit et de la digestion fournissent au temps son substrat rythmique viscéral; quant à la succession du jour et de la nuit, des saisons chaudes et des saisons froides, elle offre la rythmicité complexe et élastique d'un temps à l'état sauvage
. Mais les rythmes naturels sont partagés par toute la matière vivante. Pour qu'ils se transforment en temps, il faut d'abord que l'homme les capture dans un dispositif symbolique. Ainsi, pour Leroi-Gourhan, le fait humain par excellence est peut-être moins la création de l'outil que la domestication du temps et de l'espace
(1965, 139). Cette domestication apparaît de façon organisée avec les sociétés agricoles, lorsque le rythme des labours et des récoltes trouve son pendant dans un symbolisme temporel qui divinise le mouvement du soleil et des astres. Parallèlement, des spécialistes du temps
(1965, 145) apparaissent: prêtres, dès lors que la marche normale de l'univers repose sur la ponctualité des sacrifices
; ou soldats, qui ont besoin de s'appuyer sur un réseau rythmique rigoureux, matérialisé par les sonneries de trompes
. (1965, 146) Dans les sociétés développées contemporaines, chacun est requis d'être un tel spécialiste: nul n'échappe au temps objectivé des horloges, qui ne compose avec personne, ni avec rien, pas même avec l'espace, puisque l'espace n'existe plus qu'en fonction du temps nécessaire pour le parcourir
(1965, 147). Cet espace-temps surhumanisé signe le triomphe de l'espèce humaine. Triomphe ambigu, cependant, car ne sommes-nous pas en train de retrouver ainsi l'organisation des sociétés animales les plus parfaites, celles où l'individu n'existe que comme cellule
(1965, 186)?
Le temps des horloges, dont Leroi-Gourhan craint qu'il ne finisse par nous avaler tout entiers, est une acquisition tardive de l'humanité. Fondé sur l'observation immémoriale du jeu des forces cosmiques – alternance du jour et de la nuit, trajet visible du soleil, phases de la lune, saisons du climat et de la végétation, etc.
(Benveniste, 1974, 71), le temps objectif inscrit l'ordre cosmique dans un comput qui le rend disponible pour l'organisation de la vie en société. Ce temps socialisé se concrétise, poursuit le linguiste, sous la forme d'un calendrier. Le temps calendaire systématise la récurrence observable des phénomènes astronomiques en créant un répertoire d'unités de mesure correspondant à des intervalles constants (jour, mois, année); il organise ces segments temporels dans une chaîne chronique où les événements se disposent selon un ordre de succession avant/après. Enfin, tous les calendriers procèdent d'un moment axial qui fournit le point zéro du comput: un événement si important qu'il est censé donner aux choses un cours nouveau (naissance du Christ ou du Bouddha; avènement de tel souverain, etc.).
(1974, 71) La société des hommes n'est pas pensable hors des contraintes qui président à l'invention du temps calendaire: sans les repérages fixes et immuables du calendrier, note encore Benveniste, tout notre univers mental s'en irait à la dérive [et] l'histoire entière parlerait le discours de la folie.
(1974, 72)
Le calendrier fixe le temps chronique; toutefois, ce temps objectivé reste étranger au temps vécu
tel que le décrit par exemple la philosophie phénoménologique. Or, affirme Benveniste, c'est par la langue que se manifeste l'expérience humaine du temps.
Le temps linguistique n'est en aucune façon le décalque d'un temps défini hors de la langue, mais correspond à l'institution d'une expérience en propre: Ce que le temps linguistique a de singulier est qu'il est organiquement lié à l'exercice de la parole, qu'il se définit et s'ordonne comme fonction du discours
(1974, 73). À ce titre, il est tout entier centré autour du présent, défini comme le moment où le locuteur parle. Par exemple, l'adverbe maintenant
ne désigne rien d'autre que le moment où le locuteur dit maintenant
. Comme l'explique Benveniste, le présent se renouvelle
ou se réinvente
chaque fois qu'un individu fait acte d'énonciation et s'approprie les formes de la langue en vue de communiquer.
Le présent linguistique est ainsi le fondement de toutes les oppositions temporelles. En effet, la langue ne situe pas les temps non-présents selon une position qui leur serait propre, mais ne les envisage que par rapport au présent. Le présent, défini par sa coïncidence avec le moment de l'énonciation, trace une ligne de partage entre, d'une part, un moment qui ne lui est plus contemporain et, d'autre part, un moment qui ne lui est pas encore contemporain. En ce sens, le passé constitue l'antériorité du moment de l'énonciation, et le futur sa postériorité. C'est ce qui fait dire à Benveniste que la langue ordonn[e] le temps à partir d'un axe, et celui-ci est toujours et seulement l'instance de discours
(1974, 74).
Au moment de son apogée réaliste, au XIXe siècle, le roman s'est voulu procès-verbal du monde: le romancier se contente de rapporter les événements comme ils se sont (censément) produits. Selon la formule connue de Benveniste (1966, 241) personne ne parle ici; les événements semblent se raconter eux-mêmes
. Pour mener à bien un tel projet, les écrivains réalistes pouvaient tabler sur une tradition narrative efficace, avérée depuis le XVIIe siècle. Au fondement du système canonique du récit classique
(Molino et Lafhail-Molino 2003, 255), on trouve une constellation de temps verbaux dont les deux pivots sont le passé simple et l'imparfait. Les récits du XXe siècle, en renouvelant le genre romanesque, bouleverseront profondément ce système temporel, par l'introduction du passé composé d'abord, puis par l'usage de plus en plus fréquent du présent. En un siècle, le système temporel des récits a changé du tout au tout. Le passé simple, cette pierre d'angle du récit
, selon la formule de Roland Barthes (1972, 27) n'est plus utilisé que de façon résiduelle; et c'est le présent, dont l'emploi a été systématisé dans les années cinquante par le Nouveau Roman, qui est en passe de devenir aujourd'hui le temps romanesque hégémonique, celui que les romanciers utilisent par défaut.
Cette mutation n'est pas sans conséquence sur la configuration romanesque de l'expérience humaine. Pour Robbe-Grillet par exemple, l'abandon du passé simple est corollaire du fait que raconter est devenu proprement impossible
(1963, 31); non que l'anecdote [fasse] défaut, c'est seulement son caractère de certitude, sa tranquillité, son innocence
(1963, 32) qui sont remis en question.
En décrivant dans les paragraphes qui suivent quelques valeurs sémantiques propres aux principaux tiroirs verbaux, nous souhaitons mettre en évidence les fondements linguistiques qui déterminent l'appropriation narrative du temps humain dans les récits.
NB.: En français, le mot temps désigne tout à la fois des phénomènes extra-linguistiques et un ensemble de formes linguistiques. Pour désigner celles-ci, nous parlerons ici de temps verbal ou, comme le font la plupart des linguistes actuels, de tiroir verbal.
Le passé simple et l'imparfait s'opposent sous la catégorie de l'aspect. L'aspect indique de quelle manière on envisage le procès dénoté par un verbe. Le passé simple est un temps perfectif, en ce qu'il saisit le procès de l'extérieur, dans sa globalité, à la manière d'un point apparu à un moment donné. L'imparfait, en revanche, est un temps imperfectif. Il présente le procès de l'intérieur, dans son déroulement, sans lui assigner de bornes temporelles évidentes. Lorsqu'on utilise l'imparfait, on signale que le procès est en cours au moment choisi comme point de repère, mais on ne donne pas d'indication quant à son achèvement. Si le passé simple est donc limitatif, l'imparfait peut être dit non limitatif.
L'opposition imparfait / passé simple peut se comprendre à l'aide des notions d'arrière-plan, de premier plan, et de mise en relief. On doit ces métaphores picturales aux travaux du linguiste Harald Weinrich: L'Imparfait est dans le récit le temps de l'arrière-plan, le Passé simple le temps du premier plan
(1973, 114-115). Ainsi, l'alternance du passé simple et de l'imparfait a, dans le récit, une fonction contrastive et permet d'opposer deux plans distincts. Les formes au passé simple installent au premier plan les événements et les actions qui se succèdent et font progresser le récit. Les formes à l'imparfait, en revanche, dessinent la toile de fond (ou l'arrière-plan) de cette trame narrative. L'exemple qui suit, tiré de Boule de Suif, illustre bien ce fonctionnement:
Une petite lanterne, que portait un valet d'écurie, sortait de temps à autre d'une porte obscure pour disparaître immédiatement dans une autre. Des pieds de chevaux frappaient la terre, amortis par le fumier des litières, et une voix d'homme parlant aux bêtes et jurant s'entendait au fond du bâtiment. Un léger murmure de grelots annonça qu'on maniait les harnais; (...) La porte, subitement, se ferma. Tout bruit cessa. Les bourgeois, gelés, s'étaient tus: ils demeuraient immobiles et roidis. Un rideau de flocons blancs ininterrompu miroitait sans cesse en descendant vers la terre [...].
Il faut noter que l'usage narratif de l'imparfait ne se limite pas exclusivement à l'exercice d'une fonction d'arrière-plan. L'imparfait peut en effet s'introduire au terme d'une série de formes perfectives pour, si l'on veut, faire progresser le récit. Il faut préciser, cependant, qu'il a alors pour rôle spécifique de signifier la clôture soit d'un épisode du récit, soit du récit lui-même. Il est souvent accompagné d'un complément circonstanciel qui lui assure son inscription temporelle. Tel est l'imparfait de rupture (ou imparfait historique). Son emploi est courant dans la seconde moitié du XIXe siècle, particulièrement dans les contes et nouvelles de Maupassant. Ainsi, dans La Ficelle, le personnage d'Hauchecorne cherche désespérément à prouver son innocence dans une affaire de vol de portefeuille:
Il ne rencontra que des incrédules.
Il en fut malade toute la nuit.
Le lendemain, vers une heure de l'après-midi, Marius Paumelle [...] rendait le portefeuille et son contenu à Maître Houlbrèque, de Manneville. (nous soulignons)
L'imparfait marque bien ici la clôture d'un épisode narratif, mais non celle du récit. En effet, la reddition du portefeuille par Paumelle ne suffit pas à laver Hauchecorne des soupçons de la rumeur publique, ce qui finit par le conduire à la folie et à la mort.
L'imparfait itératif (ou fréquentatif) permet d'indiquer qu'un procès n'a pas une, mais plusieurs occurrences. On notera que cette valeur itérative ne repose pas sur la seule forme verbale, mais implique souvent le recours à un complément circonstanciel de temps. Ainsi, dans ce passage tiré d'Un Cœur simple de Flaubert:
Tous les jeudis, des habitués venaient faire une partie de boston. Félicité préparait d'avance les cartes et les chaufferettes. Ils arrivaient à huit heures bien juste, et se retiraient avant le coup de onze. Chaque lundi matin, le brocanteur qui logeait sous l'allée étalait par terre ses ferrailles. (nous soulignons)
Le passé composé se caractérise d'abord par son aspect accompli. De manière générale, on parle d'aspect accompli lorsque le procès se présente comme achevé au moment qui sert de repère temporel: on envisage alors le résultat du procès à ce moment-là. Comme l'écrit le linguiste Oswald Ducrot: L'aspect est [...] accompli si le procès est antérieur à la période dont on parle, mais si on veut signaler sa trace dans cette période
(1995, 689). L'opposition de l'accompli et du non accompli est manifestée en français par l'opposition des formes composées et des formes simples. Il existe, pour chaque forme simple d'un verbe, une forme composée, qui allie un auxiliaire et un participe passé. De ce point de vue, le passé composé est un accompli du présent.
Une difficulté naît cependant du fait que le passé composé n'est pas uniquement utilisé avec sa valeur aspectuelle d'accompli du présent. Il comporte également une valeur temporelle d'antériorité (qui n'est pas toujours clairement distincte de la précédente). Ainsi, un énoncé comme J'ai lu Madame Bovary
pourra, selon le contexte, faire jouer la valeur d'accompli: il mettra alors l'accent sur l'état résultant du procès et ses conséquences pour l'actualité du locuteur (J'ai lu Madame Bovary, je peux maintenant commencer à rédiger ma dissertation
). Il pourra, d'autre part, insister sur la valeur temporelle d'antériorité (J'ai lu Madame Bovary l'été dernier, et je n'ai pas aimé
).
Cette particularité du passé composé peut aider à saisir les raisons pour lesquelles on a souvent caractérisé ce tiroir verbal par son incapacité narrative. Un biographe rapporte à ce sujet les propos véhéments de l'écrivain Marcel Pagnol:
Le passé composé, [...] c'est un temps imprécis, médiocre, bête et mou.
Nous avons été réveillés par la fusillade...Bon. Et alors? L'histoire est finie avant d'avoir commencé. Tandis queNous fûmes réveillés par la fusillade...Tu vois? Tu as dressé l'oreille. Tu attends la suite.
Au-delà des jugements esthétiques personnels de l'écrivain, il faut retenir de ce propos l'opposition entre, d'une part, le caractère relativement statique de la narration au passé composé, et, d'autre part, le caractère dynamique de la narration au passé simple. Le passé simple présente un procès et induit l'attente du procès suivant. Il participe à la création d'un effet de chaîne: il est orienté, dit Roland Barthes, vers une liaison logique avec d'autres actions, d'autres procès [...]; soutenant une équivoque entre temporalité et causalité
(1972, 27-28), l'usage du passé simple donne à penser que la succession temporelle obéit à des relations de cause à effet.
Le passé composé ne peut, quant à lui, complètement faire oublier sa valeur d'accompli du présent. Son emploi tend dès lors à faire porter l'accent non tant sur le procès lui-même que sur l'état qui en résulte. Ce caractère résultatif présente le procès dans un relatif isolement: on considère davantage ses effets sur l'actualité du locuteur que son lien temporel et/ou causal avec d'autres procès. Même une suite de verbes au passé composé peine à créer un réel effet de chaîne: la narration ressemble davantage à une juxtaposition d'états coupés les uns des autres qu'à un enchaînement d'actions solidaires.
On voit dès lors tout le parti que peuvent tirer les écrivains de cette tendance dénarrativisante. L'exemple le plus célèbre est sans conteste L'Étranger d'Albert Camus (1942). Dans ce roman, le choix de conduire la narration au passé composé est indissociable d'une vision du monde marquée par le sentiment de l'absurde. Comme l'explique Dominique Maingueneau, dans ses Éléments de linguistique pour le texte littéraire (1990, 43):
En préférant le passé composé au passé simple, L'Étranger ne présente pas les événements comme les actes d'un personnage qui seraient intégrés dans une chaîne de causes et d'effets, de moyens et de fins, mais comme la juxtaposition d'actes clos sur eux-mêmes, dont aucun ne paraît impliquer le suivant (...) Il n'y a pas de totalisation signifiante de l'existence. (...) Ici, la narration conteste d'un même mouvement le rituel romanesque traditionnel et la causalité qui lui semble associée: on ne peut pas reconstruire une série cohérente de comportements menant au geste meurtrier de Meursault dans la mesure même où les formes du passé composé juxtaposent ses actes au lieu de les intégrer.
Dans sa valeur de base, le présent indique la coïncidence du procès dénoté par le verbe avec le moment de l'énonciation. Cette valeur est notamment activée lorsque le narrateur d'un récit, abandonnant un temps l'histoire qu'il raconte, témoigne de ses émotions actuelles. Ainsi René, le héros du récit éponyme de Chateaubriand, souligne à quelques reprises la prégnance douloureuse des souvenirs qu'il rapporte: je crois encore entendre...; tout ce tableau est encore profondément gravé dans ma mémoire
. Le présent d'énonciation peut aussi référer à l'acte de narration lui-même, comme dans ce passage de la Chartreuse de Parme: Ici, nous demandons au lecteur de passer sans en dire un seul mot sur un espace de dix années
.
Le présent ne se limite pas à la désignation du strict moment de la parole: il peut fort bien élargir sa couverture temporelle. On parle de présent de vérité générale (ou présent gnomique), lorsque l'énoncé acquiert une valeur omni-temporelle. Cette valeur est souvent renforcée par des syntagmes nominaux qui dénotent non plus des individus particuliers, mais bien des classes d'individus. Le présent de vérité générale est souvent convoqué lorsque le narrateur propose, par le biais d'un discours didactique, un commentaire de l'action. Ainsi en va-t-il dans ce passage où René évoque un pâtre de son enfance: J'écoutais ses chants mélancoliques qui me rappelaient que dans tout pays, le chant naturel de l'homme est triste, lors même qu'il exprime le bonheur.
Ou encore, dans la Chartreuse de Parme, lorsque le narrateur commente ainsi une scène de retrouvailles amoureuses: Les cœurs italiens sont, beaucoup plus que les nôtres, tourmentés par les soupçons et par les idées folles que leur présente une imagination brûlante, mais en revanche leurs joies sont bien plus intenses et durent plus longtemps
.
Le présent peut dans certains cas jouer un rôle proprement narratif et commuter de façon ponctuelle avec le passé simple. On parle alors de présent historique. Celui-ci permet la création d'effets stylistiques particuliers, proches de l'hypotypose. L'hypotypose, selon Fontanier, peint les choses de manière si vive qu'elle les met en quelque sorte sous les yeux
. De même, le présent historique vise à produire une impression d'immédiateté, en donnant à voir les faits comme s'ils étaient contemporains de leur énonciation par le narrateur et/ou de leur réception par le lecteur. Le recours à ce procédé, s'il est fréquent dans la tradition narrative, reste utilisé avec parcimonie au sein d'une constellation où dominent par ailleurs les temps classiques du récit (passé simple et imparfait). On le rencontre à des endroits stratégiques, lorsqu'il s'agit d'exacerber le caractère dramatique des actions et des événements représentés. Ainsi Chateaubriand, dans René, ménage soigneusement l'accès à la scène clé de son récit (la prise de voile d'Amélie, la sœur du héros), en faisant d'abord alterner présent et temps du passé:
Au lever de l'aube, j'entendis le premier son des cloches... Vers dix heures, dans une sorte d'agonie, je me traînai au monastère. [...] Un peuple immense remplissait l'église. On me conduit au banc du sanctuaire; je me précipite à genoux sans presque savoir où j'étais, ni à quoi j'étais résolu. Déjà le prêtre attendait à l'autel; tout à coup la grille mystérieuse s'ouvre, et Amélie s'avance, parée de toutes les pompes du monde.
Mais lorsque passage atteint son sommet dramatique, après qu'Amélie a avoué à René sa passion incestueuse, le présent historique s'impose seul:
À ces mots échappés du cercueil, l'affreuse vérité m'éclaire; ma raison s'égare, je me laisse tomber sur le linceul de la mort, je presse ma sœur dans mes bras, je m'écrie:
Chaste épouse de Jésus-Christ, reçois mes derniers embrassements à travers les glaces du trépas et les profondeurs de l'éternité, qui te séparent déjà de ton frère!
Ce mouvement, ce cri, ces larmes, troublent la cérémonie: le prêtre s'interrompt, les religieuses ferment la grille, la foule s'agite et se presse vers l'autel; on m'emporte sans connaissance.
Le présent peut, on vient de le voir, commuter ici ou là avec le passé simple et accroître ainsi la saillance narrative des événements évoqués. Dans le récit classique, le présent historique fait exception; il reste contenu au sein d'une narration dominée de façon massive par les temps du passé. Considérons maintenant ces deux débuts de roman:
Je suis seul dans la chambre de ma mère. C'est moi qui y vis maintenant. Je ne sais pas comment j'y suis arrivé.
Samuel Beckett, Molloy,1951
Une gare s'il faut situer, laquelle n'importe il est tôt sept heures un peu plus, c'est nuit encore. Avant la gare il y a eu un couloir déjà, lui venant du métro [...] contre la foule, remontant. Puis couloir un autre, à angle droit l'escalier mécanique, qui marche c'est chance aujourd'hui, le descend à la salle, vaste carré souterrain où les files se croisent [...].
François Bon, Sortie d'usine, 1982
Dans chacun de ces incipit, le temps dominant – celui qui donnera le ton à la suite du récit – c'est le présent. Le récit conduit au présent et à la première personne (Molloy) reste proche du monologue de théâtre
(Molino, Lafhail-Molino 2003, 257): le soliloque de Molloy, tout en déployant l'évocation d'états d'âme, intégrera d'ailleurs bientôt des souvenirs, racontés aux temps du passé. Le cas des récits conduits au présent et à la troisième personne est plus étrange, du moins pour un lecteur habitué aux récits traditionnels: il a la sensation que l'énonciation narrative est presque parfaitement contemporaine des événements narrés. Ainsi, l'incipit de Sortie d'usine, avec sa syntaxe démantelée, semble le fait d'un narrateur soucieux de restituer au plus juste l'immédiateté du vécu. Dans les récits au présent, le narrateur occupe la position improbable d'un reporter qui transcrit immédiatement les événements et donne ainsi l'impression d'en respecter l'imprévisible nouveauté
(Molino et Lafhail-Molino 2003, 257), comme s'il se trouvait assailli par l'urgence d'actions et d'événements impossibles à envisager dans le confort du regard rétrospectif.
Le présent de narration, qui tend à abolir la distance temporelle entre le moment de la narration et le moment de l'histoire racontée, est fondé sur une impossibilité logique: on ne peut, en effet, à la fois vivre un événement et le raconter (le cas particulier du reportage, déjà évoqué, faisant exception). Cela n'empêche pas le récit au présent d'avoir de solides fondements anthropologiques: il est couramment employé dans le récit oral et l'enfant [...] commence par raconter au présent.
(Molino et Lafhail-Molino 2003, 258). Depuis cinquante ans, le présent de narration s'est solidement implanté dans les habitudes romanesques. Il constitue dorénavant une alternative parfaitement reçue aux récits construits à partir du passé simple.
Les relations temporelles ne sont pas seulement signifiées par les différents tiroirs verbaux, mais également par des indicateurs temporels – adverbes, locutions adverbiales, compléments circonstanciels, etc.
On distingue:
aujourd'hui, maintenant, demain, la semaine prochaine, qui ne livrent leur référent que par le biais d'un renvoi aux paramètres de la situation d'énonciation. Elles proposent un repérage contextuel;
ce jour-là, à ce moment-là, le lendemain, la semaine suivante, qui prennent pour repère un point du temps fixé au préalable dans le texte ou dans l'énoncé. Elle proposent un repérage cotextuel, qui fait référence à un élément apparu précédemment dans la chaîne verbale;
Le 15 septembre 1840, vers six heures du matin;
depuis la mort de Louis XIII), qui proposent un ancrage chronologique absolu, à l'inverse des indicateurs précédents, qui sont relatifs à un repère.
Il est rare qu'un récit s'en tienne à un seul type de repérage: ainsi, un repérage contextuel initial (Il y a deux semaines
) sera souvent suivi d'une série de repérages cotextuels secondaires (la veille, le lendemain
).
Chaque fois que l'on réfléchit un peu longuement à la notion de temps, on se trouve confronté à une réalité fuyante, dont les multiples visages sont parfois contradictoires. La spéculation sur le temps est une rumination inconclusive
(1983, 21), note ainsi le philosophe Paul Ricœur à l'ouverture de la vaste et minutieuse réflexion qu'il poursuit dans les trois tomes de Temps et récit. Un moyen existe pourtant de se tirer d'affaire: c'est de raconter des histoires! La seule réplique aux apories temporelles, voilà la thèse de Ricœur, c'est l'activité narrative, la mise en intrigue
: il existe un lien nécessaire – transculturel, anthropologique – entre l'activité de raconter une histoire et le caractère temporel de l'expérience humaine
(1983, 85). Ou, selon une autre formule de Ricœur, le temps devient temps humain dans la mesure où il est articulé sur un mode narratif
(ibid.).
Certes, notre vie ordinaire n'est pas entièrement amorphe, du point de vue temporel. Ainsi, le temps calendaire l'enserre dans un corset étroit, mais clarifiant. Quant à nos actions, elles ne se résument pas à de simples changements d'état: elles obéissent à des buts, s'inscrivent dans des protocoles culturels, des scénarios préétablis (manières de table, règles de politesse, etc.). Les récits ne partent donc pas de rien: il trouvent, dans le champ pratique, une première modélisation du temps. Leur apport spécifique, lorsqu'il capturent la temporalité inhérente aux actions humaines, c'est de la configurer, de la mettre en intrigue. Les récits, en effet, ne se contentent pas de recueillir les faits: nécessairement, ils les agencent, ils les mettent sous tension entre un début et une fin, transformant ainsi la simple succession des événements en une totalité signifiante (fût-ce pour signifier a contrario que cette totalisation est artificielle, ou impossible...).
À quoi il faut ajouter que les récits ne recueillent pas tous les faits; d'ailleurs, s'ils le faisaient (et à supposer que cela soit possible), ne tomberaient-ils pas dans l'insignifiance? C'est donc bien parce que les récits sont sélectifs qu'ils mettent de l'ordre dans la temporalité humaine. Le récit schématise, trace une piste dans le fouillis inextricable des agissements humains, simplifie ce qui est embrouillé, propose des itinéraires fléchés. Certains récits s'en tiennent là, au risque d'être simplistes. Mais le propre de la schématisation narrative, ce n'est pas tant de rendre simple le complexe; c'est bien plutôt, grâce au travail de l'imagination productrice
(1983, 106), de mettre en évidence la complexité de ce que notre expérience spontanée nous livre de façon floue et souvent dans une grande confusion.
Dans le paragraphe précédent, nous avons parlé des récits comme s'ils constituaient une classe homogène. Or nous savons bien que ce n'est pas le cas: certains récits ont un référent avéré, ils se donnent pour finalité de relater des événements du monde, passés ou présents. Ce sont les récits factuels, tels que nous les rencontrons dans les livres d'histoire ou dans la presse quotidienne. Le journaliste, l'historien ne peuvent pas raconter n'importe quoi: leurs récits dépendent logiquement de la réalité dont ils rendent compte.
Tout autre est le cas du romancier: sans doute celui-ci peut-il, comme l'historien, évoquer des lieux ou des personnages existants (Paris, l'empereur Napoléon III, etc.), mais il n'est pas soumis comme lui au critère d'exactitude. Le récit de fiction échappe à la juridiction du vrai et du faux et ne dépend que de l'acte narratif qui l'institue. Dès le putsch de l'incipit, il inaugure un monde inédit, autonome, il impose l'affirmation d'un règne qui obéit à ses lois et à sa logique propres
(Rousset, 1962, II). Indépendant à l'égard de tout devoir de référer, le récit de fiction offre dès lors un terrain d'expérimentation fécond pour éprouver les vertus de la schématisation narrative en général. Pour Michel Butor, par exemple, le roman n'est pas autre chose que le laboratoire du récit: Alors que le texte véridique a toujours l'appui, la ressource d'une évidence extérieure, le roman doit suffire à susciter ce dont il nous entretient
(1975, 9). Et c'est ainsi qu'à ses yeux la recherche de nouvelles formes romanesques joue [...] un triple rôle par rapport à la conscience que nous avons du réel, de dénonciation, d'exploration et d'adaptation
(1975, 10). Dans les sections qui suivent, nous mettrons en évidence quelques effets de l'expérimentation temporelle proposée par les fictions.
Comme une feuille de papier, la temporalité narrative se présente sous deux faces indissolublement liées. D'un côté, le temps narratif est déterminé par la nature linéaire du signifiant linguistique. Contrairement aux peintres, qui peuvent donner à voir les choses et les gens d'un coup, dans la coexistence simultanée de l'espace pictural, les romanciers sont tributaires de la nature consécutive du langage: ainsi, c'est très progressivement que le lecteur voit apparaître devant l'œil de son esprit les lieux et les personnages du roman dont il tourne les pages une à une. Telle est la première face du temps narratif: c'est le temps du récit (tR), déterminé par la succession des mots sur la page. Ce temps racontant (en allemand, on parle d'Erzählzeit) se repère par le décompte d'unités de texte: nombre de lignes, de pages, de chapitres, etc.
L'autre face de la temporalité narrative, c'est le temps raconté (erzählte Zeit, en allemand). Les pages, les chapitres du roman défilent: un monde fictif se constitue progressivement, avec ses décors, ses personnages et sa chronologie. Pas plus que nous, les personnages de roman n'échappent au temps: ils profitent des jours qui passent, vieillissent et se souviennent. C'est là le temps de l'histoire (tH), un temps calendaire fictif, qui se mesure en heures, jours, mois et années.
La réalité bi-face de la temporalité narrative permet d'instituer des jeux avec le temps. Rien, en effet, ne contraint les récits à copier le temps des horloges. Les romanciers peuvent par exemple – et ne s'en privent pas! – raconter les choses dans le désordre, plus ou moins vite, en développant longuement un épisode ou, à l'inverse, en passant sans mot dire sur des semaines, voire des années entières... La narratologie distingue trois types de relations pertinentes entre le temps du récit et le temps de l'histoire: l'ordre, la durée et la fréquence. Nous en donnons la description ci-après.
Étudier l'ordre temporel d'un récit, résume Genette (1972, 78-79), c'est confronter l'ordre de disposition des événements ou segments dans le discours narratif à l'ordre de succession de ces mêmes événements ou segments temporels dans l'histoire, en tant qu'il est explicitement indiqué par le récit lui-même, ou qu'on peut l'inférer de tel ou tel indice indirect.
On pourrait penser que la tendance spontanée des conteurs et romanciers soit de faire coïncider l'ordre des événements racontés et l'ordre de leur présentation narrative (récit synchrone, ou ab ovo). Or, c'est le contraire qui est vrai: la majorité des récits ne respectent pas l'ordre chronologique: ils sont anachroniques, soit qu'ils racontent avant (dans R) ce qui s'est passé après (dans H) – anticipation, ou prolepse; soit qu'ils racontent après (dans R) ce qui s'est passé avant (dans H) – rétrospection, ou analepse.
Depuis l'Antiquité, l'art narratif se reconnaît au fait de jeter d'abord le lecteur dans le milieu du sujet suivant l'exemple d'Homère
(Huet, cité dans Genette, 1972, 79): c'est le début in medias res, véritable marque de fabrique du récit classique jusqu'au XIXe siècle. En voici un exemple: Le Juge de sa propre cause (une nouvelle espagnole intégrée par Scarron dans Le Roman comique) s'ouvre sur la vision dramatique d'une jeune fille violentée entre des rochers
par deux brutaux. Il faut attendre trois pages, et la libération de la jeune fille, pour découvrir les antécédents de cette scène initiale mouvementée. Le début in medias res est ici suivi d'un retour en arrière (ou analepse) à fonction explicative.
En l'occurrence, cette analepse est complète: elle restitue, ab ovo, la vie de la jeune fille jusqu'au moment de la tentative de viol qui ouvre le récit premier (par opposition aux analepses partielles, qui ne rejoignent pas le point d'origine temporel du récit premier). La tranche temporelle, plus ou moins étendue, prise en charge par l'analepse définit son amplitude.
En outre, c'est une analepse externe, parce qu'elle reporte le lecteur au-delà – ou à l'extérieur – du champ temporel du récit premier. À l'inverse, lorsque le narrateur de L'Education sentimentale revient en arrière d'un jour pour raconter la crise de faux croup qui a retenu Mme Arnoux au chevet de son enfant alors qu'elle devait rejoindre Frédéric pour un rendez-vous amoureux, l'analepse est interne. L'analepse est un pont jeté vers le passé, mais ce passé peut être plus ou moins éloigné du récit premier; cette distance temporelle variable définit la portée de l'analepse.
D'un point de vue fonctionnel, on peut ajouter que l'analepse évoquée à l'instant est complétive; elle permet de récupérer une information manquante. Il en va de même lorsqu'au moment d'introduire un nouveau personnage (ou de retrouver un personnage perdu de vue), le récit propose un résumé de sa biographie.
Les anticipations, ou prolepses, se rencontrent moins fréquemment que les retours en arrière. Les récits qui s'y prêtent le mieux sont les Mémoires ou les autobiographies – tant réels que fictifs. Ici, le narrateur, en racontant son passé, connaît évidemment l'avenir et fait parfois usage de ce savoir. Considérons l'exemple suivant:
Par exemple, pour anticiper sur mon séjour en Normandie j'entendis à Balbec un inconnu que je croisai sur la digue dire:
La famille du directeur du ministère des Postes.Or (comme je ne savais pas alors l'influence que cette famille devait avoir sur ma vie), ce propos aurait dû me paraître oiseux [...].
Dans ce passage de la Recherche du Temps perdu, le narrateur annonce qu'il va bouleverser l'ordre de présentation chronologique des événements. Il lui paraît approprié de recourir à un moment postérieur de sa vie dans le cadre de l'argument qu'il est en train de développer: prolepse interne ... qui en renferme une autre, dans la parenthèse: la mention de l'importance à venir de la famille Simonet. Le point d'ancrage temporel de cette anticipation se trouve bien au-delà du séjour en Normandie. Cette deuxième prolepse a donc une portée plus grande que la première.
Ces prolepses ont une fonction d'annonce; elles concourent à établir la cohérence à long terme du récit. De façon plus générale, en disant maintenant (dans R) ce qui adviendra plus tard (dans H), la prolepse fait peser sur le récit un certain poids destinal. Ainsi, dans Manon Lescaut, la fin (la déportation de Manon) est donnée dès le début: l'évocation anticipée de la chute
du héros – de ces nouveaux désordres
qui vont le mener bien plus loin vers le fond de l'abîme
– pèse comme une fatalité sur les scènes amoureuses qui suivent. Comme dans la tragédie, l'intérêt du lecteur se déplace: la fin (misérable) de l'histoire lui étant connue, ce n'est plus le désir simple de savoir la suite qui le meut, mais une curiosité plus complexe, et sans doute plus mélancolique: celle de connaître les rouages inflexibles d'une intrigue de prédestination
(Todorov, cité par Genette, 1972, 105).
Nul récit sans rythme: chez Balzac par exemple, des scènes très dramatiques succèdent à de longues descriptions statiques; parfois aussi, le temps passe à toute vitesse (cinq ans après cette scène...
), avant de se déployer à nouveau dans d'autres scènes, dans d'autres descriptions... Le récit isochrone (à rythme constant) n'existe pas plus que le récit synchrone, rigoureusement chronologique. Pour mesurer ces variations de rythme (ou anisochronies), Genette introduit la notion de vitesse: On entend par vitesse le rapport entre une mesure temporelle et une mesure spatiale [...]: la vitesse du récit se définira par le rapport entre une durée, celle de l'histoire, mesurée en secondes, minutes, heures, jours, mois et années, et une longueur: celle du texte, mesurée en lignes et en pages.
(Genette 1972, 123). Ces rapports peuvent se réduire à quatre formes canoniques: la scène et le sommaire d'une part; la pause et l'ellipse d'autre part.
Le terme de scène appartient au langage du théâtre. Par analogie, on parlera de scène narrative lorsqu'un récit présente des personnages qui dialoguent (ou monologuent). Dans ce cas, on peut dire qu' il y a une certaine égalité entre le temps du récit et le temps de l'histoire; [on] se rapproche de l'égalité qui lie une scène au théâtre ou au cinéma et la scène réelle que la première est censée représenter
(Molino et Lafhail-Molino, 2003, 269). Dans le récit classique, la scène (tR = tH) alterne régulièrement avec le sommaire (tR < tH). Le sommaire constitue ce que l'on pourrait appeler le tissu conjonctif du récit: il prend en charge, en les résumant de manière plus ou moins synthétique, les moments de transition et les informations nécessaires à la compréhension de l'intrigue, préparant ainsi le terrain pour les scènes, où se concentre traditionnellement tout l'intérêt dramatique et pathétique du récit.
La pause (tR = n; tH = 0) et l'ellipse (tR = 0; tH = n) marquent les deux points extrêmes de l'échelle des vitesses narratives. D'une certaine façon, ces deux points représentent des paradoxes narratifs: en effet, ni la pause, ni l'ellipse ne racontent quelque chose. Avec la pause, le récit s'enlise
, pour reprendre une formule de Ricardou: il s'interrompt et cède la place à la description ou au commentaire. Avec l'ellipse (cinq ans après cette scène...
), il s'interrompt également, mais pour céder la place, cette fois ...à rien! Le temps qui a passé dans l'histoire, le récit le passe sous silence.
Sans doute peut-on considérer l'ellipse comme une forme radicalisée du sommaire: elle permet, un peu à l'image des entr'actes au théâtre, de sauter du temps inutile... ou de souligner, par contraste, l'importance de ce qui est passé sous silence. Ainsi dans ce passage du Rouge et le Noir, qui évoque l'arrivée dramatique de Julien dans la chambre de Mathilde de la Mole:
— C'est donc toi! dit-elle en se précipitant dans ses bras...
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Qui pourra décrire l'excès du bonheur de Julien? Celui de Mathilde fut presque égal.
Mais la pause ne se laisse pas réduire si facilement. N'oublions pas en effet l'exigence naïve du lecteur de récits: celui-ci veut qu'on lui raconte une histoire et perçoit comme une infraction tout ce qui s'écarte de cette fonction narrative de base. La preuve: lorsqu'il juge les pauses descriptives trop longues, il les saute. Aussi le récit classique s'ingénie-t-il à intégrer les descriptions dans la trame de l'action, à l'image d'Homère qui, lorsqu'il doit décrire le vêtement d'Agamemnon, montre ce dernier en train de s'habiller. [Description, II. 2. 4]
La pause commentative [Voix narrative, VI] permet au narrateur d'intervenir en personne dans son récit, par exemple pour donner son avis, porter un jugement sur son personnage, ou encore pour proposer une information sur un élément factuel ou culturel. Certains romanciers y recourent à des fins critiques; dans Jacques le Fataliste ou d'autres anti-romans, la pause commentative sert ainsi à mettre en cause l'illusion romanesque, comme dans cet exemple où le lecteur est invité à participer activement à la construction de l'intrigue:
Entre les différents gîtes possibles, dont je vous ai fait l'énumération qui précède, choisissez celui qui convient le mieux à la circonstance présente.
Diderot, Jacques le Fataliste
La catégorie de la fréquence concerne les relations de répétition qui s'instituent entre histoire et récit: par exemple, je peux raconter plusieurs fois, en variant par exemple le style, le point de vue ou la voix narrative, quelque chose qui n'a eu lieu qu'une seule fois dans l'histoire (tR=n; tH=1): c'est le récit répétitif. Les Exercices de style de Raymond Queneau, où la même scène d'autobus est racontée 99 fois dans des styles (Ampoulé, Vulgaire, ...) ou selon des procédés (Lipogramme, Passé indéfini, ...) très divers, constituent une illustration connue de ce type de récit. Autre exemple de récit répétitif: le roman par lettres, lorsque plusieurs protagonistes narrent, chacun selon son point de vue, un événement identique.
À l'inverse, je peux raconter en une seule fois une action, un événement qui ont eu lieu à plusieurs reprises, dans l'histoire (tR=1; tH=n): tel est le récit itératif. Cette modalité narrative permet, comme le sommaire, de gagner du temps; dans le récit classique, le récit itératif joue un rôle subordonné; il sert à noter le passage d'un temps sans caractère dramatique
(Molino, Lafhail-Molino, 2003, 270). Mais au XIXe siècle, l'intérêt croissant que les romanciers portent à la vie intérieure des personnages entraîne un profond remaniement des formes romanesques: en même temps que la technique de la focalisation interne se généralise, les romanciers découvrent l'usage narratif original qu'ils peuvent faire du récit itératif. Celui-ci, en plissant dans un seul énoncé synthétique plusieurs occurrences du même événement, se prête par exemple de façon heureuse à l'évocation des périodes de stagnation et d'attente
qui importent tant à Flaubert, ce grand romancier de l'inaction, de l'ennui, de l'immobile
(Rousset, 1962, 127; 133).
Le récit répétitif et le récit itératif prennent relief sur le fond d'une façon simple et ordinaire de raconter: le récit singulatif, où l'on raconte une fois ce qui s'est passé une fois (tR=1; tH=1). Cette forme narrative, fondée sur l'alternance scène-sommaire, est le propre des récits où la fonction dramatique prime.
On a vu, dans les sections qui précèdent, comment se pose la question du rapport entre le temps du récit racontant et celui de l'histoire racontée. Il s'agit, à présent, de s'interroger sur les rapports qu'entretiennent le temps de l'histoire racontée et celui de l'acte de narration. Comme le relève Genette, il est quasiment impossible, pour un narrateur, de ne pas situer [l'histoire qu'il raconte] dans le temps par rapport à [son] acte narratif, puisqu'[il doit] nécessairement la raconter à un temps du présent, du passé, ou du futur
(1972, 228). Selon la position temporelle qu'occupe l'acte narratif par rapport à l'histoire racontée, on distinguera les narrations ultérieure, antérieure, simultanée et intercalée [Voix narrative, III].
Le récit comporte ainsi une double référence temporelle. Il y a premièrement une temporalité relative à la diégèse, c'est-à-dire aux actions et événements de l'histoire racontée. Cette temporalité peut se présenter dans son autonomie, comme dans cet extrait de Jules Verne:
On était au début de l'année 1867.
Dix neuf-ans avant cette époque, le territoire actuellement occupé par la ville de Sacramento n'était qu'une vaste et déserte plaine.César Cascabel, nous soulignons.
Ici, le repérage temporel est d'abord absolu (au début de l'année 1867), puis cotextuel (dix-neuf ans avant cette époque), mais il n'implique pas de référence explicite à l'acte producteur du récit. Examinons maintenant le cas plus complexe de l'incipit de Notre-Dame de Paris:
Il y a aujourd'hui trois cent quarante-huit ans, six mois et dix-neuf jours que les Parisiens s'éveillèrent au bruit de toutes les cloches sonnant à grande volée dans la triple enceinte de la Cité, de l'Université et de la Ville.
Ce n'est cependant pas un jour dont l'histoire ait gardé le souvenir que le 6 janvier 1482. (nous soulignons)
S'il offre bien d'une datation absolue (le 6 janvier 1482), le texte s'ouvre cependant sur un repérage contextuel qui, par le biais de l'adverbe aujourd'hui, implique une référence explicite au moment de la narration. On pourrait, à ce stade, généraliser le propos et dire que tout narrateur laisse, lorsqu'il raconte, des traces de son acte de narration dans le texte. [Voix narrative, II, 1] Dans le cadre d'un récit, ces traces ne peuvent s'interpréter que par référence à une situation narrative – c'est-à-dire au fait qu'un narrateur raconte une histoire à un narrataire dans un certain espace-temps. Il est possible, pour le narrateur, de se déplacer dans cet espace-temps: tel est le cas chaque fois qu'il renvoie à un moment antérieur ou postérieur de son acte de narration, notamment par le biais d'expressions comme Nous avons vu il y a peu que...
ou encore Nous raconterons tout à l'heure comment...
. À la temporalité de l'histoire racontée, il faut donc ajouter une seconde temporalité, relative cette fois à l'énonciation narrative. Un double système de repérage se met en place, l'un qui repose sur l'espace-temps des événements de l'histoire racontée, l'autre sur l'espace-temps de la narration et de la lecture
(Molino, Molino-Lafhail, 2003, 264).
Dans sa Grammaire temporelle des récits (1990), le critique et linguiste Marcel Vuillaume a proposé de parler, à ce sujet, de fiction principale et fiction secondaire. L'usage, dans un cas comme dans l'autre, du terme de fiction s'explique par le fait que la narration est [elle-même] une composante de la fiction
: Le narrateur se donne les allures d'un conteur qui s'adresse directement à ses auditeurs, de sorte que le décalage temporel qui, dans la réalité, sépare la production du récit de sa lecture n'est en rien reflété au sein du récit lui-même
(1990, 59). On a donc, en plus de la fiction principale, qui donne à voir les protagonistes de l'univers narré, une fiction secondaire. Celle-ci met en scène, au sein d'un univers-cadre, d'autres protagonistes, désignés notamment par nous et par le / notre lecteur.
Au premier abord, on est tenté de penser qu'objectivement, le passé de la fiction principale et le présent de la fiction secondaire sont séparés par un espace infranchissable
(ibid., 81). Tel est le cas le plus général. Pourtant, le roman-feuilleton du XIXe siècle a exploré et promu un ensemble de procédés narratifs à la faveur desquels les deux fictions, loin d'être parfaitement étanches, se trouvent souvent fort enchevêtrées. La fiction secondaire a alors pour fonction essentielle de présenter le narrateur et le lecteur comme les témoins oculaires des événements narrés
(ibid., 77): les interférences temporelles entre la fiction secondaire et la fiction principale servent à donner au lecteur le sentiment de descendre dans le temps jusqu'à devenir le contemporain des personnages du récit et partager leur présent
(ibid., 87).
L'incipit de Notre-Dame de Paris, que nous avons examiné, est, malgré la difficulté du décompte (il y a aujourd'hui trois cent quarante-huit ans, six mois et dix-neuf jours...), exempt de toute interférence: le narrateur ne fait que marquer l'antériorité des événements de l'histoire racontée par rapport au moment de la narration. Considérons maintenant des exemples plus complexes, dans lesquels ces deux temporalités se téléscopent, parfois au sein d'un même énoncé:
Cette agence Lecoq, dont nous allons franchir le seuil, était une grande maison où rien ne manquait [...]
Au moment où nous entrons dans le sanctuaire, ces messieurs traversaient un de ces repos qui ponctuent les conversations graves [...].Paul Féval, Les habits noirs, nous soulignons.
L'auberge du père Achard était bondée. Tout le pays encore une fois était en rumeur [...].
Ils étaient là trois, Achard, Verdeil et Bridail, qui n'endémordaient pas de ce qu'ils avaient vu[...]
Or, le soir où nous sommes, la femme Gérard [...] était arrivée avec son nouvel époux à Coultheray [...].Gaston Leroux, La poupée sanglante, nous soulignons.
On a ici affaire à ce que Vuillaume appelle des énoncés paradoxaux
. Dans les deux cas, on assiste à un voisinage étonnant entre, d'une part, une indication temporelle marquée par l'usage du présent et de la première personne du pluriel, et, d'autre part, une action dénotée par un temps du passé (imparfait ou plus-que-parfait). Les deux temporalités (celle de la narration et celle de l'histoire) en viennent ainsi à cohabiter: on fait comme si elles étaient homogènes. Mieux: on fait comme si le narrateur et le lecteur (nous) pouvaient transporter leur actualité à un moment donné de l'histoire racontée. On assiste ainsi à un transfert imaginaire
, un dépacement de l'espace-temps de la situation narrative à l'espace-temps de l'histoire [...]: narrateur ou lecteur, je peux me transporter par un effort de l'imagination à un autre point de l'espace-temps et observer les êtres, les lieux et les événements comme si j'étais réellement présent
(Molino, Lafhail-Molino, 2003, 263-264). L'effet principal de ces énoncés paradoxaux
semble donc être d'homogénéiser les deux temporalités et, par là même, de projeter les protagonistes de la fiction secondaire dans la fiction principale. L'univers diégétique, donné d'ordinaire comme antérieur à l'acte de narration s'en trouve alors comme présentifié...
Cette présence se fait même si vive, parfois, que la fiction secondaire n'y résiste pas, et se retrouve comme happée dans l'univers diégétique!
Billot alla droit à cette tapisserie, la souleva et se trouva dans une grande salle circulaire et souterraine où étaient déjà réunies une cinquantaine de personnes.
Cette salle, nos lecteurs y sont déjà descendus, il y a quinze ou seize ans, sur les pas de Rousseau.Dumas, La Comtesse de Charny, nous soulignons.
L'expression il y a quinze ou seize ans
est, d'ordinaire, une expression déictique qui mesure un intervalle temporel et marque une antériorité par rapport au moment de l'énonciation (ici: par rapport au processus de lecture). Or, dans le cas qui nous intéresse, on comprend que l'intervalle ne sépare pas deux moments du processus de lecture, mais bien deux moments de l'histoire racontée. Le changement de valeur du déictique montre bien à quel point fiction principale et fiction secondaire sont enchevêtrées. Tout se passe comme si l'écoulement du temps au sein la fiction secondaire pouvait s'aligner sans heurts sur celui qui a cours au sein de la fiction principale. Le lecteur semble alors se mouvoir exactement dans la même durée que celle qui affecte les personnages de la diégèse.
La temporalité est sans conteste une dimension fondamentale de toute conduite narrative. Le temps, notion au caractère polymorphe, comme on l'a vu au premier chapitre, se laisse parfois difficilement saisir: le récit a précisément pour rôle de permettre son appropriation par le sujet humain. On peut, avec Paul Ricœur (1986, 12), aller jusqu'à voir dans la fonction narrative la condition même d'une temporalité intelligible:
Le caractère commun de l'expérience humaine, qui est marqué, articulé, clarifié par l'acte de raconter sous toutes ses formes, c'est son caractère temporel. [...] Peut-être même tout processus temporel n'est-il reconnu comme tel que dans la mesure où il est racontable d'une manière ou d'une autre.
Mais le récit de fiction ne nous permet pas seulement de reconn[aître]
le caractère temporel de notre expérience. Par les mutiples jeux sur le temps qu'il autorise, et que nous avons décrits au troisième chapitre, le récit de fiction va plus loin encore: il offre des variations temporelles
irréductibles à l'expérience quotidienne et tend, en fin de compte, à refigurer la temporalité ordinaire
(Ricœur 1984, 191).