De Genève à l’Europe par les régions (mars 1973)a b
Plasticages en Bretagne, sous-développement du Mezzogiorno, création d’une Direction générale de la politique régionale au Marché commun, bagarres entre Wallons et Flamands, rejet du référendum de 1969 en France, élection des parlements régionaux en Italie, dramatique procès de Burgos : entre ces événements qui tantôt font grand bruit dans les journaux, tantôt passent à peu près inaperçus du grand public, quoi de commun à première vue, sinon le terme de « région » pris dans des sens très différents ? Car si tous les États européens sont amenés à reconnaître l’existence d’un problème régional, celui-ci, selon les cas ou les pays, sera de nature ethnique ou économique, linguistique ou géographique, traditionnelle ou prospective. La confusion semble totale et cependant, en observant les choses de haut, par grands ensembles, on s’aperçoit qu’une loi commande l’apparition du phénomène régional en cette seconde moitié du xxe siècle : à la croissance si rapide de nos sociétés nationales, à leur excessive distension, répondent, quasi mécaniquement, la fragmentation, les coagulations locales ; à la vertigineuse uniformisation de collectivités urbaines agrandies hors de toutes les prises de l’individu, répond le besoin d’une différenciation sécurisante, le besoin de petites communautés où la participation civique redevienne possible.
Différenciation nécessaire
Cette loi structurelle tout à fait générale me paraît gouverner, comme à leur insu, les entreprises régionalistes les plus diverses.
Mais un phénomène politique très précis, dont les Européens ont pris conscience au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, joue dans le même sens : je veux parler de la crise de l’État-nation centralisé, de modèle jacobin et napoléonien, qui domine l’Europe depuis un siècle et demi, et que tous les pays du monde copient comme si c’était le dernier mot du Progrès, l’aboutissement suprême de l’Histoire.
Qu’est-ce que l’État-nation ? C’est la mainmise d’un appareil étatique — réalité abstraite et bureaucratique — sur une nation — réalité concrète, affective et « mystique », que l’on enferme désormais dans des frontières d’autant plus rigides qu’elles sont plus arbitraires, pour la commodité des seuls fonctionnaires et la rapidité des mobilisations.
Or cet État-nation, sacro-saint pour nos pères et les manuels de notre enfance, se voit mis en accusation par les mouvements de la Résistance, dans tous nos pays, qui proclament, vers la fin de la dernière guerre, la nécessité de « dépasser le dogme de la souveraineté absolue des États ». Les fédéralistes européens voient dans le culte de l’État-nation non seulement la cause de nos guerres, mais l’obstacle majeur à l’union du continent, qui est le seul moyen d’échapper à la colonisation de nos pays par l’appareil soviétique ou par l’économie et les mœurs américaines. Enfin, les sociologues et les politologues se mettent à dénoncer l’État national centralisé, souverain et bardé de frontières, comme une forme politique déjà inadéquate, à la fois trop petite et trop grande par rapport aux réalités du monde actuel.
Un modèle périmé
L’État-nation, qui se dit souverain absolu, est manifestement trop petit pour jouer un rôle réel à l’échelle planétaire. Aucun de nos vingt-huit États européens ne peut plus assurer seul sa défense militaire et sa prospérité, son équipement technologique et une aide effective au tiers-monde, la prévention des guerres nucléaires et des catastrophes écologiques. Le seul remède aux trop petites dimensions ne serait-il pas la création d’agences fédérales européennes, qui seraient compétentes partout où les tâches et leur concertation se révéleraient d’échelle continentale — et là seulement ? La constitution de pools européens de recherche (comme le CERN) et une action concertée dans le domaine économique (CECA, Marché commun) indiquent la voie.
D’autre part, l’État-nation de type centralisé, qui prétend follement imposer les mêmes limites territoriales à des réalités aussi hétérogènes que la langue parlée à la surface et l’exploitation du sous-sol, l’économie nouvelle et le territoire hérité, les souvenirs collectifs et les espoirs individuels — ce carcan militaire, idéologique et douanier, qui a moins d’un siècle d’âge en moyenne, n’est plus capable d’assurer la prospérité des régions et provinces et d’y permettre une vie civique digne du nom, une participation réelle, civique, économique, sociale et politique, par quoi je veux dire : l’exercice de responsabilités réelles par les citoyens.
L’État-nation, trop petit, appelle la fédération ; trop grand, il appelle les régions. Ces deux tendances, loin de se contredire, se commandent mutuellement dans le monde d’aujourd’hui, à la [p. 35] fois planétaire et local, c’est-à-dire à la fois plus universel et plus particulier que celui des nations modèle xixe siècle.
À mesure que les frontières dites « historiques » ou « naturelles » selon les cas (le Rhin divise les peuples de ses rives, mais le Rhône les unit ; allez savoir pourquoi ?) se dévalorisent entre les Neuf, des régions naturelles ou nouvelles reparaissent ou accusent leur relief. Mais il y a plus : leur résurgence serait celle d’un esprit de clocher, d’un chauvinisme local plus irrespirable encore que l’autre, si elle ne répondait en réalité à une prise de conscience européenne et d’horizon mondial.
La conscience de la nécessité de fédérer l’Europe et la reconnaissance de l’obstacle majeur à cette union que constituent les prétentions de l’État-nation à une souveraineté sans limites (laquelle ne peut plus rien animer si elle peut encore tout bloquer) amènent à constater que si l’on veut faire l’Europe il faut ouvrir le cadre stato-national et dépasser ce modèle périmé.
Motifs ethniques, motifs économiques
Mais le problème n’est pas seulement spéculatif et prospectif. Il est posé en vrac, en termes concrets, mal comparables, voire contradictoires d’un pays à l’autre. Toutefois, si l’on considère l’ensemble de ces « cas spéciaux », on voit se dégager deux classes de motifs principaux, les ethniques et les économiques — d’ailleurs en interaction fréquente.
I. Il y a les problèmes linguistiques du Sud-Tyrol et du Val d’Aoste, de l’Alsace, de la grande Occitanie, ou du petit Jura (encore bernois) ; les révoltes ethniques qui couvent et parfois éclatent en Bretagne ou en Flandre ; les poussées autonomistes au pays de Galles, au Pays basque, en Catalogne ; et tous les phénomènes similaires actuellement étouffés dans les pays de l’Est européen.
Presque partout, ces ethnies brimées déclarent souffrir d’un sous-développement économique (par rapport à l’ensemble national) dont elles rendent responsable l’État centralisateur. Les unes exigent une aide spéciale, d’autres l’autonomie régionale, quelques-unes leur séparation et leur rattachement immédiat à l’Europe fédérée de demain.
II. Les plans d’aménagement du territoire qui se donnent pour but de réduire les disparités économiques nationales (Sud-Ouest français, Mezzogiorno, Schleswig-Holstein, etc.) ont motivé les premières études régionales au sein du Marché commun, dès 1961, et ont abouti à la création d’une Direction générale de la politique régionale. Là encore, on constate bien souvent que les tempéraments ethniques jouent un rôle économique indiscutable…
Régions transfrontalières
Toutefois, un problème d’une portée politique plus décisive se trouve posé par les régions « naturelles » coupées par des frontières politiques nées du hasard des guerres et des traités, et qui ne correspondent plus à nulle réalité, ni ethnique ni économique.
Sur toutes les frontières de nos États, les exemples abondent : Basques et Catalans réunis par les Pyrénées mais divisés par la frontière franco-espagnole, régions de Bâle et de Genève brochant sur deux ou trois pays. Nord français coupé de la Flandre occidentale et du Hainaut, triangle Aix-la-Chapelle-Maestricht-Liège, etc. Désormais, le problème est posé par la CEE et par le Conseil de l’Europe, de la constitution de régions transfrontalières, partout où les conflits entre limites politiques et espaces économiques se révèlent intolérables ou « manifestement aberrants », comme l’écrit J.-F. Gravier, auteur d’un livre fameux qui fut à l’origine du néo-régionalisme en France : Paris et le désert français.
On voit tout de suite que les régions ethniques et les régions économiques ne sauraient coïncider territorialement. Il y faudrait un vrai miracle, mais ce miracle ne s’est jamais produit. Et il aurait encore moins de chance de survenir dans le cas de régions définies en termes d’écologie ou d’échanges de services, d’universités ou de transports.
L’exemple des diverses régions qu’il y aurait lieu d’organiser autour de Genève est particulièrement frappant à cet égard.
On connaît le problème : Genève, ville internationale, manque d’hinterland, et les zones voisines voient leurs relations d’échanges avec elle brimées, ralenties, pénalisées ou bloquées par un cordon douanier qui ne sert à rien ni à personne, mais qui symbolise la « souveraineté » (d’ailleurs de plus en plus fictive) des États.
[p. 36] Or tous les problèmes concrets qui se posent dans cette région appellent des solutions transfrontalières. Et chaque problème définit une région différente en termes de territoire.
Il y a autour de Genève une région de main-d’œuvre définie par le mouvement pendulaire des travailleurs français ; 25 000 environ, à cette date, viennent chaque matin à Genève, et rentrent le soir en France. Cette région s’étend dans un rayon d’une quarantaine de kilomètres autour de la ville.
Il y a, autour du Léman, une région écologique définie par la pollution du lac (affluents, usines, riverains), l’aérodrome de Cointrin, la centrale nucléaire (projetée) de Verbois. Sa superficie déborde très largement celle de la région de main-d’œuvre.
Il y a une région définie par les échanges de biens industriels, commerciaux et de services, dont l’aire ne recouvre ni celle de la région de main-d’œuvre, ni celle de la région écologique.
Il y a enfin une région universitaire, qui va de Neuchâtel à Saint-Étienne et d’Aoste à Besançon, en passant par Fribourg, Lausanne, Grenoble, Lyon et Genève au centre. Elle comprend quatorze établissements d’enseignement supérieur, densité tout à fait exceptionnelle, entre lesquels des liens spéciaux pourraient et devraient s’instituer. Or cette région se trouve correspondre à l’aire du franco-provençal, entre la langue d’oc et la langue d’oïl, ancêtre de tous nos patois, oubliés certes mais sans doute actifs dans notre inconscient collectif…
Il ne s’agit donc pas de créer autour de Genève une sorte de mini-État-nation nouveau, qui ajouterait aux défauts de la centralisation ceux des trop petites dimensions. Il s’agit simplement de résoudre les principaux problèmes de notre vie moderne selon leur mérite, c’est-à-dire leur nature et leur contenu, sans plus se laisser paralyser par la fiction, décidément indéfendable à tous points de vue, des frontières nationales héritées d’autres âges.
De la création des régions que je viens de définir, ce n’est pas plus Genève qui bénéficiera que le pays de Gex, la Savoie, la Romandie tout entière et, dans une mesure qui reste à déterminer, l’Isère, le Val d’Aoste et la Franche-Comté.
L’avenir des régions
Quant aux perspectives du régionalisme dans notre avenir prochain, j’imagine quelques solutions qu’il va s’agir de réaliser simultanément :
1. Créer des agences fédérales européennes non seulement pour l’économie (comme la CEE élargie), mais pour l’écologie continentale, les transports, l’énergie, les recherches, la défense, etc., et les charger de la concertation continentale de régions à géométrie variable selon la fonction qui les définit. Voilà qui paraît très concevable, mais qui pose le problème très neuf de l’administration de ces régions d’aires variables : celle-ci serait basée — comme l’a proposé le récent colloque des régions frontalières organisé par le Conseil de l’Europe — sur des syndicats de communes, dont la composition varierait selon la fonction considérée : économique, éducative, linguistique, de transports, etc.
2. Par les échanges entre régions, former ces régions, et de la sorte créer un tissu européen qui finira par se révéler plus solide que les liens administratifs subsistant entre chaque région et sa capitale nationale.
3. Éduquer les nouvelles générations dès l’école primaire dans l’optique régionaliste, européenne, voire mondiale, et non plus uniquement nationaliste ; informer les populations, former des responsables locaux et régionaux, combattre les routines et laisser s’évanouir les préjugés stato-nationalistes qui paralysent aujourd’hui l’imagination de la plupart des « serviteurs de l’État ».
Mais cela aussi pose un nouveau problème : les délais nécessaires, quinze à vingt ans pour former une génération et créer les régions, ne sont-ils pas trop longs face à l’urgence des périls que court l’Europe, j’entends sa colonisation par une hégémonie politique à l’Est, une hégémonie économique à l’Ouest ?
La réponse dépend de nous, non des astres. S’il est vrai, comme je l’ai toujours pensé, que nous n’avons pas à prévoir notre histoire, mais à la faire.