Face à la crise de notre continent, l’utopie de Denis de Rougemont : l’Europe des régions (1er-2 décembre 1973)a b
« Grâce aux Arabes, que je remercie officiellement, nous savons tous maintenant que l’Europe est en crise. Il nous reste à voir que c’est une crise de civilisation. »
Avec son humour tranquille, Denis de Rougemont parlait récemment devant la section suisse de l’Association européenne des enseignants de la grande passion de sa vie : l’Europe.
Nous avons profité de cette rencontre pour évoquer avec l’écrivain, à la lumière des événements de cet automne, l’« Utopie » qui l’anime — le mot est de lui — dans son projet de remodelage de la société occidentale.
Cette utopie, c’est l’Europe des régions.
Depuis vingt-cinq ans que tout le monde dit qu’il faut faire l’Europe, on n’a pas avancé d’un millimètre, hormis quelques progrès en matière économique. Sur le plan politique, c’est plutôt le recul. Les États-nations ne veulent pas abandonner une parcelle de leur souveraineté.
La carence de toute politique énergétique européenne démontre que les États-nations sont incapables de résoudre un tel problème, comme ils sont impuissants devant l’inflation, le chaos monétaire, la pollution, la famine dans le tiers-monde, l’urbanisation sauvage, les problèmes de défense. Faute de politique commune, à cause de leurs prétentions à la souveraineté absolue, les voici tous livrés aux volontés de quelques émirs et dictateurs arabes, qui pourraient acheter toutes leurs industries, si ça leur plaisait, et pas seulement leurs industries, comme on ne le voit que trop ces jours-ci…
La formule de l’État-nation est à bout de course
Faire l’Europe, pour vous, qu’est-ce que c’est, concrètement ?
Au sens littéral, c’est créer de la substance européenne à partir de nos vies quotidiennes, pour aboutir à une société organisée à l’échelle continentale. La formule de l’État-nation est à bout de course. Nous devons viser à la dépasser à la fois par en haut, en créant une fédération à l’échelle continentale, et par en bas en organisant les régions.
Les deux opérations ne peuvent être que simultanées : un pouvoir supranational et un tissu de réalités régionales doivent s’élaborer en même temps, l’un par l’autre.
Mon utopie, c’est qu’à la longue, ces réalités s’avéreront plus solides que les États actuels, qui, peu à peu, tomberont en désuétude.
La région ? Pouvez-vous préciser ?
Je dirai que c’est une structure de participation civique à base de syndicats de communes. Je me garde bien de la découper dans le terrain. On nous a trop appris, à l’école, à dessiner des pays comme des entités fermées. Sur nos « croquis », les fleuves s’arrêtaient aux frontières !
La région ne doit pas être circonscrite par une frontière qui enferme tout. Elle se définit de manière variable selon les fonctions et activités : économiques, ethniques, sociales, écologiques, de transport ou d’enseignement. Il n’y a aucune raison que ces fonctions correspondent à une seule et même aire géographique.
Citez-nous un exemple.
À l’Institut universitaire d’études européennes, que je dirige, nous étudions le cas de la région lémano-alpine. Nous avons distingué dans ce cadre à géométrie variable différentes régions, dont les aires géographiques ne se recouvrent pas : par exemple une région écologique, définie par les problèmes du Léman, de Cointrin, de la centrale nucléaire projetée à Verbois ; ou encore une région universitaire, qui va de Saint-Étienne à Neuchâtel et de Besançon à Aoste, en passant par Lyon, Grenoble, Chambéry, Genève, Lausanne et Fribourg.
On distingue aussi dans cette aire la plus large une région industrielle où se font quatre-vingts pour cent de l’horlogerie européenne.
L’essentiel est de redonner au citoyen, dans la région et grâce à elle, un pouvoir de décision sur les problèmes fondamentaux de sa vie. Ce que les États-nations ne font pas. La participation, l’autogestion civique exige de petites communautés, que Platon imaginait déjà pour sa cité idéale.
Un Conseil élu par le peuple européen
Oui, mais comment coordonner toutes ces activités régionales à l’échelle de l’Europe ?
En créant au niveau continental des agences fédérales correspondant aux différentes fonctions qui définissent les régions, et chargées de les informer, de les concerter et de prendre les décisions communautaires à l’échelle du continent. Quelque chose comme nos départements fédéraux, en somme !
Cette réorganisation du continent ne remet-elle pas en cause le parlementarisme, lequel, il faut bien le reconnaître, est en crise ?…
Il est en crise à juste titre dans les pays où il est devenu l’affaire des seuls partis, car ceux-ci ne correspondent plus à grand-chose aujourd’hui.
Ce que je souhaite, personnellement, c’est la renaissance d’assemblées politiques au vrai sens du mot, au niveau communal, au niveau des groupements de communes en régions, puis au niveau continental. Cela peut se faire sans délai. Les régions qui s’élaborent un peu partout en Europe peuvent très bien désigner des délégués qui se réunissent en congrès annuel : voilà l’origine d’une vraie vie politique européenne.
Mais ce qui est important, c’est qu’il existe au-dessus des régions et à leur service une fonction proprement politique, d’arbitrage et d’équilibre entre les différentes fonctions particulières. C’est à ce niveau qu’il faudrait un Conseil élu par le peuple européen et composé non de spécialistes, mais de citoyens qui aient une vision générale de la vie, qui équilibrent les différentes fonctions de la cité selon une hiérarchie de valeurs, selon certaines finalités communes telles que le respect de la personne et de sa liberté plutôt que de la puissance collective d’un État, la sauvegarde des équilibres entre l’homme et la nature plutôt que du seul profit matériel.
Et les sociétés multinationales ?
Vous dénoncez l’existence des États-nations comme une entrave à l’engagement des citoyens dans leurs communautés naturelles régionales. Et les grands pouvoirs économiques, et les sociétés multinationales ? Ne constituent-ils pas une entrave tout aussi puissante ?
L’existence des sociétés multinationales est une démonstration de l’inadaptation de l’État-nation aux réalités économiques de l’ère actuelle. Comment peut-on croire encore qu’il y ait des économies nationales ? Il n’y a aucune raison pour qu’une entité économique coïncide avec les frontières d’un de nos États-nations, frontières qui ont été fixées au hasard des guerres et des traités sur de tout autres bases que celles de l’économie actuelle.
L’économie est une chose très fluente, dont les rythmes de changement sont de cinq à dix ans, alors que nos frontières politiques ont été établies dans la plupart de nos pays au xixe siècle ou au début du xixe siècle ; la moyenne d’âge de nos vingt-six États européens est de quatre-vingts ans ! Quant au rythme de changement des ethnies, il est de l’ordre d’un millier d’années !
Bien sûr, les sociétés multinationales peuvent contrecarrer certains intérêts nationaux, mais, pour revenir à mon sujet, il me semble que rien ne les empêche de chercher à s’adapter aux réalités régionales.
… sans se faire l’avocat du diable, on peut penser que…
Notez que je ne me fais pas l’avocat des sociétés multinationales !
… sans se faire l’avocat du diable, on peut penser néanmoins que le souci d’adaptation des sociétés multinationales profite essentiellement à ces dernières !
Certes, elles cherchent d’abord leur profit et c’est souvent aux dépens des équilibres sociaux et naturels d’un pays. Mais je le répète, rien ne les empêche d’accorder leur profit à celui d’une région, et certaines le font.
Disons, pour résumer beaucoup ma position, que dans un monde qui serait structuré par régions, mais dans le cadre d’une politique commune à l’échelle continentale, la question se poserait en termes complètement différents. Si les régions avaient leur mot à dire à propos de tout ce qui se passe sur leur territoire, par exemple à propos des implantations industrielles, tout changerait.
Morgarten, Austerlitz, c’est un peu loin !
Devant les enseignants, vous avez reproché à l’école traditionnelle d’enseigner l’histoire et la géographie à partir du seul cadre national, et vous avez suggéré que l’on parte plutôt de l’environnement immédiat des élèves. Vous vous souvenez qu’on vous apprenait à énumérer les affluents de l’Amazone, alors qu’on ne vous disait rien, par exemple, sur les liens étroits, historiques, économiques, sociaux et culturels, entre votre pays de Neuchâtel et la Franche-Comté voisine. Alors, que proposez-vous ?
Je propose d’éveiller la conscience civique des enfants en attirant leur attention d’abord sur les réalités de leur région, de leur voisinage, puis de l’Europe et du monde. Et non pas sur les seuls mythes nationaux. Si enthousiasmantes que puissent être les leçons sur Morgarten ou Austerlitz, c’est tout de même très loin de nos problèmes actuels réels.
Une petite phrase de Simone Weil m’a frappé : « L’orgueil national est loin de la vie quotidienne. » Je suis convaincu qu’en partant de ce que l’enfant peut connaître le mieux, des curiosités les plus vite éveillées à son âge, celles qui concernent sa région, son économie, et aussi son histoire et les traces encore visibles qu’elle a laissées dans nos vies, on arriverait à de meilleurs résultats « européens » sans faire la moindre propagande.
N’est-ce pas limiter volontairement l’horizon de l’enfant ?
Je dis qu’il faut partir des réalités immédiates — pour aller plus loin ! L’écologie, par exemple, c’est une question vitale. Où est-elle sensible ? À l’échelle locale le plus souvent.
L’empoisonnement des rivières, la pollution des lacs, la destruction des sites, des forêts, ce sont des choses immédiatement perceptibles. Les enfants sont parfaitement conscients que les frontières politiques n’existent pas pour la pollution. Les poissons sont les mêmes des deux côtés du Léman et ils y crèvent de la même façon !
Les gosses comprennent cela. Et à partir de ces réalités, on peut les amener à se poser des questions sur la vie réelle, sur l’économie et les ressources naturelles, et finalement sur les décisions qu’ils auront à prendre comme citoyens de leur région et de l’Europe des régions fédérées. Mais il faut s’y mettre tout de suite !