L’heure sévère (juin 1940)a b
Il est des pessimistes par tempérament. Leurs propos ne renseignent pas sur l’état des faits dans le monde, mais seulement sur l’état de leurs nerfs. Sans intérêt. Ce qu’il nous faut à l’heure que nous vivons, ce sont des pessimistes réfléchis, maîtres d’eux-mêmes et objectifs. Je dirai plus : ce qu’il nous faut, ce sont des pessimistes actifs. Des hommes qui pensent et qui agissent conformément à la maxime du Taciturne : « Pas n’est besoin d’espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer. » Or cette espèce est rare en Suisse, comme dans tous les petits pays où l’ère bourgeoise, ère du « confort moderne » et de l’absence d’imagination, prolonge encore une existence brutalement condamnée par cette guerre. Nous avons trop longtemps vécu dans l’atmosphère rassurante créée par le matérialisme modéré du dernier siècle. Nous ne savons plus prendre au sérieux « ce qui nous dépasse », tant [p. 194] par en haut que par en bas. La croyance au Progrès nous a mis des œillères. Et quand soudain la route normale se trouve barrée ou coupée par un précipice, nous voici piteusement indignés. Pourtant le précipice était prévu. Mais encore fallait-il y croire. Or le matérialisme modéré dans lequel nous étions installés nous mettait hors d’état d’imaginer à la fois le sublime et le pire. « Trop beau pour être vrai », c’était un de nos proverbes. Et lorsqu’on nous avertissait de certains dangers formidables qui menaçaient l’existence même de l’héritage européen, nous répondions : « C’est trop affreux pour être vrai. » Nous nous prétendions « réalistes ». Nous étions simplement incapables d’imaginer quelque chose d’excessif par rapport à nos sécurités. Cette inconscience j’en dirai la cause : celui qui ne croit pas en Dieu ne sait pas non plus croire au diable, et ne sait pas le reconnaître.
À l’origine de notre aveuglement, il y a incrédulité. Si Dieu existait, pleurons-nous, il ne permettrait pas cela ! Nous oublions que « cela », c’est nous aussi, et que Dieu malgré tout nous aime. Si nous avions su croire en lui pendant le temps de sa patience, nous aurions eu « des yeux pour voir », et pour connaître les démons. Voici venu le temps de la colère, le temps des plaies d’Égypte, où les cœurs s’endurcissent. Voici venue l’heure sévère. Ouvrons les yeux et apprenons ce qu’il en est de notre châtiment.
L’Europe est en train de payer le prix d’un siècle d’abandon à l’optimisme du Progrès. Pendant un [p. 195] siècle, elle fit la sourde oreille, avec un petit air entendu, quand certains lui posaient cette question : à quoi tend le progrès matériel ? Question stupide et irritante, n’est-ce pas, aux yeux de qui refuse d’envisager la vie comme une totalité orientée par l’esprit. L’esprit prévoit le mal et tient compte du péché. Il sait que les inventions humaines peuvent être employées contre l’homme ; que l’aviation n’a nullement transformé les conditions de notre bonheur, mais bien celles de notre malheur. Mais l’optimisme du matérialiste modéré ne veut prévoir que le profit d’argent et l’augmentation du confort. Il refuse de se demander à quoi servira cet argent ou si le confort matériel favorise un bien spirituel. À la première de ces questions, il n’oserait pas répondre en toute franchise ; et à la seconde, il pressent bien qu’on ne pourrait que répondre non. D’où sa myopie et son imprévision systématique des maux prochains.
J’écris ceci pendant la bataille de France. Est-il trop tard pour répéter ces vérités élémentaires, que le sérieux des gouvernants, des hommes d’affaires, des penseurs officiels et des bourgeois moyens, a refusé pendant cent ans d’envisager ? Pourtant, les plus grands hommes du dernier siècle furent unanimes à prévoir le destin qui maintenant nous surprend. Nous avons eu bien assez de prophètes. Nous n’avons pas le droit de gémir que les avertissements nous ont manqué. Le dossier de ces avertissements est écrasant pour la conscience européenne : vous y trouverez les plus grands noms de la pensée, qui furent aussi les plus cyniquement méconnus. Vous y trouverez les témoignages [p. 196] convergents des esprits les plus opposés, unanimes dans la critique du « réalisme » de leur temps, et dans la prédiction des maux à venir — ceux qui fondent sur nous aujourd’hui. Quoi de commun entre un Burckhardt, un Kierkegaard, un Vinet ou un Nietzsche ? Rien, sinon leur mépris pour les idoles bourgeoises, et leur vision précise du châtiment qui s’abattra nécessairement sur l’Occident, si celui-ci persiste à ne prendre au sérieux que les valeurs de bourse et la « prosperity ». Kierkegaard nous décrit le règne de la masse comme celui des lâchetés individuelles additionnées, créant un champ illimité aux dictatures collectivistes. Nietzsche ricane que le monde moderne est en train d’adopter « une morale de commerçants », et qu’il sera vaincu par des ascètes féroces. Vinet prévoit que les libertés sociales, si nul effort spirituel ne les oriente, aboutiront au despotisme de l’État. Et contre tout l’« économisme » de son temps, il ose écrire : « Si quelque chose aujourd’hui menace la liberté, ce n’est pas comme jadis la superstition, […] c’est la préoccupation, la passion du bien-être matériel. Sa pente, n’en doutons pas, est du côté de la tyrannie. » Et qu’il suffise enfin d’une allusion aux prophéties de Burckhardt sur les « terribles simplificateurs », qui viendront imposer à l’Europe d’impitoyables dictatures militaires au nom de la liberté et du bonheur des masses.
Cette unanimité d’esprits partout ailleurs irréductiblement divers, je répète qu’elle est écrasante. Elle supprime nos dernières excuses.
Nous avons été avertis. Nous avons refusé d’écouter. Et maintenant il faut payer.
[p. 197] Non point parce que l’injustice triomphe, non point parce que Dieu n’existe pas, mais au contraire parce que Dieu existe, et qu’il est juste dans son châtiment.
Il faut payer. Nous adorions l’idole de la prospérité, et l’idole du confort, et l’idole du progrès — ce progrès qui ne sait rien que répéter comme une horloge parlante : « Tout s’arrangera. » Or aujourd’hui pour « sauver » nos vies mêmes, nous voilà condamnés, de la manière la plus tragi-comique, à sacrifier notre prospérité, notre confort et nos progrès aux nécessités impérieuses de la défense nationale. Pour avoir refusé les sacrifices qu’eût entraînés un règlement plus juste des relations sociales et internationales, pour avoir refusé obstinément tout ce qui lésait si peu que ce soit notre confort, notre profit, nos égoïsmes de nations, nous voici contraints brutalement à des sacrifices mille fois pires, inévitables et stériles.
Le plus étrange est que ces sacrifices se révèlent parfaitement « possibles ». Dès qu’il s’agit de sauver notre peau, dès qu’il s’agit de défense nationale, nous acceptons des mesures qui, hier encore, passaient pour folles, démagogiques, impensables et impraticables aux yeux des « réalistes » de l’économie : prélèvement sur le capital ou caisse de compensation, — et je ne prends là que de petits exemples…1
Nous avons critiqué sans merci comme des « utopies subversives » certaines réformes sociales qui eussent [p. 198] été dix fois ou vingt fois moins coûteuses que celles qu’entraîne la guerre actuelle. Nous acceptons avec une belle discipline des « efforts financiers » dont une fraction minime aurait suffi, en d’autres temps, à supprimer toutes les questions sociales. Et cela non pas seulement en Suisse, mais dans tous les pays de l’Europe ; non seulement sur le plan social, mais sur le plan des relations de peuple à peuple. Tout ce que nous jugions impossible quand il s’agissait du vivre, nous le trouvons parfaitement possible quand il s’agit du mieux mourir ou du mieux tuer. Eh bien si la peur et la guerre sont seules capables d’obtenir de nous un dépassement de nos égoïsmes que nous refusions à l’amour, pourquoi donc voulez-vous que nous ayons l’amour, et la paix et la sécurité ? Nous avons la peur et la guerre. Nous avons ce que méritons. Nous sommes payés et nous payons selon notre justice à nous. C’est aujourd’hui qu’on en mesure l’aune.
Ces vérités élémentaires sont dures. Elles ne sont pas originales. Elles sont même grossières, et gênantes. Certains diront encore qu’elles sont inopportunes, à l’heure où nous cherchons des raisons d’espérer !
Mais nul espoir n’est plus possible, sachons-le, si nous refusons maintenant encore d’envisager les causes du désastre. Envisager, c’est regarder en plein visage. Notre salut, le seul et le dernier possible — quelle que soit l’issue de la guerre — dépend de notre capacité d’accepter des vérités dures. Car tout le mal est venu de les avoir refusées, avant qu’elles montrent leurs effets aux yeux de tous.
[p. 199] « Mea culpa » des pacifistes, qui n’ont pas su imaginer le mal parce qu’ils croyaient au bien fait de main d’homme. « Mea culpa » des militaristes, qui n’ont pas su imaginer un autre bien que la défense toute matérielle d’un ordre de choses vicié dans son principe ; ou la conquête, mais qui tue ce qu’elle conquiert. « Mea culpa » des gens de droite, qui croyaient pouvoir conserver des privilèges hérités, tout en admirant et soutenant des chefs brutaux qui les bernaient pour mieux les détrousser au bout du compte. « Mea culpa » des gens de gauche, dont le programme de bonheur obligatoire était le même — avec moins de franchise — que celui de l’ennemi fasciste contre lequel ils excitaient les masses. « Mea culpa » des Suisses, qui voulaient profiter des avantages de la folie moderne, et qui se plaignent aujourd’hui de devoir payer leur part minime dans la banqueroute européenne. « Mea culpa » des clairvoyants, qui dénoncèrent le mal dans leurs écrits, mais qui se tinrent apparemment pour satisfaits de leur succès de librairie : « mea culpa ».
Mais quelles fautes avaient donc commises ces millions de femmes et d’enfants en fuite sur les routes de France ?
Nous n’avons plus qu’un seul espoir — quelle que soit l’issue de la guerre : obtenir pour l’Europe un statut sursitaire, une espèce de concordat qui nous laisserait la possibilité de rebâtir. Mais on n’accorde un concordat qu’à celui qui se déclare en faillite. L’aveu suppose un sens des valeurs spirituelles aussi précis que notre sens des chiffres, des quantités et des vitesses. Avis à la génération sportive, aux réalistes [p. 200] qui l’engendrèrent, aux libéraux qui ne peuvent en croire leurs yeux. Avis aux Suisses.
Les Suisses ont quelque chose à faire, quelque chose de précis, que je veux dire à temps. Ils sont encore à l’écart de la guerre, et peut-être y resteront-ils. Ils ont encore ce bref délai de grâce dont je parlais aux Hollandais, en novembre de l’an dernier — et c’est fini —, dont je parlais aux Suisses en janvier de cette année, et cela fait déjà cinq mois passés. Ce délai nous permet de comprendre, d’avouer nos fautes et celles de notre monde, de dire la vérité que les peuples en guerre n’ont plus le pouvoir de reconnaître, dans le fracas des chars, sous les bombardements, quand on ne sait même plus qui a été tué. Un peuple en guerre sauve son moral en se dopant, en forçant l’illusion ; un peuple neutre, en avouant le réel. Avouer ses fautes est une libération dont l’homme sort toujours retrempé. Avouer les fautes de ceux qu’on aime et dont on attend la victoire comme la permission de revivre, c’est une épreuve encore, on ose à peine le dire, une épreuve dérisoire, bonne pour des spectateurs… Pourtant, si nous en triomphons, elle nous donnera la force de préparer l’avenir.
Il est dur de reconnaître ces fautes, parce que nous en sommes les complices, et que nous aimons les fautifs. Il est dur de les avouer, parce que les fautes contraires des autres, en face, nous paraissent bien plus effrayantes, et qu’ils triomphent tout de même, ou à cause de cela même. Il est dur de reconnaître que ce châtiment, qui nous atteint aussi, est mérité ; et qu’il était logique, inévitable, et qu’il n’y a plus qu’à [p. 201] en tirer les conclusions2. Mais nous ne sommes pas neutres pour rien, pour le confort. Nous ne sommes pas neutres comme on est rentier. Nous sommes neutres en vue de l’avenir. C’est là notre mission spéciale, notre responsabilité devant l’Europe. Et cela suppose un dur effort contre nos goûts, nos sympathies et nos passions. Je ne sais pas ce que l’avenir vaudra, mais je sais que s’il vaut quelque chose, ce sera grâce à l’action personnelle des hommes qui auront su répudier les illusions flatteuses de l’ère bourgeoise. Car ceux-là seuls sauront alors ce qui mérite d’être sauvé ou recréé. Non pas le droit et la justice dont se réclamaient nos égoïsmes et celui des gouvernements : tout cela ne sera que ruines et détritus à déblayer, même si les grandes démocraties ont la victoire. Non pas le bonheur fait de laisser-aller et d’insouciance du prochain, car nous le payons maintenant, une fois pour toutes. Ce qui comptera, ce qui vaudra toujours, l’Écriture nous l’apprend lorsqu’elle dit : « Le ciel et la terre passeront, mais ma Parole ne passera point. » Voilà la base et le point fixe que nulle puissance humaine ne saurait ébranler, quand tout le reste, ciel et terre, idéaux et réalités, est pulvérisé par les bombes.
Au plus fort de la persécution entreprise par Julien l’Apostat contre la chrétienté naissante, quand tout, comme aujourd’hui semblait perdu, Athanase prononça cette parole : Nubicula est, transibit — c’est un petit nuage, il passera.
Ce n’était pas de l’optimisme. Athanase prévoyait [p. 202] qu’avec le « petit nuage » passerait aussi, probablement, sa vie et celle de tant de frères. Mais au-delà de l’optimisme humain toujours bafoué, au-delà du pessimisme lâche, il y a la foi dans l’éternel, il y a l’amour et l’espérance de l’éternel.
À quoi se raccrocher, que faire encore ? Quelle était l’assurance d’éternité qui permettait à Athanase de dire : c’est un petit nuage, il passera ? La grandeur de cette heure sévère, c’est que par la force des choses, par la brutalité démesurée des choses, nous sommes réduits à ne plus espérer qu’au nom de l’unique nécessaire : « L’amour parfait bannit la crainte. » Quoi qu’il arrive.