[p. 5]

Pour une morale de la vocation (1968)a b

On a parfois décrit la situation présente du christianisme (protestant surtout) comme l’inverse de celle du xixe siècle. Alors, dit-on, c’était la théologie qui faisait question, la morale était évidente. Le principe même de la dogmatique paraissait difficile à justifier, mais non pas les principes du devoir moral, considérés comme révélés, invariables désormais et au surplus indispensables au maintien de l’ordre social.

Aujourd’hui, poursuit-on, la théologie a été solidement reconstruite sur les bases de la dogmatique des Pères et des réformateurs ou de Thomas d’Aquin. Ses problèmes centraux peuvent être tenus pour résolus, ses options décisives, en tout cas, sont nettement définies. Mais la morale ! Ce serait peu de dire qu’elle est en crise : on ne sait même plus très bien ce qu’elle est, ni où elle est, ce qu’elle peut ou doit dire encore, et au nom de quoi. Le « moralisme de grand-papa » est encore plus mal vu chez les théologiens rigoureux que chez les jeunes gens en colère. De cette morale que l’on disait chrétienne et qui se confondait, du moins par ses tabous, avec la morale victorienne et plus généralement bourgeoise-occidentale, [p. 6] que reste-t-il après la triple attaque convergente de la sociologie (surtout marxiste), de la psychologie (surtout freudienne) et de l’ethnologie comparée (de Lévy-Bruhl à Lévi-Strauss) ? Théoriquement et théologiquement, nous savons à quoi nous en sommes et à quels dogmes nous croyons. Mais au plan de la morale, nous vivons dans la plus incroyable confusion de systèmes hétéroclites, d’époques, de styles, de visées différentes ; nous pataugeons dans l’impur, dans l’hybride, dans les alluvions, les dépôts sédimentés des âges, des cultures, des religions, des préjugés sociaux et nationaux, de l’obscurantisme et du rationalisme, du piétisme et de l’existentialisme, etc. Y a-t-il encore une morale chrétienne ? Osera-t-on encore la prêcher ?

Théologie solide, morale problématique ; est-ce bien la réalité de notre temps ? Oui sans doute, si nous bornons l’enquête aux élites de nos églises en Europe. Mais dans le reste du monde, déjà — et ce sera vrai pour nous aussi bientôt —, je vois se dessiner un tout autre schéma, comme un nouveau renversement, annonciateur d’une situation de nouveau comparable à celle du siècle passé, mais radicalisée.

D’une part, ce que l’on nomme aux États-Unis et en Grande-Bretagne la « théologie de la mort de Dieu » (ses échos remplissent depuis un an la presse intellectuelle anglo-saxonne, en attendant de se répandre dans nos pays), cette théologie-là bouleverse le fondement commun de toutes nos orthodoxies, qu’elles soient d’empreinte barthienne ou thomiste, et les notions mêmes d’orthodoxie et de révélation ; néanmoins, cette école (ou ce mouvement) veut conserver l’amour du Christ, c’est-à-dire la forme d’existence personnelle et sociale la plus conforme aux évangiles, l’inspiration évangélique d’une éthique.

[p. 7] D’autre part, les prétentions de la science occidentale deviennent universelles, pour ne pas dire totalitaires, et marquent des succès sans cesse croissants. Nos sciences physiques et humaines — médecine, biologie génétique, psychologie, sociologie, ethnologie, et même linguistique depuis peu — se mettent en devoir et en mesure de remplacer les préceptes et coutumes de la morale traditionnelle, dite « chrétienne », et sont déjà en bon train d’y parvenir dans plusieurs domaines importants. Au lieu de sermons contre « l’impureté », on donne à nos adolescents des leçons d’initiation sexuelle ; au lieu de menaces d’aller en enfer et d’exorcismes, on prescrit une psychanalyse, certains médicaments, ou divers processus d’adaptation, d’ajustement social, voire politique, selon les pays.

Recettes, régimes, remèdes, relaxation, action sur l’équilibre hormonal, conditionnement des réflexes devant la machine, les feux rouges, le chef de l’État, les rythmes de la consommation ou de la productivité — c’est cela qui fonctionne aujourd’hui, de mieux en mieux, qui persuade, qui agit, et qui contraint.

En regard de ce progrès de la Science sur tous les fronts, moralisme et immoralisme, vertus et vices apparaissent également démodés. Ce qui est sérieux, ce qui intéresse, c’est le mode d’emploi de notre univers actuel et le rendement des procédés et des conduites, — qu’il s’agisse de s’assurer contre l’imprévu ou au contraire de mieux courir son risque personnel, de guérir, ou d’améliorer son statut social, ses possibilités de travail et de loisirs, donc aussi sa culture et sa liberté. Nous tendons de la sorte, dans les pays techniquement avancés, vers une société qui serait, à la limite, sans surprises ni drames, sans vrais débats (j’entends : sans débats insolubles), sans Histoire donc ; disciplinée, normalisée et préconditionnée [p. 8] dès le secret de la cellule, dès le programme chromosomique, immunisée et psychanalysée, chaque homme étant continuellement révisé, testé et remis au point à l’aide de pièces de rechange, comme une voiture.

Pour la première fois dans l’Histoire de nos civilisations, ce n’est pas l’anarchie croissante des mœurs que nos vieux sages auront à déplorer, mais au contraire l’universelle et rigoureuse réglementation de nos conduites par les ordinateurs électroniques. (On les verra peut-être alors, ces sages, se lamenter sur la fuite du bon vieux temps qu’auront été les siècles de luttes passionnantes entre le « péché » et la « grâce », c’est-à-dire entre les tentations de la « chair » et les refus déchirants d’y céder — sujet privilégié et presque unique des romans de François Mauriac, par exemple.)

Les conséquences de cette situation — qu’il faut imaginer réalisées dans un avenir pas trop lointain (beaucoup sont là déjà, dans notre société) sont trop nombreuses et diverses pour que l’on puisse porter sur elles un jugement global. Je me borne à relever ceci : à supposer que demain, ce soit un collège formé de généticiens, de psychologues, de démographes et d’économistes ou de politologues qui décide de certaines conduites sexuelles (comme la contraception) dans une société donnée, et non plus l’Église par ses décrets généraux et par l’intervention personnelle du prêtre ou du pasteur — alors les crises de conscience, les débats intérieurs ou conjugaux, les remords lancinants, les tentations obsédantes, les décisions farouches, tout ce pathos traditionnel de l’existence morale va s’évaporer ! Exécuter une prescription médicale, même s’il s’agit d’une intervention douloureuse comme peut l’être une extraction dentaire, ou d’une privation pénible comme de cesser de fumer, cela ne pose pas de problème, on le fait sans barguigner, [p. 9] sans avoir à résoudre de conflits intérieurs dramatiques, on ne parle pas de « sacrifices » plus ou moins « joyeusement consentis », de « tortures morales », de « tentation surmontée », etc. Sans délai, sans débat, sans le moindre doute, on fait ce qu’a ordonné le médecin, au lieu de se débattre interminablement avec la voix de sa conscience, les conseils du prêtre, ou simplement l’opinion des proches.

La plupart de ceux qui ont réfléchi à ces perspectives, du côté chrétien, me semblent enclins à considérer comme un malheur, voire une catastrophe, cette probabilité d’une sécularisation croissante des normes de nos conduites, sociales d’abord, individuelles finalement. Pense-t-on, peut-être, que la morale tomberait alors dans de très mauvaises mains, serait en quelque sorte livrée au « monde » ? Ce qui semble effrayer beaucoup de ces observateurs, c’est l’idée que s’il devait en aller ainsi demain, les Églises et leurs clergés n’auraient en somme plus rien à dire aux hommes, aux femmes et aux enfants quant à leur existence quotidienne dans la cité et dans la famille. Des spécialistes, revêtus de l’autorité incontestée de la Science, et sans doute de l’État, s’en voyant chargés à la satisfaction des masses (pour ne pas dire : au soulagement général).

Oserai-je vous avouer que si je tiens ces craintes pour justifiées quant aux faits, je ne les partage nullement quant à l’appréciation de ces faits. La prise en charge progressive par la Science socialisée de l’ensemble des règles, prescriptions et conseils intéressant les conduites humaines et naguère désignées par le terme général de morale, me paraît comporter à presque tous les égards, plus d’avantages que d’inconvénients, tant pour la Société que pour l’Église elle-même.

Au lieu de livrer une longue bataille en retraite pour tenter de sauver ce qui pourrait [p. 10] l’être de ce qu’on appelait « morale chrétienne », au lieu de se cramponner à un magistère tombé en désuétude, les Églises ne feraient-elles pas mieux d’admettre que la compétence des savants et des praticiens en matière de psychologie, d’hygiène mentale, de démographie, de mécanismes sociaux ou économiques, de prévention de la criminalité et des maladies dites « sociales », etc. — que cette compétence dépasse largement la leur, et de plus en plus ; et que les excès que l’on peut reprocher à certaines modes scientifiques (certains dogmatismes freudiens, par exemple), ne sont en rien comparables par leur nocivité aux théories imbéciles et navrantes sur la sexualité (comme celle du trop fameux Dr Tissot) qui ont joué le rôle que l’on sait dans la prédication, la cure d’âme et la littérature morale des pays protestants, depuis la fin du xviiie siècle et jusqu’à pas si longtemps que cela, en Suisse romande, si j’en crois mes souvenirs de jeunesse.

Si les Églises (et pas seulement celle de Rome, dans la lancée de Vatican II) se décident à rendre à César, c’est-à-dire au « siècle », le soin de la réglementation et de la régulation de la conduite quotidienne des membres d’une société, elles pourront se consacrer d’autant mieux à leur mission proprement spirituelle, qui est à mon sens : de rappeler à l’homme son but final, sa destination ultime, sa vocation.

Car les règles et les moyens de la vie sociale sont séculiers, par nature et destination, et dans ce sens sont à César, mais la vocation de la personne est à Dieu, vient de Dieu et conduit à Lui, ce qu’aucune morale ne pourra jamais faire, même si on la baptise « chrétienne » en toute naïveté, même si on la déclare « révélée », voire « éternelle » contre toute évidence historique et au prix des plus étonnantes acrobaties théologiques.

[p. 11] Je disais tout à l’heure que laisser le soin de la « morale » à César, c’est-à-dire aux sciences séculières plus ou moins socialisées, me paraît avantageux à presque tous les égards. Je dois m’expliquer maintenant sur ce presque, car il est capital.

Supposez, dans x années, une forme d’existence humaine suffisamment adaptée aux fonctions sociales (dans les rapports avec l’État et avec le milieu), suffisamment docile aux prescriptions ou régimes psychosomatiques (dans les rapports avec le corps) et aux indications écologiques (dans les rapports avec la Nature), suffisamment ajustée, enfin, à la productivité du travail, et même, qui sait ? à la « créativité des loisirs » (dans les rapports avec l’économie) : on ne voit pas très bien, dans ces conditions, où, quand et en quoi une « morale » au sens traditionnel du terme serait encore nécessaire, voire simplement utile.

Le genre humain, ou tout au moins la société envisagée, serait alors mise en état de pilotage automatique, comme disent les aviateurs et les cybernéticiens. L’ensemble purement empirique et traditionnel, plein de contradictions intenables, que forment les préceptes du Décalogue et des sédimentations millénaires de nos coutumes serait avantageusement remplacé par un jeu complexe et précis d’informations constamment vérifiées et mises à jour, toute question trouvant sa réponse quasi instantanée par la consultation d’un ordinateur, les recours ultimes pouvant être présentés à la « Machine » avec un grand M que nous supposerons directrice ou correctrice de tous les « cerveaux automatiques » d’une nation, ou d’un continent, ou d’une culture.

Une question et une seule demeure alors sans réponse : la question du sens de ma vie sur cette terre et après ma mort ; la question de ma relation à la transcendance. Elle demeure [p. 12] sans réponse, non point par accident, mais par nécessité de méthode. Car la grande Machine directrice la déclare sans objet, mal posée, fausse question par excellence, nulle et vide quant à l’information, non susceptible d’un traitement logique, et ne pouvant aboutir qu’à une série infinie de zéros à la sortie des circuits.

Dans cette société que je suppose en parfait ordre de marche, il devient à peu près impossible, parce qu’impensable dans les termes admis et inexprimable par les codes en vigueur, de justifier encore la singularité, la vocation d’une personne unique. Si les ordinateurs disent les règles et les normes, et si ces règles et ces normes sont toutes, par définition, générales ou généralisantes, uniformes ou uniformisantes, réductrices de l’imprévu, du non conforme, de l’original et du « libre » (alors que d’autre part ces notions d’originalité de vocation, etc., ont déjà été minées par la psychologie de l’inconscient réduisant les « voix intérieures », naguère tenues pour « divines », à des structures ou pulsions de l’instinct) — comment valoriser encore la personne ?

Le vieux conflit individu-collectivité se trouve ici radicalisé à la limite. Mais alors le rôle de l’Église apparaît subitement précisé à l’extrême par toute cette négativité. Alors qu’aux origines de l’Europe et au Moyen Âge encore, l’Église formait les mœurs, édictait les canons de la morale, éduquait l’homme pour les y ajuster, tandis que les chercheurs libres, les hérétiques et les mauvaises têtes mettaient en doute ces jugements — désormais la situation est inversée : l’Église n’est plus là pour prescrire aux hommes leur mode de vie, d’autres s’en chargent. Elle est là pour mettre en question cet ajustement trop parfait, pour l’exposer sans cesse à la question des fins dernières, métaphysiques et spirituelles. Elle est là pour [p. 13] défendre le droit de la personne à différer, le droit à l’hérésie, si c’en est une de croire que le but de l’homme transcende tout conditionnement et tout asservissement automatique à des fins purement sociales, fussent-elles déterminées par la plus sûre des sciences.

Quant à celui qui veut devenir chrétien, devra-t-il s’exiler moralement de cette société trop bien ajustée, se désadapter exprès, ou saboter la Machine directrice, ou simplement faire la grève de la « créativité des loisirs » ? Ces gestes et attitudes romantiques seraient trop facilement analysés par un ordinateur qui indiquerait aussitôt comment corriger le fonctionnement aberrant de cet individu. Je le vois plutôt, ce candidat chrétien, comme celui qui, tout en accomplissant judicieusement la Loi prescrite, ne pourra s’empêcher de se poser la Question, celle qui est réputée nulle et vide. Chrétien en cela qu’il cherchera ce sens dans les voies de l’amour, qui implique l’existence des autres, plutôt que dans l’aventure solitaire du mysticisme, ou de la connaissance au sens hindou. Amour et recherche du sens seront à la fois le contenu et les conditions de ce qu’il nommera sa « liberté ». Cela sera vu et ressenti comme un refus de la « solution définitive et universelle » proposée par la Science et imposée par la Machine. Cet acte d’hérésie objective, de résistance, ne se manifestera pas nécessairement sous une forme agressive et violente. Il sera simplement le témoignage permanent (et qui pourra rester souriant d’ailleurs) d’une non-satisfaction dernière, d’un non-contentement essentiel. Ce ne sera pas une attitude de révolté à gilet rouge, mais le droit qu’on demande et qu’on prend de poser toujours et encore une question au-delà de toute réponse et de toute permission d’interroger.

Ce droit de demander que ma vie ait un sens, même si je ne trouve ou ne reçois jamais de [p. 14] réponse certaine, cette demande, cette recherche en elle-même est mon sens provisoire, mon chemin que j’invente, que je crée à chaque pas à tâtons dans le noir et qui ne s’éclaire que sous mes pas. C’est ainsi que je comprends le verset du psalmiste : « Ta parole est une lampe à mes pieds, une lumière sur mon sentier »… Je résume mon diagnostic, qui est aussi un pronostic : l’Église peut-être (je n’en suis pas sûr), mais en tout cas les hommes qui « croient », au sens chrétien du mot, vont entrer en dissidence dynamique et créatrice, dans le monde trop bien moralisé que nous préparent avec tant de zèle, de compétence, d’astuce technique les savants, les gouvernements et les nécessités toujours croissantes de la production pour une humanité qui double tous les quarante ans.

Anticipant assez largement sur la situation que je viens de caractériser à grands traits, j’avais écrit dès 1945 — l’été d’Hiroshima — un manuscrit de quelque deux-cents pages intitulé La Morale du But, que je n’ai pas encore publié, fort heureusement. En effet, depuis vingt ans, je n’ai cessé d’accumuler des notes (en vue d’ajouts indispensables), des objections très graves à mes propres thèses, des raisons de désespérer de mon entreprise, et d’autres raisons (pour l’instant légèrement majoritaires) de penser au contraire qu’elle peut contribuer à débrouiller un peu nos problèmes éthiques, en vue de l’avenir.

Dans son état primitif, mon ouvrage s’ouvre par le bref récit d’une modeste expérience, pour moi très importante, que j’ai faite au service militaire.

Je vais vous lire ces deux pages inédites, et que je ne compte pas modifier dans la version finale du livre. Elles sont intitulées : « De la Visée » :

[p. 15] J’ai appris le tir au fusil dans un pays qui, traditionnellement, fournissait au monde les champions de cet art ; et comme j’étais alors une jeune recrue animée d’un extrême désir d’être promu au grade de lieutenant, et d’acquérir de la sorte au plus tôt le droit de faire taire les sergents harcelants, je m’appliquais de toutes mes forces à bien tirer. Mais je suivais les conseils d’ordonnance, et tirais aussi mal que possible. Car je me trouvais embarrassé de tant de recettes et d’ordres assénés qu’il me semblait, d’un exercice à l’autre, n’avoir fait de progrès que dans la découverte d’une maladresse naguère insoupçonnée. Je faisais tout ce que l’on me prescrivait, et que je voyais faire aux autres. Je prenais avec soin le cran d’arrêt, bloquais mon souffle, visais d’un œil, reposant l’arme de temps à autre pour respirer et calmer ma nervosité, et lorsque enfin je me croyais prêt selon la méthode des sergents, je me décidais à lâcher le coup, qui s’en allait régulièrement dans le parapet, au-dessous de la cible.

Cependant la date approchait du grand concours que l’on nommait « tir au galon ». Dans chaque unité, on poussait l’entraînement des meilleurs tireurs. On négligeait les autres, et je me résolus à profiter de ce répit pour trouver par moi-même le secret de mes erreurs et le moyen de les corriger, sans plus tenir compte des préceptes reçus. Je ne tardai pas à marquer quelques points, sauvant l’honneur sinon l’espoir de me réhabiliter aux yeux de mes supérieurs. L’un d’entre eux cependant m’observait. C’était un tout jeune lieutenant. « Vous tirez mal », dit-il avec une douceur froide, au moment même où je me félicitais d’avoir encore marqué un point, loin du noir, mais enfin dans la cible. « Voulez-vous apprendre à tirer ? » Il me regarda, et voyant dans mes yeux une bonne volonté en détresse :

[p. 16] « C’est très simple et toute la méthode tient en trois mots : pensez au noir. Ne pensez pas à votre main, ni à ce que fait l’index qui a pris le cran d’arrêt. Laissez-vous simplement hypnotiser par ce petit disque noir à trois-cents mètres qui danse sur la ligne de mire. Quand vous serez assez concentré, sans que vous l’ayez voulu, le coup partira. Je vous le répète : pensez au but, oubliez le reste. Et maintenant vous allez essayer. Vous avez le noir ?… Vous ne voyez plus que le noir ?… » Je n’entendais plus rien. Le disque noir dansait, puis s’arrêtait, dansait de nouveau, s’embuait. J’essayais de le rejoindre du regard, de l’aspirer, de le fasciner vers moi tandis que je gonflais mes poumons. Soudain il me parut plus large, plus proche, bien mat, et immobile… La détonation me surprit. Je reposai mon arme en faisant sauter la douille et rechargeai machinalement. Et quand je levai les yeux, un petit disque blanc d’où pendait un mince fanion rouge surgit du bas de la cible, hésita une seconde, et marqua le centre du noir.

Trois jours plus tard, au scandale du sergent, je gagnais le fameux galon, insigne des champions de l’école de tir, et l’arborais sur la manche droite de ma tunique.

Quant aux conséquences plus lointaines et aux implications, décisives à mon sens, du conseil en trois mots de ce jeune officier — « pensez au noir » —, elles ne devaient m’apparaître qu’après bien des années, à l’épreuve de bien d’autres anxiétés. Mais ce premier coup au but avait, en un instant, posé et vérifié pour le reste de mes jours, sous une forme ultracondensée, la juste relation des moyens et des fins. Je n’en tirai d’abord que des formules abstraites, mais dont je pressentais en toute confiance, que la vie où j’allais rentrer saurait les illustrer dans maints domaines de ma conduite ou de ma réflexion. Je les consigne [p. 17] ici, fort brièvement, réservant pour la suite le soin d’en formuler les fondements théoriques et le mode d’emploi.

1. La considération minutieuse des moyens, la stricte application d’une méthode réglant l’ordre et l’usage de ces moyens, la maîtrise d’une technique éprouvée, l’obéissance aux préceptes légaux et coutumiers, ne suffisent pas pour atteindre le but, et peuvent être nuisibles dans la mesure exacte où ils absorbent l’attention, la détournent du but, ou le font oublier.

2. L’appel du but doit nous rejoindre et nous mouvoir. C’est du but que d’abord la force vient à nous, déclenchant le mouvement inverse, par attrait. La considération envoûtante du but dicte ainsi les moyens de l’atteindre et les oriente plus strictement qu’aucune méthode ou aucun précepte reçu.

3. Toute action efficace commence donc par la fin. Avant toute chose, il faut considérer la fin.

4. La fin seule justifie les moyens, dans la mesure où elle est juste, et où ils sont vraiment dictés par elle. (Le fait que l’on invoque ce proverbe pour couvrir des tricheries évidentes ne lui enlève pas son intrinsèque vérité.)

(Plus tard, j’ai découvert que la secte bouddhiste du zen fait grand usage du Tir et de la méditation sur cet art. Il s’agit du tir à l’arc. Le tireur zen doit arriver à s’identifier au but (à la cible), à avoir ce but en soi, de telle sorte qu’il arrive un jour à mettre une flèche dans le noir les yeux fermés, et une deuxième dans la tige même de la première. À ce moment, l’initiation a réussi).

Partant de cette expérience, et des maximes que j’en déduis, je propose dans la suite du livre une distinction fondamentale à opérer dans l’analyse et l’évaluation des conduites humaines.

[p. 18] Je pose d’un côté ce que j’appelle les Règles du Jeu, l’ensemble des moyens de vivre. Et je pose de l’autre côté la Vocation, le Sérieux final, le But ultime de notre vie personnelle.

Les Règles du Jeu comprennent, dans ma définition, l’ensemble des méthodes et des rites, des codes et conventions de toute espèce qu’une société se donne pour guider les conduites de ses membres. Cela va des règles du jeu d’échecs à la prohibition de l’inceste chez les tribus sauvages, des rituels liturgiques aux lois fiscales, des techniques destinées à assurer le bonheur dans le mariage, jusqu’au code des feux verts et rouges réglant la circulation.

Dans cet ensemble, on peut à première vue distinguer d’une part ce qui relève expressément de l’artifice et de la convention donnée pour telle, et d’autre part ce qui répond à des nécessités naturelles et pratiques. Mais une analyse même rapide montre que beaucoup de conventions, comme celles des jeux, traduisent des réalités psychologiques profondes, correspondant aux archétypes de l’inconscient collectif selon Jung, notamment, et c’est pourquoi il est si difficile de les modifier ; en revanche, quantité de préceptes moraux que tel peuple tient pour la traduction directe des réalités fondamentales de la Nature ont pour origine des nécessités commerciales, par exemple, et d’ailleurs varient du tout au tout selon les conditions sociales, économiques, climatériques ou religieuses, de peuples que la Nature a fait semblables physiquement. Je me borne à mentionner ici le principe de cette analyse, parce qu’il autorise quelques conclusions intéressantes pour notre sujet.

À partir de Rousseau et du romantisme, on a dit trop de mal des conventions, en ce sens qu’on en a dit seulement du mal, oubliant qu’elles sont réellement indispensables à toute [p. 19] vie sociale, c’est-à-dire à toute vie humaine. Les règles du jeu d’échecs sont des conventions, c’est clair, mais elles font tout l’intérêt de cette activité. En effet, déplacer un bout de bois d’un carré blanc sur un carré noir est le type même du geste insignifiant en soi ; mais ce même petit déplacement devient un acte sur lequel les meilleurs cerveaux peuvent se concentrer avec passion pendant une heure, car il est chargé de sens par les règles du jeu. Quant aux feux verts et aux feux rouges, ils sont conventionnels aussi, mais sans eux, c’est l’embouteillage.

Ceux donc qui, depuis deux siècles, reprennent inlassablement l’attaque contre nos morales religieuses ou profanes sous prétexte qu’elles ne sont que de « simples conventions », se trompent doublement : car premièrement, on peut démontrer que les règles et préceptes de toutes les morales humaines sont conventionnels, et non pas « naturels », sont des normes et non des lois au sens physico-chimique du terme ; et deuxièmement, il n’y a rien de plus important que les conventions dans une culture, une civilisation, dans les relations entre les hommes, ou même entre deux êtres, si frustes qu’ils soient.

Reconnaître que les normes et prescriptions morales sont des conventions ne signifie donc pas qu’elles soient méprisables ou vaines, bien au contraire. De plus, l’assimilation des normes et prescriptions morales aux règles d’un jeu ne signifie nullement qu’il faille les prendre à la légère, ni qu’on montre beaucoup d’intelligence en trichant avec elles : aux échecs, par exemple, la moindre tricherie détruit tout l’intérêt du jeu, puisque cet intérêt tient aux règles et à rien d’autre.

S’il est admis que les normes de la morale sont des règles d’un jeu, toute espèce de laxisme est exclu, toute faute doit être exactement [p. 20] pénalisée, par un recul de pions, une perte de points, une pièce soufflée, un coup franc contre le camp fautif (qui sont diverses formes d’amende), voire par la disqualification (qui correspond au bannissement, à la prison à vie ou à la peine de mort).

Mais si la morale est considérée comme un système de normes conventionnelles adoptées par une société, et que l’on conviendra donc d’observer rigoureusement, comme on le fait des règles d’un jeu, il faut souligner aussitôt que ces conventions ne sauraient être arbitraires. (Beaucoup de gens s’imaginent que les deux termes « convention » et « arbitraire » sont à peu près synonymes.) Par exemple, elles ne doivent être ni contradictoires, ni manifestement impraticables, ni évidemment néfastes soit pour l’intégrité de l’individu, soit pour la santé et l’équilibre d’une communauté. Or en fait notre société occidentale christianisée est tout encombrée de règles contradictoires entre elles, ou impraticables, ou néfastes, et il est important de les soumettre à une critique systématique et scientifique.

Ce qui rend cette tâche si difficile et ingrate, dans la plupart des cas, c’est la confusion déplorable (de laquelle nos Églises sont largement responsables) qui fait que l’on a peu à peu sacralisé au cours des âges et finalement considéré comme des vérités de foi, révélées et indiscutables, des coutumes qui nous venaient d’un peu partout, aux hasards de l’histoire, et qui avaient été les conventions utiles d’autres sociétés, notamment la cité grecque, l’Empire romain, la Sippe germanique, ou les interdits et devoirs sacrés d’autres religions, notamment celles du Proche-Orient antique et du Levant sémitique, du mithraïsme, des sectes gnostiques, puis des Celtes, et des Germains. Le christianisme, étant la seule grande religion qui n’ait pas institué de morale codifiée, devait [p. 21] fournir un terrain de choix pour cette confusion : il ne disposait que de la loi mosaïque et de son sommaire, le commandement sur l’amour de Dieu et du prochain comme de soi-même. Or l’amour est une attitude fondamentale, de valeur universelle et instigatrice d’action, certes ; c’est l’inspiration morale au degré suprême ; mais ce n’est pas un code, une loi, un recueil de règles, et c’est même ce qui devrait permettre de se passer de code, de lois, de règles… « Ama et fac quod vis » est sans doute le summum de la morale mais c’est aussi sa négation. Quant au Décalogue, c’est bien un code, mais rudimentaire et lacunaire, à l’usage de propriétaires du type patriarcal, et qui met notamment sur le même plan d’objets (dont il faut préserver la possession) esclaves, femmes et bétail : on ne pouvait en tirer honnêtement ni une morale sociale et civique, ni une morale sexuelle, ni un système de valeurs, ni une méthode pour bien conduire la pensée et l’action dans la cité. De là l’obligation de recourir à d’autres sources, — presque toutes venant d’autres religions. De là aussi la confusion inévitable que j’ai dite, l’attribution à la « volonté de Dieu » ou à la Nature des choses de tout ce que la société juge indispensable à son bien : tantôt l’esclavage et tantôt la liberté, tantôt le droit divin des rois, tantôt les droits civiques et populaires, tantôt le clergé des différentes confessions répétant devant les fidèles réunis « Tu ne tueras point », tantôt le même clergé bénissant des canons et priant pour le succès de telle équipe nationale de tueurs sur telle autre. Je ne rappelle pas ces choses par masochisme ou par une sorte de démagogie, mais il faut bien le reconnaître : ces scandales trop connus tiennent au fait que les Églises ont cru devoir édicter la morale de leur siècle, généralement au nom des intérêts (traduits en vertus) de la société du siècle précédent, confondue [p. 22] par la masse des fidèles avec la tradition chrétienne.

Je résume cette partie de mon argument :

1. j’estime qu’il y a tout avantage à considérer les préceptes et codes de la morale comme les règles du jeu d’une société ;

2. ceci implique — et facilite d’ailleurs — une stricte obéissance à ces règles, comme il va de soi dans tous les jeux et sports d’équipe ;

3. ceci exclut, du même mouvement, la sacralisation de ces préceptes et recettes, et la prétention tout à fait abusive à les fonder dans la nature des choses ou la loi naturelle, à les assimiler aux « voies de la providence » ou à la « volonté de Dieu lui-même » ;

4. enfin, et j’introduis ici une remarque nouvelle, mais qui résulte logiquement des trois premiers points : l’observation des règles ou au contraire les infractions commises par un joueur n’entraînent pas de jugement sur sa valeur en tant que personne. Il est entendu que si l’on fait une faute, si on touche la balle avec la main au football par exemple, on doit être pénalisé ou même disqualifié, mais si l’on suit les règles normalement, on n’est pas pour autant bon ou mauvais : simplement on joue bien ou mal. Point de « péché » dans le monde des règles du jeu, mais seulement des erreurs, maladresses, fautes de calcul, déficiences physiques ou psychiques, un style défectueux, ou une mauvaise tenue (manque de fair play ou d’objectivité, coups bas, etc.).

La notion de péché n’apparaît qu’à partir du moment où se trouve posée la question de nos fins dernières. Elle est liée à la vocation.

On pourrait définir une sorte de vocation générale du genre humain, de vocation de tout [p. 23] homme en tant qu’homme, et qui serait, selon l’Évangile, l’appel et la puissance de l’amour. À travers l’action dans la communauté, c’est-à-dire à travers le prochain, l’amour au sens chrétien est l’orientation de tout être, et de tout mon être vers Dieu, source et sujet de tout amour.

Mais la vocation dont je voudrais vous parler, c’est la vocation particulière qui s’adresse à un individu et fait de lui une personne distincte et unique. Obéir à ma vocation, c’est suivre le chemin qui va me conduire à la source de l’appel que j’ai cru percevoir, que je cherche à entendre, à capter de nouveau, pour qu’il me guide dans l’inconnu, comme ces avions qui dans la nuit suivent la route créée par un faisceau sonore. Mais ce chemin sans précédent, — puisqu’il part de moi seul pour me conduire là où convergent tous les chemins de l’esprit, — oui, tous convergent et se rejoindront en Dieu, mais il y a un chemin par homme ! — comment savoir si je le découvre ou si je l’invente en le suivant ? Il n’est créé que par l’appel, et n’existe que si je m’y engage, répondant à l’appel sans penser à rien d’autre. Il n’est pas jalonné, comme les grandes voies publiques, de signes bien lisibles pour n’importe qui, puisque personne encore n’a pu le suivre, puisqu’il n’existe qu’à partir de moi, et pour moi seul ! Cette unicité et singularité absolue de mon sentier personnel, qui le rend à peine discernable pour ma foi seule, va permettre à mes voisins soucieux de mon sort de mettre en doute ou de nier son existence — sauf s’ils ont fait, eux aussi, l’expérience de cet appel invraisemblable — et ils vont me conseiller « pour mon bien », de m’en tenir aux chemins communs, bien fréquentés, bien surveillés par la police, là où règne le Code de la route, qui est aussi fait pour moi, ajouteront-ils, sévères. Oui, bien sûr, mais ces voies publiques, faites pour [p. 24] tout le monde et personne en particulier, elles me mèneront sans doute aussi loin qu’on voudra et en toute sécurité, c’est bien utile et agréable, — mais jamais où je dois aller, qui est absolument ailleurs. Elles ne sont pas faites pour cela. Seul pourrait me relier à mon but le sentier de ma vocation, qui est au sens littéral improbable. Les grandes voies publiques, bien que réglées par la Loi, ne me servent de rien pour « faire mon salut » comme disait la piété classique. Il me faut me risquer dans un monde spirituel qui est peut-être une illusion, ou le néant. Il me faut affronter l’invraisemblable (dont parlait Kierkegaard), un risque absolument sans précédent puisqu’il est institué pour moi seul. Et dans tout cela je n’ai d’autre soutien que ma croyance par éclairs, ma « foi » dans l’existence de ce But qu’on ne peut voir et que personne n’a jamais vu. N’ayant d’autres moyens de répondre à son appel, de le rejoindre, que ceux que me suggère, inexplicablement, ma foi en lui.

C’est donc le But qui me communique les seuls moyens d’aller vers lui, dans la seule mesure où j’y crois, et où j’arrive par instants à oublier tout ce qui me fait douter du But et de l’appel et du chemin, quand je m’abandonne à l’élan, à l’attrait advienne que pourra, comme dans un saut… Dans ces moments, le But a dicté ses moyens. Il ne les a pas seulement justifiés, il les a faits et me les a donnés.

Je disais tout à l’heure que la notion de péché n’a pas sa place dans le monde des règles du jeu, mais prend son sens dans le monde de la vocation. Voici comment je crois qu’il faut l’entendre.

Par rapport à la vocation humaine et générale de l’amour (sommaire de toute la Loi), il est clair que le péché en général est de faillir à l’amour, de le blesser, ou de le dénaturer — par exemple de le réduire à un pur sentiment [p. 25] ou désir, alors qu’il est action. Mais dans le monde de la vocation, mon péché particulier, c’est ce qui m’empêche de répondre à l’appel que j’ai cru entendre, c’est le refus d’y croire sans preuve dont je puisse faire état « objectivement ». Mon péché, c’est de me mettre par ma conduite, par ma pensée, ou par quelque attitude intime, en travers du chemin que l’Appel, dans la nuit, crée ou jalonne pour moi seul. Mon péché, c’est ce qui obscurcit ma visée, me fait perdre de vue le but, m’en fait douter quand il est invisible, bref, me détourne d’agir ma vocation.

Et je découvre, à ce propos, que le mot désignant le péché en hébreu signifie littéralement « ce qui manque le but » ; et en grec : « ce qui passe au-dessus de la ligne normale », ou : « ce qui tombe à côté ». Voilà qui correspond, n’est-ce pas, d’une manière assez frappante, à mes images initiales du tireur au fusil ou à l’arc.

Je ne voudrais pas terminer cet exposé… téméraire, beaucoup trop simplifié, beaucoup trop court pour tout ce qu’il prétend remuer, sans avoir indiqué au moins les principales objections que je suis le premier à formuler contre mes thèses — et que j’examinerai sans pitié dans mon livre — mais j’aimerais indiquer aussi l’esprit des réponses que l’on pourrait tenter d’y faire.

La dichotomie proposée entre les règles du jeu d’une part, et la vocation d’autre part ; entre la régulation scientifique et séculière des moyens d’une part, et la foi aux fins transcendantes d’autre part, cette distinction fondamentale et radicale, pour paulinienne qu’elle soit sans doute — au moins par sa structure dialectique — il est évident qu’elle provoque une série de questions, de doutes et de reproches hélas bien faciles à prévoir.

Le psychologue me dira (et il le dit en moi) : [p. 26] — Êtes-vous sûr que l’appel que vous croyez venu du Transcendant n’est pas tout simplement l’expression symbolique d’une pulsion de l’inconscient ? — Eh bien non, je n’en suis jamais sûr ! La foi sans le doute n’est pas la foi, ont répété bien avant moi Luther et Kierkegaard.

Un théologien dira (et je me le dis aussi) : Si vous abandonnez la responsabilité d’établir le code moral au « monde », c’est-à-dire aujourd’hui et en fait aux savants et à l’État, vous risquez de laisser s’établir une société totalitaire. Et vous privez le monde des aides de la Révélation. — À quoi je réponds que le risque est très grand, je l’avoue, mais que les Églises qui croyaient dur comme fer que leur mission était de régler la conduite morale de nos peuples n’ont pas réussi à empêcher ni même à retarder sérieusement un seul des mouvements totalitaires du xxe siècle. Et quand je les vois patauger dans des domaines aussi vitaux que ceux de la contraception ou de la guerre, je me demande de quoi elles priveraient le monde si elles cessaient de lui prodiguer des conseils ou des ordres au moins aussi contradictoires que ceux qu’édictent les États, les Sciences, leurs branches spécialisées, et les écoles qui les divisent.

Un autre théologien me reprochera (et je ne suis pas du tout sûr qu’il ait tort) d’ouvrir les portes toutes grandes au subjectivisme intégral, à l’illuminisme, au quiétisme, et simplement à tous les malades dont la psychose prend la forme d’une mission qu’ils affirment reçue de Dieu. — À quoi je pense qu’on doit répondre par une vigilance redoublée dans l’examen des marques ou des « notes » de l’authenticité d’une vocation, selon l’expérience des Pères, des réformateurs, et aussi des meilleurs psychologues de ce temps, qui peuvent au moins déceler les fausses vocations… [p. 27] Mais les risques subsistent, je ne les minimise pas : ce sont les risques de la Foi et de la confiance dans le Saint-Esprit. Je souligne seulement que les risques inverses, nés de l’exigence exclusive de ce que l’on nomme « objectivité scientifique », et qui évacue de la réalité tout ce qui ne peut être enregistré par la mémoire d’une machine électronique, que cet objectivisme-là est au moins aussi onéreux pour l’équilibre humain que l’anarchie spiritualiste. Toute vie spirituelle authentique ne s’est-elle pas toujours jouée entre les deux extrêmes du désert et du déluge, du doute aride et de l’émotivité prompte aux larmes, du positivisme et de l’illuminisme ?

Un troisième théologien, prenant acte de ce que je ne crois pas du tout à une morale révélée, ni directement ni au travers des tours de passe-passe théologiques, regrettera peut-être au secret de son cœur, l’époque où l’on pouvait brûler des gens comme moi. Je lui dirai : faites attention à l’Écriture, qui est, selon vos meilleurs docteurs, le critère externe de la Révélation ; elle dit ceci : « Cherchez d’abord le Royaume de Dieu, et le reste vous sera donné par-dessus. » Or chercher le Royaume, c’est chercher à saisir et à comprendre le message ou l’appel qui nous en vient. Ce n’est pas appliquer une règle connue, la même pour tous, en tous les temps, et révélée une fois pour toutes. L’Évangile ne dit pas : « Voici le code, obéissez. » Il dit : « Cherchez, et osez croire l’invraisemblable. Et c’est ainsi que vous trouverez aussi, chemin faisant, votre vrai moi. »

Au sociologue, alors, qui me reprochera de verser dans un individualisme anarchisant, je répondrai qu’il a bien mal compris la définition de la personne : l’homme chargé par la vocation même qui le distingue de la communauté, d’une action qui le relie à cette communauté et qui l’insère dans ses réalités concrètes.

[p. 28] Aux démocrates ombrageux qui m’accuseraient de proposer une éthique à l’usage exclusif d’une petite élite spirituelle, d’un groupe d’élus, je rappellerais les paroles de Jésus sur le sel de la Terre et sa saveur. Mais j’ajouterais, paraphrasant Teilhard de Chardin : chaque homme n’est pas appelé à faire de grandes choses, c’est vrai, mais, par sa solidarité avec une grandeur qui le dépasse, à faire grandement la moindre des choses, ce qu’il doit faire lui seul. (Et d’abord, à se faire lui-même, ajouterais-je.)

Aux fidèles enfin, à tout homme qui me demanderait : « Comment savoir ? Comment déceler ma vocation, puisque selon vous le But d’où elle m’est adressée reste invisible, inouï, incalculable, et c’est lui cependant qui devrait nous guider… » — je voudrais dire ici que la prière est le seul moyen que l’Évangile propose pour accorder au Transcendant notre être intime, notre pensée, notre vouloir. C’est un moyen, ici encore, dicté et créé par sa fin. Car c’est l’Esprit qui nous meut à prier. Les « soupirs inexprimables » de la prière en nous répondent seuls à la réalité de l’indicible ; or toute vocation est d’abord indicible, parce qu’elle n’a pas et ne peut avoir de précédent, parce qu’il n’y a pas deux hommes pareils, donc pas deux chemins pareils allant d’un homme à Dieu.

Mais je pressens que les objections les plus gênantes qu’on pourra me faire seront celles que je n’ai pas prévues… Je les attends de votre part et vous en dis d’avance ma gratitude. Ma recherche est encore bien loin des conclusions définitives et cohérentes que certains attendraient peut-être, mais dont je doute qu’aucun chrétien puisse les donner.

Les « païens » et l’Antiquité vivaient dans la certitude éthique — règles et rites invariables, jamais mis en question. Les scientifiques, demain, [p. 29] vivront eux aussi dans la certitude quant à la conduite humaine — statistiques, médications, régimes sociaux ou psychosomatiques qu’on ne remettra en question que pour trouver des certitudes du même ordre, toujours plus précises et impératives. Quant aux laïques et au clergé de l’Église chrétienne, je pense que leur rôle spécifique et leur vocation générale consisteront plutôt à poser des questions qu’à tenter d’imposer des réponses ; à poser avant tout, en temps et hors de temps, la Question, celle du Sens, celle du But.

C’est tout ce que, pour ma part et selon mes moyens, j’aurais voulu vous faire entendre ce matin.