L’ère des religions (22 février 1939)a
La nouvelle de la mort du pape a répandu bien au-delà des frontières du catholicisme une émotion dont chacun sent l’arrière-pensée, l’arrière-angoisse. Cette mort en plein combat dans l’invisible spirituel, à la veille d’un discours qui devait être un acte, nous laisse tous en suspens sur le mystère de notre époque : un mystère de nature religieuse. Vous l’éprouverez sans doute comme moi dans les salles d’actualités, à considérer le public quand passe le film des funérailles romaines. Quelque chose vibre dans l’obscurité, des régions endormies de la conscience humaine de nouveau se sensibilisent… Possibilités ambiguës dont il ne faudrait pas trop vite se réjouir.
Il se peut que les temps qui viennent voient s’éveiller dans l’âme des masses une grande faim élémentaire trop longtemps refoulée et niée. L’histoire de l’après-guerre aux yeux de nos descendants sera peut-être moins l’histoire des traités et de leur périlleux ajustement, que l’histoire du réveil des religions au terme de l’ère rationaliste.
Ce n’est pas le phénomène en soi, mais son ampleur, qui s’annonce sans précédent. Le siècle des Lumières, puis le siècle individualiste, ont relâché et parfois même dissout les liens « sacrés » du corps social. Le xixe siècle a vu la décadence des formes, conventions, cérémonies et lieux communs qui étaient les signes extérieurs d’une communion tacite entre les hommes. Nous sommes là, petits individus, impuissants, isolés, méfiants, posés les uns auprès des autres, à nous demander pourquoi nous sommes ensemble. Il s’est formé, dans la cité un sentiment encore diffus de vide social, analogue à celui qui dut marquer la décadence de l’Empire romain. Mais de ce vide naît un appel. Et cet appel à une communauté nouvelle, à une « mystique » comme on le répète un peu partout, plus simplement : à des raisons de se regrouper, c’est l’affleurement d’un inconscient désir de « ce qui lie », d’une religion. De n’importe quelle religion.
Il est temps que le monde chrétien prenne conscience à la fois de cette chance et des risques immenses qu’elle ouvre.
Car on ne peut plus se le dissimuler : les masses modernes, privées de culture spirituelle, athéisées jusqu’à un point que les chrétiens, souvent, n’imaginent guère, se trouvent devant le fait religieux plus ignorantes, plus démunies et plus « barbares » que les peuplades polynésiennes avec leurs rites et leurs sorciers. Si la faim religieuse s’éveille dans ces masses, elles risquent aussi bien de se satisfaire par les moyens les plus grossiers, et par exemple par le seul sentiment d’une fraternité charnelle, d’un coude à coude pathétique. Ce n’est pas là une hypothèse : il suffit de traverser le Rhin pour ressentir, jusqu’au frisson de l’horreur sacrée, la réalité monstrueuse d’une de ces religions larvaires. On demande souvent quel est le contenu de la « mystique » nationale-socialiste. L’effrayant, c’est qu’il n’y en a pas. Il n’y a rien que des masses qui se ressentent comme telles, à la faveur d’un déploiement théâtral et géométrique, autour d’un chef qui ne veut être que leur incarnation et leur symbole. Des masses qui communient avec elles-mêmes dans un chant triste ou dans un cri.
Or ces religions vagues et violentes se cherchent pourtant une doctrine. N’étant pas nées d’une création spirituelle, d’une espérance ouvrant l’avenir, elles ne savent justifier leur existence que par le fait qui rassemble les masses : l’origine commune, le passé. Le christianisme fondait une société ouverte, liée par l’attente unanime d’un au-delà libérateur. « Les choses vieilles sont passées », dit saint Paul, « il n’y a plus ni Juif ni Grec, et tu es mon frère en la cité nouvelle si tu partages mon espérance. Et tu es mon frère encore si tu la refuses, parce que j’espère pour toi, mon ennemi… » Mais le national-socialisme se trouve avoir donné le type d’une communauté régressive, fondée sur les seules choses révolues, sur tout ce que l’on a derrière soi et qui ne peut plus être changé : le sang, la race, la tradition, les morts, tout ce qui impose un destin sans recours.
[p. 3] Voilà pourquoi cette religion est, au suprême degré, intolérante, et plus qu’intolérante : on ne peut même pas s’y convertir ! Si l’on n’a pas le même passé, l’on ne pourra jamais y entrer — si l’on n’est pas de sang aryen, par exemple. Car cette religion n’admet pas que « les choses vieilles sont passées ». Elle n’admet pas cette nouvelle naissance, cette conversion à partir de laquelle il n’y a plus ni Juifs ni Grecs aux yeux de l’esprit. Elle ne demande pas : que crois-tu ? qu’espères-tu ? mais elle demande seulement : quels sont tes morts ? Religion du sol et du sang, religion sanglante et mortelle, religion des choses vieilles, mortes et enterrées depuis des millénaires, jamais « passées », et qui réclament encore du sang, des morts, des cortèges funèbres, des cérémonies d’imprécation, des sacrifices propitiatoires, le tam-tam des tambours lugubres, d’hallucinants sabbats de nègres blancs !
Qui ne voit qu’une telle religion hait mortellement la foi chrétienne, tournée vers le pardon, le futur éternel, le rachat du péché d’origine ?
Ce n’est pas un conflit accidentel, c’est encore moins un conflit politique qu’il faut chercher à l’origine réelle des persécutions hitlériennes contre les Églises du Christ. C’est une opposition de nature et d’essence, radicale et insurmontable ; c’est l’affrontement du destin sombre et de la foi libératrice, des choses fatales et des « choses espérées », du culte des morts et de celui du Dieu vivant.
L’ère des religions s’ouvre à nous, chargée de promesses, mais aussi de menaces. Ère nouvelle pour les chrétiens qui pensaient n’avoir plus à redouter que l’incroyance et l’inertie. Peut-être vont-ils découvrir que l’adversaire fanatisé les défie mieux que le sceptique et les ramène mieux à leur vraie force. Car il ne suffit plus d’entretenir un vague sentiment religieux, vestige d’un passé touchant, pour répondre à une religion dans sa jeunesse virulente et affamée. Il faut se réduire aux vérités solides. À celles qui nourrissent l’espérance, et non la peur ou la haine du voisin. Il faut surtout répondre mieux que l’adversaire au problème qu’il tentait de résoudre, à ce problème du vide social, communautaire, qui dès maintenant se pose à nous aussi. Car si d’autres y ont mal répondu — les communistes et les fascistes — nous ne pourrons pas nous en tirer, pour notre part, en critiquant simplement leurs erreurs. Il est facile d’avoir raison de loin ; plus difficile de découvrir une voie meilleure où l’on soit prêt à se risquer soi-même.