Pour la suppression des visas (23 avril 1946)a
On m’écrit cela de Paris et l’on ajoute que je ferais bien de rentrer, sous peine de ne pas comprendre la réalité européenne en général, et française en particulier. Je pourrais me contenter de répondre : c’est plutôt vous qui devriez sortir, sous peine de ne pas comprendre la réalité mondiale. Après tout, il y a quarante millions de Français, deux-mille-millions d’habitants de la planète, non moins réels, guère moins accablés de problèmes. Mais je ne cherche pas à m’en tirer par une réplique, même de bon sens, et j’ai quelques raisons de prendre la France plus au sérieux, plus au tragique, que les chiffres stupides n’y inviteraient.
Je reprends la question dans les termes où l’on me dit qu’elle est posée dans nos pays : Faut-il partir ? (Peut-on partir est une tout autre affaire.) Il se trouve que j’habite, pour quelques semaines encore, du côté où les jeunes Européens devraient aller s’il s’agissait pour eux de partir. Je vois les avantages de l’Amérique et ses défauts, mieux qu’ils ne sont en mesure de les imaginer. Cela se discuterait à l’infini. Il n’est qu’une solution, qui est d’aller voir, et d’essayer le pays comme un nouveau costume. Et je me dis que le problème est mal posé. Il ne s’agit ni de « partir » ni de rester, au sens pathétique de ces mots. Il s’agit simplement de circuler. Ce n’est pas très facile, pratiquement ? Mais partir, ou rester, ne le sont pas non plus, apparemment, puisqu’on pose le problème.
Supposez que nous soyons libres de circuler à notre guise. Je répondrais sans hésiter : il ne s’agit ni de choisir une terre et ses morts contre le globe et ses vivants ; ni de choisir le nomadisme permanent et l’exil par principe ou dégoût. Mais simplement de vivre au xxe siècle, en tenant compte des réalités que nous avons créées ou laissé s’imposer ; de la rapidité des transports, par exemple.
Combien d’hommes d’aujourd’hui vivent leur temps et se trouvent pratiquement en mesure de le vivre ? Combien sont-ils encore du Moyen Âge, ou du bourgeois et lent xixe siècle ! Serait-ce manque d’imagination ? Certes, il en faut une dose non ordinaire pour se rendre contemporain d’un monde qui change beaucoup plus vite que Jules Verne n’a pu le rêver. C’est cela, et c’est aussi le cauchemar des visas. Si cette folie furieuse et inutile ne régnait pas sur le monde d’après-guerre, le problème partir ou rester se résoudrait en termes simples : on verrait vite que c’est un faux dilemme.
Le fait est là : nous allons en dix heures de Lisbonne à New York au Pacifique. Un très long voyage aujourd’hui nous ramènerait nécessairement au point de départ, après un petit tour de planète. Nous changeons de continent comme on part en week-end. Le mot partir a donc changé de sens. Il a perdu son aura dramatique. Plus question de couper les ponts, de brûler ses pénates, et autres rites attestant devant les mânes des ancêtres un choix farouche, irrévocable. Se déplacer devient un geste naturel, et partir annonce revenir comme on prend un billet d’aller et retour. La poésie des voyages a vécu, la tragédie des départs a vécu. Mais ce qui naît, ce qui peut naître parmi nous, c’est un amour plus large de l’humain, une conception de la fidélité qui ne soit plus exclusive de la curiosité, un accueil plus ferme et plus souple de la diversité des êtres et des coutumes.
Aimez votre terre et quittez-la. Quittez-la trois fois et revenez-y trois et quatre fois, selon l’arithmétique du cœur. Le nomade n’aime pas sa terre, n’y revient donc jamais vraiment. Le paysan n’aime que sa terre, ne l’aime donc pas de la meilleure manière, s’il refuse tout le reste, et la comparaison. Il faut s’ouvrir. Il faut aimer. Il faut cesser de trouver cela nigaud, et de faire le coq de village tout hérissé, griffu, inefficace. Circulez donc, allez voir, et aimez. Puis choisissez. Revenez si le cœur vous en dit.
Mais je sais bien qu’il y a les visas. N’acceptons pas que cet accident tardif de la démence nationaliste dénature le problème humain. Lançons une campagne mondiale pour la suppression des visas, de ces anachronismes scandaleux qui nous empêchent de rejoindre le siècle, de l’habiter et d’user de ses dons. Forçons les gouvernants à nous répondre : à quoi servent ces barrages de tampons ? Comment peut-on les justifier ? Ils n’ont pas arrêté un seul espion, tout en causant la perte de milliers d’innocents. Ils rendent vains les progrès matériels dont notre époque pourrait enfin s’enorgueillir. Ils représentent dans l’esprit des modernes la Fatalité imbécile. Pourquoi donc les acceptons-nous comme des moutons, sans qu’une seule voix proteste ?