Avez-vous lu Jérôme Deshusses ? (16 mars 1979)a
D’un moine qui lui servait de secrétaire, Voltaire disait : « Il a lu tous les Pères — et il nous le fait payer ! » Jérôme Deshusses a lu non pas une fois mais six fois tout Kant et tout Hegel (c’est vingt mille pages chacun), puis Schelling, et même Condillac et tous les autres. Marx en entier, mais jamais cela ne se sent à le lire, personne n’écrit une langue plus claire, plus efficace, ni plus radicale, en ce sens qu’elle nous réfère sans cesse à ses racines, ce qui ne veut nullement dire au passé du langage mais bien à sa visée première, donc à sa fin. Car « de même que les racines expliquent moins la fleur qu’elles ne sont impliquées par elle, la fin d’une phrase justifie seule son commencement, et toute arrivée est à la fois motif de départ et moteur de parcours… Tout se définit par sa fin ou se détermine par son terme ».
Ce principe d’une philosophie ainsi posé dès les premières phrases de l’ouvrage sera, sans relâche, explicité jusqu’à la dernière ligne : « Le passé se définit par le présent, non l’inverse… pour la raison très simple que n’importe quel événement est présent avant d’être passé » et que « la direction du temps n’est point passé-présent-futur, mais l’inverse : passible-passant-passé ».
Que les causes du présent soient dans le passé, comme le croit le sens commun et le suppose la science, reviendrait à dire qu’« un bateau est propulsé par son sillage, ou, en termes plus clairs, que ce qui n’est plus produit ce qui est ». En vérité, toutes les vraies causes sont causes finales. Seul le présent produit du passé, non l’inverse.
Mais qu’en est-il du présent de ce siècle ? Jérôme Deshusses le voit comme la Géhenne, cette vallée proche de Jérusalem qui servait de décharge municipale, « là où le feu ne s’éteint jamais ». C’est le monde de la pollution, des déchets, de ce qui ne sert à rien mais qui empeste et contamine.
[p. 23]En quatre-vingts pages bourrées de faits et crépitant de formules éclatantes, Deshusses nous donne une description dont il dit bien qu’elle n’est pas la première — car « le dessein de faire pièce à des calamités oblige à répéter ce qu’elles ressassent », — mais que je tiens pour la plus signifiante, donc la plus terrifiante à ce jour.
L’Europe des virus
L’activité humaine a déjà détruit le quart des terres cultivables de la planète, mis fin à cinq-cent-trente espèces animales et à vingt mille espèces végétales, empoisonné les lacs Érié, Baïkal, Balaton, et des fleuves comme le Rhin, pollué par cinq pays. (« L’Europe des nations piétine, mais celle des virus est faite. ») Le plancton des océans, attaqué par le dégazage en mer des pétroliers, menace plus encore que la destruction des forêts la production de l’oxygène dont dépend toute la vie sur la Terre. « La nature ne pardonne pas, n’oublie rien… Des coups, elle peut en supporter mille et rendre soudain non pas œil pour œil mais apocalypse pour chiquenaude. »
Huit habitants de la planète sur dix sont sous-alimentés, les deux autres mangent deux fois trop. On prévoit que cinq-cents-millions d’enfants mourront de faim dans les vingt-cinq prochaines années. Tout cela pour quels motifs futiles ? « Qui décide d’échanger l’eau douce contre du sucre raffiné pour rien et du papier d’emballage fabriqué pour personne ? Rien, justement, et personne, les deux piliers de la grande famille humaine. »
Entre le désordre absolu et la démence, la surpopulation et la bombe H, tout se met en place pour le final : « Entre la famine et la guerre, nous n’aurons pas le choix : il faudra subir les deux. »
Surtout qu’on ne parle pas de « retour à la nature », expression de l’espèce « cercle carré ». Natura signifie ce qui doit naître. La nature est toujours en avant, vers l’avenir. « L’environnement et la nature, c’est d’abord nous : du premier nous sommes le centre, et de la seconde nous représentons la pointe. »
Figure de proue de l’Histoire naturelle, « l’Histoire humaine n’aura bientôt plus le choix qu’entre l’horreur de son propre tintamarre et la voie des aveux… Depuis que l’homme existe, l’idéal n’a pas plus de pouvoir que le pouvoir n’a d’idéal. Or, ce qui nous appelait en vain du plus haut de l’esprit, nous le retrouvons à présent, péremptoire, meurtrier, définitif, au plus profond de la matière ». Nous nous sommes mis dans la situation de ne pouvoir plus échapper à la destruction nucléaire que par la transfiguration.
Une « pédagogie des catastrophes »
Ce que j’avais nommé ailleurs, d’un terme sobre « pédagogie des catastrophes », se voit ici porté à l’extrême du défi. « C’est la vie entière, cette fois, qui en est à tout risquer. Il faut donc que ce soit pour tout avoir… Ou bien la terre n’est plus vouée qu’à la mort, ou bien l’ère de la connaissance s’ouvrira avec celle de notre naissance… Le mot ‟apocalypse” ne signifie pas catastrophe, même si les catastrophes l’environnent : il veut dire ‟révélation” ».
Entre Géhenne et Parousie, six chapitres non moins implacables développent la logique du mensonge qui nous a conduits où nous sommes : la Foire d’empoigne, et c’est l’économie fondée sur la compétition ; la Cellule de base, ce « chassé-croisé de mensonges » qui serait (selon l’auteur) le couple, d’où la famille, d’où l’inégalité au départ dans la vie ; le Musée des faussaires : l’enseignement et l’art moderne ; l’Observatoire de Babel, ou la relativité et la psychanalyse reconduites à leurs tautologies ou à leur misère philosophique ; l’Incantation aux momies, dans lequel les religions instituées, la foi, les cultes et Marx se voient renvoyés au néant noétique de leur commun matérialisme.
En désaccord avec Deshusses sur l’interprétation éthique d’un grand nombre des exemples qu’il allègue, je coïncide pour l’essentiel avec ses vues philosophiques, tout en ressentant l’absence — est-elle voulue ? — d’une Politique qui montrerait quelques moyens de répondre à l’appel de nos plus hautes fins. Car toute cette entreprise démesurée, qui pourrait n’être qu’une nietzschéenne « philosophie à coups de marteau » est un appel à délivrer Prométhée. L’Audacieux Souffrant préfigure l’humanité indivisible de demain — si nous ne mourons pas avec lui dans le Grand Soir où nous voici jetés.
Publiés coup sur coup, séparément, ces sept pamphlets eussent provoqué autant de bagarres intellectuelles à répercussions prolongées. Réunis en une masse redoutable autant par la densité de l’information et la rigueur de la déduction que par l’insolence du style, ils ont fait reculer jusqu’ici les critiques cherchant des repères mais qui n’arrivent pas à distinguer si cet auteur nouveau — moins de quarante ans, j’imagine — est de gauche ou de droite. Il condamne la propriété, exige l’égalité totale, dénonce le couple mais aussi Marx, Freud et la science (qui l’a formé). Les dieux modernes et ceux de naguère se vengent : silence sur ce blasphémateur universel qui connaît trop bien son affaire.
Pourtant, un tel mordant dans la dénonciation de nos faux-fuyants, une telle rage de dire vrai et plus encore, peut-être, cette manière intrépide et joyeuse de faire face à la vérité dans tous ses risques, on n’avait pas vu cela depuis Nietzsche. Jérôme Deshusses a le temps pour — à supposer qu’il nous en reste. Comme vient de le définir un petit hebdo contestataire de son pays — qui est aussi le mien —, voici, loin de toutes modes, un vrai « penseur de fond ». Il était temps.