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Contre Nietzsche (avril-mai 1935)a

Ce qui ne résiste pas n’existe pas ; mais toute résistance est une attaque. Exister en résistant, c’est exclure. Toute vie, toute existence individuelle, toute possession, est exclusive ; et c’est pourquoi il faut lutter contre celui qui attaque, parce que sa nature même veut qu’il ne puisse être possédé que d’une manière exclusive et belliqueuse… Un noble effort ne peut s’appuyer que sur une pleine et ferme confiance en soi, qui seule élève le cœur et l’esprit. À celui qui a perdu cette confiance, plus rien ne saurait apparaître digne et grand ; son âme a perdu la noble dureté qui donne au sérieux toute sa force.

Fr. H. Jacobi

Nietzsche restera la meilleure description de l’anarchie spirituelle du xixe siècle. Il en a souffert si vivement qu’il n’est presque pas un aspect de la mentalité du siècle athée auquel sa pensée d’écorché n’ait réagi par une diamétrale opposition. Il coupe toutes les erreurs du temps à 180 degrés, juste. Son œuvre nous apporte un dossier exhaustif des contradictions révoltantes qui figurèrent la bonne conscience d’une élite, et par là même, presque toujours tonique et enseignante, elle nous excite à des affirmations qui la condamnent.

La forme aphoristique que Nietzsche cultiva de plus en plus exclusivement avant sa chute, trahit assez exactement une faiblesse de cette œuvre, qu’à prendre celle-ci dans sa totalité, l’on découvre constitutive. D’autres poètes ont paru, qui ne furent pas moins violemment contradictoires : Kierkegaard, dans ce même siècle. Mais les contradictions de Kierkegaard renvoient dans leur ensemble à l’unité suprême, celle de la foi. Elles appartiennent à sa vision du monde, elles en expriment la tension créatrice, — toute création naissant d’une tension établie par quelque unité dominante entre la conception de l’unité d’une part, sa réalisation concrète de l’autre. Il est de la nature même de la foi — telle que la conçoit Kierkegaard — que la vie, la pensée, la souffrance du chrétien soient sous-tendues par des contradictions destructrices de l’humain, créatrices du divin, c’est-à-dire de « l’homme nouveau », ou c’est encore à dire de l’homme qui vit en Christ, et non plus dans la forme du siècle présent.

[p. 2] Mais les contradictions de Nietzsche ne renvoient justement qu’à cette forme du monde qui provoquait sans répit son dégoût. L’absence de dogmatique chez Nietzsche est le sinistre négatif du dogmatisme mort de ses contemporains. Il attaque à droite et à gauche, utilisant tantôt la droite contre la gauche, tantôt la gauche contre la droite, sans que jamais un centre vif ne soit rendu, par ces éclairs croisés, visible. C’est pourquoi sa pensée, dans son ensemble, évoque plutôt l’image d’un court-circuit que celle d’un foyer dynamique rayonnant à gauche et à droite et dans bien d’autres directions nouvelles, inconnues de la gauche et de la droite. Il ne quitte pas le plan des erreurs qu’il attaque. Il ne fait guère qu’y introduire une intensité délirante. C’est là son jeu, délibéré, comme l’est aussi le coup final : car l’excès même de cette intensité finit par faire éclater tout le jeu. Les réactions accélérées se neutralisent, ou provoquent des explosions. Toute explosion de la « forme du monde » renvoie certes l’esprit à ce qui seul peut transformer le monde. Mais Nietzsche n’a pas voulu distinguer et saisir le sens dernier de cette transformation. (Exemples : le chapitre « Femmes » dans les Œuvres posthumes : tantôt il attaque ceux qui idéalisent la femme, tantôt ceux qui l’animalisent. Il formule contre le mariage des revendications antisociales — « géniales » —, puis il édicte des lois eugéniques, d’intention manifestement sociale, mais, en puissance, destructrices de tout « génie », du sien d’abord. Dans cet aheurtement violent de négations contradictoires, d’affirmations qui s’entretuent, la relation de l’homme et de la femme perd tout caractère rationnel — ce qui n’est certes pas à priori un mal —, mais elle perd aussi toute valeur soit actuelle, soit historique, soit même eschatologique. On démontrerait aisément — ou pour mieux dire : avec une cruelle facilité — que la relation de l’homme et de la femme n’est guère mieux pensable dans les catégories chrétiennes absolues, telles que les pose par exemple un Kierkegaard. Mais il y a cette différence capitale : que toutes les négations (antithèses) de Kierkegaard se fondent dans l’acte de foi originel (synthèse), et qu’alors même qu’il nie toute possibilité de thèse provisoire (ce que n’avait pas fait l’apôtre Paul, autorisant en fin de compte le mariage), il renvoie à cette synthèse dont tout chrétien attend, dès maintenant, le retour. (Je songe à la réponse du Christ aux sadducéens, Luc 20/33.) Nietzsche, opposant l’antithèse à la thèse par haine de ce qui est, non par amour de ce qui doit être « cru », renvoie finalement au néant, annule lui-même sa réaction. On pourrait en dire autant de la plupart des autres analyses nietzschéennes portant sur les valeurs morales. Il attaque l’altruisme, et démasque dans cette « vertu » [p. 3] les effets du « ressentiment » le plus bassement égoïste. Mais ailleurs, il exalte l’égoïsme contre la soi-disant morale du Christ, et au nom d’une espèce de « virtu » dont il laisse entendre souvent qu’elle n’est encore que le désespoir de celui qui ne peut aimer : hommage déguisé de l’angoisse à l’« altruisme » véritable. Tout bien compté, — reste la seule angoisse. Etc., etc.)

Nietzsche a horreur de toute dogmatique1 : il est par là le type le plus parfait du clerc déraciné, du clerc sans mains, ou aux mains folles, du désorienté excité. Il apparaît alors comme le héros du monde bourgeois. Il incarne à la puissance infinie le goût du néant — le refus de la vocation — qui caractérisera le monde bourgeois aux yeux de l’historien personnaliste, encore que très peu de bourgeois aient eu conscience d’avoir ce goût.

Mais son opposition si frénétique à la bêtise de sa classe, si elle suffit à le rendre complice, en fin de compte, des erreurs qu’il flagelle, ne suffit pas à établir entre sa pensée et son temps un contact véritable, un lien concret de responsabilité.

C’est aussi qu’il n’existe qu’un unique agent de contact réel et vital2, et c’est l’éclair dans notre vie d’une transcendance, l’amour en actes, l’action directe, réciproque et gratuite, au sens où la grâce est gratuite, — sens absolument différent de celui qu’a prôné André Gide. Le lien concret entre deux êtres, ou bien entre une pensée et les contemporains, ne peut être établi qu’en vertu d’une action obéissant à des mobiles apparemment « gratuits », mais, en fait, consciemment, obéissante : sachant à Qui elle obéit ; envers Qui elle est responsable. Si l’homme vient en aide à son voisin par son action, par sa pensée critique ou créatrice, et cela pour des motifs d’ordre uniquement humain, on doit être certain qu’il ne s’agit encore que d’égoïsme bien compris. L’homme se sert en servant son voisin, il n’échappe point à la loi, et la loi n’établit jamais ni le contact vital ni l’amour du prochain. Le voisin, que la loi bien comprise nous ordonne d’aider dans sa peine, reste un voisin, ne devient pas prochain. [p. 4] Car le centre du monde reste « moi ». De moi à lui, je ne vois qu’une distance. Seul le rapport de responsabilité réciproque devant un Tiers infiniment souverain, infiniment différent de toi et de moi, absolument central — d’ailleurs intemporel —, établit ce lien absolu, humainement impossible, terrestrement contradictoire, rationnellement impensable, établi comme un fait, comme une donnée de Dieu, au sens actif et subjectif du mot donnée. Seul ce rapport posé par Dieu abolit toute distance, provoque un contact pur, permet une action vraie, et transforme le monde.

Mais Nietzsche a beau se colleter avec son temps, il a beau, par dépit de l’impuissant amour « moral », renverser les données terrestres, tenter le contact par la haine, il n’aboutit jamais à saisir son prochain, à concrétiser sa pensée, à la soumettre à la critique souveraine et parfaitement pénétrante de l’amour. Il ne parvient à rendre responsables du prochain ni son amour, ni sa haine, ni sa peur, ni sa joie, ni ses derniers défis. C’est ainsi qu’il exprime dans un style vraiment noble et tragique, parfois aussi d’une turbulence maladive, la situation typique de l’éthos du bourgeois : l’isolation. Ses tentatives d’évaluation s’entre-détruisent et n’aboutissent qu’à la plus radicale dévaluation de la vie et de la mort que son siècle ait pu concevoir, et qu’il fut seul sans doute, dans ce siècle, à oser mesurer sans tricherie. Il s’effondre d’ailleurs dès qu’il comprend son œuvre. Et c’est d’une infernale panique que ses derniers billets trahissent l’invasion. Quel homme a vécu pareil drame ? Découvrir qu’on s’est suicidé, et que la seule lucidité subsiste, sans appui.

Tous comptes faits, toute vie consumée, toute position rongée et corrodée par le réactif qu’elle secrète, toutes ces évaluations rageusement neutralisées, il nous reste de Nietzsche sa rage, son style souverain de pensée.

Qu’il ne reste d’une œuvre qu’un style, n’est-ce pas là le dernier caractère qui nous avertit que cette œuvre appartient au monde « bourgeois », au monde de la pensée sans mains, et des mains privées de pensée ?

Je ne cherche pas à être juste. Nietzsche non plus. Qu’importe le nom qu’un observateur « impartial » voudra donner à ma justice combattante.