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Le Nœud gordien renoué (avril 1946)a

Un oracle avait annoncé que serait roi celui qui, debout sur son char, pénétrerait au grand galop dans le temple de Jupiter. Les quelques-uns qui le savaient étaient exclus de la compétition par leur science même : on exigeait l’innocence de l’âme. Quant au peuple, il vaquait à ses travaux.

Un jour, un paysan nommé Gordius vient à cette ville de Phrygie. Il déclare qu’il voudrait visiter les curiosités de l’endroit. On lui indique le temple et la mairie. Sans hésiter, il entre au temple sur son char, et les prêtres s’écrient en chœur : C’est lui le Roi ! Voici le Roi que nous attendions !

Devenu roi par hasard et grâce d’innocence, Gordius voulut le rester par astucieuse appropriation d’artisan. Il saute à terre, bien décidé à montrer aux gens de la ville ce qu’il sait faire. Entre les cornes de l’autel et le timon du char, le voilà qui se met à nouer le plus beau nœud qu’il ait jamais rêvé. Il y passe des heures indicibles d’intensité et de concentration. C’est le temps de sa vie ! Ce nœud l’attestera. L’innocence du prédestiné, et la malice du paysan s’y mêlent dans un vertige de trouvailles, dans une embrouille de génie. Les tours les plus retors de cette corde nouent à la grâce l’ambition, marient au luxe fou l’avarice ingénieuse, resserrent dans les liens d’un calcul instinctif l’enthousiasme de la grandeur, et son angoisse. Ah ! le compère assez malin pour dénouer ce chef-d’œuvre brut, par Jupiter ! il n’est pas encore né !

On ne sait rien du règne de Gordius. Mais le nœud qu’il noua devint célèbre. Un oracle nouveau ne tarda pas à le consacrer chez les Grecs : quiconque parviendrait à le dénouer régnerait sur toute l’Asie.

[p. 46] Car un nœud, c’est d’abord un anneau : signe d’alliance et de prise du pouvoir. Cercle magique et couronne royale. Signe aussi de fécondité. Qu’une intrigue se noue, elle gouverne aussitôt les personnages qui la vivent. Un mariage se noue, une amitié se noue. Quand on peut dire d’un fruit qu’il a noué, il devient graine.

Celui qui sait comment se fait un nœud, sait aussi comment le défaire, et le refaire : il détient le secret du pouvoir.

De tous les pays de la Grèce, les rêveurs de couronnes vinrent contempler l’objet. Ils venaient s’asseoir devant lui, pour l’étudier avec passion, pendant des heures, des jours, des mois. Combien de grandes pensées se nouèrent dans ce piège à méditations symboliques ! Combien de regards aussi, apparemment stupides, apprirent à déchiffrer les circonvolutions de cet emblème d’un cerveau né d’une pensée unique et vraiment souveraine : la royauté dans son état naissant.

Je me souviens. J’allais m’asseoir au temple, par les jours de colère intraitable. Je dardais un regard de flèche vers ce nœud de vipères impassible. Des vengeances profondes se lovaient dans les torsions à peine visibles imaginées à l’intérieur de cet objet monstrueux, fait d’une seule corde.

Et je passais des heures à contempler ceux qui, à mon instar, contemplaient le Nœud gordien.

Celui qui le portait en lui-même et qui se faisait analyser à Delphes : il venait entre deux séances subrepticement s’accroupir parmi nous, renouant par cette fascination tout ce que le prêtre avait dénoué en lui, refaisant le nœud d’après nature, l’aimant parce qu’il était dans sa nature…

Celui qui prévoyait la science de nos jours, et me disait : — Il n’est de science que des phénomènes que l’on peut reproduire à volonté. Quel est ce nœud, réel, unique, inimitable, cet objet devant moi indubitable, et que la science ne saura vérifier ni dénouer, faute de pouvoir le répéter selon la recette ? Il n’existe donc point, à ses yeux. Elle n’en veut pas. Et si personne n’en veut, il est à moi ! Je le prends : il est ma liberté…

Celui qui murmurait parfois : — C’est consolant ! (par allusion à ses malheurs d’amour, si simples…)

[p. 47] Et la femme de Gordius vint un jour s’acquitter de ses dévotions. Devant le nœud, après un long regard, elle dit : — Ce n’est pas si ressemblant que cela ! (Elle croyait que son mari ne s’occupait que d’elle.)

Et tant d’autres qui vinrent, et qui restaient longtemps. Et nul ne s’en allait qu’enrichi d’un mystère. Tel était le culte de Gordius, religion de l’inextricable.

Alexandre impatient et tricheur pénétra dans le temple au jour dit par ses astres, trancha le nœud d’un coup d’épée, ramassa le prix pour la durée de la saison. (Tous les joueurs perdent.)

Ce coup d’épée a fondé le monde moderne.

Monde de la simplification hâtive ; de l’expérience qui détruit son objet ; de l’action efficace au détriment du sens ; de la tricherie ; de la rupture des liens.

Et depuis lors, je vais criant : Renouez-le ! Renouez-le ! Car il y va de tout, du sens même de nos vies !

Car vous mourez, nous mourons tous d’ennui, dans un monde où rien ne se noue.

Car vous mourez, nous mourons tous à la vie spirituelle, la vie précieuse. Elle n’existe que prise au complexe d’une âme, dans les détours du plus profond secret noué. Et si vous simplifiez, vous gagnerez le monde, mais au prix d’une âme, la vôtre.

Car vous mourez, nous mourons tous à l’amour qui ne tranche rien, mais qui épouse, qui accepte, qui pénètre, et qui sait bien que pour nouer un lien solide, il faut tous ces retours et ces tours illogiques, cette intrication sans espoir, ces replis infinis qui défient le calcul.

Car une coupe transversale pratiquée dans un nœud n’apprend à peu près rien sur sa structure, mais détruit à jamais l’espoir de le refaire, de le comprendre ou de s’y laisser prendre, c’est-à-dire de connaître ou d’aimer.

On ne peut opposer au mythe du Nœud gordien que l’histoire du Nœud-le-plus-simple-du-monde.

[p. 48] La guerre civile était près d’éclater entre les Suisses, au xve siècle. Un messager fut envoyé à l’Hermite qui vivait dans les Alpes et qui détenait, sans nul pouvoir, l’autorité. En cette extrémité, et tout espoir perdu, on sollicitait son conseil. Il prit la corde qui servait de ceinture à sa pauvre robe. Il en fit une boucle simple et la tendit au messager :

— Va leur donner ce nœud, dit-il, afin qu’ils le dénouent.

— Un faible enfant pourrait le dénouer !

— L’homme le plus fort ne pourrait pas le dénouer, et il faudrait alors l’épée pour le trancher, si chacun tire par un bout, de son côté1.

— Quelle histoire édifiante ! dit Alexandre.