Sur la méthode de M. Goguel (novembre 1934)a b
L’œuvre de M. Maurice Goguel, directeur à l’École des hautes études, est déjà fort importante et fait de son auteur le maître incontesté de nos critiques du Nouveau Testament. C’est l’œuvre d’un savant spécialisé, au premier chef, mais dans un domaine susceptible d’intéresser le plus large public. On se souvient de l’ouvrage décisif que M. Goguel publia contre les thèses de M. Couchoud1. Plus récemment, il nous donnait une volumineuse Vie de Jésus2 dont le succès fut grand et les conclusions vivement discutées. L’ouvrage qu’il nous donne aujourd’hui est la suite de cette Vie de Jésus, et les questions qu’il pose n’apparaissent pas moins passionnantes.
Quelle fut la genèse psychologique et historique de la croyance à la résurrection de Jésus ? C’est ainsi que M. Goguel définit l’objet de sa recherche, en insistant sur le fait que la description qu’il va donner ne saurait être prise pour une explication. Je crains bien que cette modestie ne soit un peu trop ambitieuse. Car l’hypothèse de travail [p. 30] que M. Goguel adopte au départ revêt bel et bien la forme d’une explication de cause à effet. On pense couramment, dit-il, que la foi chrétienne est née parce que le tombeau de Jésus fut trouvé vide. Mais il se pourrait qu’au contraire, on ait cru le tombeau vide à cause de la foi qu’on avait en la vie céleste de Jésus. L’Histoire est-elle cause ou effet de la foi ? M. Goguel incline vers l’effet. Suivons-le dans sa déduction.
Dans une première partie qui décrit d’une façon remarquable les diverses formes de la croyance à la résurrection chez Paul et Jean, puis chez les rédacteurs des évangiles, enfin chez les premiers pères, M. Goguel met en lumière une évolution constante dans le sens prévu par son hypothèse, une concrétisation toujours plus rigoureuse du fait de la résurrection. Il lui reste alors, dans une deuxième partie, à défaire cette histoire trop bien faite, et à démolir, avec une sorte de minutieuse indifférence, tous les récits bibliques relatifs à la sépulture, au tombeau vide, aux apparitions et à l’Ascension. Et voici à quelles conclusions il aboutit :
Alors qu’à l’origine, on avait dit : « Le tombeau est vide parce que Jésus est vivant au ciel », les prédicateurs ont dû dire : « Jésus est vivant au ciel, et la preuve, c’est que sa tombe s’est trouvée vide ». Et l’on a spontanément imaginé les conditions dans lesquelles les femmes, venues au sépulcre, n’avaient pas trouvé le corps de Jésus. Cette création s’est faite sans qu’il soit nécessaire ou légitime de supposer à son origine une fraude [p. 31] qui, pour être pieuse, n’en serait pas moins une fraude.
En face d’affirmations aussi déconcertantes et aussi graves, le lecteur se sent autorisé à la plus grande exigence critique. À vrai dire, M. Goguel ne paraît pas s’être beaucoup préoccupé de justifier sa méthode. Il n’est pas trop aisé de la définir. Elle recourt avant tout à la critique interne des textes, mais aussi, nous venons de le voir, à des données psychologiques et historiques dont le dosage et la valeur sont très variables. Il semble qu’un de ses principes soit l’élimination de tout ce qui, dans le texte biblique, paraît en soi contradictoire ou invraisemblable ; mais, d’autre part, M. Goguel récuse beaucoup de passages pour la raison qu’ils s’expliquent trop bien. En somme, il adopte à peu près l’attitude d’un juge d’instruction qui aurait choisi comme prévenus les auteurs anonymes des évangiles et du livre des Actes. La méfiance règne en permanence dans son esprit : mais c’est une attitude « scientifique » nullement sceptique ; c’est même, si l’on veut, une façon paradoxale de donner tout leur prix aux quelques faits qui résistent à l’érosion critique, et qui permettent alors de réfuter M. Couchoud.
Dirons-nous que cette méfiance méthodique suffit à convaincre le lecteur qu’il s’agit bien ici d’une science ? Il y a deux raisons d’en douter. La première, c’est l’extrême diversité des conjectures formées par les savants contemporains, à l’aide de la même méthode appliquée aux mêmes endroits du [p. 32] texte. La comparaison de ces conjectures fait soupçonner très vite leur gratuité ; surtout, elle fait apparaître le rôle de l’interprétation psychologique, et c’est là le second obstacle. M. Goguel tire des arguments, pour lui décisifs, de certaines « vraisemblances » qui nous paraissent souvent bien pauvres. Qu’est-ce que la vraisemblance, en psychologie, sinon le triomphe du conventionnel ?
Quand on compare les résultats obtenus par M. Goguel, avec le texte biblique intégral, on est frappé de voir que le récit se trouve, dans tous les cas, affadi et banalisé. Si l’on voit bien ce qui pouvait pousser les auteurs primitifs à colorer leur relation, on voit mieux encore le préjugé moderne qui pousse M. Goguel à les décolorer. Et l’on se demande ce qui subsisterait de ses conclusions si on leur appliquait les critères dont il use envers l’Évangile. (Qu’on se rappelle la plaisanterie fameuse parmi les étudiants, qui consiste à démontrer par la méthode historico-psychologique l’inauthenticité probable d’un professeur.) M. Goguel ne fait-il pas comme les premiers croyants — et avec la même bonne foi — de la rétrohistoire, de l’imagerie psychologique ? Je sens bien la gravité de ce reproche. Mais M. Goguel semble d’avance l’avoir minimisé, en réduisant toute son œuvre aux proportions d’une génétique descriptive, et en se bornant à réfuter des textes sans préjuger de la réalité des faits. Minimiser ! telle pourrait être la devise de l’école illustrée par M. Goguel. Il répondra que c’est au bénéfice du vrai. Mais il faudrait [p. 33] alors déclarer ses critères. La vérité psychologique, telle que la conçoivent les historiens, me paraît particulièrement improbable. Tout en admirant à chaque page l’ingéniosité et la science de M. Goguel, on se sent parfois gêné par l’anachronisme évident de ses jugements psychologiques. Il y a là un procédé tout inconscient mais qui rappelle irrésistiblement celui de certains humoristes.
Les rédacteurs des évangiles étaient-ils vraiment si « bourgeois », si prudents, si soucieux de logique, si incapables d’y atteindre, si aveuglés sur leurs contradictions ? N’étaient-ils pas, bien plus que nous, capables de voir dans les contradictions mêmes d’un récit, la marque de la vie et des passions ? Prenons, à peu près au hasard, l’exemple de Marc, chapitre 16. De ce que l’ange qui apparaît au tombeau vide rassure les femmes, au verset 6, alors qu’elles s’enfuient épouvantées, au verset 8, M. Goguel déduit incontinent que le premier de ces versets a été ajouté après coup. Il le retranche donc. Cela fait, nous dit-il, « le récit est bien homogène ». Certes. Mais qu’on imagine un groupe de femmes qui pénètrent dans un tombeau, qui le trouvent vide, qui voient un ange, et voici que cet ange leur parle ! Les réactions de ces femmes n’auront probablement rien d’homogène et seront même plus contradictoires qu’aucun récit ne peut le faire sentir.
Ces réserves faites sur la méthode, il reste que les conclusions négatives de M. Goguel sont loin d’être aussi ruineuses pour la foi que beaucoup de [p. 34] croyants ne le craignent. Pour deux raisons. La première, qu’il indique lui-même, c’est que, du point de vue de la foi vivante, les postulats critiques de l’auteur n’ont aucune force de contrainte. C’est l’Écriture et le dogme qui les jugent, et non l’inverse, comme l’a fort bien montré Max Dominicé à propos de Calvinc. La seconde, c’est que M. Goguel, loin d’attaquer les dogmes, ne démolit que les preuves matérielles dont l’esprit humain voudrait toujours les faire dépendre. Il nous rappelle ainsi que la foi véritable est celle qui croit sans avoir vu. Sa position nous paraît sur ce point tout à fait orthodoxe et courageuse. Au contraire de la plupart des historiens modernes qui ont voulu déduire de leur critique la relativité des articles de foi, M. Goguel cherche à débarrasser la foi de la relativité des preuves historiques. En nous montrant qu’elles peuvent être contestées, pour la plupart, il nous délivre d’une tentation permanente. Du même coup, il ruine d’ailleurs certaines objections classiques de l’incroyance (l’assimilation de la résurrection de Jésus au mythe du Dieu mort et ressuscité, en particulier).
Pour M. Maurice Goguel, la foi a déformé l’Histoire. Que l’on réforme cette histoire, cela ne saurait être au détriment de la foi. Car l’office de la foi n’est pas de nous fournir une explication probante du miracle ; elle se trahit elle-même quand elle s’y essaie. Dire que « Christ est ressuscité », c’est énoncer une vérité qu’aucune preuve humaine ne peut réellement appuyer ; car l’œuvre de la chair, c’est de refuser Dieu, même alors qu’il se rend visible. Et ce n’est point parmi les morts qu’il nous faut chercher le Vivant (Luc 24 : 5).
Faire l’économie des fausses preuves, telle paraît être, en fin de compte, la justification de la critique historique. C’est dire qu’elle triomphe en général au terme des basses époques théologiques.