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La cité (avril-mai 1935)a

Quand on m’a proposé ce titre, j’ai tout d’abord été frappé par le léger anachronisme de ce petit mot de cité. Une image s’est immédiatement formée devant mes yeux : l’image d’un clerc en vêtements moyenâgeux circulant dans les perspectives d’un tableau de maître italien. La somme de saint Thomas sous le bras, mon chrétien arpentait les portiques d’une de ces villes du Quattrocento, où tout était bâti à la mesure de l’homme, où tout, — sauf les églises, — semblait avoir été conçu pour demeurer à portée de la main, dans les limites où le pouvoir d’une vocation peut s’exercer. Je voyais cette ville, où tout portait les marques des pensées qu’agitait cet homme ; cette ville habitée et gouvernée par des chrétiens ; cette cité où le clerc, le magistrat et le marchand adoraient le même Dieu, dans le même langage ; cette unité vivante, cette communauté où toute pensée et toute action se répondaient, où il était normal, salutaire et logique que les choses s’ordonnent à l’homme, et que l’homme s’ordonne à son Dieu.

Tel était donc mon rêve, mon imagination de l’homme chrétien dans la cité chrétienne.

[p. 388] Quelques jours plus tard, je me vis obligé de traverser à pied la banlieue parisienne. C’était du côté des faubourgs qui portent ce nom étrange du Kremlin-Bicêtre… Et je pus constater que les données du problème avaient un peu changé, — si vous me permettez cet euphémisme académique. Les termes de chrétien et de cité, qui, dans l’image moyenâgeuse me paraissaient se correspondre et s’ordonner si simplement, me semblèrent soudain, dans la réalité des villes modernes, privés de toute espèce de commune mesure. L’un devenait tout petit, l’autre énorme.

En effet, la cité d’aujourd’hui est quelque chose de littéralement démesuré, un ensemble de signes abstraits : SDN, BIT, URSS, SFIO, CGT, NSDAP, un monstrueux complexe de puissances collectives, de masses électorales, de lois économiques. Un jeu secret qui se joue sur nos têtes et dont la Presse nous donne l’image conventionnelle. Entre les forces qui dominent la cité, et les hommes qui habitent la cité, il n’y a plus aucune proportion. Mais ce n’est pas la cité seule qui a changé. En même temps qu’elle cessait d’être proportionnée à la mesure de l’homme, l’homme cessait d’obéir à la mesure de la foi. Je n’étonnerai personne si je constate que dans l’humanité contemporaine, le chrétien n’est plus le type normal. Il tend à devenir l’exception. C’est tout juste, déjà, s’il n’est pas un scandale. Quand il se tient tranquille, on le tolère en souriant. On ira même jusqu’à respecter ses vertus, [p. 389] à condition toutefois qu’elles se confondent avec celles de la bourgeoisie.

Et maintenant nous comprendrons peut-être mieux le sens concret de la question, à laquelle je vais limiter mes réflexions, ce soir : — quelle peut être la vocation de ce chrétien dans cette cité ? Ce chrétien en minorité dans une masse d’hommes qui, elle-même, paraît tellement impuissante sur les conseils de la cité ? N’est-il pas ridicule de poser la question ? N’est-il pas évident, à première vue, que le chrétien ne peut plus rien, que personne ne l’écoute plus, qu’on le laisse parler dans ses temples justement parce qu’on ne le craint plus ? Et dès lors, à quoi servirait de méditer sur la manière dont ce chrétien pourrait ou devrait exercer une vocation condamnée par avance à demeurer inefficace ? Le chrétien est-il possesseur d’un secret qui lui permettrait de faire plus ou mieux que les autres ? A-t-il des lumières spéciales sur les moyens de résoudre la crise, d’organiser la production ou de conclure des traités ? Et si ce n’est pas le cas, ne ferait-il pas mieux de se limiter à son domaine, d’ailleurs de plus en plus restreint ? À la question de sa vocation dans la cité, ne devra-t-on pas opposer une question préalable, brutale : cette vocation a-t-elle un sens concret ? Conduit-elle à des actes ? Et ces actes eux-mêmes, auront-ils la moindre portée ?

L’observation objective du monde nous obligerait à conclure qu’en effet, les conditions sont devenues telles que l’action du chrétien, comme [p. 390] chrétien, ne vaut guère la peine qu’on en parle. J’irai même plus loin : l’action d’un intellectuel laïque quelconque apparaît tout à fait dérisoire dans la « cité » telle qu’elle est devenue. Ni les congrégations économiques, ni les forces irrationnelles de la race, de la classe ou des nationalismes exaspérés, n’ont cure de nos avis, de nos révoltes. Que nous soyons chrétiens ou non, nous autres pauvres intellectuels, il nous faut perdre l’illusion d’exercer aucune puissance. À moins de nous faire journalistes ! L’observation objective du monde ramène le clerc dans sa chambrette, et le chrétien dans sa paroisse. Elle conclut au scepticisme, et au pessimisme intégral. — « J’ai appliqué mon cœur — dit l’Ecclésiaste — à rechercher et à sonder par la sagesse tout ce qui se fait sous les cieux : c’est là une occupation pénible à laquelle Dieu soumet les fils de l’homme. J’ai vu tout ce qui se fait sous les cieux, et voici, tout est vanité et poursuite du vent. »

Je plaindrais l’homme d’action qui n’aurait jamais eu ce cri, qui n’aurait jamais éprouvé cette détresse ! Quant à moi, pendant que je réfléchissais à ce que je devais vous dire ce soir, j’ai éprouvé plus que jamais le sentiment d’une grande absurdité. Sommes-nous bien des David prêts à marcher contre Goliath, ou simplement de tout petits Don Quichotte s’excitant à une lutte impossible ?

Je laisserai cette question ouverte. S’il est un fait patent, c’est que nous ne pouvons pas grand-chose…

[p. 391] Mais il existe un autre fait que je poserai en face de cette constatation si pessimiste : voici ce fait : Dieu peut tout ! Et c’est à Dieu que nous disons dans toutes les églises chrétiennes : « Que Ton règne vienne ! » Or, une telle prière nous charge d’une responsabilité contre laquelle aucune raison ne prévaudra jamais. Elle est un ordre, que nous avons reçu, et que nous n’avons pas le droit ni le pouvoir de discuter. Elle nous adresse une vocation. Et alors, nous voici placés dans une situation toute nouvelle. Nous n’avons plus à supputer nos chances, ni à décider librement si oui ou non cela vaut la peine d’entrer dans la tourmente de la cité. Nous prions : « Que Ton règne vienne ! » et si nous ne faisons pas l’impossible — justement : l’impossible — pour hâter la venue de ce règne, nous ne sommes plus que des menteurs, et notre prière nous condamne.

Le chrétien est cet homme qui, ayant mesuré, mieux que personne peut-être, la vanité de toute action, agit tout de même, non point parce qu’il distingue un succès possible et prochain, mais parce qu’il a reçu un ordre, et que cet ordre vient de Dieu.

« Ne vous conformez pas à ce siècle présent, mais soyez transformés », dit saint Paul. Tout le secret de notre vocation est contenu dans ces mots-là, et si je parvenais ce soir à vous les rendre vivants et présents, et si vous n’emportiez d’ici que le seul souvenir de ces mots, je penserais avoir atteint mon but.

[p. 392] Ne vous conformez pas, — mais soyez transformés. Nous n’appartenons pas à la forme du monde mais bien à sa transformation. Forme et transformation, ce sont là les deux termes qui s’opposent dans notre vie, qui commandent notre vocation.

La forme de ce monde : vous savez ce qu’elle est, et vous savez qu’elle est mauvaise. La forme de ce monde, ce sont toutes les puissances que j’énumérais tout à l’heure et qui dominent la cité. C’est le désordre et l’injustice tolérés, devenus normaux, c’est la presse, l’exploitation des pauvres, la raison du plus fort et la loi du talion. Ici, c’est le capitalisme créateur de chômage, là c’est la tyrannie des dictatures. C’est contre la forme du monde que protestent les socialistes, et avec eux des masses grandissantes de bourgeois lentement dépossédés des privilèges acquis par leur travail. La forme mauvaise du monde, ce sera pour l’incroyant l’ensemble des abus et des désordres dont il souffre ; — pour le chrétien, ce sera bien davantage : ce sera tout ce que résume le seul mot de péché — tout ce qui s’oppose à la venue du règne de justice qu’il appelle.

« Nous n’appartenons pas à la forme du monde. » — Est-ce à dire que notre foi nous en libère matériellement et moralement ? Est-ce à dire qu’en tant que chrétiens nous échappons aux lois communes ? Non pas ! Et gardons-nous ici de toute illusion optimiste ! Chrétiens, nous restons hommes, entièrement hommes, entièrement [p. 393] prisonniers de la forme mauvaise du monde. C’est là le fait. Mais notre foi proteste au nom de Dieu contre ce fait ! Elle appelle un monde nouveau, elle affirme une nouvelle appartenance. Elle annonce une nouvelle patrie. Nous sommes au monde, c’est vrai, mais non pas comme étant du monde. C’est là le sens de nos prières, de nos angoisses et de l’appel de toute l’humanité à la justice.

Mais alors, cette forme du monde que le chrétien découvre pire encore que ne le pensaient les socialistes par exemple, elle appelle une transformation plus radicale que tout ce que nous pouvions imaginer et souhaiter. Et c’est à cette transformation que nous appartenons de droit, dès l’instant où nous l’annonçons.

Mais qu’est-ce que cette transformation ? Et de quel droit pouvons-nous l’annoncer ? Est-ce un ensemble de réformes, un programme révolutionnaire ? Est-ce l’utopie d’un avenir meilleur, ce « millenium » dont l’Apocalypse nous donne la vision mystérieuse, Satan enchaîné pour mille ans ?

Réforme, révolution, utopie d’un monde meilleur ; — ne faisons pas les dégoûtés : nous y pensons tous plus ou moins, et beaucoup d’entre nous y travaillent. Il ne sera pas dit que l’homme chrétien est moins humain que l’homme non chrétien. Il ne sera pas dit que le croyant, parce qu’il refuse toute solidarité avec la forme du monde présent, refuse aussi toute solidarité [p. 394] avec l’espoir de ceux qui souffrent et qui créent. Mais s’il accepte pratiquement de travailler à la révolution, le chrétien n’a pas le droit de laisser subsister la moindre équivoque sur les motifs de cette acceptation. S’il annonce, au sens fort du terme, la transformation de ce monde, ce n’est pas en vertu des seuls désirs humains, qu’il a certainement lui aussi, mais qu’il n’aurait aucun droit de prêcher. S’il annonce, s’il prêche cette transformation, non pas comme un désir mais comme une certitude, c’est qu’elle a déjà été faite ! Ce que nous annonçons au monde, c’est la promesse de celui qui a dit : « Prenez courage, j’ai vaincu le monde. » — Christ est ressuscité. Il est vivant ! Par lui, la forme de ce monde, et sa puissance dernière, la mort, sont absolument dominées. C’en est fait ! depuis 19 siècles. La justice a paru, et nous en témoignons par nos actions de grâce — précisément par nos actions ! — et je voudrais mettre l’accent sur ce mot-là, afin que vous ne pensiez pas qu’il ne s’agit ici que de pathos sentimental. Action, et non pas sentiment, ni piété, ni extase, ni cloître. Voilà pourquoi notre certitude joyeuse devient une certitude combattante, — voilà pourquoi nous ne pouvons plus nous laisser arrêter par aucune raison, par ces raisons si bonnes, par exemple, mais si courtes, de l’opportunisme sceptique. Si nous croyons à cette justice, nous ne pouvons autrement que de courir vers elle ! Nous ne pouvons autrement que d’espérer de toutes nos forces [p. 395] son retour ! Nous protestons contre ce monde au nom d’une justice triomphante, et c’est elle que nous annonçons : ainsi donc, ces deux temps de notre vocation révèlent un fait unique, renvoient à un motif unique : la mort et la résurrection de Jésus-Christ. Ni l’attente passive, ni l’ardeur messianique, ne sont plus aujourd’hui des attitudes chrétiennes ; mais voilà le motif de notre action : nous attestons la justice apparue, et dans l’élan de notre action de grâce, prisonniers que nous sommes de la forme terrestre, nous prêchons une victoire acquise et le retour promis de cette justice !

Il se peut que certains d’entre vous trouvent ces préliminaires terriblement théologiques. Il se peut que ma définition de la vocation du chrétien vous ait paru, dès le principe, assez abstraite. Me voilà bien loin, pensez-vous, des problèmes concrets que pose la cité. Encore un qui s’évade ! Encore un qui décolle et va planer au-dessus des nuages… Peut-être qu’un ou deux, ou beaucoup d’entre vous, sont en train de penser cela. Avant d’aborder le problème de l’action politique du chrétien, je tiens à dire deux mots concernant ces scrupules, ou peut-être, cette objection informulée.

La question que je viens d’esquisser à grands traits, c’est celle des fins dernières de l’action du [p. 396] chrétien. C’est la triple question que le peintre Gauguin avait choisie pour titre de son fameux triptyque : D’où venons-nous ? Où en sommes-nous ? Où allons-nous ? À la question : Où en sommes-nous ? j’ai répondu en rappelant la situation très précaire du chrétien dans la cité telle qu’elle est devenue. À la question : D’où venons-nous ? j’ai répondu en rappelant que l’origine vivante de notre action, c’est l’incarnation de la justice en Jésus-Christ ressuscité. À la question : Où allons-nous ? j’ai répondu : le Seigneur vient ! — et nous allons à la rencontre de son règne, vers la transformation radicale de toutes choses. Et je vous demande, maintenant, si l’on a le droit de se mettre en route avant d’avoir posé ces trois questions, avant d’y avoir répondu ? Oh, je sais bien que le monde d’aujourd’hui retentit chaque jour d’appels, d’appels à la lutte immédiate, pour des objectifs imprécis, ou au contraire tellement précis qu’on ne veut plus rien voir au-delà. Trop de chefs nous crient : en avant ! sans avoir osé regarder plus loin que le bout des semelles de leurs bottes. Leur en avant ne sait pas où il va ! N’est-ce pas ainsi que courent les fuyards ? Comment ne voient-ils pas que chacun de leurs gestes pose la question des fins dernières de l’homme, et cela, qu’ils le veuillent ou non ? Et s’ils le voient, comment peuvent-ils encore éluder si cavalièrement le problème dernier de l’action ? Et je demande encore : qui donc osera poser ces grandes questions dernières, si ce n’est le chrétien, [p. 397] dans la cité contemporaine ? Et s’il ne le fait pas, qui d’autre est en mesure d’assumer cette charge inquiétante ? Si le chrétien ne pose pas ces questions, n’est-ce pas alors, justement, qu’il s’évade ? Qu’il sort de sa réalité ? Qu’il doute de la justice de Dieu ? Et qu’il trahit sa vocation première ?

Je pense que beaucoup d’entre vous ont, dès longtemps, résolu ces questions, dans la mesure où cela se peut. Mais il fallait qu’elles fussent posées, toutes ces questions, et il faut qu’elles demeurent posées comme un grand signe d’interrogation au-dessus de ce que j’ai à vous dire maintenant.

Vocation du chrétien dans la cité : nous l’avons définie par deux mouvements : une protestation, une annonce. Protestation contre la forme de ce siècle, annonce active de sa transformation.

Ici se posent deux grands problèmes pratiques : est-il possible et nécessaire, partant de cette vocation, d’aboutir à ce que j’appellerai une politique chrétienne, un parti des chrétiens ? Telle est la première question. Et si l’on répond non à cette première question, est-il possible alors, ou désirable, qu’un chrétien entre dans l’un ou l’autre des partis existants, et fasse sienne la cause de ce parti ? Ce sera la seconde question.

Au sujet de la politique chrétienne, permettez-moi d’être aussi bref que catégorique.

Si nous considérons l’histoire, si nous écoutons ses leçons, il me paraît qu’aucun doute n’est [p. 398] permis. De Constantin, premier empereur chrétien commandant aux chrétiens de faire la guerre, à Charlemagne baptisant les Saxons pour leur prouver la puissance de son glaive, et tout accessoirement celle de l’Esprit ; des chevaliers partant pour la Croisade, aux milices de Loyola, poussant les princes à une autre croisade non moins sanglante, mais sans doute moins féconde pour l’essor de la civilisation ; des anabaptistes de Münster aux puritains capitalistes ; du Roi-Soleil, prince très chrétien, à Guillaume II et à son Gott mit uns ! ; des Espagnols massacrant les Incas au nom d’un autre roi chrétien, jusqu’à ce chancelier Dollfuss faisant tirer à coups de canon contre les ouvriers de Vienne avec l’appui du parti clérical, — l’histoire des politiques chrétiennes se confond séculairement avec l’histoire des trahisons les plus flagrantes du christianisme. Voilà bien la fatalité qui pèse sur notre histoire : une politique chrétienne qui réussit n’a plus rien de chrétien que le prétexte. Les Églises se livrent au jugement du monde, dès lors qu’elles cessent d’être avant tout un jugement porté sur le monde. Toute politique chrétienne, toute politique conduite par une Église, et qui vise des buts proprement politiques, appartient à la forme du monde, et par là même, appelle notre protestation.

Quel est donc le rôle de l’Église ? Est-il de prêcher l’Évangile, ou bien de faire triompher telle ou telle doctrine sociale adoptée par opportunisme ? [p. 399] À supposer même qu’une église parvienne à construire une doctrine, sociale, morale, économique, qui puisse s’imposer au grand nombre sans violences, sans mensonges, sans illusions, sans habiletés politiciennes, — à supposer que cela soit possible, que de questions demeurent menaçantes ! Voici l’Église liée bon gré mal gré à son succès ; voici l’Église puissante et séduisant par sa puissance ; voici le message de la transformation qui se change en message de la conservation ; et voici l’ombre du Grand Inquisiteur qui vient bénir ce monde moralisé, dont on ne sait plus exactement s’il est encore profane ou déjà sanctifié.

Je ne crois pas plus à une politique chrétienne que je ne crois à une morale chrétienne codifiée, rationalisée, dispensant chaque chrétien de reconnaître et d’accepter les risques d’une vocation toujours unique, et parfois scandaleuse. Je ne crois pas que les chrétiens possèdent, du seul fait de leur foi, des lumières spéciales sur les problèmes techniques que pose la vie de la cité moderne. Je ne crois pas qu’il soit souhaitable que se forme un parti chrétien, opposé aux autres partis.

Je crois que les églises ne peuvent accomplir tout leur devoir, toute leur mission dans la cité, que d’une seule et unique manière, et c’est en devenant et en restant de vraies Églises, c’est-à-dire des annonciatrices de la Parole, du jugement porté sur la forme du monde, et de la grâce offerte à ceux qui croient.

[p. 400] Mais ceci dit, et une fois repoussée la tentation théocratique à laquelle je vois succomber tant de jeunes chrétiens trop bien intentionnés, il faut avouer que la question reste entière : que devons-nous faire, comme chrétiens, dans la cité ? Si l’Église n’est pas un parti, comment et où faut-il que nous prenions parti ? Où allons-nous nous engager ? Car vocation signifie acte, et tout acte est un engagement.

Nous voici donc en face de la seconde question : celle de l’adhésion à l’un ou l’autre des partis politiques existants.

Bien entendu, je ne puis songer à passer en revue les principaux partis qui constituent des forces politiques et sociales dans la cité française d’aujourd’hui. Nous entrerions dans un débat terriblement technique et faussement précis, et nous aurions vite fait de perdre de vue la vocation particulière du chrétien. Je me contenterai donc d’examiner un seul exemple, le plus riche à mon sens, et peut-être le plus typique : l’exemple du parti socialiste.

Protestation contre la forme actuelle du monde, prédication active de sa transformation, — si telle est bien la vocation civique du chrétien, beaucoup seront tentés de penser que cela conduit au socialisme. Pour ma part, je confesse volontiers qu’aucun parti ne m’attire davantage, et qu’aucun ne saurait m’apparaître, à première vue, plus conforme à notre espérance de justice. Vous dirai-je que c’est précisément à cause de cette [p. 401] similitude d’espérances, à cause de cette convergence apparente, à cause de cette tentation très réelle, que je suis amené à me méfier, ou tout au moins à m’approcher avec une prudence critique extrême, de ce que l’on nomme l’idéal socialiste ?

Beaucoup de braves gens condamnent cet idéal en bloc, à cause des erreurs qu’il comporte, disent-ils, mais aussi je suppose, à cause de certaines vérités assez gênantes qu’il représente. Il existe un proverbe anglais qui me paraît trouver ici une excellente application : « Il ne faut pas jeter l’enfant avec le bain. » Jetons le bain marxiste, mais gardons l’enfant ! Car si nous condamnons en bloc le socialisme, nous condamnons aussi une part de vérité d’origine proprement chrétienne. Le socialisme s’est identifié avec la défense des humbles : si nous ne faisons pas mieux que lui à cet égard, gardons-nous de l’attaquer ! Le socialisme proteste contre les conditions actuelles du travail ; il revendique une justice plus grande dans la société : si nous ne protestons pas plus fort que lui, si nous ne croyons pas mieux que lui à la justice, gardons-nous de le condamner ! C’est lui qui fait, dans l’incroyance, ce que nous aurions dû faire dans la foi. — Mais si l’on refuse d’attaquer le socialisme, faudra-t-il accepter aussitôt le fameux trait d’union qu’on nous propose, entre socialiste et chrétien ? Prenons bien garde ici au sens des mots : protestation et justice. Oui, ces mots d’ordre sont les mêmes pour le chrétien et pour le socialiste. L’élan sentimental est peut-être [p. 402] le même, les revendications pratiques seront peut-être aussi les mêmes, dans bien des cas. Mais les motifs premiers, les buts derniers sont autres. Et ce sont ces motifs et ces buts qui doivent donner aux mots leur sens réel. Nous trahirions la foi qui doit nous animer si, pour des raisons tactiques, nous passions sous silence cette radicale différence : le chrétien ne proteste pas seulement contre des abus politiques, mais contre le péché, à travers ces abus. Le chrétien n’annonce pas seulement une justice humaine à venir, mais une justice divine, déjà réalisée. Notre devoir de charité ne serait-il pas alors de déclarer ouvertement aux socialistes qu’entre leur but et notre but, entre nos motifs et les leurs, il y a tout l’abîme qui sépare un idéal moral d’une foi au Christ vivant ?

Car le chrétien n’est pas idéaliste, et c’est cela qui le distingue en fin de compte du socialiste. Le christianisme annonce une réalité, non pas un rêve. Il annonce le salut pour ceux qui se repentent et qui croient, non point une théorie économique passagère. On a tort d’attaquer uniquement le prétendu matérialisme socialiste, comme si le christianisme était moins réaliste et comme si les chrétiens ne vivaient pas aussi de pain. Le grand danger du socialisme n’est pas dans son matérialisme, mais dans sa fausse spiritualité ; dans ce qu’il a de meilleur, non dans ce qu’il a de pire ; dans la tentation qu’il nous offre d’un idéal humanitaire en lieu et place d’une foi. Si nous ne [p. 403] parvenons pas à faire comprendre aux socialistes le sérieux absolu de cette distinction, nous risquons de prêcher contre Dieu en travaillant à leurs côtés !

Nous connaissons des chrétiens socialistes. Et ils savent sans doute mieux que nous ce que signifie pour eux le compromis entre leurs motifs de croyants et les motifs des camarades. Pensant à eux, je résumerai toute ma critique dans une seule phrase : un tel compromis n’est possible, comme un douloureux pis-aller, que s’il est par ailleurs dénoncé, ouvertement, et au nom de la foi.

J’ajouterai cependant une remarque. Si je refuse d’adhérer pratiquement au socialisme, c’est d’abord à cause du marxisme, et des motifs ouvertement antichrétiens qu’il donne à toute action dans le cadre du parti. Mais si je refuse ce parti, c’est aussi parce qu’il est un parti, précisément. Tout le monde fait aujourd’hui le procès des partis, pour des raisons assez sérieuses et valables d’opportunité politique. L’impuissance politique des formations de masses s’est avérée depuis la guerre, soit en Russie, où Lénine triompha par le moyen d’une minorité infime, soit en Allemagne, où les partis de gauche, malgré leur organisation incomparable, se virent balayés en dix jours par les troupes d’assaut hitlériennes. Mais je crois qu’un chrétien peut adresser une critique encore plus grave à tout parti. L’idée même de parti paraît absolument incompatible avec l’idée de vocation. Et la réalité pratique et quotidienne [p. 404] montre que cette opposition est effective. L’homme des masses, le partisan, c’est l’homme qui fuit devant sa vocation. C’est l’homme qui accepte un mensonge parce que les intérêts immédiats du parti le commandent sans discussion. C’est l’homme qui délègue à la majorité le souci de ses décisions. Et dans ce sens précis, il faut bien dire que les partis sont les agents les plus actifs de la démoralisation des hommes modernes. N’ayant pas même l’excuse d’avoir réussi pratiquement, ils ne peuvent se défendre contre le jugement qui les renvoie au magasin des accessoires du stupide xixe siècle.

Je résume ces premières conclusions : ni politique chrétienne, ni parti chrétien, ni parti politique. — Pourtant, il faut agir ! Pourtant, la vocation qui nous envoie dans la cité reste impérieuse ! Alors quoi ? direz-vous, que reste-t-il pratiquement ? Va-t-on nous renvoyer une fois de plus à ce recours au Dieu tout-puissant qui permet de faire de si belles phrases, qui est si vrai, mais si « abstrait » — dit-on —, et qui vous laisse en fin de compte le bec dans l’eau ?

J’aurais renoncé à vous parler ce soir si je n’avais eu à vous offrir que ces négations nécessaires. Car on ne peut refuser ce qui existe qu’au nom d’une volonté de création. Je vous proposerai donc deux exemples concrets de vocation chrétienne dans la cité.

[p. 405] Et d’abord, à l’image que je vous donnais en débutant du clerc moyenâgeux dans la cité thomiste, j’opposerai une image moderne, qui est aussi celle d’un chrétien dans la cité, mais qui n’est pas cette fois une utopie. Cela se passe au Japon, de nos jours.

Certains d’entre vous connaissent probablement la biographie de Kagawa, le chef du jeune Japon chrétien. Fils d’un conseiller de l’empereur et d’une geisha, Kagawa appartient à une classe honorable, et jouit à vingt ans de tous les avantages qui sont chez nous ceux de la grande bourgeoisie. Mais voilà qu’il se convertit, et c’est ici que l’aventure commence. Soudain frappé par le contraste odieux entre la misère des bas-fonds et l’essor de la bourgeoisie capitaliste qui se développe très rapidement dans le Japon d’avant la guerre, il comprend qu’il lui est impossible de se dire vraiment chrétien tant qu’il n’aura pas fait tout ce qui est en son pouvoir pour réduire le scandale social. Aucun parti n’existe encore dans son pays, qui se consacre à la défense des intérêts de la classe opprimée. Que faire, sinon payer de sa personne ? Kagawa n’hésite pas. Il va vivre dans les bas-fonds. Avec un peu d’argent que lui donne une mission américaine — très peu d’argent — il loue une espèce de baraque dans le quartier le plus mal famé de la grande ville de Kobé, et se met à prêcher l’Évangile. Mais son activité ne se borne pas là : prêcher, certes, c’est son premier devoir, mais ce devoir [p. 406] en appelle d’autres. Kagawa recueille dans sa case, des malades, des chômeurs, des vieillards, des enfants abandonnés, des ivrognes, tout le rebut d’humanité dont les bas-fonds eux-mêmes ne savent que faire. Il faut lire l’effarante description de sa vie telle qu’il l’a racontée dans une espèce d’autobiographie romancée qu’on a traduite en France sous ce titre : Avant l’aubeb. Voilà bien le chrétien dans la cité : l’homme au service des hommes, bafoué, injurié, battu, exploité sans vergogne par tous les matamores et souteneurs qu’il a choisis pour voisins, pour prochains ! Et son action apparemment désespérée s’étend mystérieusement sur ces quartiers d’enfer. Les crimes diminuent, les enfants s’instruisent, des misères sont soulagées. C’est déjà quelque chose. Mais Kagawa veut davantage. Il fonde les premiers syndicats du Japon, il conduit une grève, va en prison, en ressort triomphalement escorté par une foule d’enfants qu’il a secourus, et dès lors le mouvement est lancé, l’opinion publique alertée, et cet effort aboutira à l’assainissement radical des slums ou bas-fonds de Kobé et de plusieurs villes japonaises, à la création d’importantes œuvres sociales, enfin à la constitution d’un grand mouvement syndicaliste.

Vocation du chrétien dans la cité. Tout le pouvoir de Kagawa se résume en effet dans ce seul mot de vocation. Il n’agit pas au bénéfice d’un parti. Il prêche et il proteste au nom d’une foi sans cesse proclamée. C’est ainsi qu’on transforme [p. 407] le monde. Ce n’est pas au nom d’un parti que Jérémie accusait publiquement son roi et l’obligeait à réparer ses crimes ; ce n’est pas au nom d’un parti que Paul ébranle l’Empire romain, ce n’est pas au nom d’un parti que Luther et Calvin déclenchent la plus grande révolution occidentale, — c’est au nom de leur seule vocation. Eux n’ont pas dit que la vocation ne suffisait pas, que c’était vague et peu pratique ! Toute l’histoire du monde chrétien est faite par des vocations précises reçues dans la prière, avec crainte et tremblement, et non pas revendiquées par le désir des hommes, à l’appui d’un parti politique. Seules, ces vocations-là ont transformé le monde, moralement et pratiquement. Seules, elles sont apparues comme de fondamentales et créatrices objections de la foi à la forme du monde. Mais, direz-vous encore, nous ne sommes pas tous des Jérémie, des Paul, des Luther, des Calvin, ni même des Kagawa, ni même des salutistes, — pour ne rien dire de ces deux amis auxquels nous pensons tous ce soir et qui, du fond de leur prison, tout près d’ici, posent à notre conscience leur silencieuse et troublante question.

Nous sommes, me direz-vous, des étudiants, c’est-à-dire des intellectuels. Notre premier devoir dans la cité n’est-il pas de travailler en tant qu’intellectuels, — de même que le premier devoir de l’ingénieur reste de faire des plans et des calculs, et non pas de gâcher du ciment ? Si nous nous mettions tous à faire de l’action sociale, à [p. 408] jouer les Kagawa, et à vivre dans les quartiers miséreux, ne serait-ce pas aussi faillir à notre vocation tout humblement humaine, professionnelle ? Je n’aurai pas le cynisme de vous répondre que ce serait là peut-être un remède tout trouvé à la crise de surproduction intellectuelle et à l’encombrement des carrières libérales. L’agriculture manque de bras, — dit-on… J’espère avoir une solution moins défaitiste à vous offrir. — Et ce sera mon second exemple.

Un écrivain américain de ces dernières années, l’un des porte-paroles de la nouvelle génération en pleine révolte contre la tyrannie bancaire et puritaine, Waldo Franck, a écrit une phrase qui condense très bien la substance de ce que je voudrais vous faire comprendre maintenant. La voici : « Dans des époques de transition des bases culturelles, la critique qui ne jaillit pas de la métaphysique et d’une véritable compréhension des expériences religieuses, est vaine, irresponsable, impuissante et antisociale. » Je crois que cette phrase exprime la plus grande vérité actuelle, c’est-à-dire la plus méconnue par ceux qui font la politique de nos cités.

Commentons brièvement cette phrase. La cité moderne est en crise, parce que personne n’a su ou n’a osé prévoir l’aboutissement matériel et moral de la révolution industrielle, c’est-à-dire du capitalisme. La bourgeoisie et le prolétariat, de même que les intellectuels, croient encore à certaines notions de justice et de respect de [p. 409] l’homme qui n’ont aucun rapport avec la morale pratique du monde économique et financier. Tout le monde sait que la morale des affaires est à peu près le contraire de la morale, et que les nécessités économiques ne tiennent pas compte de nos beaux idéaux. Il résulte de ce divorce une crise profonde de la culture, au sens le plus large du terme. Les buts de l’intellectuel et son langage ne sont plus ceux de l’ouvrier ni du petit-bourgeois provincial et encore moins ceux du capitalisme. Chacun tire à hue et à dia, et personne ne sait où il va. Il n’y a plus de commune mesure entre la pensée et l’action. La cité n’est plus dominée par une norme et un but commun. Ce sont les bases culturelles qui sont atteintes ! Et c’est pourquoi toute réforme de détail, ou toute œuvre sociale partielle apparaissent vouées à l’échec, tant qu’on n’aura pas reconstruit ces bases, et retrouvé la commune mesure. Donner de la soupe aux chômeurs, c’est très bien, mais cela n’atteint pas les racines du mal.

Oui, la tâche la plus pratique, la plus sociale qui s’offre à nous, c’est bien une tâche spirituelle : retrouver cette commune mesure de la pensée et de l’action, de la culture et de l’économie ; or, elle ne peut être cherchée sérieusement nulle part ailleurs que dans la religion. L’histoire des grandes civilisations, c’est l’histoire de leur mesure commune, de leur règle centrale de pensée et d’action, ou si l’on veut, pour simplifier, de leur morale. Et toute morale se fonde dans une religion, [p. 410] même la morale de ceux qui se croient incroyants.

Or c’est précisément cette tâche écrasante mais aussi enthousiasmante, cette tâche de recréer une mesure et une morale communautaire que se sont assignée les groupes personnalistes, sur l’exemple desquels je vais conclure.

Le grand principe qui anime ces groupes, celui de la revue Esprit ou celui de L’Ordre nouveau, pour ne rien dire de plusieurs autres moins notoires, — le grand principe qui les anime, c’est la primauté de la personne. — L’expression paraît bien abstraite. Que faut-il entendre par là ? Qu’est-ce donc que la personne humaine ? Exactement et tout simplement, la personne, c’est ce que j’appelais l’exercice de la vocation. Ce qu’on nomme à Esprit ou à L’Ordre nouveau : la personne, c’est cette réalité que tout chrétien connaît : l’homme qui a reçu une vocation et qui lui obéit dans ses actes. Voici ce que disent les personnalistes : l’État et les institutions doivent être mis au service de l’homme ; or, c’est l’inverse qui se passe aujourd’hui ; l’État et les institutions doivent avoir pour seul but d’assurer à chacun le libre et le plein exercice de sa vocation personnelle. Et c’est dans cet esprit qu’il s’agit de rebâtir l’économie et les cadres sociaux. Vous voyez que nous retrouvons l’exigence spirituelle du chrétien. Mais vous voyez aussi qu’il s’agit là d’une révolution profonde, car rien n’est plus profond qu’un changement de l’état d’esprit qui [p. 411] préside aux institutions. Si notre société est née de la Déclaration des droits de l’homme, il s’agit de donner à la société de demain une déclaration des devoirs de l’homme envers lui-même et son prochain. Mais d’abord il s’agit, pour les groupes personnalistes, de dénoncer et de combattre tout ce qui s’oppose au libre jeu des vocations dans la cité : dénoncer le capitalisme avec son principe immoral de la spéculation et du commerce de l’argent ; combattre la misère, car un homme qui n’a pas son pain ne peut pas être une personne ni exercer sa vocation ; combattre aussi l’État totalitaire, qui opprime toute vocation non conforme à ses cadres simplistes ; — dénoncer la mystique des partis, cette tyrannie démocratique ; combattre et dénoncer cette autre tyrannie qui s’appelle la grande presse, et qui voudrait se faire prendre pour l’opinion publique, alors qu’elle n’est en fait que l’opinion des maîtres de forges ou des parlementaires exploitant la bêtise publique.

Mais toutes ces destructions ne seront rendues possibles que par un profond changement de l’état d’esprit général. Elles appellent une morale créatrice, prenant le pas sur nos morales trop idéalistes, ou cyniques. Et le triomphe d’une telle morale, à son tour, ne sera possible, que si l’on peut déduire de cette morale un système cohérent, englobant à la fois l’économie et la pensée, et toutes les lois de la cité. Or, c’est à bâtir ce système, à développer ses conséquences sociales, à imposer enfin à ses adeptes un style [p. 412] de vie communautaire, que travaillent depuis trois ans les groupes de L’Ordre nouveau, et ceux de la revue Esprit.

Le jeune mouvement personnaliste ne se donne pas pour un mouvement chrétien ; vous y trouverez des hommes de toutes croyances et de toutes incroyances. Mais en fait, c’est le seul mouvement qui réponde, dès son principe, aux exigences de notre vocation. Ce n’est pas une politique chrétienne, ce n’est pas un parti politique. C’est un ordre, une chevalerie ! Et le principe de cet ordre nouveau n’est autre que celui de la vocation personnelle. Oui, le principe animateur et dynamique qui fonde tout le mouvement personnaliste, c’est cette formidable idée que tout homme a une vocation, et peut devenir une personne, et doit devenir une personne, — idée qu’apporta dans le monde le message de l’apôtre Paul, idée centrale de la doctrine de Calvin.

Ordonner toutes choses, et d’abord la cité, à l’exercice libre et fidèle des vocations, refaire un monde à la mesure de l’homme concret, de la personne, voilà le mot d’ordre du personnalisme ; voilà son but, à la fois politique, économique et culturel. Ici, la vérité est mise au premier rang : le succès même lui est subordonné. Je demande où est le parti qui peut en dire autant. Je demande où les chrétiens trouveraient une chance plus concrète, une meilleure raison d’espérer. Je dis bien, une chance concrète. Certes, le mouvement personnaliste est encore jeune, et n’a pas [p. 413] remué les masses jusqu’ici. Mais je ferai deux remarques :

1° il faut bien que quelqu’un commence. Avoir une vocation, c’est oser être celui qui commence, malgré les doutes des suiveurs ;

2° vous pouvez tous, tant que vous êtes, aider le mouvement personnaliste à se développer. Lisez la revue Esprit, lisez L’Ordre nouveau, mettez-vous en rapport avec leurs groupes : vous y trouverez toute une tactique nouvelle d’action sociale, toute une tactique de rupture avec le désordre établi, jusque dans le détail de la vie. Et si, comme chrétiens, vous ne trouvez pas dans le mouvement personnaliste tout ce qu’exige votre foi, eh bien, raison de plus pour l’apporter ! Le chrétien n’est-il pas, en quelque sorte, un spécialiste de la vocation ?

Des incertains, des douteurs, des craintifs, ou des sceptiques congénitaux ne manqueront pas de me faire remarquer que certains… compromis, par exemple, sont plus pratiques, lorsqu’il s’agit de politique, — et qu’on n’arrive à rien quand on vise si haut. Des malins, des parlementaires, des techniciens de toute farine dont les compétences bavardes nous ont valu la crise actuelle viendront dire : ça n’est pas pratique. Mais ce n’est pas d’eux, n’est-ce pas, qu’il faut attendre beaucoup mieux que ce qu’ils ont fait depuis cent ans déjà. Nous sommes nés dans un monde où tout est en désordre. Nous savons ce que vaut l’aune de ce [p. 414] « pratique » qu’on nous propose. L’heure est venue d’essayer autre chose, d’essayer au moins une fois de partir d’un fondement vrai, d’une vision vraie de l’homme et de l’État, de reprendre les choses à la base, dans leur réalité dernière, métaphysique et religieuse.

Qui aura ce courage, si les chrétiens ne l’ont pas ? Où voulez-vous aller si vous refusez cette chance ? Et comment un chrétien pourrait-il m’opposer les objections d’un praticisme à courte vue, quand notre vocation chrétienne braque nos regards sur le miracle d’une justice et d’une vérité déjà descendue sur la terre ? Tous les autres auraient le droit de m’arrêter en me disant : nous préférons un mensonge applicable à votre vérité trop désintéressée, — tous les autres, mais pas les chrétiens. Tous les autres auraient le droit de m’opposer la sagesse de ce siècle en faillite, mais nous appartenons à ce qui juge ce siècle, à la transformation radicale du monde ! Si le but nous paraît trop haut, c’est que nous comptons encore trop sur nous-mêmes. Mais le chrétien ne compte pas sur lui seul, il compte sur Celui qui peut faire, et bien faire, ce que l’homme fait mal. Telle est sa liberté dans l’action, dans l’échec, dans l’espérance et la protestation, dans l’annonce d’un monde nouveau.

Je n’ai pas cherché ce soir à vous décrire [p. 415] impartialement la situation : il eût fallu beaucoup plus de nuances. J’ai cherché au contraire à marquer quels peuvent être nos motifs de choix, et le lieu d’une action pratique.

Il se peut que je me trompe. Il se peut que certains reçoivent l’ordre d’aller là où je crois ne pas devoir aller. Qu’ils le fassent, si c’est là leur mission, et la forme de leur témoignage. Qu’ils le fassent comme témoins du Dieu qui les envoie ! — Il se peut que certains reçoivent l’ordre d’aller payer de leur personne, comme Kagawa dans les bas-fonds ou la prison. Qu’ils le fassent, si la foi leur permet de rendre grâces du sort qui leur est fait ! — Il se peut que d’autres en grand nombre comprennent que leur vocation pourrait s’exercer dès maintenant dans leur domaine quotidien, celui de la pensée et de l’action auquel travaillent les groupes personnalistes. Qu’ils le fassent, qu’ils saisissent cette chance ; c’est encore une jeune espérance, mais c’est déjà une exigence directe, une possibilité magnifique. Je n’en connais pas d’autres pour mon compte. Discerner sa vocation, ce n’est pas toujours entendre une voix intérieure. Il y a aussi des voix qui nous appellent de l’extérieur, et qui nous montrent, ici et maintenant, des possibilités d’action directe. — Tentation socialiste, tentation prophétique, tentation personnaliste : tout cela est possible, tout cela donc nous appelle. Ce qui est impossible, c’est qu’un chrétien n’ait pas la vocation d’agir, de faire acte de présence [p. 416] à la misère du siècle, de protester contre elle, et d’annoncer sa foi dans la transformation promise de toutes choses.

« Ne vous conformez pas à ce siècle présent », dit saint Paul. Et je vous laisserai sur cette mise en demeure : « Ne vous conformez pas à ce siècle présent, mais soyez transformés par le renouvellement de l’intelligence, afin que vous discerniez quelle est la volonté de Dieu, ce qui est bon, agréable et parfait. »