XIII
commune mesure et acte de foi
Parmi toutes les mesures que les hommes ont su donner à leurs pensées et à leurs actes, certaines ont perdu leur pouvoir parce que ceux qui devaient l’exercer ont failli à leur vocation. Tel fut le cas de la mesure des Juifs, et de la mesure médiévale. C’est la vraie trahison des clercs : l’idolâtrie, la simonie ou la sécularisation.
Il est d’autres mesures qui se détruisent d’elles-mêmes, malgré toute la fidélité de ceux qui sacrifient leur vie pour les maintenir. C’est qu’elles portent en elles une division secrète, un principe de dissolution. Alors, c’est l’avènement des fins qu’elles préparaient, c’est l’épanouissement même de leur succès qui dénonce leur insuffisance. Tel fut le cas de la mesure rationaliste qui conduisit la bourgeoisie à son triomphe, puis à sa négation ; tel est le cas des mesures politiques que s’imposent les dictatures.
Du court destin de la culture soviétique, depuis vingt ans, ou de la culture nationale-socialiste [p. 115] depuis trois ans, je n’ai pas voulu tirer un pronostic, mais une seule et unique constatation : celle de l’échec d’une mesure rigoureuse, monumentale, effectivement commune, mais partielle. J’ai critiqué ailleurs la maxime qui paraît justifier cette mesure et qui explique son insuffisance : « Commençons par le matériel !52 » J’ai dit aussi l’erreur centrale de la croyance collectiviste, qui veut que la culture, cette création, naisse spontanément d’un état matériel ou politique acquis au prix du sacrifice de la personne : lorsque l’on perd sur la personne, on ne peut pas se rattraper sur la masse.
Il faut faire maintenant le dernier pas : si une mesure se révèle trop étroite, c’est que la fin qu’elle prépare et symbolise est elle-même une fin partielle, et donc une fin avant-dernière, une fin dont la recherche passionnée, loyale, voire même unanime, ne parvient pas et ne parviendra jamais à unifier toute notre vie, toutes nos actions et toute notre pensée, — parce qu’il y a quelque chose encore à côté d’elle ou derrière elle, ou au-delà, que l’esprit ne peut pas oublier. Ainsi notre cœur se partage et se condamne dans ce qu’il veut. Car il veut bien cette fin, mais il pressent parfois qu’elle n’est pas la fin absolue. Il veut bien sacrifier sa liberté pour hâter la conquête du monde par la science et l’orgueil de l’homme, mais il pressent parfois que c’est une vanité que de gagner le monde si l’on y perd son âme.
Toute fin qui n’embrasse pas le tout de l’homme, et qui pourtant veut que tout l’homme s’y subordonne, — c’est un mensonge, un instrument [p. 116]de division. Car on la veut — et on veut autre chose. Ainsi l’action va d’un côté, réglée par une mesure autoritaire, — l’argent, le Plan, l’État, le chef — et l’esprit va d’un autre côté, bientôt sans force ni joie créatrice, divaguant dans les rêves ou les mythes d’une pureté détachée de la vie, d’une révolte sournoise et impuissante contre la vie, ou encore d’une impuissance à accepter la vie telle qu’elle est, dégradée, mystérieuse, pleine d’appels. (L’anarchie libérale avait du moins cet avantage qu’elle était bien visible, et qu’on avait le droit de la dénoncer…)
Mais alors, où trouver la vérité totale, la seule qui ait le droit d’être totalitaire ? La fin des fins, le terme universel en quoi l’homme puisse mettre sa foi, certain qu’il y engage tout ? Où trouver ce « fondement final » de toute communauté réelle et actuelle, ce télos qui anime tout, qui exige tout, et qui impose à tout la mesure de son espérance ?
Car il ne s’agit de rien d’autre, à chaque instant, que de cette fin des fins. La grandeur, l’importance de chacune de nos vies, la dignité que nous attribuons à nos actions, si minuscules qu’elles soient au regard de l’histoire, la passion même dont nous les chargeons, tout cela vient uniquement de la fin à laquelle nous les dédions. Or, c’est là ce que le très grand nombre ignore ou préfère ignorer. Comment jugeons-nous, par exemple, au nom de quoi refusons-nous ce qui paraît vrai au voisin ? Nous nous payons sans cesse de prétextes « pratiques » ou d’arguments appris à droite et à gauche ; nous prétendons juger objectivement, rationnellement, etc., et nous nous embrouillons dans une foule de raisons qui dissimulent bien plus qu’elles ne traduisent notre passion fondamentale, la fin dernière [p. 117] vers quoi tend notre vie, et qui seule donne un sens à cette vie. Nous croyons que nous jugeons au nom de certaines raisons, et nous jugeons en vérité au nom de la religion que nous suivons, plus ou moins consciemment d’ailleurs. Il importe avant tout de tirer cela au clair. C’est pourquoi je dirai que juger, c’est en toute chose considérer la fin ; ensuite la qualifier de vraie ou de fausse ; et finalement choisir « en connaissance de fin », c’est-à-dire s’engager pour ou contre, en vertu d’un acte de foi.
J’illustrerai ceci d’un seul exemple.
Juger le système soviétique, ou la mesure soviétique, ce n’est pas discuter telle ou telle modalité de son application ; ce n’est pas prophétiser (à la manière des journalistes) son échec ou sa réussite ; ce n’est pas protester contre les conditions accidentelles qu’impose sa réalisation, et qui lèsent beaucoup d’intérêts, dont certains sont honnêtes, et d’autres moins. Car, quand bien même l’avenir montrerait que le système communiste est nécessaire, qu’il est satisfaisant pour le grand nombre, qu’il a « réussi » en Russie, et qu’il ouvre une ère historique, je poserais encore ma question : est-ce un système dont le télos est vrai ? Est-ce qu’il rêve, et prépare, et veut, un succès tel que sa plénitude puisse combler l’homme en tant que l’homme est le porteur d’une vocation de vérité ? Et mon jugement sur le système revient à dire oui ou non à cette question, qui est celle des fins dernières.
Voilà, dit-on, qui introduit une exigence métaphysique. Et le jugement que vous voulez porter ici est de l’ordre du choix « subjectif ». Relevant d’un acte de foi, il transcende les critères formels que vous aviez utilisés jusqu’à présent, et auxquels vous pensiez vous tenir. — Certes ! [p. 118] Et l’on voit qu’il fallait bien aboutir là. Car si l’on peut vérifier une mesure au moyen de critères formels — c’est à quoi je me suis employé au cours des précédents chapitres —, l’on peut aussi, et l’on doit, mettre en doute la vérité qui vérifie ces mêmes critères. Or, à ce doute, il n’est pas de réponse qui ne soit un acte de foi.
Juger le système ou la mesure soviétique, c’est uniquement, et après tout comme avant tout, faire ou ne pas faire l’acte de foi que réclame de nous ce système, l’acte de foi dans l’avenir communiste, cette espèce d’au-delà temporel…
Et cela donne enfin à mes critiques leur vraie portée : ce n’est pas pour l’amour des hommes de là-bas que je m’attache à distinguer dans leur régime ce qui est bon et ce qui est mauvais. Je n’ai pas le goût de me poser en conseiller d’un peuple qui ne peut pas m’écouter. Mais je suis fortement curieux de tirer d’un exemple aussi considérable une leçon qui vaille pour nous, pour notre action ici et maintenant, pour le choix que nous avons à faire dans des circonstances différentes. Et qu’il advienne de la Russie ce que Dieu voudra ! Nous avons bien assez de notre sort pour en être aujourd’hui responsables.
À la question que je posais tout à l’heure : où trouver le fondement final de toute communauté réelle et actuelle ? je suis donc amené à répondre premièrement : c’est par un acte de foi que nous pouvons le trouver.
Mais il s’agit de prendre cette expression dans son sens le plus littéral. Par acte de foi, je n’entends pas, comme on l’entend peut-être trop souvent, la croyance plus ou moins enthousiaste en une vision plus ou moins définie de l’avenir, que l’on décore du nom d’idéal. Je me méfie profondément de toute espèce d’idéal. Je me méfie en [p. 119] particulier de cet idéal « dynamique » que l’on baptise l’Homme nouveau. D’abord pour la simple raison qu’un idéal est toujours dans l’avenir, et notre action toujours dans le présent. Ensuite parce que tout idéal comporte une part d’indétermination, d’incertitude, qui le rend impropre à unifier vraiment nos vies. Je vois bien dix définitions de l’Homme nouveau : cet idéal m’apparaît divisé par le fait même qu’il prend sa source dans les désirs de nos cœurs actuels. Or, ce n’est pas une image flatteuse conçue comme un négatif du désordre, qui pourra nous sauver de ce désordre. Car, ou bien elle nous reste extérieure, ou bien elle est complice de nos faiblesses. Elle n’est pas vraie en soi. Elle n’est pas plus vraie que nous, tels que nous sommes, dans le désordre actuel.
Par acte de foi, j’entends précisément l’acte qui obéit non pas à un peut-être, mais à une vérité certaine, affirmée par cet acte même. Il n’est de fin vraiment unique — et par conséquent unifiante — que dans la vérité dernière de l’homme. Mais, d’autre part, cette vérité dernière n’existe vraiment qu’au lieu et à l’instant précis où je lui obéis en fait. L’acte de foi n’est donc pas un désir, une nostalgie confiante, un leurre consolant, un saut dans le vide les yeux fermés. C’est un acte, c’est un témoignage matériel en faveur de la vérité, et non pas en faveur d’un idéal rêvé ou désirable.
Ainsi l’acte de foi est par définition l’instant et le lieu où pensée et action se confondent en un seul élan, où la vérité est attestée par un geste, et le geste sanctionné par la vérité. Voilà l’indivision cherchée, la garantie certaine de l’unité intime de la pensée et de l’action.
Tout le problème de la commune mesure se [p. 120] ramène alors à ceci : quelle est cette vérité dernière assez certaine, et en même temps assez totale pour mériter notre acte de foi ?
Le lecteur qui n’est pas philosophe ne manquera pas de dire que j’entraîne le problème à une profondeur telle qu’il n’en pourra jamais remonter. Reste à savoir si nous voulons des réponses simples et faciles, ou bien la vérité qui est souvent difficile. Si nous refusons de descendre au cœur de ce problème, qui est un problème métaphysique et religieux, nous nous condamnons en même temps à ne jamais le résoudre totalement. Or, c’est ici toute la question.
Faut-il résumer clairement le contenu des pages qui précèdent ? Je dirai simplement ceci : le reproche qu’il y a lieu de faire, ici et dans nos conditions, et en vertu de notre destinée, à la mesure soviétique ou à la mesure hitlérienne, c’est qu’elles sont extérieures à la personne. Elles soumettent le tout de l’homme à une partie de son activité, qui est l’activité sociale ou politique. Elles imposent des disciplines qui valent pour le « producteur » ou pour « l’Allemand » tels qu’un parti les définit, mais non pas pour l’homme total. Elles sont des mesures de propagande, non pas d’éducation réelle. Elles poursuivent et incarnent dès maintenant des buts partiels, des fins qui ne sont ordonnées qu’à une tactique, non à la vérité. Ou encore elles prétendent réduire la vérité elle-même à une tactique. Enfin, et du seul fait qu’elles sont des mesures de propagande, elles sont précisément trop simples. Elles se définissent [p. 121] d’un seul mot : le Plan, ou le Führer, ou le Parti. Or, tout le monde sent et sait très bien que ce mot n’est pas le dernier mot de notre vocation humaine. Ce qui est d’un parti est partiel. Ce qui est partiel n’a pas le droit de se vouloir totalitaire. (Même si c’est quelque chose de vrai en tant que partiel…)
Seule a le droit de se vouloir totalitaire la vérité qui est totale, qui rend compte du tout de l’homme et de ses fins les plus lointaines. Seule aussi cette vérité a le pouvoir d’unifier tout notre être lorsqu’il tend activement vers elle. La mesure que nous cherchons ne peut donc être définie qu’en relation avec la vérité dernière de l’homme ; elle est l’attitude de pensée et d’action, indistinctement, qui nous rapproche de cette vérité.
Mais à l’inverse, on pourrait dire que cette vérité même est indiquée par une attitude de notre être, telle que la pensée et l’action s’y confondent indistinctement.
Autrement dit : notre chemin est éclairé par la seule vérité du but. Mais à l’inverse, le but ne nous devient visible que lorsque nous marchons et avançons sur le chemin. C’est donc ce chemin qu’il va falloir décrire. Ce n’est pas une route nationale, où l’on puisse marcher en colonne, quatre par quatre ou trois par trois, le fusil ou la pelle sur l’épaule. Il n’est pas tout tracé par l’État. Nous avons à le construire nous-mêmes au prix d’un effort quotidien : c’est notre risque et notre bonne conscience.
Et d’abord, il faudra déblayer et débrousser le point de départ ; ensuite il faudra s’orienter et inventer une méthode de marche qui nous procure à chaque pas la certitude d’obéir au seul appel du but final. Cette méthode sera la mesure que nous cherchons : à la fois intime et [p. 122] active, réglant la pensée et l’action dès leur naissance, indivisible, au foyer même de leur genèse.
Je tenterai d’en donner les éléments dans la seconde partie de ce livre. Mais il reste à tirer de notre examen de quelques mesures anciennes ou actuelles, la conclusion précise en vue de quoi nous sommes partis.