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Troisième partie
Le diable démocrate

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21. Erreur fatale des démocrates

Voici donc repérés chez Hitler les principaux aspects qui trahissent l’œuvre du démon : l’esprit tombé, le prince de l’ici-bas, le tentateur, l’accusateur et le menteur. Il reste à dépister Légion, celui qui dit toujours : ce n’est pas moi, c’est l’autre ! c’est la masse ! je n’y étais pas ! Celui qui n’est jamais où vous croyez le prendre, où les sanctions l’attendent, où le mal se confesse. Eh bien, ce sera vite fait, nous connaissons le tour : ce qu’il y a finalement de plus diabolique chez Hitler, c’est la façon dont il a persuadé le peuple allemand que toutes ses misères venaient de l’extérieur, de l’étranger, du traité de Versailles, ou des Juifs, ou des Soviets, ou des Ploutocrates anglo-saxons, donc des autres, toujours des autres, — et jamais du peuple allemand lui-même. C’est à ce procédé que l’on reconnaît le mieux la tactique de Satan chez tous ses délégués.

[p. 66] Mais ici, prenons garde ! (Ce livre est plein de pièges.) Si l’on vient d’accepter les phrases qui précèdent, c’est peut-être assez grave pour nous.

Car voici le point précis où tout se renverse, le point où nos accusations, délaissant le Führer et les siens, vont porter de plein fouet contre nous-mêmes.

Beaucoup de démocrates croient sincèrement qu’Hitler incarne seul tout le mal de notre temps. Or ce disant, ils usent en vérité d’un procédé exactement semblable à celui que l’on vient de dénoncer, mis en œuvre cette fois non plus par le Führer, mais par le Prince de ce monde et par Légion lui-même.

« Voyez, je ne suis qu’Hitler ! », nous dit Satan. Nous ne voyons qu’Hitler. Nous le trouvons terrible. Nous le détestons. Nous lui opposons avec plus ou moins de détermination nos vieilles vertus démocratiques, — et nous ne voyons plus le démon parmi nous. Le tour est joué, nous voilà pris. Si le diable est Hitler, nous sommes du bon côté ? Nous sommes donc quittes ? Le diable n’en demandait pas plus : il adore notre bonne conscience. C’est la grande porte par laquelle il entre en nous de préférence, en se faisant annoncer sous un faux nom.

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22. Notre primitivisme

Chacun sait que les « primitifs » de la Mélanésie, victimes des plus célèbres études sociologiques du siècle, ont coutume de personnifier les forces mauvaises qui les menacent, les causes des crimes, des accidents, de la stérilité ou de la mort. Que ce soit un sorcier, un profanateur du sacré, un animal, un nuage, un bout de bois colorié, toujours la cause du mal dont souffrent ces sauvages est indépendante d’eux-mêmes, et doit donc être combattue et anéantie hors d’eux-mêmes.

À l’inverse, le christianisme s’est efforcé depuis des siècles de nous faire comprendre que le Royaume de Dieu est en nous, que le Mal aussi est en nous, et que le champ de leur bataille n’est pas ailleurs que dans nos cœurs. Cette éducation a largement échoué. Nous persistons dans notre primitivisme. Nous rendons responsables de nos maux les gens d’en face, toujours, ou la force des choses. Si nous sommes révolutionnaires, nous croyons qu’en changeant la disposition de certains objets — en déplaçant les richesses, par exemple — nous supprimerons les causes des maux du siècle. Si nous sommes des capitalistes, [p. 68] nous croyons qu’en déplaçant vers nous ces mêmes objets, nous sauverons tout. Si nous sommes de braves démocrates, inquiets ou optimistes, nous croyons qu’en rôtissant quelques dictateurs, profanateurs du droit, ou « sorciers », nous rétablirons la paix et la prospérité. Nous sommes encore en pleine mentalité magique. Comme de petits enfants en colère, nous battons la table à laquelle nous nous sommes heurtés. Ou comme Xerxès, nous flagellons les eaux de l’Hellespont, à grands coups de discours sur les ondes courtes.

Nous oublions ce fait fondamental : c’est qu’en réalité nos adversaires ne diffèrent pas essentiellement de nous. Car tout homme porte dans son corps (et dans son âme) les microbes de toutes les maladies connues, et de bien d’autres. Anéantir les signes extérieurs de la menace ne serait nullement suffisant pour nous en délivrer. Ces signes — Hitler, Staline, ou les capitalistes, selon les cas, les méchants en général — ces signes personnifient des possibilités qui existent en nous aussi, des tentations latentes qui pourraient fort bien se développer un jour, à la faveur de la misère ou de la fatigue, ou de quelque déséquilibre temporaire.

L’adversaire est toujours en nous.

Et c’est pourquoi je pense que le chrétien véritable, [p. 69] s’il existait, serait cet homme qui n’aurait d’autre ennemi à craindre que celui qu’il loge en lui-même.

23. « Nous sommes tous coupables »

Voici une remarque des plus simples : personne n’a jamais prétendu qu’il agissait par mauvaise volonté. Nous sommes tous, Hitler y compris, des « hommes de bonne volonté »4. Pourtant voyez ce qui se passe dans le monde, et dites qui l’a fait. Le diable ? Oui, mais par nos mains et nos pensées. C’est ici le moment de nous rappeler notre slogan démocratique : Tous les hommes se valent ! Certes, il y a des degrés dans le mal, il y a des inégalités dans la responsabilité. Mais nous sommes tous dans le mal, nous sommes tous les complices des plus grands responsables du monde.

Cependant, évitons à tout prix un malentendu [p. 70] menaçant. L’intention des remarques précédentes n’est nullement de justifier « les autres », que l’on avait d’abord accusés de tout le mal ; ni de nous fourrer tous dans le même sac, sans distinctions, comme semblait le faire en 1939 un manifeste de l’Oxford Group, largement répandu en Europe, et qui s’intitulait non sans une curieuse présomption : « Nous sommes tous coupables. »

Je veux dire ceci : nous sommes tous coupables dans la mesure où nous ne reconnaissons pas et ne condamnons pas en nous aussi la mentalité des totalitaires, c’est-à-dire : la présence active et personnelle du démon dans nos passions ; dans notre besoin de sensation ; dans notre crainte des responsabilités ; dans notre inertie civique ; dans notre lâcheté vis-à-vis du grand nombre, de ses modes et de ses slogans ; dans notre ignorance du prochain ; dans notre refus enfin de tout Absolu qui transcende et qui juge nos intérêts « vitaux » (comme ils le sont toujours…).

Il est juste et nécessaire de dire que le diabolisme n’est pas seulement hitlérien, que l’hitlérisme n’est pas seulement allemand, qu’ici aussi nous sommes déjà plus ou moins hitlérisés dans nos mœurs et dans nos pensées. Mais cela [p. 71] n’excuse pas Hitler. Loin de là ! Cela nous accuse.

Si je ressemble à un criminel, cela ne justifie pas le criminel, cela me condamne. Et puisqu’il faut combattre le crime, je ne dirai pas que je vais laisser courir le criminel d’en face, pour mieux me livrer d’abord à ma réforme intérieure ! Je dirai au contraire que la lutte pour me réformer et la lutte pour empêcher le criminel de poursuivre ses méfaits, sont une seule et même lutte.

Que servirait de gagner cette lutte en moi seulement, puisque le criminel risquerait de me supprimer ? Que servirait de la gagner hors de moi seulement, puisque je risquerais de devenir à mon tour un autre criminel ? Il n’y a qu’un crime, en moi et hors de moi ; qu’un hitlérisme, chez les nazis et chez nous. C’est le même diable.

Et ceci n’est qu’un post-scriptum à l’adresse des pacifistes : « Nous sommes tous coupables, me disent-ils, donc nous n’avons pas le droit moral de nous battre contre Hitler. » — Nous sommes tous coupables, certes, mais si nous en sommes persuadés, il ne nous reste plus qu’à combattre le mal, en nous et hors de nous, c’est le même mal ! En nous par des moyens spirituels et moraux, hors de nous par des moyens matériels et militaires, conformément à la nature [p. 72] du péril. Si quelqu’un met le feu à une maison, il faut des pompiers, coupables ou non, pour éteindre l’incendie ; et des policiers, coupables ou non, pour arrêter l’incendiaire. Or l’Histoire nous a mis, bon gré mal gré, dans le rôle technique des pompiers et des gendarmes. Cela ne fait pas de nous des saints. Cela n’implique même pas que nous soyons « meilleurs que les autres ». Mais nous serons sûrement pires si nous ne faisons pas notre métier.

24. Signalement du diable déguisé en démocrate

N’ayant pas su reconnaître l’un des traits les plus précisément diaboliques chez Hitler — sa façon de localiser tout le mal à l’étranger, pour s’innocenter — nous sommes tombés dans la même erreur que lui : nous avons fait d’Hitler une image du démon tout extérieure à notre réalité. Et pendant que nous la regardions, fascinés, le démon est revenu par-derrière nous [p. 73] tourmenter sous des déguisements qui ne pouvaient éveiller nos soupçons.

Le xixe siècle, sans s’en douter, a remplacé la Providence par le progrès automatique. Devant les résultats présents de cette croyance quasi universelle dans les masses et l’élite, l’on est induit à reconnaître que le Progrès automatique n’était qu’un déguisement du diable. Non pas qu’aucun progrès réel soit diabolique en soi ! Mais si l’on s’abandonne au rêve du Progrès, laissant aller les choses avec l’arrière-pensée fataliste et réconfortante que tout s’arrangera de soi-même, dans l’ensemble et à la longue, alors le Progrès devient le plus dangereux des soporifiques, une véritable drogue du démon, l’un de ses nouveaux noms.

Nous avons cru à la bonté foncière de l’homme. Par gentillesse pour les autres, évidemment… Mais c’est toujours une manière de croire aussi à sa propre bonté. Et donc de s’aveugler sur le mal que l’on porte en soi. Et donc de ne pas se soucier de la présence active du démon. Et donc enfin de lui laisser le champ libre pour nous duper.

Nous avons cru que le mal était relatif dans le monde, qu’il provenait d’une mauvaise répartition des biens, d’une éducation mal comprise, de lois inadéquates, ou de refoulements et d’injustices [p. 74] qui pouvaient être éliminés par des mesures adroites. Toutes ces croyances, en grande partie superstitieuses, ont eu pour principal effet de nous aveugler sur la réalité de l’homme, c’est-à-dire sur la réalité essentielle du mal enraciné dans notre liberté, dans nos données premières, dans la nature et dans la définition même de l’homme en tant qu’il est humain.

Nous avons été optimistes par principe, et presque par savoir-vivre, dirait-on, malgré tous les démentis de la réalité. Cet optimisme n’est pas la confiance naïve de l’enfant, mais une espèce de mensonge. Exactement : une fuite devant le réel. Car dans le réel, nous savons bien qu’il y a du mal, qu’il y a l’action du diable. Mais cela nous scandalise et nous effraye. Alors nous essayons de conjurer le mal en le niant : c’est encore la mentalité magique. Nous pensons que celui qui dénonce le mal comme fondamental doit être lui-même très méchant. Nous croyons qu’en avouant le mal, nous le créons d’une certaine manière. Nous préférons ne pas insister. Nous « refoulons », dirait Freud. Cette fuite et ce mensonge inconscients nous rendent incapables de comprendre ce qui se passe dans le monde, et nous livrent aux ruses les plus simples du Malin.

Nous avons éliminé de notre existence bourgeoise [p. 75] le sens du tragique, pour nous tourner exclusivement vers la recherche du confort et des vertus moyennes. Par là, nous avons provoqué Hitler et l’éruption des « forces mystérieuses » qu’il représente. Autant que la compensation fatale de nos défauts, Hitler est le négatif exact de nos idéaux optimistes, dans la mesure où ils étaient irréalistes, utopiques comme tout ce qui néglige le tragique, platement égoïstes, et n’exprimant plus qu’un désir médiocre, dilué et trop étendu (comme on « étend » d’eau une solution concentrée) de divinisation prométhéenne. Nos vertus comme nos vices n’avaient plus l’air de rien, et leur insignifiance était leur diabolisme. Il est trop clair que les démocraties, en tant que telles, n’ont pas produit d’exemples d’héroïsme et de vertu5 comparables en grandeur aux atrocités rigoureuses produites par l’hitlérisme au nom d’Hitler. Ce qui a paru de grand, dans notre camp n’a pas été le fait de la démocratie bourgeoise, mais de chrétiens comme Niemöller, ou de révolutionnaires mystiques. Après tout, dira-t-on, c’est normal, car la démocratie n’est rien en soi. Elle n’est que le régime qui permet aux croyants, comme aux incroyants, de se manifester sans être massacrés6. Oui, mais [p. 76] encore faut-il qu’il y ait des croyants ! Or nous étions devenus d’incurables sceptiques.

De même que nous disions, en présence d’un miracle du bien : trop beau pour être vrai ! nous disions en présence de certaines descriptions du mal : trop affreux pour être vrai7 !

Cependant, c’était vrai, mais cela nous gênait. Nous l’écartions irrésistiblement de nos pensées…

Car si ce « trop affreux » eût été vraiment vrai, il eût fallu agir d’urgence et sans réserve ; et si nous nous étions mis à agir sans réserve, nous aurions vu très vite que ce mal avait des racines dans nos vies aussi, et que d’une certaine manière, nous l’aimions ! Voilà le grand secret.

Le diable a réussi à faire croire aux démocrates qu’ils n’aimaient pas du tout le mal, qu’ils ne le désiraient nullement, qu’ils étaient bons et les autres méchants, et que c’était tellement simple… Comme je voudrais que cela soit aussi simple ! Ne fût-ce que pour le moral militaire. Car, ainsi qu’aimait à le répéter un fameux général autrichien, Conrad von Hötzendorf : « Tout ce qui n’est pas aussi simple qu’une gifle ne vaut rien pour la guerre. » C’est sans doute [p. 77] vrai pour une armée. Mais cette guerre-ci oppose bien plus que des armées. Elle oppose des conceptions de la vie. C’est une espèce de guerre civile mondiale. Elle sera perdue si nous perdons d’abord le sens de la réalité morale. Et certaines simplifications le perdent à coup sûr. Je parle ici comme un Européen qui a vu de près des phénomènes bizarres de désintégration démocratique et de conversion au fascisme. La France était démocratique dans son ensemble en 1939 ; presque chacun de ses citoyens se disait sincèrement antinazi, et se croyait parfaitement à l’abri de ce genre de tentation. Il avait sa bonne conscience de démocrate. Hitler est venu, le pays a capitulé, et aujourd’hui, certains ci-devant « intellectuels antifascistes » de Paris découvrent soudain qu’au fond, le nazisme n’est pas si mal que cela ; qu’en somme, ils avaient toujours désiré quelque chose qui ressemblait assez à cela ; et qu’après tout, « les nazis sont des hommes comme nous ».

Voilà le danger que court la démocratie américaine, après toutes les autres. Elle aussi a cru et croit encore que les nazis sont des animaux d’une tout autre race que les Américains. Elle aussi risque de découvrir un jour qu’« après tout, ils sont des hommes comme nous ». Et c’est bien vrai : ils sont des hommes comme nous dans [p. 78] ce sens que leur péché est aussi en nous, secrètement.

L’une des leçons claires qui se dégagent des événements européens me paraît être celle-ci : la haine purement sentimentale du mal qui est chez autrui peut aveugler sur le mal que l’on porte en soi, et sur le sérieux du mal en général. La condamnation trop facile du méchant qui est en face peut recouvrir et favoriser beaucoup de complaisance intime à cette même méchanceté. Je pense aux vertueuses indignations du puritain tenté et qui se fait une caricature du vice d’autrui pour éviter de le reconnaître en lui-même. Je soupçonne une profonde ambivalence dans certaines dénonciations passionnées de l’hitlérisme : la violence du ton et le simplisme obstiné de certains jugements trahissent une vague mauvaise conscience, une anxiété secrète, une tentation inavouée. Devant des antifascistes qui ne veulent être que des antis — sans méfiance pour leur propre cas ! —, je ne puis m’empêcher de penser qu’un jour ou l’autre, le pro qui sommeille dans un coin de leur cœur se réveillera brusquement et les renversera. Nous avons vu trop de cas de ce genre, individuels ou collectifs. Nous avons vu la population de la Sarre se jeter dans les bras d’Hitler en 1935. Nous avons vu la Vienne sozialdemokrat [p. 79] se transformer dans l’espace de vingt-quatre heures en une Vienne délirante de passion hitlérienne. Nous avons vu quelques-uns de nos amis « occupés » découvrir subitement les « bons côtés » du système totalitaire. C’est pourquoi nous dirons aujourd’hui aux braves démocrates : — Regardez le diable qui est parmi nous ! Cessez de croire qu’il ne peut ressembler qu’à Hitler ou à ses émules, car c’est à vous-même qu’il s’arrangera toujours pour ressembler le plus ! C’est en vous seulement que vous le prendrez sur le fait. Et alors seulement, vous serez en état de le dépister chez autrui, et de l’y combattre avec succès. Car alors seulement, vous serez guéris de votre naïveté invraisemblable devant le danger totalitaire. Vous pourrez échapper à l’hypnose.

Nous manquions d’une représentation moderne du démon. Nous avions donc cessé d’y croire. Puis nous avons imaginé que le diable était Hitler. Et le diable se frotte les mains. (Hitler aussi.)

Peut-être serait-il plus fécond maintenant, plus amusant aussi, et finalement plus vrai, d’essayer de nous représenter le diable sous les traits d’un playboy dynamique et optimiste, vierge de toute pensée. Ou, si nous sommes par hasard des intellectuels [p. 80] libéraux, sous les traits d’un intellectuel libéral qui ne croit pas au diable

25. La Cinquième Colonne de tous les temps

J’ai dit du mal de tout le monde, des hitlériens et des démocrates, des autres, de nous, et donc de moi aussi. Mais si le diable est partout, sa figure se brouille. Et les définitions que j’en ai données successivement, à force de se compenser, finissent par se neutraliser. Le diable n’est pas Hitler, qui pourtant est démoniaque ; il n’est pas non plus la démocratie, qui pourtant n’est pas sainte ; mais il agit partout, il est dans tout… Vos descriptions, me dira-t-on, ne sont pas bien claires. Pourquoi ne pas nous donner une image nette et facilement reconnaissable de la personne de Satan ?

C’est que le diable est justement celui qui n’est jamais clairement et honnêtement définissable. Il est celui qui s’arrange toujours pour être à la fois juge et partie dans le procès de [p. 81] sa définition. Un être paradoxal par essence. Il est, oui, mais il est dans tout être ce qui n’est pas, ce qui tend au néant, ce qui souhaite secrètement la destruction de l’existence, — celle des autres ou la sienne propre. Sa qualité de n’être pas ceci ou cela de positif lui donne une liberté indéfinie d’action, d’incognito et d’alibis à perte de vue.

Vulgaire et séduisant, pharisien et voyou, hypocrite et cynique à la fois, repoussant mais non moins fascinant, il est sans doute la créature la plus poétique du monde, au sens romantique de ce terme. Il est beau aux yeux des naïfs qui croient que le mal doit toujours être laid ; et il est d’une laideur irrésistiblement attirante aux yeux des désabusés ou des raffinés. En bref, il n’est jamais où vous pensiez le trouver. Il imite en la caricaturant l’action même du Saint-Esprit, toujours ambiguë pour notre doute et déconcertante pour notre raison.

On sait assez que le procédé favori de la Cinquième Colonne consiste à semer la confusion dans le camp de l’adversaire en y répandant alternativement de vraies et de fausses nouvelles. Voilà le diable à l’œuvre dans nos vies ! Le maître du confusionnisme dirigé ! Hitler est l’âme de la cinquième colonne du siècle, mais Satan [p. 82] est l’essence même de la Cinquième Colonne au siècle des siècles.

Enfin — et ceci doit me rendre prudent, personnellement —, le diable est l’être qui, lorsqu’une dénonciation le fait déguerpir de sa cachette, va se loger de préférence chez celui qui l’a dénoncé, et qui se tient pour assuré dans sa bonne conscience. Au moment où vous croyez l’attraper chez un autre et lui régler son compte — voici qu’il est devenu vous-même !

Mais alors ?…

26. Une bonne adresse

— Si vous voulez déjouer le premier tour du diable, et son second tour du même coup, si vous tenez sérieusement à l’attraper, je vais vous dire où vous le trouverez le plus sûrement : dans le fauteuil où vous êtes assis.