5. La machine à fabriquer des électeurs
Je crois à l’absurdité de fait de l’instruction publique. Je crois aussi qu’on ne peut réformer l’absurde. Je demande seulement qu’on m’explique pourquoi il triomphe et se perpétue ; de quel droit il nous écrase.
La réponse est simple, terriblement simple : du droit de la Démocratie.
L’instruction publique et la Démocratie sont sœurs siamoises. Elles sont nées en même temps. Elles ont crû et embelli d’un même mouvement. Morigéner l’une c’est faire pleurer l’autre. Écouter ce que dit l’une, c’est savoir ce que l’autre pense. Elles ne mourront qu’ensemble. Il n’y aura qu’une oraison. Laïque.
J’entends qu’on ne me conteste pas cette thèse. Elle est glorifiée dans tous les banquets officiels par des orateurs émus et il y aurait une insigne hypocrisie à feindre de ne plus la reconnaître, une fois dissipée la fumée des civets, des cigares et des idéologies enivrées. D’ailleurs, cette idée que j’ai l’honneur de partager avec mes adversaires se trouve correspondre à des faits patents et simples ; il serait [p. 41] vraiment dommage de priver ces Messieurs d’une aubaine pour eux si rare.
Un fait simple, par exemple, c’est que la Démocratie sans l’instruction publique est pratiquement irréalisable. Ici, je demanderai poliment au lecteur de vouloir bien ne point trop faire la bête, sinon je me verrai contraint de lui expliquer un certain nombre de vérités tellement évidentes — que cela n’irait pas sans quelque indécence. Et d’abord, il faut pouvoir lire, écrire et compter pour suivre la campagne électorale, voter et truquer légalement les votes. Ensuite, il faut de l’histoire, et de l’instruction civique, pour qu’on sache à quoi cela rime. Ensuite, il faut une discipline sévère dès l’enfance pour façonner des contribuables inoffensifs. Enfin, il faut un nombre considérable de leçons, et le plus longtemps possible, pour qu’on n’ait pas le temps de se rendre compte que tout cela est absurde.
Pour qu’on n’ait pas le temps d’écouter la nature qui répète par toutes ses voix, d’un milliard de façons, que c’est absurde.
Pour qu’on n’ait pas le temps de découvrir la Liberté 9, parce que celui qui l’a embrassée une fois, une seule fois, sait bien que tout le reste est absurde.
[p. 42] Et voilà pour les sœurs siamoises. Continuons. La démocratie doit à l’École de vivre encore. Mais ce n’est de la part de notre Institutrice qu’un rendu. Car dans ce monde-là « tout se paye » comme ils disent avec une satisfaction sordide et mal dissimulée. Certes je ne prétends pas que les créateurs de l’instruction publique aient pleine conscience de ce qu’ils faisaient — et je les excuse pour autant 10. Je dis simplement ceci : leur œuvre n’a été possible que parce qu’elle était liée aux intérêts de la démocratie. Car il faut bien se représenter qu’elle n’était encore au xviiie siècle qu’une utopie de partisans. Il ne serait guère plus fou de proposer aujourd’hui qu’on répande universellement et obligatoirement l’art du saxophone ou de la balalaïka. Soyez certains qu’il ne manque à cette plaisanterie, pour prendre corps, que l’appui intéressé d’un groupement politico-financier. Et il y aurait bien vite des députés pour célébrer les bienfaits sociaux, que dis-je, la valeur hautement moralisatrice de ces glapissants entonnoirs.
D’ailleurs cette complicité, si évidente à l’origine de l’institution, se manifeste encore de nos jours et d’une façon non moins flagrante, dans ses suites normales. Je n’en veux pas d’autre preuve que l’état grotesquement arriéré de notre instrument de progrès par excellence. Car il n’est qu’une explication [p. 43] vraisemblable de cette incurie : l’école, sous sa forme actuelle, remplit suffisamment son rôle politique et social, qui est de fabriquer des électeurs (si possible radicaux, en tout cas démocrates). Je me souviens d’un dessin humoristique publié en 1914, représentant l’œuvre de Kitchener : une machine qui absorbait des gentlemen et rendait des tommies. La machine scolaire, elle, dévore des enfants tout vifs et rend des citoyens à l’œil torve. Durant l’opération, tous les crânes ont été décervelés et dotés d’une petite mécanique à quatre sous qui suffit à régler désormais l’automatisme de la vie civique. Le cerveau standard du type fédéral ne laisse craindre aucun imprévu dans son fonctionnement. Cet avantage inappréciable sur le cerveau naturel explique que les autorités compétentes n’aient point hésité à l’adopter, malgré ses ratés assez fréquents. Maintenant je vous demande un peu quel intérêt il y aurait à perfectionner l’instrument, à l’adapter aux particularités psychologiques, voire aux besoins purement sentimentaux qui peuvent apparaître chez les enfants ? Ce serait de l’art pour l’art. On ne peut pas en demander tant aux gouvernements. La réforme scolaire, politiquement, n’est pas rentable.
Il est clair que si le but principal de l’instruction publique était d’éduquer le peuple d’une façon désintéressée, les gouvernements seraient un peu plus fous qu’on n’ose les imaginer de ne pas [p. 44] entreprendre sur l’heure une véritable révolution scolaire ; car il ne faudrait pas moins pour que l’école rattrape l’époque… Mais les gouvernements savent ce qu’ils font.
Tout se tient, comme vous dites, sans doute pour m’ôter l’envie de bousculer quoi que ce soit. J’aime bien les tremblements de terre, vous tombez mal.
J’appartiens à cette espèce de gens qui font confiance à leur sensibilité plus qu’aux idées des autres. Or, c’est une révolte de ma sensibilité qui me dresse contre l’École. Mes arguments ne se mettent en branle qu’après coup. Et quand vous les démoliriez tous, ma rage n’en serait pas moins légitime. Je lui donne raison par définition. Après tout, peu m’importent les idéologies politiques, et peu m’importerait que l’École soit une machine à fabriquer de la démocratie — si je ne sentais menacées dans cette aventure des valeurs d’âme auxquelles je tiens plus qu’à tout. Ma haine de la démocratie est l’aboutissement de l’évolution dont je viens de décrire la marche nécessaire 11. On ne manquera pas d’insinuer qu’à l’origine de tout ceci il y a surtout de la [p. 45] nervosité, de petites douleurs de jeune bourgeois. Essayez de venir me dire ça chez moi, n’est-ce pas, mes agneaux. C’est justement dans la mesure où je participais de l’écoeurant optimisme bourgeois que je m’accommodais d’un régime nocif pour tout ce qu’il y a d’authentiquement noble en chaque homme. Si les fils du peuple souffrent moins d’un tel régime, c’est qu’ils n’ont pas d’eux-mêmes une connaissance aussi sensible. Mais attendez, si quelques-uns allaient se réveiller… Il suffit d’un peu de chaleur d’âme pour amorcer le dégel de ces principes, et ce peut être le signal de la grande débâcle printanière. Il n’y a pas de révolution véritable que de la sensibilité. (Le jour où l’on culbutera ces Messieurs de leurs sièges, ils comprendront le sens des images.)