Livre II
Les origines religieuses du mythe
1.
L’« obstacle » naturel et sacré
Nous sommes tous plus ou moins matérialistes, nous autres héritiers du xixe. Qu’on nous montre dans la nature, ou dans l’instinct, les esquisses grossières de faits « spirituels », aussitôt nous croyons tenir une explication de ces faits. Le plus bas nous paraît le plus vrai. C’est la superstition du temps, la manie de « ramener » le sublime à l’infime, l’étrange erreur qui prend pour cause suffisante une condition simplement nécessaire. C’est aussi le scrupule scientifique, nous dit-on. Il fallait cela pour affranchir l’esprit des illusions spiritualistes. Mais je distingue mal l’intérêt d’un affranchissement qui consiste à « expliquer » Dostoïevski par le haut mal, et Nietzsche par la syphilis. Curieuse manière de libérer l’esprit, qui se « ramène » à le nier.
Mais j’ai beau dire et protester d’avance : si je constate que l’instinct et le sexe connaissent une dialectique spontanée, analogue à certains égards à celle de la passion dans notre mythe, beaucoup penseront que voilà qui suffit… Donnons une page à ce genre d’objections.
L’obstacle dont on a vu le jeu au cours de notre analyse du mythe, n’est-il pas d’origine toute naturelle ?
[p. 60] Retarder le plaisir, n’est-ce pas la ruse la plus élémentaire du désir ? Et l’homme n’est-il pas « ainsi fait » qu’il s’impose parfois une certaine continence, quasi d’instinct, dans l’intérêt même de l’espèce ? Lycurgue, législateur de Sparte, imposait aux jeunes mariés une abstinence prolongée. « C’est afin — lui fait dire Plutarque — qu’ils soient toujours plus forts et dispos de leur corps, et qu’en ne jouissant pas du plaisir d’aimer à cœur saoul, leur amour en demeure toujours frais, et que leurs enfants en viennent plus robustes. »11
La chevalerie féodale, de même, honorait dans la chasteté un obstacle instinctif à l’instinct, ayant pour fin de rendre les guerriers plus valeureux.
Or la vertu d’une telle discipline est relative à la vie même, non à l’esprit. Elle cède au succès obtenu. Elle ne cherche rien au-delà. L’eugénisme d’un Lycurgue n’est nullement ascétique, puisqu’il vise au contraire à la meilleure propagation de l’espèce. On ne saurait voir dans ces processus vitaux autre chose que le support physiologique de la dialectique passionnelle. Il faut bien que la passion se serve des corps, et qu’elle utilise leurs lois. Mais la constatation des lois du corps n’explique nullement l’amour d’un Tristan, par exemple. Elle rend d’autant plus évidente l’intervention d’un facteur « étranger » seul capable de détourner l’instinct de son but naturel et de transformer le désir en une aspiration indéfinie, c’est-à-dire sans fins vitales, voire contraire à ces fins.
Ces mêmes remarques vaudront pour les coutumes et les interdictions sacrées chez les peuplades primitives. C’est un jeu que de retrouver l’« origine » sacrée des motifs caractéristiques du Roman. La quête de la fiancée lointaine, par exemple, se rattache au cérémonial du rapt nuptial, chez les tribus exogamiques. La morale de la prouesse est une sublimation non déguisée de coutumes beaucoup plus anciennes traduisant la nécessité d’une sélection biologique. Et il n’est pas jusqu’au [p. 61] désir de la mort que l’on ne puisse « ramener » à l’instinct de mort décrit par Freud et par les plus récents biologistes.
Mais on ne voit pas que tout ceci explique l’apparition du mythe, et encore moins sa localisation dans notre histoire européenne… L’antiquité n’a rien connu de semblable à l’amour de Tristan et d’Iseut. On sait assez que pour les Grecs et les Romains, l’amour est une maladie (Ménandre) dans la mesure où il transcende la volupté qui est sa fin naturelle. C’est une « frénésie », dit Plutarque. « Aucuns ont pensé que c’était une rage… Ainsi à ceux qui sont amoureux, il leur faut pardonner comme étant malades… »
D’où vient alors cette glorification de la passion, qui est justement ce qui nous touche dans le Roman ? Parler de déviation de l’instinct, c’est ne rien dire puisqu’il s’agit de savoir, précisément, quel est le facteur qui a pu causer cette déviation.
2.
Éros, ou le Désir sans fin
Platonisme, druidisme, manichéisme.
Platon nous parle dans Phèdre et le Banquet d’une fureur qui va du corps à l’âme, pour la troubler d’humeurs malignes. Ce n’est pas l’amour tel qu’il le loue. Mais il est une autre espèce de fureur, ou de délire, qui ne s’engendre pas sans quelque divinité, ni ne se crée dans l’âme au-dedans de nous : c’est une inspiration tout étrangère, un attrait qui agit du dehors, un emportement, un rapt indéfini de la raison et du sens naturel. On l’appellera donc enthousiasme, ce qui signifie « endieusement », car ce délire procède de la divinité et porte notre élan vers Dieu.
Tel est l’amour platonicien : « délire divin », transport de l’âme, folie et suprême raison. Et l’amant est auprès de l’être aimé « comme dans le ciel », car l’amour est la voie qui monte par degrés d’extase vers l’origine unique de tout ce qui existe, loin des corps et de la matière, loin de ce qui divise et distingue, au-delà du malheur d’être soi et d’être deux dans l’amour même.
L’Éros, c’est le Désir total, c’est l’Aspiration lumineuse, l’élan religieux originel porté à sa plus haute puissance, à l’extrême exigence de pureté qui est l’extrême exigence d’Unité. Mais l’unité dernière est négation de l’être actuel, dans sa souffrante multiplicité. Ainsi l’élan suprême du désir aboutit à ce qui est non-désir. La dialectique d’Éros introduit dans la vie quelque chose de tout étranger aux rythmes de l’attrait sexuel : un désir qui ne retombe plus, que plus rien ne peut satisfaire, qui repousse même et fuit la tentation de s’accomplir dans notre monde, parce qu’il ne veut embrasser que le Tout. C’est le dépassement infini, l’ascension de l’homme vers son dieu. Et ce mouvement est sans retour.
Les origines iraniennes et orphiques du platonisme sont encore mal connues mais certaines. Et par Plotin et l’Aréopagite, cette doctrine s’est transmise au monde médiéval. Ainsi l’Orient vint rêver dans nos vies, réveillant de très vieux souvenirs.
Car du fond de notre Occident, la voix des bardes celtes lui répondait. Je ne sais si c’était un écho, ou quelque harmonie ancestrale — toutes nos races sont venues ou revenues du Proche-Orient — ou simplement si la nature humaine n’est point portée en tous lieux et tous temps à diviniser son Désir dans des formes toujours semblables. Je ne sais ce que vaut l’hypothèse qui assimile jusque dans les détails les plus vieux mythes celtiques à ceux des Grecs — la quête du Graal à celle de la Toison d’or — et les doctrines de Pythagore sur la transmigration des âmes à celles des druides sur l’immortalité. La mythologie comparée est la plus périlleuse des sciences, si l’on excepte l’étymologie dont elle procède bien souvent : l’une et l’autre sans cesse à la merci du calembour le plus tentant… Quoi qu’il en soit, [p. 63] certaines convergences générales se dégagent des travaux récents, renforçant l’hypothèse d’une communauté originelle des croyances religieuses en Orient et en Occident.
Bien avant Rome, les Celtes avaient conquis une grande partie de l’Europe actuelle. Venus du Sud-Ouest de la Germanie et du Nord-Est de la France, ils avaient mis à sac Rome et Delphes, et soumis tous les peuples de l’Atlantique à la mer Noire. Ils poussèrent même jusqu’en Ukraine et en Asie Mineure (Galates), préfigurant assez exactement l’extension de l’Empire romain, — moins les péninsules italienne et grecque.
Or les Celtes n’étaient pas une nation. Ils n’avaient pas d’autre « unité » que celle d’une civilisation, dont le principe spirituel était maintenu par le collège sacerdotal des druides. Ce collège à son tour n’était nullement l’émanation des petits peuples ou tribus, mais « une institution en quelque sorte internationale », commune à tous les peuples d’origine celtique, du fond de la Bretagne et de l’Irlande jusqu’en Italie et en Asie Mineure. Les voyages et les rencontres des druides « cimentaient l’union des peuples celtiques et le sentiment de leur parenté »12. Les druides formaient des confréries religieuses douées de pouvoirs très étendus. Ils étaient à la fois devins, magiciens, médecins, prêtres, confesseurs. Ils n’écrivaient pas de livres, mais donnaient un enseignement oral, en vers gnomiques, à des élèves qu’ils gardaient auprès d’eux pendant vingt ans13.
On a pu rapprocher ce collège sacerdotal d’institutions tout à fait identiques chez les autres peuples indo-européens : mages iraniens, brahmanes de l’Inde, pontifes [p. 64] et flamines de Rome. Le flamen porte d’ailleurs le même nom que le brahmane14.
Il est certain que les Celtes croyaient à une vie après la mort. Vie aventureuse, très semblable à celle de la terre, mais épurée, et dont certains héros pouvaient revenir, sous d’autres noms, se mêler aux vivants. Par cette doctrine centrale de la survie des âmes, les Celtes s’apparentent aux Grecs. Mais toute doctrine de l’immortalité suppose une préoccupation tragique de la mort. Les Celtes, écrit Hubert, « ont cultivé certainement la métaphysique de la mort… Ils ont beaucoup rêvé sur la mort. C’était une compagne familière dont ils se sont plu à déguiser le caractère inquiétant ». De même, dans leur mythologie, « l’idée de mort domine tout, et tout la découvre15 ». Et cela n’est pas sans inciter à des rapprochements très précis avec ce que l’on a dit plus haut du mythe de Tristan, qui voile et exprime à la fois le désir de mort.
D’autre part, les dieux celtiques forment deux séries opposées : dieux lumineux et dieux sombres. Il nous importe de souligner ce fait du dualisme fondamental de la religion des druides. Car c’est ici que se révèle la convergence des mythes iraniens, gnostiques, et hindouistes avec la religion fondamentale de l’Europe. De l’Inde aux rives de l’Atlantique, nous retrouvons exprimé, dans les formes les plus diverses, ce même mystère du Jour et de la Nuit, et de leur lutte mortelle dans l’homme. Il est un dieu de Lumière incréée, intemporelle, et un dieu de Ténèbres, auteur du mal, qui domine toute la Création visible. Des siècles avant l’apparition de Manès, on peut déceler la même opposition dans les mythologies indo-européennes. Dieux lumineux : l’Ahura-Mazda (ou Ormuzd) des Iraniens, l’Apollon grec, l’Abellion celtibère. Dieux sombres : le Dyaus Pitar hindou, l’Ahriman iranien, le Jupiter latin, le Dispater gaulois…
[p. 65] Bien d’autres rapprochements nous tentent, dont l’un au moins intéresse directement l’objet de ce livre : la conception de la femme chez les Celtes n’est pas sans rappeler la dialectique platonicienne de l’Amour.
La femme figure aux yeux des druides un être divin et prophétique. C’est la Velléda des Martyrs, le fantôme lumineux qui apparaît aux regards du général romain perdu dans sa rêverie nocturne : « Sais-tu que je suis fée ? », dit-elle. Éros a revêtu les apparences de la Femme, symbole de l’au-delà et de cette nostalgie qui nous fait mépriser les joies terrestres. Mais symbole équivoque puisqu’il tend à confondre l’attrait du sexe et le Désir sans fin. L’Essylt des légendes sacrées, « objet de contemplation, spectacle mystérieux », c’était l’invitation à désirer ce qui est au-delà des formes incarnées. Mais elle est belle et désirable en soi… Et pourtant sa nature est fuyante. « L’Éternel féminin nous entraîne », dira Goethe. Et Novalis : « La femme est le but de l’homme. »
Ainsi l’aspiration vers la lumière prend pour symbole l’attrait nocturne des sexes. Le grand Jour incréé, aux yeux de la chair, n’est que la Nuit. Mais notre jour, aux yeux du dieu qui réside par-delà les étoiles, c’est le royaume de Dispater, le père des Ombres. Et de même, le Tristan de Wagner veut sombrer, mais pour renaître en un ciel de Lumière. La « Nuit » qu’il chante, c’est le Jour incréé. Et sa passion, c’est le culte d’Éros, le Désir qui méprise Vénus, même quand il souffre volupté, même quand il croit aimer un être…
On parle trop de nirvana et de bouddhisme à propos de l’opéra wagnérien. Comme si le fond païen de l’Occident n’avait pas pu fournir au magicien les éléments les plus actifs de son philtre ! Il est frappant de constater d’ailleurs à quel point le celtisme originel de l’Europe a survécu à la conquête romaine et aux invasions germaniques. « Les Gallo-Romains sont restés pour la plupart des Celtes déguisés. Si bien qu’après les invasions germaniques, on vit reparaître en Gaule des [p. 66] modes et des goûts qui avaient été ceux des Celtes.16 » L’art roman et les langues romanes attestent l’importance de l’héritage celtique. Plus tard, ce furent des moines d’Irlande et de Bretagne — derniers refuges des légendes bardiques conservées justement par les clercs — qui évangélisèrent l’Europe, et la rappelèrent au culte des lettres. Et ceci nous amène aux abords de l’époque où se forma notre mythe…
Mais plus près de nous que Platon et les druides, une sorte d’unité mystique du monde indo-européen se dessine comme en filigrane à l’arrière-plan des hérésies du Moyen Âge. Si nous embrassons le domaine géographique et historique qui va de l’Inde à la Bretagne, nous constatons qu’une religion s’y est répandue, d’une manière à vrai dire souterraine, dès le iiie siècle de notre ère, syncrétisant l’ensemble des mythes du Jour et de la Nuit tels qu’ils s’étaient élaborés en Perse d’abord, puis dans les sectes gnostiques et orphiques : et c’est la foi manichéenne.
Les difficultés mêmes que l’on éprouve de nos jours à définir cette religion ne sont pas sans nous renseigner sur sa nature profonde et sa portée humaine.
D’abord elle fut partout persécutée avec une violence inouïe par les pouvoirs ou les orthodoxies. On affecta de voir en elle la pire menace sociale. Ses fidèles furent massacrés, leurs écrits dispersés et brûlés. Si bien que les témoignages sur lesquels elle a été jugée jusqu’à nos jours émanent presque exclusivement de ses adversaires. Ensuite, il semble bien que la doctrine de Manès (qui était originaire de l’Iran) a pris, selon les peuples et leurs croyances, des formes très diverses, tantôt chrétiennes, tantôt bouddhistes ou musulmanes. Dans un hymne manichéen récemment retrouvé et traduit17 sont invoqués [p. 67] et loués successivement Jésus, Manès, Ormuzd, Çakyamouni, et enfin Zarhust (Zarathustra ou Zoroastre). De plus il est permis de penser que les survivances celtiques dans le Midi languedocien offrirent à certaines sectes manichéennes un terrain spécialement favorable.
Pour les développements qui suivront, deux faits surtout doivent être retenus :
1° Le dogme fondamental de toutes les sectes manichéennes, c’est la nature divine ou angélique de l’âme, prisonnière des formes créées et de la nuit de la matière.
Issu de la lumière et des dieuxMe voici en exil et séparé d’eux.Je suis un dieu, et né des dieuxMais maintenant réduit à souffrir.
Ainsi lamente le Moi spirituel d’un disciple du sauveur Manès, dans l’hymne du Destin de l’Âme.
L’élan de l’âme vers la Lumière n’est pas sans évoquer d’une part la « réminiscence du Beau » dont parlent les dialogues platoniciens, et d’autre part la nostalgie du héros celte revenu du Ciel sur la terre, et qui se souvient de l’île des immortels. Mais cet élan est sans cesse entravé par la jalousie de Vénus (Dîbat dans le premier hymne cité) qui veut retenir dans la sombre matière l’amant en proie au lumineux Désir. Tel est le combat de l’amour sexuel et de l’Amour, et il exprime l’angoisse fondamentale des anges déchus dans des corps trop humains…
2° Il est très important et significatif pour nous de remarquer que la structure de la foi manichéenne « est essentiellement lyrique »18. Autrement dit, qu’il est de la nature profonde de cette foi de se refuser à toute exposition rationaliste, impersonnelle et « objective ».
[p. 68] Elle ne se réalise en vérité que dans une expérience tout à la fois angoissée et enthousiasmante (au sens littéral de ce terme), d’ordre essentiellement poétique. « La « vérité » de la cosmogonie et de la théogonie n’apparaît, ne se constitue que dans la certitude attestée par le récitatif du psaume. »
Et l’on songe au secret de Tristan, qu’il ne peut « dire » mais seulement chanter…
Toute conception dualiste, manichéenne, voit dans la vie des corps le malheur même ; et dans la mort le bien dernier, le rachat de la faute d’être né, la réintégration dans l’Un et dans la lumineuse indistinction. Dès ici-bas, par une ascension graduelle, par la mort progressive et volontaire que représente l’ascèse (aspect négatif de l’illumination), nous pouvons accéder à la Lumière. Mais la fin de l’esprit, son but, c’est aussi la fin de la vie limitée, obscurcie par la multiplicité immédiate. Éros, notre Désir suprême, n’exalte nos désirs que pour les sacrifier. L’accomplissement de l’Amour nie tout amour terrestre. Et son Bonheur nie tout bonheur terrestre. Considéré du point de vue de la vie, un tel Amour ne saurait être qu’un malheur total.
Tel est le grand fond du paganisme oriental-occidental sur lequel se détache notre mythe.
Mais d’où vient qu’il s’en soit « détaché » justement ? Quelle menace, quelle interdiction a contraint la doctrine à se voiler, à ne plus s’avouer que par symboles trompeurs — à ne plus nous séduire que par le charme et la secrète incantation d’un mythe ?
3.
Agapè ou l’amour chrétien
Prologue de l’Évangile de Jean :
« Au commencement était la Parole, et la Parole était avec Dieu, et la Parole était Dieu… En elle [p. 69] était la vie et la vie était la lumière des hommes. La lumière lui dans les ténèbres, et les ténèbres ne l’ont pas reçue. » (I, 1-5.)
Est-ce encore le dualisme éternel, sans rémission, l’irrévocable hostilité de la Nuit terrestre et du Jour transcendant ? Non, car voici la suite du passage :
« Et la Parole a été faite chair, et elle a habité parmi nous, pleine de grâce et de vérité ; et nous avons contemplé sa gloire, une gloire comme la gloire du Fils unique venu du Père. » (I, 14-15.)
L’incarnation de la Parole dans le monde — de la Lumière dans les Ténèbres —, tel est l’événement inouï qui nous délivre du malheur de vivre. Tel est le centre de tout le christianisme, et le foyer de l’amour chrétien que l’Écriture nomme Agapè.
Événement sans précédent, et « naturellement » incroyable. Car le fait de l’Incarnation est la négation radicale de toute espèce de religion. Il est le suprême scandale, non seulement pour notre raison qui n’admet point cette impensable confusion de l’infini et du fini, mais surtout pour l’esprit religieux naturel.
Toutes les religions connues tendent à sublimer l’homme, et aboutissent à condamner sa vie « finie ». Le dieu Éros exalte et sublime nos désirs, les rassemblant dans un Désir unique, qui aboutit à les nier. Le but final de cette dialectique, c’est la non-vie, la mort du corps. La Nuit et le Jour étant incompatibles, l’homme créé qui appartient à la Nuit, ne peut trouver de salut qu’en cessant d’être, en se « perdant » au sein de la divinité. Mais le christianisme, par son dogme de l’incarnation du Christ dans Jésus, renverse cette dialectique de fond en comble.
Au lieu que la mort soit le terme dernier, elle devient la première condition. Ce que l’Évangile appelle « mort à soi-même », c’est le début d’une vie nouvelle, dès ici-bas. Ce n’est pas la fuite de l’esprit hors du monde, mais [p. 70] son retour en force au sein du monde ! Une recréation immédiate. Une réaffirmation de la vie, non pas certes de la vie ancienne, et non pas de la vie idéale, mais de la vie présente que l’Esprit ressaisit.
Dieu — le vrai Dieu — s’est fait homme, et vrai homme. En la personne de Jésus-Christ, les ténèbres vraiment ont « reçu » la lumière. Et tout homme né de femme qui croit cela, renaît de l’esprit dès maintenant : mort à soi-même et mort au monde en tant que le moi et le monde sont pécheurs, mais rendu à soi-même et au monde en tant que l’Esprit veut les sauver.
Désormais, l’amour n’est plus fuite et perpétuel refus de l’acte. Il commence au-delà de la mort, mais il se retourne vers la vie. Et cette conversion de l’amour fait apparaître le prochain.
Pour l’Éros, la créature n’était qu’un prétexte illusoire, une occasion de s’enflammer ; et il fallait aussitôt s’en déprendre, puisque le but était de brûler toujours plus, de brûler jusqu’à en mourir ! L’être particulier n’était guère qu’un défaut et un obscurcissement de l’Être unique. Comment l’aimer vraiment, tel qu’il était ? Le salut n’étant qu’au-delà, l’homme religieux se détournait des créatures ignorées par son dieu. Mais le Dieu des chrétiens — et lui seul, parmi tous les dieux que l’on connaît — ne s’est pas détourné, au contraire ; « Il nous a aimés le premier » dans notre forme et nos limitations. Il a été jusqu’à les revêtir. Et revêtant la condition de l’homme pécheur et séparé, mais sans pécher et sans se diviser, l’Amour de Dieu nous a ouvert une voie radicalement nouvelle : celle de la sanctification. Le contraire de la sublimation, qui n’était que fuite illusoire au-delà du concret de la vie.
Aimer devient alors une action positive, une action de transformation. Éros cherchait le dépassement à l’infini. L’amour chrétien est obéissance dans le présent. Car aimer Dieu, c’est obéir à Dieu qui nous ordonne de nous aimer les uns les autres.
Que signifie : Aimez vos ennemis ? C’est l’abandon de l’égoïsme, du moi de désir et d’angoisse, c’est une mort [p. 71] de l’homme isolé, mais c’est aussi la naissance du prochain. À ceux qui lui demandaient ironiquement : Qui est mon prochain ? Jésus répond : c’est l’homme qui a besoin de vous.
Tous les rapports humains, dès cet instant, changent de sens.
Le nouveau symbole de l’Amour ce n’est plus la passion infinie de l’âme en quête de lumière, mais c’est le mariage du Christ et de l’Église.
L’amour humain lui-même s’en trouve transformé. Tandis que les mystiques païennes le sublimaient jusqu’à en faire un dieu, et en même temps le vouaient à la mort, le christianisme le replace dans son ordre, et là, le sanctifie par le mariage.
Un tel amour, étant conçu à l’image de l’amour du Christ pour son Église (Éph., 5, 25), peut être vraiment réciproque. Car il aime l’autre tel qu’il est — au lieu d’aimer l’idée de l’amour ou sa mortelle et délicieuse brûlure. (« Il vaut mieux se marier que de brûler », écrit saint Paul aux Corinthiens.) De plus, c’est un amour heureux — malgré les entraves du péché — puisqu’il connaît dès ici-bas, dans l’obéissance, la plénitude de son ordre.
Le dualisme du Jour et de la Nuit, poussé à son extrême logique, aboutissait, du point de vue de la vie, au malheur absolu, qui est la mort. Le christianisme n’est un malheur mortel que pour l’homme séparé de Dieu, mais un malheur recréateur et bienheureux dès cette vie pour le croyant que « saisit le salut ».
4.
Orient et Occident
Est-il possible de définir l’Orient et l’Occident en dehors de la géographie ? En présence d’un problème aussi complexe, et en l’absence de toute réponse [p. 72] satisfaisante, c’est l’honnêteté d’un écrivain que de se borner à déclarer son système personnel de références. Ce que j’appelle Orient, dans cet ouvrage, c’est une tendance de l’esprit humain qui a trouvé du côté de l’Asie ses plus hautes et pures expressions. J’entends parler d’une forme de mystique à la fois dualiste dans sa vision du monde, et moniste dans son accomplissement. À quoi tend l’ascèse « orientale » ? À la négation du divers, à l’absorption de tous en Un, à la fusion totale avec le dieu, ou s’il n’y a pas de dieu, comme dans le bouddhisme, avec l’Être-Un universel. Tout cela suppose une Sagesse, une technique de l’illumination progressive — les yogas par exemple — une montée de l’individu vers l’Unité, où il se perd.
Et j’appellerai « occidentale » une conception religieuse qui à vrai dire nous est venue du Proche-Orient mais qui n’a triomphé qu’en Occident : celle qui pose qu’entre Dieu et l’homme, il existe un abîme essentiel, ou comme le dira Kierkegaard « une différence qualitative infinie ». Donc point de fusion possible, ni d’union substantielle. Mais seulement une communion, dont le modèle est dans le mariage de l’Église et de son Seigneur. Cela suppose une illumination subite, ou conversion, une descente de la Grâce venant de Dieu à l’homme.
Ces deux extrêmes ainsi marqués, l’on n’aura pas de peine à démontrer qu’il existe en Orient de nombreuses tendances occidentales ; et l’inverse. (Mais je ne fais pas ici une histoire des religions.)
Maintenant, rappelons-nous qu’Éros veut l’union, c’est-à-dire la fusion essentielle de l’individu dans le dieu. L’individu distinct — cette erreur douloureuse — doit s’élever jusqu’à se perdre dans la divine perfection. Que l’homme ne s’attache pas aux créatures, puisqu’elles n’ont aucune excellence, et qu’en tant que particulières, elles ne représentent que des défauts de [p. 73] l’Être. Nous n’avons donc point de prochain. Et l’exaltation de l’Amour sera en même temps son ascèse, la voie qui mène au-delà de la vie.
Agapè au contraire ne cherche pas l’union qui s’opérerait au-delà de la vie. « Dieu est au ciel, et toi tu es sur la terre. » Et ton sort se joue ici-bas. Le péché n’est pas d’être né, mais d’avoir perdu Dieu en devenant autonome. Or, nous ne trouverons pas Dieu par une élévation indéfinie de notre désir. Nous aurons beau sublimer notre Éros, il ne sera jamais que nous-mêmes ! Point d’illusions ni d’optimisme humain, dans le christianisme orthodoxe. Mais alors, c’est le désespoir ?
Ce serait le désespoir, s’il n’y avait pas la Bonne Nouvelle ; et cette nouvelle, c’est que Dieu nous cherche.
Et il nous trouve lorsque nous percevons sa voix, et que nous répondons en obéissant. Dieu nous cherche et nous a trouvés par l’amour de son Fils abaissé jusqu’à nous. L’Incarnation est le signe historique d’une création renouvelée, où le croyant se trouve réintégré par l’acte même de sa foi. Désormais, pardonné et sanctifié, c’est-à-dire réconcilié, l’homme reste un homme (n’est pas divinisé) mais un homme qui ne vit plus pour lui seul. « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu, et ton prochain comme toi-même. » C’est ainsi dans l’amour du prochain que le chrétien se réalise et s’aime lui-même en vérité.
Pour l’Agapè, point de fusion ni d’exaltée dissolution du moi en Dieu. L’Amour divin est l’origine d’une vie nouvelle, dont l’acte créateur s’appelle la communion. Et pour qu’il y ait une communion réelle, il faut bien qu’il y ait deux sujets, et qu’ils soient présents l’un à l’autre : donc l’un pour l’autre le prochain.
Si l’Agapè reconnaît seule le prochain, et l’aime non plus comme un prétexte à s’exalter, mais tel qu’il est dans la réalité de sa détresse et de son espérance ; et si l’Éros n’a pas de prochain — n’est-on pas en droit de conclure que cette forme d’amour nommée passion doit normalement se développer au sein des peuples qui adorent Éros ? Et qu’au contraire, les peuples chrétiens [p. 74] — historiquement les peuples d’Occident — ne devraient pas connaître la passion, ou tout au moins la traiter d’incroyance ?
Or l’Histoire nous oblige à le constater : c’est l’inverse qui s’est réalisé.
Nous voyons qu’en Orient (Appendice 4), et dans la Grèce contemporaine de Platon, l’amour humain est très généralement conçu comme le plaisir, la simple volupté physique. Et la passion — au sens tragique et douloureux — non seulement y est rare, mais encore et surtout y est méprisée par la morale courante comme une maladie frénétique. « Aucuns pensent que c’est une rage… »
Et nous voyons qu’en Occident, au xiie siècle, c’est le mariage qui est en butte au mépris, tandis que la passion est glorifiée dans la mesure même où elle est déraisonnable, où elle fait souffrir, où elle exerce ses ravages aux dépens du monde et de soi.
L’identification des éléments religieux dont nous avions décelé la présence dans le mythe nous amène donc à constater une contradiction flagrante entre les doctrines et les mœurs.
Serait-ce alors dans le fait même de cette contradiction flagrante que résiderait l’explication du mythe ?
5.
Contrecoup du christianisme dans les mœurs occidentales
Pour introduire plus de clarté dans ce dédale dialectique, je proposerai le schéma suivant :
doctrine | application théorique | réalisation historique | |
Paganisme | Union mystique (amour divin heureux). | Amour humain malheureux. | Hédonisme, passion rare et méprisée. |
Christianisme | Communion (pas d’union essentielle). | Amour du prochain. (Mariage heureux.) | Conflits douloureux, passion exaltée. |
[p. 75] Le principe d’explication de ce tableau est assez simple. Le platonisme, au temps de Platon et durant les siècles suivants, ne fut jamais une doctrine populaire, mais une sagesse ésotérique. Il en alla de même, plus tard, pour les mystères manichéens, et en partie pour ceux des Celtes.
Sur quoi le christianisme triompha. La primitive Église fut une communauté de faibles et de méprisés. Mais à partir de Constantin, puis des empereurs carolingiens, ses doctrines devinrent l’apanage des princes et des classes dominantes, qui les imposèrent par la force à tous les peuples d’Occident. Dès lors, les vieilles croyances païennes refoulées devinrent le refuge et l’espérance des tendances naturelles, non converties, et brimées par la loi nouvelle.
Le mariage, par exemple, n’avait pour les Anciens qu’une signification utilitaire, et limitée. Les coutumes permettaient le concubinat19. Tandis que le mariage chrétien, en devenant un sacrement, imposait une fidélité insupportable à l’homme naturel. Supposons le cas du converti par force. Engagé malgré lui dans un cadre chrétien, mais privé des secours d’une foi réelle, un tel homme, fatalement, devait sentir en lui s’exalter la révolte du sang barbare. Il était prêt à accueillir, sous le couvert de formes catholiques, toutes les reviviscences des mystiques païennes capables de le « libérer ».
C’est ainsi que les doctrines secrètes, dont nous avons rappelé la parenté, ne devinrent largement vivantes en Occident que dans les siècles où elles se virent condamnées par le christianisme officiel. Et c’est ainsi que l’amour-passion, forme terrestre du culte de l’Éros, envahit la psyché des élites mal converties et souffrant du mariage.
Mais cette ferveur renouvelée pour un dieu condamné par l’Église ne pouvait s’avouer au grand jour. Elle [p. 76] revêtit des formes ésotériques, se déguisa en hérésies secrètes d’apparences plus ou moins orthodoxes. Ces hérésies se propagèrent très rapidement dès le début du xiie siècle. Elles s’insinuèrent d’une part dans le clergé, où nous les retrouverons un peu plus tard mêlées de la manière la plus complexe à la grande renaissance mystique. D’autre part, elles trouvaient des complaisances profondes dans la mentalité du siècle. Elles pénétrèrent bientôt la société féodale. Celle-ci ne connaissait pas toujours l’origine et la portée mystique de valeurs qu’elle prenait pour une mode et qu’elle accommodait à ses plaisirs. Elle ne devait pas tarder à matérialiser les préceptes d’une religion qui pourtant s’opposait au christianisme par son refus de l’Incarnation, précisément !
Je ne donnerai pour l’instant qu’un seul exemple de ce processus si typiquement occidental, et qui consiste à garder le signe matériel d’une religion dont on trahit l’esprit.
Platon liait l’Amour à la Beauté. Mais la Beauté qu’il entendait, c’était d’abord l’essence intellectuelle de la perfection incréée : l’idée même de toute excellence. Qu’est devenue cette doctrine parmi nous ? « Personne ne saurait dire jusqu’à quelles couches profondes de l’humanité d’Occident ont pénétré les conceptions platoniciennes. L’homme le plus simple use couramment d’expressions et de notions qui remontent à Platon. »20 Mais il en abuse dans le sens où l’incline sa nature d’Occidental. C’est ainsi que le platonisme vulgaire nous a conduits à une terrible confusion : à cette idée que l’amour dépend avant tout de la beauté physique — alors qu’en fait cette beauté même n’est que l’attribut conféré par l’amant à l’objet de son choix d’amour. L’expérience quotidienne montre bien que « l’amour embellit son objet », et que la beauté « officielle » n’est pas un gage d’être aimé. Mais le platonisme dégénéré, qui nous obsède, nous rend aveugles à la réalité de [p. 77] l’objet tel qu’il est dans sa vérité — ou bien nous la rend peu aimable. Et il nous jette à la poursuite de chimères qui n’existent qu’en nous. Mais encore, d’où vient ce succès et cette permanence invincible de l’erreur héritée d’un Platon mal compris ? C’est qu’elle trouve dans le cœur de tout homme — et spécialement de tout Occidental de très obscures complicités. Souvenons-nous du culte druidique pour la Femme, être prophétique, « éternel féminin », « but de l’homme ». Les Celtes, déjà, tendaient donc à matérialiser l’élan divin, à lui donner un support corporel. Mais il y a plus, nous le savons depuis Freud : le « type de femme » que chaque homme porte dans son cœur et qu’il assimile d’instinct à la définition de la beauté, n’est-ce pas le souvenir de la mère « fixé » dans sa mémoire secrète ?
Si telles sont bien les causes de la curieuse contradiction qui apparaît au xiie siècle entre les doctrines et les mœurs, une première conclusion peut être formulée dès à présent :
L’amour-passion est apparu en Occident comme l’un des contrecoups du christianisme (et spécialement de sa doctrine du mariage) dans les âmes où vivait encore un paganisme naturel ou hérité.
Mais tout cela resterait bien théorique et contestable si nous n’étions pas en mesure de retracer les voies et moyens historiques de cette renaissance de l’Éros. Or nous avons déjà fixé sa date : vers le début du xiie siècle. (Date de naissance de l’amour-passion !21). Et nous allons montrer qu’elle porte un nom par ailleurs bien connu : la cortezia, l’amour courtois.
6.
L’amour courtois : troubadours et cathares
Que toute la poésie européenne soit issue de la poésie des troubadours au xiie siècle, c’est ce dont personne ne saurait plus douter. « Oui, entre les xie et xiie siècles, la poésie d’où qu’elle fût (hongroise, espagnole, portugaise, allemande, sicilienne, toscane, génoise, pisane, picarde, champenoise, flamande, anglaise, etc.) était au préalable languedocienne, c’est-à-dire que le poète, ne pouvant être que troubadour, était tenu de parler — et de l’apprendre s’il ne le savait pas — le langage du troubadour, qui n’a jamais été que le provençal. »22
Qu’est-ce que la poésie des troubadours ? L’exaltation de l’amour malheureux. « Il n’y a dans toute la lyrique occitane et la lyrique pétrarquesque et dantesque qu’un thème : l’amour ; et pas l’amour heureux, comblé ou satisfait (ce spectacle ne peut rien engendrer), l’amour perpétuellement insatisfait au contraire ; enfin, que deux personnages : le poète qui, huit-cents, neuf-cents, mille fois réédite sa plainte, et une belle qui toujours dit non. »23
L’Europe n’a pas connu de poésie plus profondément rhétorique : non seulement dans ses formes verbales et musicales, mais si paradoxal que cela paraisse, dans son inspiration elle-même, puisque celle-ci prend sa source dans un système fixe de lois, qui seront codifiées sous le nom de leys d’amors. Mais il faut dire aussi que jamais rhétorique ne fut plus exaltante et fervente. Ce qu’elle exalte, c’est l’amour hors du mariage, car le mariage ne signifie que l’union des corps, tandis que l’« Amor », qui est l’Éros suprême, est l’élancement de l’âme vers l’union lumineuse, au-delà de tout amour possible en cette vie. Voilà pourquoi l’Amour suppose la chasteté. E d’amor mou castitaz (d’amour vient chasteté) chante le [p. 79] troubadour toulousain Guilhem Montanhagol. L’amour suppose aussi un rituel : le domnei ou donnoi, vasselage amoureux. Le poète a gagné sa dame par la beauté de son hommage musical. Il lui jure à genoux une éternelle fidélité, comme on fait à un suzerain. En gage d’amour, la dame donnait à son paladin-poète un anneau d’or, lui enjoignait de se lever, et lui déposait un baiser sur le front. Désormais, ces amants seront liés par les lois de la cortezia : le secret, la patience, et la mesure, qui n’est pas tout à fait synonyme de la chasteté, nous le verrons, mais plutôt de la retenue… Et surtout, l’homme sera le servant de la femme.
D’où vient cette conception nouvelle de l’amour « perpétuellement insatisfait », et cette louange enthousiaste et plaintive d’« une belle qui toujours dit non » ? Et d’où vient ce savant lyrisme qui tout d’un coup se trouve là pour traduire la passion nouvelle ?
On ne saurait trop souligner le caractère miraculeux de cette double naissance, si rapide : en l’espace d’une vingtaine d’années, naissance d’une vision de la femme entièrement contraire aux mœurs traditionnelles — la femme se voit élevée au-dessus de l’homme, dont elle devient l’idéal nostalgique — et naissance d’une poésie à formes fixes, très compliquées et raffinées, sans précédent dans toute l’Antiquité ni dans les quelques siècles de culture romane qui succèdent à la renaissance carolingienne.
Ou bien tout cela « tombe du ciel », c’est-à-dire jaillit d’une inspiration subite et collective — mais encore faudrait-il expliquer pourquoi elle s’est produite à tel moment et dans tels lieux bien définis ; ou bien tout cela relève d’une cause historique précise — mais alors il s’agit de savoir pour quelles raisons elle est demeurée obscure jusqu’à nos jours.
Ce qui est curieux au plus haut point, c’est l’embarras des romanistes les plus sérieux lorsqu’ils en viennent à reconnaître la question, et la facilité avec laquelle ils décident de n’y point répondre.
[p. 80] Tout le monde admet aujourd’hui que la poésie provençale et les conceptions de l’amour qu’elle illustre, « loin de s’expliquer par les conditions où elle naquit, semble en contradiction absolue avec ces conditions »24. « Il est évident qu’elle ne reflète aucunement la réalité, la condition de la femme n’ayant pas été, dans les institutions féodales du Midi, moins humble et dépendante que dans celles du Nord. »25 Or, s’il est à ce point « évident » que les troubadours ne tiraient rien de la réalité sociale, il paraît non moins évident que leur conception de l’amour venait d’ailleurs. Quel pouvait être cet ailleurs ?
La même question se pose pour leur art, j’entends pour leur technique poétique. « Création extrêmement originale », écrit M. Jeanroy (quitte à reprocher à chacun de ces poètes pris à part de n’avoir montré aucune espèce d’originalité et de s’être borné à raffiner des formes fixes et des lieux communs : mais encore fallait-il que l’un d’entre eux, au moins, les eût créés !). Or dès qu’un historien se risque à formuler une hypothèse sur l’origine de la rhétorique courtoise, les spécialistes l’accablent des plus aigres ironies, en France surtout. Sismondi faisait remonter aux Arabes le mysticisme du sentiment : on écarte dédaigneusement « cette énormité »26. Diez a montré des ressemblances de formes (rythmes et coupes) entre la lyrique arabe et la lyrique provençale : ce n’est pas sérieux, nous dit-on. Brinkmann et d’autres ont supposé que la poésie latine des xie et xiie siècles avait pu fournir des modèles : tout compte fait, cela ne se tient pas, car les troubadours, paraît-il, avaient trop peu de culture pour connaître cette poésie. Ainsi de chaque réponse proposée : le « sérieux » des savants paraissant consister surtout dans une propension à qualifier d’énormité ou de fantaisie [p. 81] tout ce qui menace de donner un sens au phénomène qu’ils passent leur vie à étudier.
Il est vrai que Wechssler, dans un ouvrage fameux27, a cru pouvoir tout éclaircir en décelant à l’origine de la lyrique provençale des influences religieuses, néo-platoniciennes et chrétiennes dénaturées… Mais ces « affirmations hardies » ont aussitôt dressé contre elles l’ensemble de nos érudits. Wechssler s’est vu traiter de « doctrinaire » — suprême injure — et plusieurs ont insinué que la qualité d’Allemand de ce professeur les dispensait de réfuter un système incompatible avec le clair génie de notre race.
Il reste donc d’une part un phénomène étrange, et d’autre part, de fort savantes réfutations de tout ce qui prétend l’expliquer. « Il est également impossible — écrit un de nos professeurs — de voir dans ces chansons d’amour, qui forment les trois quarts de la poésie provençale, une image fidèle de la réalité et un pur assemblage de formules vides de sens. » Certes. Mais là-dessus, l’auteur annonce qu’« en historien scrupuleux », il se garde bien de se prononcer. Ce qui revient à dire que la lyrique courtoise dont il s’occupe reste à ses yeux et jusqu’à plus ample informé « un assemblage de formules vides de sens ». Excellent « matériel » il est vrai, pour un philologue qui se respecte et n’entend pas « solliciter » les textes, fût-ce par le moindre essai de les comprendre.
Je ne saurais me contenter, pour ma part, d’une hypothèse à tel point scrupuleuse. Je me refuse à supposer un seul instant que les troubadours furent des faibles d’esprit, tout juste bons à répéter sans se lasser des formules apprises on ne sait où. Et je me demande, après Aroux et Péladan, si le secret de toute cette poésie ne devrait pas être cherché beaucoup plus près d’elle qu’on ne l’a fait — tout près : sur place, dans le milieu même où elle est née. Et non pas dans le milieu purement « social » au sens moderne, mais bien dans [p. 82] l’atmosphère religieuse qui se trouvait déterminer les formes, même sociales, de ce milieu.28
Partant de là, constatons qu’un grand fait historique domine le xiie siècle provençal :
Dans le même temps que le lyrisme du domnei, et dans les mêmes provinces — Languedoc, Poitou, Rhénanie, Catalogne, Lombardie — une hérésie puissante se répandait. L’on a pu dire de la religion cathare qu’elle représenta pour l’Église un péril aussi grave que celui de l’arianisme. Certains ne vont-ils pas jusqu’à prétendre qu’elle fit en Occident des millions de fidèles secrets, malgré la très sanglante croisade des albigeois, au xiiie siècle et jusqu’à la Réforme ?
L’on peut attribuer pour origine précise à l’hérésie les sectes néo-manichéennes d’Asie Mineure et les églises bogomiles de Dalmatie et de Bulgarie. Les « purs » ou cathares29 se rattachaient aux grands courants gnostiques qui traversent le premier millénaire du christianisme. Et l’on sait assez que la Gnose, de même que les doctrines de Mani ou Manès, plonge des racines dans la religion dualiste de l’Iran.
Quelle était la doctrine des cathares ? On a répété très longtemps qu’« on ne le saurait jamais » et cela pour l’excellente raison que l’Inquisition avait brûlé tous les livres de culte et traités de doctrine de l’Hérésie, et que les seuls témoignages subsistants étaient les interrogatoires des accusés, probablement « sollicités » par les juges et déformés par les greffiers. De fait, la découverte et la publication, en 1939, d’un ouvrage théologique [p. 83] (tardif il est vrai) le Livre des deux Principes30 s’ajoutant à la restitution d’un Nouveau Testament et de rituels utilisés par les Hérétiques31, permet aujourd’hui de connaître dans leur ensemble et dans certaines de leurs variations, les dogmes de l’« Église d’Amour », nom que l’on a donné parfois à l’hérésie aussi dite « albigeoise »32.
L’origine permanente et toujours tragiquement actuelle de l’attitude cathare, ou d’une manière plus générale du dualisme, dans les religions les plus diverses comme dans la réflexion de millions d’individus fut et demeure le problème du Mal, tel que l’homme spirituel l’expérimente dans ce monde.
Le christianisme apporte au problème du Mal une réponse dialectique et paradoxale qui se résume dans les mots de liberté et de grâce. Plus pessimiste et d’une logique plus massive, le dualisme statue l’existence absolument hétérogène du Bien et du Mal, c’est-à-dire de deux mondes et de deux créations. En effet : Dieu est Amour, mais le monde est mauvais. Donc Dieu ne saurait être l’auteur du monde, de ses ténèbres et du péché qui nous enserre. Sa création première dans l’ordre spirituel, puis animique, a été achevée dans l’ordre matériel par l’Ange révolté, le Grand Arrogant, le Démiurge, c’est-à-dire Lucifer ou Satan. Celui-ci a tenté les âmes ou anges, en leur disant : « Qu’il leur valait mieux être en bas, où ils pourraient faire le mal et le bien, qu’en haut, où Dieu ne leur permettait que le [p. 84] bien. »33 Pour mieux séduire les âmes, Lucifer leur a montré « une femme d’une beauté éclatante, qui les a enflammées de désir ». Puis il a quitté le Ciel avec elle, pour descendre dans la matière et dans la manifestation sensible. Les âmes-Anges, ayant suivi Satan et la femme d’une beauté éclatante, ont été prises dans des corps matériels, qui leur étaient et leur demeurent étrangers. (Cette idée me paraît éclairer un sentiment fondamental chez l’homme, même de nos jours.) L’âme, dès lors, se trouve séparée de son esprit, qui reste au Ciel. Tentée par la liberté, elle devient en fait prisonnière d’un corps aux appétits terrestres, soumis aux lois de la procréation et de la mort. Mais le Christ est venu parmi nous, pour nous montrer le chemin du retour à la Lumière. Ce Christ, en cela semblable à celui des gnostiques et de Manès, ne s’est pas vraiment incarné : il n’a pris que l’apparence d’un homme. C’est ici la grande hérésie docétiste (du grec dokesis, apparence) qui, de Marcion jusqu’à nos jours, traduit notre refus tout « naturel » d’admettre le scandale d’un Dieu-Homme. Les cathares rejettent donc le dogme de l’Incarnation, et a fortiori sa traduction romaine dans le sacrement de la messe : ils le remplacent par une cène fraternelle, symbolisant des événements tout spirituels. Ils rejettent aussi le baptême par l’eau, et ne reconnaissent que le baptême par l’Esprit consolateur : ce consolamentum devient le rite majeur de leur Église. Il se donnait, lors des cérémonies d’initiation, aux frères qui acceptaient de renoncer le monde, et s’engageaient solennellement à se consacrer à Dieu seul, à ne jamais mentir ni prêter serment, à ne tuer ni manger nul animal, enfin à s’abstenir de tout contact avec leur femme, s’ils étaient mariés. Il semble qu’un jeûne de quarante jours34 précédait l’initiation et [p. 85] qu’un autre d’égale durée lui succédait. (Plus tard, au xive siècle, ce jeûne rituel ou endura conduira quelques-uns des « purs » jusqu’à la mort volontaire, mort par amour de Dieu, consommation du détachement suprême de toute loi matérielle.) Le consolamentum était administré par les évêques, et comportait l’imposition des mains, au milieu du cercle des « purs », puis le baiser de paix échangé par les frères. Après quoi, l’initié devenait objet de vénération pour les simples croyants non encore « consolés » : il avait droit au « salut » des croyants, c’est-à-dire à trois « révérences ».
On a vu le rôle de la Femme, appât du diable pour entraîner les âmes dans les corps. En retour (en revanche, dirait-on), un principe féminin, préexistant à la création matérielle, joue dans le catharisme un rôle tout analogue à celui de la Pistis-Sophia chez les gnostiques. À la Femme instrument de la perdition des âmes, répond Marie, symbole de pure Lumière salvatrice, Mère intacte (immatérielle) de Jésus, et semble-t-il, Juge plein de douceur des esprits délivrés.
Les manichéens connaissaient depuis des siècles les mêmes sacrements que les cathares : l’imposition des mains, le baiser de paix, et la vénération des Élus (ou « purs »). Il est important de mentionner ici la vénération manichéenne s’adressant à la « forme de lumière » qui dans chaque homme représente son propre esprit (demeuré au Ciel, hors de la manifestation) et qui accueille l’hommage de son âme par un salut et un baiser.
L’enfer étant la prison de la matière, Lucifer, l’ange révolté, n’y peut régner que pour le temps que durera « l’erreur » des âmes. Au terme du cycle de leurs épreuves — comportant plusieurs vies, physiques ou autres, pour les hommes non encore illuminés — la création sera réintégrée dans l’unité de l’Esprit originel, [p. 86] les pécheurs entraînés par Satan seront sauvés, et Satan lui-même rentrera dans l’obéissance du Très-Haut.
Le dualisme des cathares se résout donc en un véritable monisme eschatologique, tandis que l’orthodoxie chrétienne, décrétant la damnation éternelle du diable et des pécheurs endurcis, aboutit à un dualisme final, bien qu’à l’encontre du manichéisme elle professe l’idée d’une création unique, toute divine et toute bonne aux origines.
Notons enfin ce dernier trait : comme ce fut le cas pour tant de sectes et de religions orientales — jaïnisme, bouddhisme, essénisme, gnosticisme chrétien — l’Église cathare se divisait en deux groupes : les « Parfaits » (perfecti)35 qui avaient reçu le consolamentum, et les simples « croyants » (credentes ou imperfecti). Seuls les seconds avaient le droit de se marier et de vivre dans le monde condamné par les purs, sans s’astreindre à tous les préceptes de la morale ésotérique : mortifications corporelles, mépris de la création, dissolution de tous les liens mondains.
Saint Bernard de Clairvaux (cité par Rahn) a pu dire des cathares, qu’il combattit pourtant de toutes ses forces : « Il n’y a certainement pas de sermons plus chrétiens que les leurs, et leurs mœurs étaient pures… »
Ce jugement rachète en partie les calomnies de l’Inquisition. Mais on s’étonne de voir ce saint docteur qualifier de « chrétienne » une prédication qui nie plusieurs des dogmes fondamentaux de son Église. Quant à la pureté de mœurs des cathares, nous avons vu qu’elle traduisait des croyances fort différentes de celles qui fondent la morale chrétienne orthodoxe. La condamnation de la chair, où certains croient voir aujourd’hui une caractéristique chrétienne, est en fait d’origine manichéenne et « hérétique ». Car il est essentiel [p. 87] de le rappeler ici : la « chair » dont parle saint Paul n’est pas le corps physique, mais le tout de l’homme naturel, corps, raison, facultés, désirs — donc l’âme aussi.
La croisade des albigeois, conduite par l’abbé de Cîteaux, au commencement du xiiie siècle, détruisit les cités des cathares, brûla leurs livres, massacra et brûla les populations qui les aimaient, viola leurs sanctuaires et leur dernier haut lieu, le château-temple de Montségur36 — enfin saccagea brutalement la civilisation très raffinée dont ils avaient été l’âme austère et secrète. Et cependant, de cette culture et de ses doctrines fondamentales, nous sommes encore tributaires, au-delà de ce que l’on imagine… (Comme j’espère le montrer par ce livre.)
7.
Hérésie et poésie
Doit-on considérer les troubadours comme des « croyants » de l’Église cathare, et comme des chantres de son hérésie ?
Cette thèse, que je qualifierai de maxima par contraste avec celle où je crois pouvoir m’arrêter37, fut avancée par des esprits aventureux comme Otto Rahn38, qui l’ont, peut-être, compromise en cherchant [p. 88] à la rendre trop claire sur un plan historique plutôt que spirituel. Pourtant, j’en connais peu qui se présentent à l’esprit comme à la fois plus irritantes et stimulantes : car il semble également difficile de la rejeter et de l’accepter, de la démontrer et de n’y pas croire du tout, et cela tient à l’essence même du phénomène dont elle essaie de rendre compte : à la fois historique et archétypique, psychique et mystique, concret et symbolique, ou si l’on veut littéraire et religieux.
Les données du problème sont, en gros, les suivantes. D’une part, l’hérésie cathare et l’amour courtois se développent simultanément, dans le temps (xiie siècle) comme dans l’espace (Midi de la France)39. Comment croire que ces deux mouvements soient dépourvus de toute espèce de liens ? S’ils étaient demeurés sans nul rapport, ne serait-ce pas plus étrange que tout ? Mais en revanche, quelle espèce de liens peut-on imaginer entre ces noirs cathares, que leur ascétisme contraignait à fuir tout contact avec l’autre sexe40 et ces clairs troubadours, joyeux et fous, dit-on, chantant l’amour, le printemps, l’aube, les vergers fleuris et la Dame ?
Tout notre rationalisme moderne appuie les savants romanistes dans leur conclusion unanime : rien de commun entre cathares et troubadours ! Mais l’irrépressible intuition des « aventureux » que j’ai cités répond, [p. 89] avec notre bon sens : démontrez-nous, dans ce cas, comment cathares et troubadours auraient pu se côtoyer chaque jour sans se connaître, et vivre dans deux mondes absolument étanches, au sein de la grande révolution psychique du xiie siècle !
Le refus de comprendre l’un par l’autre et par un même mouvement de l’esprit l’hérésie et l’amour courtois, n’équivaut-il pas au refus de les comprendre isolément ?
Voyons les présomptions en faveur de la thèse.
Raimon V, comte de Toulouse et suzerain du Languedoc, écrit en 1177 : « L’hérésie a pénétré partout. Elle a jeté la discorde dans toutes les familles, divisant le mari et la femme, le fils et le père, la bru et la belle-mère. Les prêtres eux-mêmes cèdent à la tentation. Les églises sont désertes et tombent en ruine… Les personnages les plus importants de ma terre se sont laissés corrompre. La foule a suivi leur exemple et abandonné la foi (catholique), ce qui fait que je n’ose ni ne puis rien entreprendre. » Est-il imaginable que les troubadours aient vécu et chanté dans ce monde-là sans se soucier de ce que pensaient, croyaient et sentaient les seigneurs aux dépens desquels ils vivaient ? On a rétorqué à cela que les premiers troubadours sont apparus dans le Poitou et le Limousin, tandis que l’hérésie avait son centre plus au sud, dans le comté de Toulouse. C’est oublier que l’hérésie est descendue du nord au sud, par Reims, Orléans, puis Limoges et le Poitou, précisément ! On a dit aussi que les cours les plus souvent citées par les troubadours comme particulièrement accueillantes, étaient celles des seigneurs demeurés orthodoxes : mais cette observation n’est pas toujours exacte — il s’en faut de beaucoup, comme on va voir ! — et de plus il se peut très bien que le seul fait que les troubadours les fréquentassent révèle tout au contraire les tendances [p. 90] hérétiques de ces cours. Voici le début d’une chanson de Peire Vidal :
Mon cœur se réjouit à cause du renouveau si agréable et si doux, et à cause du château de Fanjeaux, qui me semble le Paradis ; car amour et joie s’y enferment, ainsi que tout ce qui convient à l’honneur, et courtoisie sincère et parfaite.
Qui oserait dire, ou qui penserait un seul instant, que ces vers rendent un son « cathare » ? Mais qu’est-ce que ce château de Fanjeaux ? L’une des maisons-mères des cathares ! Le plus fameux des évêques hérétiques, Guilabert de Castres, la dirigea en personne dès 1193 (notre poème pouvant être daté des environs de 1190) et c’est là qu’Esclarmonde de Foix, la plus grande Dame de l’hérésie, recevra le consolamentum !
La seconde strophe ne parle que des « dames » :
Je n’ai pas d’ennemi si mortel, dont je ne devienne l’ami loyal, s’il me parle des dames et m’en dit honneur et louange. Et comme je ne suis pas au milieu d’elles et que je vais dans un autre pars, je me plains, je soupire et je languis.
Est-il vraiment possible, se demande le lecteur, d’imaginer que Peire Vidal soit autre chose qu’un galant amuseur, un flatteur de femmes riches — celles qui forment son public ? Mais la suite du poème est troublante. Peire Vidal énumère les maisons qui l’ont bien reçu et les régions qu’hélas il doit quitter pour aller en Provence : ce sont les châteaux de Laurac, de Gaillac, de Saissac et de Montréal ; ce sont les comtés de l’Albigeois et du Carcassès « où les chevaliers et les femmes du pays sont courtois », et c’est aussi « Dame Louve, qui m’a si bien conquis, que, par Dieu et ma foi ! ses doux ris restent dans mon cœur ! ». Or nous savons que tous ces châteaux sont des foyers connus de l’hérésie, ou même des « maisons d’hérétiques » (sortes de couvents) ; que ces comtés sont notoirement cathares ; et que cette « Louve » est la comtesse Stéphanie, dite la [p. 91] Loba, qui fait partie du groupe des hérétiques actives ! Le poème, qu’une anthologie moderne intitule en toute innocence « remerciements pour de gracieuses hospitalités », prend ainsi le caractère imprévu d’une sorte de lettre pastorale ! Et pourtant, je le relis et je me frotte les yeux… Comment croire que ce ton badin, ces potins de milieu littéraire… S’agirait-il vraiment de « pures coïncidences » ? Ce doute et cette question renaissent à l’infini.
Est-ce pure coïncidence, si les troubadours comme les cathares glorifient — sans toujours l’exercer — la vertu de chasteté ? Est-ce pure coïncidence si, comme les « purs », ils ne reçoivent de leur Dame qu’un seul baiser d’initiation ? Et s’ils distinguent deux degrés dans le domnei (le pregaire, ou prière, et l’entendeire) comme on distingue dans l’Église d’Amour les « croyants » et les « parfaits » ? Et s’ils raillent les liens du mariage, cette jurata fornicatio, selon les cathares ? Et s’ils invectivent les clercs et leurs alliés les féodaux ? Et s’ils vivent de préférence à la manière errante des « purs » qui s’en allaient deux par deux sur les routes ? Et si l’on retrouve, enfin, dans certains de leurs vers, des expressions tirées de la liturgie cathare ?
Il ne serait que trop facile de multiplier ces questions. Voyons plutôt les arguments adverses. Tous les troubadours, dira-t-on, ne furent pas dans le camp de l’hérésie. Plusieurs finirent leurs jours dans des couvents. Certes, et même un Folquet de Marseille a pu se joindre à la croisade des albigeois. Mais aussi passa-t-il pour un traître, jusqu’au jour où il fut accusé devant le pape Innocent III d’avoir causé la mort de cinq-cents personnes ! D’ailleurs, quand on démontrerait, à supposer que ce fût possible en soi, que tels d’entre les troubadours ignoraient les analogies de leur lyrisme et du dogme cathare, on n’aurait pas encore démontré que l’origine de ce lyrisme n’est pas hérétique. N’oublions pas qu’ils composaient leurs coblas et leurs sirventés selon les canons d’une rhétorique admirablement invariable. On peut concevoir une poésie — même très belle — qui serait faite de lieux communs dont le poète ne saurait [p. 92] d’où ils viennent. N’est-ce pas, sauf la beauté, plutôt courant ? Et si l’on dit : ces troubadours ne parlent point de leurs croyances dans les poésies qui nous restent — il suffit de rappeler que les cathares promettaient, lors de l’initiation, de ne jamais trahir leur foi, et cela quelle que fût la mort dont ils se verraient menacés. C’est ainsi que les registres de l’Inquisition ne portent pas un seul aveu concernant la minesola (ou malisola, ou encore manisola), suprême initiation des « purs ». La fréquence même de cette question débattue dans les cours d’amour : « Un chevalier peut-il être à la fois marié et fidèle à sa dame ? » voilà qui nous donne à penser, si l’on songe à tous les troubadours qui devaient subir un apparent « mariage » avec l’Église de Rome dont ils étaient les clercs, tout en servant dans leurs « pensées » une autre Dame, l’Église d’Amour… Bernard Gui, dans son Manuel de l’Inquisiteur, n’affirme-t-il pas que les cathares croyaient bien à la Sainte Vierge, sauf qu’elle représentait pour eux non pas une femme de chair, mère de Jésus, mais leur Église ?
Mais certains abjurèrent l’hérésie sans abandonner le « trobar » ? Eh oui ! tout comme tel converti dans la plus récente poésie voue à la Vierge des images qu’il avait inventées pour d’autres. Peire d’Auvergne fit pénitence ? Preuve de plus qu’il fut hérétique.
Mais venons-en aux textes, et considérons-les dans la très pure nudité et transparence de leur rhétorique amoureuse.
Thème de la mort, que l’on préfère aux dons du monde :
Plus m’agrée donc de mourirQue de joie vilaine jouirCar joie qui repaît vilementN’a pouvoir ni droit de me plaire tant.
[p. 93] Ainsi chante Aimeric de Belenoi. La « joie vilaine », c’est ce qui le guérirait de son désir, si justement l’amour sans fin n’était le mal qu’il aime, la « joy d’amor », le délire qui prévaut :
… en fait, ce fou désirM’occira, que je reste ou aille par cheminsPuisque celle qui peut me guérir ne me plaint… et ce désirPrévaut — bien que fait de délire —Sur tout autre…
S’il ne veut pas mourir encore, c’est qu’il n’est pas assez détaché du désir, c’est qu’il craint de quitter son corps par désespoir, « mortel péché », enfin, c’est qu’il ignore encore
à quoi lui peut servirDe laisser en extase son âme ravir.
La doctrine n’exigeait-elle pas qu’on mît fin à sa vie « non par lassitude ni par peur ou douleur, mais dans un état de parfait détachement de la matière… »41.
Voici le thème de la séparation, le leitmotiv de tout l’amour courtois :
Dieu ! comment se peut-il faireQue plus m’est loin, plus la désire ?
Et voici Guiraut de Bornheil qui prie la vraie42 lumière en attendant l’aube du jour terrestre : cette aube [p. 94] qui doit le réunir à son « copain » de route, et donc d’épreuves dans le monde. (Ces deux « copains », seraient-ce l’âme et le corps ? L’âme liée au corps, mais désirant l’esprit ? Mais souvenons-nous aussi de la coutume des missionnaires cheminant deux par deux) :
Roi glorieux, lumière et clarté vraiePuissant Dieu, Seigneur, s’il vous agréeÀ mon copain fidèle soit aide et bienvenueCar ne l’ai plus revu depuis la nuit venueEt bientôt viendra l’aube.
Mais à la fin de la chanson, le troubadour a-t-il trahi ses vœux ? Ou bien a-t-il trouvé au sein de la nuit la Lumière vraie dont il ne faut se séparer ?
Beau doux copain, tant riche est ce séjourQue ne veux jamais plus voir aube ni jourCar la plus belle fille qui de mère naquitLa tient dedans mes bras, donc plus ne me soucieNi de jaloux ni d’aube.
Ce rossignol allègrement vient de lancer le trille dont Wagner, au deuxième acte de Tristan, fera le cri sublime de Brengaine : « Habet acht ! Habet acht ! Schon weicht dem Tag die Nacht ! (« Prenez garde ! Prenez garde ! Voici que la nuit cède au jour ! ») Mais Tristan répond, lui aussi : « Qu’éternellement la nuit nous enveloppe ! » Tout comme dans ce début d’une autre « aube »43 anonyme :
En un verger, sous une loge d’aubépine, la dame a tenu son ami dans ses bras jusqu’à ce que le guetteur ait crié : Dieu ! c’est l’aube. Qu’elle vient donc vite ! — Combien je voudrais, mon Dieu, que la nuit ne finît pas, que mon ami pût rester près de moi, et que jamais le guetteur n’annonçât le lever de l’aube ! Dieu ! c’est l’aube. Quelle vient donc vite !
[p. 95] Mais cette « belle qui toujours dit non » — encore que bien souvent le doute s’insinue — qui est-elle, femme ou symbole ? Pourquoi sont-ils tous à jurer que jamais ils ne trahiront le secret de leur grande passion — comme s’il s’agissait d’une foi, et d’une foi initiatique ?
Renoncez, je vous le dis, au nom d’Amour et au mien renoncez, perfides délateurs, accomplis en toute malice, à demander qui elle est, et quel est son pays, s’il est loin ou près, car je vous le tiendrai bien caché. Je mourrais plutôt que de faillir en un seul mot…
Quelle est la « dame » qui mériterait ce sacrifice ? Ou ce cri de Guillaume de Poitiers :
Par elle seule je serai sauvé !
Ou cette invocation d’Uc de Saint-Circ à une Dame sans merci :
Je ne désire pas que Dieu m’aide ni me donne joie ou bonheur, sinon par vous !
S’il ne s’agit que de figures de rhétorique, quel est l’esprit qui leur donna naissance ? Et quel Amour en fut l’idée platonicienne ? Dans sa chanson Du moindre tiers d’Amour — celui des femmes — Guiraut de Calanson dit des deux autres tiers, l’amour des parents et l’amour divin :
Au second tiers conviennent Noblesse et Merci ; et le premier est de telle élévation qu’au-dessus du ciel plane son pouvoir.
Cet Amour un en trois, ce principe féminin (Amor en provençal est du genre féminin) qui chez Dante va « mouvoir le ciel et toutes les étoiles », et dont Guiraut nous dit ici qu’il plane « au-dessus du ciel », n’est-ce point déjà la Divinité en soi des grands mystiques hétérodoxes, le Dieu d’avant la Trinité dont nous parlent la Gnose et Maître Eckhart, et plus précisément [p. 96] encore, le Dieu « suressentiel » qui selon Bernard de Chartres (vers 1150 !) « réside au-dessus des cieux », et dont « Noys » — de Noûs grec — est l’émanation intellectuelle et féminine ?
Et d’où viendrait, sinon, l’incertitude, voire le sentiment d’équivoque dont on ne peut se départir à la lecture de ces poèmes amoureux ? Il s’agit bien d’une femme réelle44 — le prétexte physique est là — mais comme dans le Cantique des Cantiques, le ton est réellement mystique. Les érudits nous ressassent leur formule : il n’y aurait là, « tout simplement », qu’une manie d’idéaliser la femme et l’amour naturel. Mais d’où provient donc cette manie ? D’une « humeur idéalisante » ?
Lisons plutôt ce cantique de Peire de Rogiers :
Âpre tourment je dois souffrirPour chagrin d’elle que j’ai si grandMon cœur ne s’en doit point défaireNi jamais joie, ni douce, ni bonne,Ne puis entrevoir en promesse :Cent joies aurais-je par prouesseN’en ferais rien, car ne sais vouloir qu’ELLE !
Et ce cri de Bernard de Ventadour :
Elle m’a pris mon cœur, elle m’a pris moi-même, elle m’a pris le monde, puis elle s’est elle-même dérobée à moi, ne me laissant que mon désir et mon cœur assoiffé !
Et ces deux strophes d’Arnaut Daniel — un noble qui se fit jongleur errant, et dont les romanistes assurent que les poèmes sont « vides de pensée » : n’y trouve-t-on pas la démarche précise de la mystique négative, et ses métaphores invariables ?
Je l’aime et la recherche de si grand cœur que, par excès de désir, je crois que je m’enlèverai tout désir si l’on peut rien perdre à force de bien aimer. [p. 97] Car son cœur submerge le mien tout entier d’un flot qui ne s’évapore plus…
Je ne veux ni l’Empire de Rome, ni qu’on m’en nomme le pape, si je ne dois pas faire retour vers elle pour qui mon cœur s’embrase et se fend. Mais si elle ne guérit pas mon tourment avec un baiser avant le Nouvel An, elle me détruit et elle se damne.
Il est temps maintenant de pousser à l’extrême l’intuition directrice de cette recherche.
Si la Dame n’est pas simplement l’Église d’Amour des cathares (comme ont pu le croire Aroux et Péladan), ni la Maria-Sophia des hérésies gnostiques (le Principe féminin de la divinité), ne serait-elle pas l’Anima, ou plus précisément encore : la part spirituelle de l’homme, celle que son âme emprisonnée dans le corps appelle d’un amour nostalgique que la mort seule pourra combler ?
Dans les Képhalaïa ou Chapitres de Manès45, on peut lire au chapitre X comment l’élu qui a renoncé au monde reçoit l’imposition des mains (ce sera chez les cathares le consolamentum, généralement donné à l’approche de la mort) ; comment il se voit de la sorte « ordonné » dans l’Esprit de Lumière ; comment, au moment de sa mort, la forme de Lumière, qui est son Esprit, lui apparaît et le console par un baiser ; comment son ange lui tend la main droite et le salue également d’un baiser d’amour ; comment enfin l’élu vénère sa propre forme de lumière, sa salvatrice.
Or, qu’attendait de la « Dame de ses pensées », inaccessible par essence, toujours placée « en trop haut lieu » pour lui46, le troubadour souffrant de l’amour vrai ? Un seul baiser, un seul regard, un seul salut.
[p. 98] Jaufré Rudel, au terme d’un amour conçu pour une femme qu’il n’a jamais vue, rejoignant enfin cette image après la traversée d’une mer, meurt dans les bras de la comtesse de Tripoli dès qu’il en a reçu un seul baiser de paix et le salut. Il s’agit d’une légende, mais tirée des poèmes qui chantent bel et bien « l’amour de loin ». Il y eut aussi des dames « réelles »… Mais le furent-elles, en vérité, plus que cet événement psychique ?
De l’énigme historique, dont plusieurs ont cru voir la solution dans l’hypothèse fort excitante d’une clandestinité de l’Église hérétique, dont les poètes eussent été les agents, nous passons maintenant au mystère d’une passion proprement religieuse, d’une conception mystique fortement attestée dans la vie même des âmes.
Essayons à nouveau de repérer, entre les pointes et les oscillations extrêmes de cette recherche, la réalité généralement intermédiaire, donc moins « claire » et moins « pure », du lyrisme courtois.
8.
Objections
Des deux chapitres qui précèdent, se dégagent, presque malgré moi, des conclusions dont l’importance risque de se mesurer au nombre d’objections qu’elles soulèveront. Je ne songe pas à esquiver des critiques que j’espère fécondes. Mais le lecteur me saura gré de tenir compte des doutes qui ont dû s’élever dans son esprit, et d’indiquer en bref par quelles raisons je crois pouvoir les surmonter.
On a dit et on me dira :
1° que la religion des cathares nous est encore mal connue et qu’il est donc au moins prématuré d’y voir la [p. 99] source (ou l’une des sources principales) du lyrisme courtois ;
2° que les troubadours n’ont jamais dit qu’ils suivaient cette religion, ou que c’était d’elle qu’ils parlaient ;
3° qu’au contraire l’amour qu’ils exaltent n’est que l’idéalisation ou la sublimation du désir sexuel ;
4° qu’on distingue mal comment, de la confuse combinaison de doctrines manichéennes et néo-platoniciennes, sur un fond de traditions celtibériques, aurait pu naître une rhétorique aussi précise que celle des troubadours.
Je répondrai dans l’ordre à ces critiques.
1. Religion mal connue
Si elle n’était pas connue du tout, le problème du lyrisme provençal resterait totalement obscur, comme il ressort de l’aveu même des romanistes. Or je le répète, je me refuse, pour ma part, à considérer comme absurde une poétique et une éthique de l’amour d’où sont issues, dans les siècles suivants, les plus belles œuvres de la littérature occidentale.
D’autre part, ce que l’on connaît aujourd’hui des croyances et des rites cathares suffit à établir sans plus de contestations possibles les origines manichéennes de l’hérésie. Or, si l’on se reporte à ce qui fut dit plus haut (II, 2) sur la nature essentiellement lyrique des dogmes manichéens en général, il apparaît qu’un supplément d’information, sur telle ou telle nuance ou altération qu’auraient reçue ces dogmes dans l’Église du Midi, n’apporterait pas grand-chose pour ou contre ma thèse. Ce ne sont pas des équivalences rationnelles et exactes du dogme qu’il faut chercher dans la rhétorique courtoise, mais bien le développement lyrique et psalmodique des symboles fondamentaux. De même, pour prendre un exemple moderne, le « sentiment chrétien » que l’on reconnaît chez un Baudelaire est autre chose qu’une transposition terme à terme des dogmes catholiques. C’est plutôt une certaine sensibilité (même formelle) qui [p. 100] serait inconcevable sans le dogme catholique ; à quoi s’ajoutent des éléments de vocabulaire et de syntaxe dont l’origine est nettement liturgique. On peut imaginer que les thèmes que nous avons relevés chez les poètes provençaux entretiennent avec le néo-manichéisme des relations d’un type analogue47.
Au surplus, la tonalité hérétique des lieux communs de la rhétorique courtoise devient sensible dès que l’on compare ces lieux communs à ceux de la poésie cléricale de l’époque. Un spécialiste aussi sceptique que Jeanroy n’a pas été sans le remarquer. Parlant de la lyrique abstraite des troubadours du xiiie siècle et de la confusion qu’elle favorise, de Dieu et de la Dame des pensées, il écrit : « Il n’y a là, dira-t-on, que figures de rhétorique sans conséquences. Soit. Mais les théories que les troubadours développaient avec une si grave application, ne sont-elles pas aux antipodes du christianisme ? Ne devaient-ils pas s’en apercevoir ? Et pourquoi n’y a-t-il dans leurs œuvres aucune trace de ce déchirement intérieur, de ce dissidio qui rend si pathétiques certains vers de Pétrarque ? »48
[p. 101]2. Les troubadours gardent le secret
À la thèse du catharisme secret des troubadours, plusieurs auteurs récents ont objecté que jamais un poète courtois n’avait « vendu la mèche » même une fois converti à l’orthodoxie catholique. C’est supposer chez l’homme du xiie siècle une forme de conscience qui ne pouvait être la sienne.
Si l’on essaie de se replacer dans l’atmosphère du Moyen Âge, on s’aperçoit que l’absence de signification symbolique d’une poésie serait un fait beaucoup plus scandaleux que ne peut l’être à nos yeux, par exemple, le symbolisme de la Dame. Dans l’optique de l’homme médiéval, toute chose signifie autre chose, comme dans les rêves, et cela sans qu’intervienne aucun effort de traduction conceptuelle. En d’autres termes, le médiéval n’a pas besoin de se formuler le sens des symboles qu’il emploie, ni d’en prendre une conscience distincte. Il est indemne de ce rationalisme qui nous permet, à nous autres modernes, d’isoler et d’abstraire de toute ambiance significative les objets que nous considérons49. L’un des meilleurs historiens des mœurs médiévales, J. Huizinga, nous propose sur ce point des exemples topiques ; celui, entre autres, du mystique Suso : « La vie de la chrétienté médiévale est, dans toutes ses manifestations, saturée de représentations religieuses. Pas de choses ou d’actions, si ordinaires soient-elles, dont on ne cherche constamment à établir le rapport avec la foi. Mais dans cette atmosphère de saturation, la tension religieuse, l’idée transcendantale, l’élan vers le sublime, ne peuvent être toujours présents. Viennent-ils à manquer, tout ce qui était destiné à stimuler la conscience religieuse dégénère en profane banalité, en choquant matérialisme à prétentions d’au-delà. [p. 102] Même chez un mystique de l’envergure d’un Henri Suso, le sublime nous semble parfois frôler le ridicule. Il est sublime quand, par piété envers la Vierge, il rend hommage à toutes les femmes et marche dans la boue pour laisser passer une pauvresse. Sublime encore, quand il suit les usages de l’amour profane et célèbre le jour de l’an et le premier mai en offrant une couronne et une chanson à sa fiancée, la Sagesse éternelle. Mais que penser du reste ? À table, il mange les trois quarts d’une pomme en l’honneur de la Trinité, et le dernier quart par amour pour la Mère céleste qui donnait à manger une pomme à son tendre enfant Jésus ; et ce dernier quart, il le mange avec la peau, parce que les petits garçons ne pèlent pas leurs pommes. Après Noël, au temps où l’Enfant est trop jeune pour manger des fruits, Suso ne mange pas ce dernier quart, mais l’offre à Marie qui le donnera à son fils. Il prend sa boisson en cinq traits pour les cinq plaies du Seigneur ; mais il double la cinquième gorgée parce que, du flanc de Jésus, coula du sang et de l’eau. Voilà la sanctification de la vie poussée à ses extrêmes limites. »50
Dira-t-on que l’on tombe ici du symbole dans l’allégorie ? Oui, mais par un excès visible. Le même auteur remarque un peu plus loin que « la naïve conscience religieuse de la multitude n’avait pas besoin de preuves intellectuelles en matière de foi : la seule présence d’une image visible des choses saintes suffisait à en démontrer la vérité » (p. 199). C’est dire que le « secret » des troubadours était en somme une évidence symbolique aux yeux des initiés et des sympathisants de l’Église d’Amour. Normalement, il ne serait venu à personne cette idée, strictement moderne, que les symboles, pour être valables, dussent être commentés et expliqués d’une manière non symbolique…
Une objection inverse a été faite : comment se peut-il que jamais un cathare converti n’ait dénoncé les troubadours comme propagateurs de l’hérésie ? La [p. 103] réponse me paraît aisée. Il est clair que les troubadours n’étaient nullement considérés comme des prédicateurs ni comme des militants ; au mieux comme des « croyants », et plus souvent encore comme de simples sympathisants. Ces distinctions, d’ailleurs, étaient bien moins tranchées qu’elles ne le seraient de nos jours. Ils chantaient, pour un public en majorité favorable à l’hérésie, une forme d’amour qui se trouvait correspondre (et répondre) à la situation morale très difficile résultant à la fois de la condamnation religieuse portée sur la sexualité par les Parfaits, et de la révolte naturelle contre la conception orthodoxe du mariage, récemment réaffirmée par la réforme grégorienne. Ils avaient donc à se garder à la fois contre la sévérité des Parfaits et contre celle des catholiques.
Toutefois, par suite de la situation particulière des hérétiques, l’on conçoit que certains d’entre eux aient voulu indiquer discrètement que leurs poèmes avaient un double sens précis, outre le symbolisme habituel et qui allait de soi. Dans ce cas, le symbole se double d’une allégorie, et prend un sens cryptographique. Je veux parler de l’école du trobar clus, déjà citée, et que M. Jeanroy définit en ces termes : « Un autre moyen (pour « embarrasser le lecteur ») consistait alors à recouvrir une pensée religieuse d’un vêtement profane, à appliquer à l’amour divin les formules consacrées par l’usage à l’expression de l’amour humain. »51 Le trobar clus ne serait ainsi qu’un jeu littéraire, un « tarabiscotage », « une perversion du goût singulière dans une littérature naissante », et qui au surplus « doit avoir d’autres causes », qu’on « ne se flatte pas de débrouiller ». (Op. cit., II, p. 16.)
[p. 104] Mais le troubadour Alegret l’a fort bien dit :
« Mon vers (poème) paraîtra insensé au sot s’il n’a pas double entendement… Si quelqu’un veut contredire ce vers, qu’il s’avance et je lui dirai comment il me fut possible d’y mettre deux (var. trois) mots de sens divers. » Cette manière d’embrouiller les sens (entrebescar disaient les Provençaux : entrelacer) s’expliquerait-elle par une « intention d’intriguer l’auditeur et de lui poser une énigme » ? On peut penser que les troubadours étaient mus par des passions moins puériles…
« J’entrelace des mots rares, sombres et colorés, pensivement pensif… », écrit Raimbaut d’Orange. Et Marcabru : « Pour sage je tiens sans nul doute celui qui dans mon chant devine ce que chaque mot signifie. » Il est vrai qu’il ajoute — boutade ou précaution ? — « car moi-même je suis embarrassé pour éclaircir ma parole obscure ».
Ici se poserait la plus grave question, mais elle demeure presque insoluble : comment les troubadours entendaient-ils leurs propres symboles ? Et d’une manière plus générale, quelle espèce de conscience avons-nous des métaphores que nous utilisons dans nos écrits ?52 Il ne faudrait pas oublier ce que l’on vient de dire sur la mentalité « naïvement » symbolique des médiévaux : leurs symboles n’étaient pas traduisibles en concepts prosaïques et rationnels. Ce n’est donc que sur le double sens allégorique que devrait porter la question… Et enfin toute cette poésie baignait dans l’atmosphère la plus chargée de passions. Les actions que nous rapportent les chroniqueurs du temps sont parmi les plus folles, les plus « surréalistes » qu’ait connues l’histoire de nos mœurs… Qu’on se rappelle ce seigneur jaloux qui tue le troubadour favori de sa femme, et fait servir le cœur de la victime sur un plat. La dame le [p. 105] mange sans savoir ce que c’est. Le seigneur le lui ayant dit : « Messire, répond la dame, vous m’avez donné à manger mets si savoureux que jamais plus ne mangerai rien d’autre ! » et elle se jette par la fenêtre du donjon. On admettra que cette atmosphère suffisait bien à des poètes pour « colorer » un symbolisme même dogmatique à l’origine.
3. L’Amour courtois serait une idéalisation de l’amour charnel
C’est la thèse la plus courante. On pourrait se borner à rappeler que le symbolisme médiéval procède généralement de haut en bas — de ciel en terre — ce qui réfute les conclusions modernes déduites du préjugé matérialiste. Mais il faut aller au détail.
Contre Wechssler, qui veut voir, lui aussi, dans la lyrique courtoise une expression de sentiments religieux de l’époque53, Jeanroy écrit : « Dans ces affirmations hardies, il y a du reste une erreur de fait aisée à relever : qu’à la longue, la chanson se soit vidée de son contenu initial, n’ait plus été qu’un tissu de formules creuses on le peut admettre. Mais au début et jusqu’à la fin du xiie siècle il n’en était pas ainsi : chez les poètes de cette époque, l’expression du désir charnel est si vive et parfois si brutale qu’il est vraiment impossible de se tromper sur la nature de leurs aspirations. »
Si c’est le cas, on se demande d’où vient la gêne et l’« agacement » de l’auteur lorsqu’il est obligé de reconnaître l’équivoque des expressions courtoises et leurs résonances mystiques. « II est certain — doit-il avouer — que les idées religieuses d’une époque influent généralement sur la conception qu’on se fait de l’amour, et surtout que le vocabulaire de la galanterie se règle sur celui de la dévotion. Du jour où adorer devient synonyme d’aimer, cette métaphore en entraîne une quantité d’autres. » Mais alors pourquoi rejeter sans discussion [p. 106] l’ouvrage de Wechssler, qui soutient que les « théories amoureuses du Moyen Âge ne sont qu’un reflet de ses idées religieuses » ? Et pourquoi vouloir à tout prix que les poèmes des troubadours comportent des notations « réalistes » et des descriptions précises de la Dame aimée, alors qu’ailleurs on leur reproche de ne recourir jamais qu’à des épithètes stéréotypées ?
Jaufré Rudel, prince de Blaye, dit très nettement que sa Dame est une création de son esprit, et qu’elle s’évanouit avec l’aube. Ailleurs, c’est la « princesse lointaine » qu’il veut aimer. Cependant M. Jeanroy s’inquiète de trouver dans ses poèmes « des détails qui paraissent nous plonger dans la réalité et que rien n’explique ». Exemples donnés : « Je suis en doute au sujet d’une chose et mon cœur est dans l’angoisse : c’est que tout ce que le frère me refuse, j’entends la sœur me l’octroyer. » D’autre part, Rudel « décrit » ainsi sa Dame : elle a le corps « gras, delgat et gen ». Or la première phrase, où Jeanroy veut voir un trait biographique, détient un sens mystique évident : « Ce que le corps me refuse, l’âme me l’octroie » (par exemple, car il y a d’autres sens encore que celui-ci, qui est franciscain avant la lettre). Et quant aux épithètes « réalistes » qui décriraient une dame « réelle », on les retrouve parfaitement identiques chez une centaine d’autres poètes ! (Ce qui a fait dire à je ne sais plus quel érudit qu’il semblerait que toute la poésie des troubadours fût l’œuvre d’un seul auteur louant une Dame unique !) Où est alors cette expression « vive et brutale » d’un désir évidemment charnel ? Dans la crudité de certains termes ? Mais elle était courante et naturelle avant le puritanisme bourgeois. L’argument est anachronique.
Voici par contre un document de poids à l’appui de la thèse symboliste. Raimbaut d’Orange écrit un poème sur les femmes. Si vous voulez faire leur conquête, dit-il, soyez brutaux, « donnez-leur des coups de poing sur le nez » (est-ce assez « cru » ?), forcez-les : car c’est cela qu’elles aiment.
[p. 107] Quant à moi, conclut-il, si je me comporte autrement, c’est que je ne me soucie pas d’aimer. Je ne veux pas me gêner pour les femmes, pas plus que si toutes étaient mes sœurs ; c’est pourquoi je suis envers elles humble, complaisant, loyal et doux, tendre, respectueux et fidèle… Je n’aime rien, sauf cet anneau qui m’est cher, parce qu’il a été au doigt… Mais je m’aventure trop : assez, ma langue ! Car trop parler est pis que péché mortel.
Or nous avons de ce même Raimbaut d’Orange d’admirables poèmes à la louange de la Dame. Et nous savons par ailleurs que l’anneau (échangé par Tristan et Iseut) est le signe d’une fidélité qui justement n’est pas celle des corps. Soulignons enfin ce fait capital : que les vertus de la cortezia : humilité, loyauté, respect et fidélité envers la Dame, sont ici rapportées expressément au refus de l’amour physique. Au surplus, nous verrons plus tard les poèmes de Dante être d’autant plus passionnés et « réalistes » dans leurs images que Béatrice s’élèvera davantage dans une hiérarchie d’abstractions mystiques, figurant d’abord la philosophie, puis la Science, puis la Science sacrée.
Un petit fait encore : deux des plus ardents parmi les troubadours à louer les beautés de leur Dame, Arnaut Daniel et l’Italien Guinizelli, sont placés au chant XXIV du Purgatoire dans le cercle des sodomistes !54
Mais tout cela nous amène à reconnaître enfin la réelle complexité d’un problème dont nous avons souligné jusqu’ici, non sans une volontaire partialité, l’un des aspects seulement, et le plus contesté. On a trop longtemps cru que la cortezia était une simple idéalisation de l’instinct sexuel. À l’inverse, il serait excessif de [p. 108] soutenir que l’idéal mystique sur quoi elle se fondait à l’origine fût toujours et partout observé ; ou qu’il fût en soi univoque. L’exaltation de la chasteté produit presque toujours des excès luxurieux. Sans nous attarder aux accusations de débauche que beaucoup ont portées contre les troubadours — l’on sait au vrai peu de chose de leurs vies — nous rappellerons l’exemple de sectes gnostiques, qui condamnaient aussi la création, et en particulier l’attrait des sexes, mais déduisaient de cette condamnation une morale étrangement débridée. Les carpocratiens par exemple interdisaient la procréation, mais par ailleurs divinisaient le sperme.55
Il est probable que des excès de ce genre se produisirent aussi chez les cathares, et plus encore chez leurs disciples peu disciplinés, les troubadours. Des accusations horrifiantes figurent à cet égard dans les registres de l’Inquisition. Notons toutefois qu’elles sont souvent contradictoires. Ainsi l’on affirme tantôt que les cathares tiennent pour innocentes les voluptés les plus grossières, tantôt qu’ils réprouvent le mariage et tout commerce sexuel, licite ou non. Mais des accusations semblables furent portées contre toutes les religions nouvelles, sans excepter le christianisme primitif. Et il est juste de citer ici le jugement d’un dominicain qui eut l’occasion de fouiller dans les archives du saint Office, et qui s’exprime ainsi au sujet des cathares d’Italie, ou patarins ; « Malgré toutes mes recherches, dans les procédures dressées par nos frères, je n’ai pas trouvé que les hérétiques « consolés » se livrassent en Toscane à des actes énormes ni qu’il se commît jamais parmi eux, surtout entre hommes et femmes (?), des excès sensuels. Or, si les religieux ne se sont pas tus par modestie, ce qui ne me paraît pas croyable de la part d’hommes qui faisaient attention à tout, leurs erreurs étaient plutôt des erreurs d’intelligence que de sensualité. »56
[p. 109] Retenons donc ceci, qui nuance notre schéma : si les erreurs de la passion — au sens précis que je donne à ce mot — sont d’origine religieuse et mystique, il est certain qu’elles se trouvent flatter, par cela même qu’elles veulent le transcender, l’instinct sexuel, ou comme dit Platon dans le Banquet : « l’amour de gauche ».
Tout ceci m’amène à conclure — quels qu’aient pu être mes scrupules à l’origine — que le lyrisme courtois fut au moins inspiré par l’atmosphère religieuse du catharisme57. C’est là une thèse minimum en apparence. Mais sitôt admise, elle me paraît tout à la fois impliquer et expliquer bien davantage.
Pour nous faciliter une représentation analogique de ce processus minimum d’inspiration et d’influence, prenons un exemple moderne. Un exemple dont je crois pouvoir dire que les données sont entièrement énumérables et très profondément connues (au sens total) par plusieurs hommes de ma génération : je veux parler du surréalisme et de l’influence de Freud sur ce mouvement.
Supposons l’historien futur de notre civilisation détruite : il a devant les yeux quelques poèmes surréalistes, il a pu les traduire et les dater. Par ailleurs, il n’ignore pas qu’à l’époque du surréalisme florissait une école psychiatrique dont on n’a pu retrouver les ouvrages : le fascisme, survenu peu après, les ayant tous détruits à cause de leur inspiration sémite. Du moins sait-on par les pamphlets de ses adversaires que cette école proposait une théorie érotique des rêves. Or les poèmes surréalistes conservés et traduits ne paraissent présenter aucun sens, et l’on se plaint de leur monotonie ; toujours les mêmes images érotiques et sanglantes, la même rhétorique exaltée, et ne dirait-on pas qu’ils [p. 110] n’ont qu’un seul auteur, etc. Mais peut-être, proposent certains, décrivent-ils simplement des rêves ? Peut-être même sont-ils des rêves écrits ? Les spécialistes demeurent sceptiques. Un littérateur « peu sérieux » imagine alors l’hypothèse d’une influence de la psychanalyse sur l’ensemble du surréalisme : coïncidence des dates, analogie de thèmes fondamentaux… Les spécialistes du xxe siècle haussent les épaules : Prouvez cela par des documents ! — Vous savez bien qu’il n’en existe plus. — Dans ce cas, il convient de surseoir à toute hypothèse cohérente. En attendant, le bon sens suffit à démontrer :
1° que le peu de choses que nous savons de la psychanalyse n’autorise pas à faire de cette doctrine la source des textes connus. (Il semble bien que Freud ait été avant tout un savant ; qu’il ait soutenu une théorie de la libido ; et qu’il ait pris une attitude déterministe : or le surréalisme fut une école littéraire avant tout ; on ne retrouve le terme de libido dans aucun des poèmes subsistants ; et ces poèmes sont de tendance idéaliste-anarchisante) ;
2° que les surréalistes n’ont jamais dit dans leurs poèmes qu’ils étaient les disciples du freudisme ;
3° qu’au contraire la liberté qu’ils exaltent est celle que devaient nier tous les psychanalystes ;
4° qu’enfin l’on distingue mal comment, d’une science qui se donnait pour objet l’analyse et la cure des névroses, aurait pu naître une rhétorique de la folie, c’est-à-dire un défi à toute science en général et à toute science psychiatrique en particulier…
Or il se trouve que nous savons exactement, nous autres hommes du xxe siècle, comment toutes ces choses improbables se sont réellement produites ; nous savons que les initiateurs du mouvement surréaliste ont lu Freud et l’ont vénéré ; nous savons que, sans lui, leurs théories et leur lyrisme eussent été tout différents ; nous savons que ces poètes n’éprouvaient nul besoin et n’avaient pas la possibilité de parler de libido dans leurs poèmes ; nous savons même que c’est à la faveur d’une [p. 111] erreur initiale sur la portée exacte de la doctrine de Freud (déterministe-positiviste) qu’ils ont pu en tirer les éléments de leur lyrisme (ce dernier trait me paraît capital pour l’analogie que je propose) ; et nous savons enfin qu’il a suffi que quelques-uns des chefs de cette école lisent Freud : les disciples se sont bornés à imiter la rhétorique des maîtres… (Appendice 6).
En outre, on aperçoit, par cet exemple, que l’action d’une doctrine sur des poètes s’exerce moins par influence directe qu’à la faveur d’une certaine ambiance de scandale, de snobisme et d’intérêt, suscitée par les dogmes centraux. Ce qui explique pas mal d’erreurs, variations et contradictions chez les poètes influencés. D’où résulte qu’un surcroît d’informations sur la nature exacte des théories de Freud, loin de fournir aux savants futurs les apaisements qu’ils seront en droit d’attendre, paraîtra contredire la thèse de mon littérateur « peu sérieux ». (Eppur ! C’est lui qui aura raison contre les « vingtiémistes » chevronnés de son temps.)
On a remarqué qu’à l’objection n° 4 je n’ai répondu jusqu’ici que d’une manière tout indirecte et allusive. C’est qu’elle mérite un traitement particulier et nous engage dans un nouveau chapitre.
9.
Les mystiques arabes
Comment de la confuse combinaison de doctrines plus ou moins chrétiennes, manichéennes et néo-platoniciennes eût-il pu naître une rhétorique aussi précise que celle des troubadours ? C’est l’argument que les romanistes ont coutume d’opposer à l’interprétation religieuse de l’art courtois.
Or il se trouve que, dès le ixe siècle, une synthèse non moins « improbable » de manichéisme iranien, de néo-platonisme et d’islamisme s’était bel et bien opérée en Arabie, et de plus, s’était exprimée par une poésie religieuse dont les métaphores érotiques offrent les plus frappantes analogies avec les métaphores courtoises.
[p. 112] Lorsque Sismondi avança l’hypothèse d’une influence arabe sur la lyrique provençale, A. W. Schlegel lui répondit qu’il fallait ignorer à la fois la poésie provençale et l’arabe pour soutenir un pareil paradoxe. Mais Schlegel prouvait de la sorte que cette double ignorance était précisément son fait. On l’excusera d’ailleurs si l’on tient compte de l’état des études arabisantes à son époque.
Des travaux plus récents ont décrit en détail l’histoire et l’œuvre, dès le ixe siècle, dans l’islam, d’une école de mystiques poètes qui devaient avoir plus tard pour principales illustrations al-Hallaj, Ruzhbehan de Shiraz et Sohrawardi d’Alep, troubadours de l’Amour suprême, chantres courtois de l’Idée voilée, objet aimé mais en même temps symbole du Désir divin.
Sohrawardi (mort en 1191) voyait dans Platon — qu’il connaissait par Plotin, Proclus et l’école d’Athènes — un continuateur de Zoroastre. Son néo-platonisme était par ailleurs très fortement pénétré de représentations mythiques iraniennes. En particulier, il empruntait aux doctrines avestiques — dont s’était inspiré Manès — l’opposition du monde de la Lumière et du monde des Ténèbres, dont on a vu qu’elle est fondamentale pour les cathares. Et tout cela se traduisait — tout comme chez les cathares encore — par une rhétorique amoureuse et chevaleresque, dont les titres de quelques traités mystiques de cette école donnent une idée : le Familier des Amants, le Roman des Sept Beautés…
Il y a plus. À l’occasion de ces traités, les mêmes disputes théologiques se produisirent, qui devaient renaître un peu plus tard dans le Moyen Âge occidental. Elles se compliquent d’ailleurs du fait que l’islam contestait que l’homme pût aimer Dieu (comme l’ordonne le sommaire évangélique de la Loi). Une créature finie ne peut aimer que le fini. Il en résulta que les mystiques furent obligés de recourir à des symboles [p. 113] dont le sens restait secret. (Ainsi la louange du vin, dont l’usage était interdit, devint le symbole de la divine ivresse d’amour.) Mais compte tenu de cette difficulté particulière — qui n’est d’ailleurs pas sans rapport avec la situation courtoise — nous retrouvons en Occident et dans le Proche-Orient les mêmes problèmes.
L’orthodoxie musulmane, pas plus que la catholique, ne pouvait admettre qu’il y eût en l’homme une part divine dont l’exaltation aboutît à la fusion de l’âme et de la Divinité. Or le langage érotico-religieux des poètes mystiques tendait à établir cette confusion du Créateur et de la créature. Et l’on accusa ces poètes de manichéisme déguisé, sur la foi de leur langage symbolique. Al-Hallaj et Sohrawardi devaient même payer de leur vie cette accusation d’hérésie.58
Il est bien émouvant de constater que tous les termes d’une pareille polémique s’appliquent au cas des troubadours, et plus tard, nous le verrons, mutatis mutandis, au cas des grands mystiques occidentaux, de Maître Eckhart à Jean de la Croix.
Une brève revue des thèmes « courtois » de la mystique arabe fera sentir à quelles profondeurs le parallélisme trouve ses origines, et jusque dans quels détails il se poursuit.
a) Sohrawardi nomme les amants des Frères de la Vérité, « appellation s’adressant à des amants mystiques qui s’entendent dans une idéalisation, commune » et fondent ainsi une communauté — comparable à l’Église d’Amour des cathares. [p. 114]
b) selon le manichéisme iranien, dont s’inspiraient les mystiques de l’école illuminative de Sohrawardi, une jeune fille éblouissante attend le fidèle à la sortie du pont Chinvat et lui déclare : « Je suis toi-même ! » Or selon certains interprètes de la mystique des troubadours, la Dame des pensées ne serait autre que la part spirituelle et angélique de l’homme, son vrai moi. Ce qui pourrait nous orienter vers une compréhension nouvelle de ce que nous appelions le « narcissisme de la passion » (à propos de Tristan, chap. VIII du Livre Ier).
c) Le Familier des Amants est construit sur l’allégorie du « Château de l’Âme » et de ses différents étages et loges. Dans l’une de ces loges habite un personnage qui se nomme l’Idée voilée. Elle « connaît les secrets qui guérissent et c’est d’elle que l’on apprend la magie ». (L’Iseut celtique était aussi une magicienne, « objet de contemplation, spectacle mystérieux ».) Dans le Château de l’Âme habitent d’autres personnages allégoriques, tels que Beauté, Désir et Angoisse, le Renseigné, le Probateur, le Bien connu : comment ne pas songer au Roman de la Rose ? Et le symbolisme chevaleresque se retrouve dans l’ouvrage de Nizami de Ganja : le Roman des Sept Beautés, qui conte les aventures de sept jeunes filles vêtues aux couleurs des planètes et que visite un roi-chevalier.
Nous retrouverons le Château de l’Âme parmi les symboles préférés d’un Ruysbroek et d’une sainte Thérèse…
d) Dans un poème du « sultan des amoureux », Omar Ibn Al Faridh — pour prendre un exemple entre cent — l’auteur décrit la passion terrible qui l’envoûte :
Mes concitoyens, étonnés de me voir esclave, ont dit : Pourquoi ce jeune homme a-t-il été pris de folie ?
Et que peuvent-ils dire de moi, sinon que je m’occupe de Nou’m ? Oui, en vérité, je m’occupe de Nou’m.
Quand Nou’m me gratifie d’un regard, cela m’est égal que Sou’da ne soit pas complaisante.59
[p. 115] « Nou’m » est le nom conventionnel de la femme aimée, et signifie ici Dieu. Or les troubadours nommaient aussi la Dame de leurs pensées d’un nom conventionnel ou senhal, derrière lequel nos érudits s’épuisent à retrouver des personnages historiques…
e) La salutation est le salut que l’initié voulait donner au Sage, mais que celui-ci, prévenant, donne le premier (Sohrawardi : le Bruissement de l’aile de Gabriel), c’est un des thèmes constants du lyrisme des troubadours, puis de Dante et enfin de Pétrarque. Tous ces poètes attachent au « salut » de la Dame une importance apparemment démesurée, mais qui s’explique fort bien si l’on prend garde au sens liturgique du salut.
f) Les mystiques arabes insistent sur la nécessité de garder le secret de l’Amour divin. Ils dénoncent sans relâche les indiscrets qui voudraient s’enquérir des mystères sans y participer de toute leur foi. À l’interrogation d’un impatient : « Qu’est-ce que le soufisme ? » Al-Hallaj répond : « Ne t’attaque pas à Nous, regarde notre doigt que nous avons déjà teint dans le sang des amants. » De plus, les indiscrets sont soupçonnés d’intentions mauvaises : ce sont eux qui dénoncent les amants à l’autorité orthodoxe, c’est-à-dire qui révèlent à la censure dogmatique le sens secret des allégories.
Or dans la plupart des poèmes provençaux apparaissent des personnages qualifiés de losengiers (médisants, indiscrets, espions) et que le troubadour couvre d’invectives. Nos savants commentateurs ne savent trop que faire de ces encombrants losengiers, et tentent de s’en débarrasser en affirmant que les amants du xiie siècle tenaient énormément au secret de leurs liaisons (ce qui les distinguerait, sans doute, des amants de tous les autres siècles ?).
g) Enfin, la louange de la mort d’amour est le leitmotiv du lyrisme mystique des Arabes. Ibn Al Faridh :
Le repos de l’amour est une fatigue, son commencement une maladie, sa fin la mort.[p. 116] Pour moi cependant la mort par amour est une vie ; je rends grâce à ma Bien-aimée de me l’avoir offerte.Celui qui ne meurt pas de son amour ne peut en vivre.
C’est ici le cri même de la mystique occidentale mais aussi du lyrisme provençal et de Tristan. C’est l’oraison jaculatoire de sainte Thérèse : Je meurs de ne pas mourir !
Al-Hallaj disait :
En me tuant vous me ferez vivre, car pour moi c’est mourir que de vivre, et vivre que de mourir.
La vie, c’est en effet le jour terrestre des êtres contingents et le tourment de la matière ; mais la mort, c’est la nuit de l’illumination, l’évanouissement des formes illusoires, l’union de l’Âme et de l’Aimé, la communion avec l’Être absolu.
Aussi Moïse est-il pour les mystiques arabes le symbole du plus grand Amant, puisqu’en exprimant le désir de voir Dieu sur le Sinaï, il exprima le désir de sa mort. Et l’on conçoit que le terme nécessaire de la voie illuminative d’un Sohrawardi, d’un Hallaj, ait été le martyre religieux au sommet de la joy d’amour :
Al-Hallaj se rendait au supplice en riant. Je lui dis : Maître qu’est cela ? Il répondit : Telle est la coquetterie de la Beauté attirant à elle les amoureux.60
On sait enfin que l’amour platonique fut révéré par une tribu dont le prestige était grand dans le monde arabe, celle des Banou Odrah où l’on mourait d’amour à force d’exalter le désir chaste, selon le verset du Coran : «
Celui qui aime, qui s’abstient de tout ce qui est
[p. 117]
interdit, qui garde son amour secret, et qui meurt de son secret, celui-là meurt martyr.
»
« L’amour odrih » devint, jusqu’en Andalousie, le nom même de l’amour qui va s’appeler courtois dans le Midi, puis remonter vers le nord celtique, à la rencontre de Tristan…
Peut-on prouver que la poétique arabe a réellement influencé la cortezia ? Renan écrit en 1863 : « Un abîme sépare la forme et l’esprit de la poésie romane de la forme et de l’esprit de la poésie arabe. » Un autre savant, Dozy, déclare à cette époque qu’on n’a pas prouvé l’influence arabe sur les troubadours, « et qu’on ne la prouvera pas ». Ce ton péremptoire fait sourire.
De Bagdad à l’Andalousie, la poésie arabe est une, par la langue et l’échange continu. L’Andalousie touche aux royaumes espagnols, dont les souverains se mêlent à ceux du Languedoc et du Poitou. L’épanouissement du lyrisme andalou aux xe et xie siècles nous est aujourd’hui bien connu. La prosodie précise du zadjal est celle-là même que reproduit le premier troubadour, Guillaume de Poitiers, dans cinq sur onze des poèmes de lui qui nous restent. Les « preuves » de l’influence andalouse sur les poètes courtois ne sont plus à faire61. Et je pourrais ici remplir des pages de citations d’Arabes et de Provençaux dont nos grands spécialistes de « l’abîme qui sépare » auraient parfois peine à deviner de quel côté des Pyrénées elles furent écrites. La cause est entendue. Mais voici ce qui m’importe.
L’on assiste au xiie siècle dans le Languedoc comme dans le Limousin, à l’une des plus extraordinaires [p. 118] confluences spirituelles de l’Histoire. D’une part, un grand courant religieux manichéen, qui avait pris sa source en Iran, remonte par l’Asie Mineure et les Balkans jusqu’à l’Italie et la France, apportant sa doctrine ésotérique de la Sophia-Maria et de l’amour pour la « forme de lumière ». D’autre part, une rhétorique hautement raffinée, avec ses procédés, ses thèmes et personnages constants, ses ambiguïtés renaissant toujours aux mêmes endroits, son symbolisme enfin, remonte de l’Irak des soufis platonisants et manichéisants jusqu’à l’Espagne arabe, et passant par-dessus les Pyrénées, trouve au Midi de la France une société qui, semble-t-il, n’attendait plus que ces moyens de langage pour dire ce qu’elle n’osait et ne pouvait avouer ni dans la langue des clercs, ni dans le parler vulgaire. La poésie courtoise est née de cette rencontre.
Et c’est ainsi qu’au dernier confluent des « hérésies » de l’âme et de celles du désir, venues du même Orient par les deux rives de la mer civilisatrice, naquit le grand modèle occidental du langage de l’amour-passion.
10.
Vue d’ensemble du phénomène courtois
Revenant après de longues années sur les problèmes soulevés par les pages qui précèdent, j’éprouve le besoin de rassembler ici tout un faisceau d’observations nouvelles. Le lecteur va juger si elles infirment, ou si au contraire elles élargissent pour mieux l’asseoir ma thèse originelle que je réitère : sur la liaison profonde entre la cortezia et l’atmosphère religieuse du catharisme.
On aura sans doute remarqué que je n’indiquais plus haut que par analogies la nature des relations possibles entre une mystique, une conception religieuse, ou simplement une théorie de l’homme — et une forme lyrique déterminée. (Rapports entre le soufisme et la poésie courtoise des Arabes ; influence de Freud sur l’école surréaliste.) Les polémiques parfois fort vives provoquées par ma thèse, plus ou moins bien comprise62, [p. 119] les découvertes multipliées depuis quinze ans par les spécialistes de l’amour courtois, du catharisme et du manichéisme, et peut-être l’expérience vécue autant que de nouvelles recherches personnelles, tout cela m’amène aujourd’hui à une conception de la cortezia à peine moins « historique » que celle que j’esquissais plus haut, mais sans doute plus psychologique.
Je rappelais la relation de fait (lieux et dates remarquablement identiques) entre cathares et troubadours. Je me risquais à dire : il y a là quelque chose, et l’absence de rapports entre ces gens me paraîtrait plus étonnante encore que n’importe quelle hypothèse, « sérieuse » ou non, sur la nature de ces rapports. Mais je me gardais de démontrer le détail précis des influences, à la manière de beaucoup d’historiens pour qui le réel n’est défini que par des documents écrits. J’irai maintenant un peu plus loin, mais dans mon sens, non dans le leur. Je ne prétends pas fonder sur pièces une de ces solutions textuelles et « scientifiques » après quoi, comme le dit Jaspers, « la question ne s’arrête plus devant le mystère et perd stupidement son existence dans la réponse ». Je voudrais au contraire approfondir, tout en la précisant autant qu’il est possible, la problématique de l’amour courtois — parce que je la crois vitale pour l’Occident moderne, et pour notre conduite morale et religieuse.
Je vais donc poser quelques faits, comme un piège. J’éviterai à la fois d’indiquer des relations de cause à effet, et de formuler expressément des conclusions que [p. 120] l’on pourrait citer hors du contexte — accords sans clé — et sur lesquelles critiques et lecteurs trop pressés se jetteraient en criant : « Des preuves ! » ou « Comme c’est vrai ! »
1. La Révolution psychique du xiie siècle. — Une hérésie néo-manichéenne, venue du Proche-Orient par l’Arménie et la Bulgarie bogomile, celle des « bonshommes » ou cathares, ascètes condamnant le mariage mais fondant une « Église d’Amour », opposée à l’Église de Rome63, envahit rapidement la France, de Reims au Nord et des confins de l’Italie jusqu’à l’Espagne, pour rayonner de là sur toute l’Europe.
Dans le même temps, d’autres mouvements hétérodoxes agitent le peuple et le clergé. Opposant aux prélats ambitieux et aux pompes sacrales de l’Église un spiritualisme épuré, ils aboutissent parfois, plus ou moins consciemment, à des doctrines naturalistes et même matérialistes avant la lettre. Le « qui veut faire l’ange fait la bête » semble illustré par leurs excès ; mais ceux-ci traduisent bien plutôt la nature révolutionnaire des problèmes qui surgissent dans l’époque, l’inordinatio profonde du siècle, dont les plus grands saints et les plus grands docteurs subissent et souffrent la passion au moins autant qu’ils ne parviennent à la transmuer en vertus et en vérités théologiques : saint Bernard de Clairvaux et Abélard sont les pôles de ce drame dans l’Église, et au niveau de la spéculation. Mais hors de l’Église, dans ses marges, dans le peuple auquel ces disputes paraissent lointaines ou incompréhensibles, les oscillations s’amplifient. D’Henri de Lausanne et Pierre de Bruys jusqu’à un Amaury de Bène et aux frères ortliebiens de Strasbourg, tous condamnent le mariage [p. 121] — que par ailleurs, le pape-moine Grégoire VII vient d’interdire aux prêtres. En revanche, beaucoup professent que l’homme étant divin, rien de ce qu’il fait avec son corps — cette part du diable — ne saurait engager le salut de son âme : « Point de péché au-dessous du nombril ! » précise un évêque dualiste, excusant ainsi la licence favorisée ou tolérée par plusieurs sectes.
Une forme toute nouvelle de poésie naît dans le midi de la France, patrie cathare : elle célèbre la Dame des pensées, l’idée platonicienne du principe féminin, le culte de l’Amour contre le mariage, en même temps que la chasteté.
Saint Bernard de Clairvaux se met en campagne pour combattre le catharisme, fonde un ordre ascétique orthodoxe, face à celui des « bonshommes » ou Parfaits, puis oppose à la cortezia la mystique de l’Amour divin.
De nombreux commentaires du Cantique des Cantiques sont écrits pour les nonnes des premiers couvents de femmes, de l’abbaye de Fontevrault si proche du premier troubadour — c’est le comte Guillaume de Poitiers — jusqu’au Paraclet d’Héloïse. Cette mystique épithalamique se retrouve à la fois chez Bernard de Clairvaux, Hughes de Saint-Victor et Abélard lui-même.
Héloïse et Abélard vivent d’abord, puis publient largement, en poèmes courtois et en lettres, le premier grand roman d’amour-passion de notre histoire.
Jaufré Rudel va mourir dans les bras de la comtesse de Tripoli, « princesse lointaine » qu’il aime sans l’avoir jamais vue.
Et Joachim de Flore annonce que l’Esprit-Saint, dont l’ère est imminente, s’incarnera dans une Femme.
Tout cela se passe dans la réalité, ou dans les imaginations qui la conforment, aux lieux et au temps où se nouent la légende et le mythe de la passion mortelle : Tristan.
À cette montée puissante et comme universelle de l’Amour et du culte de la Femme idéalisée, l’Église et le clergé ne pouvaient manquer d’opposer une croyance et [p. 122] un culte qui répondissent au même désir profond, surgi de l’âme collective. Il fallait « convertir » ce désir, tout en se laissant porter par lui, mais comme pour mieux le capter dans le courant puissant de l’orthodoxie64. De là les tentatives multipliées, dès le début du xiie siècle, pour instituer un culte de la Vierge. Marie reçoit généralement, dès cette époque, le titre de regina coeli, et c’est en Reine désormais que l’art va la représenter. À la « Dame des Pensées » de la cortezia, on substituera « Notre-Dame ». Et les ordres monastiques qui apparaissent alors sont des répliques aux ordres chevaleresques : le moine est « chevalier de Marie ». En 1140, à Lyon, les chanoines établissent une fête de l’Immaculée Conception de Notre-Dame. Saint Bernard de Clairvaux eut beau protester dans une lettre fameuse contre « cette fête nouvelle que l’usage de l’Église ignore, que la raison n’approuve pas, que la tradition n’autorise point… et qui introduit la nouveauté, sœur de la superstition, fille de l’inconstance ». Et saint Thomas eut beau, cent ans plus tard, écrire de la manière la plus précise : « Si Marie eût été conçue sans péché, elle n’aurait pas eu besoin d’être rachetée par Jésus-Christ. » Le culte de la Vierge répondait à une nécessité d’ordre vital pour l’Église menacée et entraînée… La papauté, plusieurs siècles plus tard, ne put que sanctionner un sentiment qui n’avait pas attendu le dogme pour triompher dans tous les arts.
Enfin, voici un dernier trait dont on verra qu’il est tout impossible de le rattacher latéralement aux précédents. C’est au xiie siècle que s’atteste en Europe une modification radicale du jeu d’échecs, originaire de l’Inde. Au lieu des quatre rois qui dominaient le jeu [p. 123] primitif, on voit la Dame (ou Reine) prendre le pas sur toutes les pièces, sauf sur le Roi, celui-ci se trouvant d’ailleurs réduit à sa moindre puissance d’action réelle, tout en demeurant l’enjeu final et le personnage sacré (Appendice 7).
2. Œdipe et les dieux. — Freud désigne du nom d’Œdipe le complexe composé dans l’inconscient par l’agressivité du fils contre le père (obstacle à l’amour pour la mère) et par le sentiment de culpabilité qui en résulte. Le poids de l’autorité patriarcale réduit le fils au conformisme social et moral ; le poids de l’interdit lié à la mère (donc au principe féminin) inhibe l’amour : tout ce qui touche à la femme reste « impur ». Ce complexe de sentiments œdipiens est d’autant plus contraignant que la structure sociale est plus solide, la puissance du père plus assurée, et le dieu dont le père tient ses pouvoirs plus révéré.
Imaginons maintenant un état de la société où le principe de cohésion se relâche ; où la puissance économique détenue par le père se voit divisée ; où la puissance divine se divise elle-même, soit en une pluralité de dieux, comme en Grèce, soit en un couple dieu-déesse, comme en Égypte, soit enfin comme dans le manichéisme, en un Dieu bon qui est pur esprit et un Démiurge qui domine la matière et la chair. La compulsion qui créait le complexe œdipien faiblit d’autant. La haine pour le père se concentre sur le démiurge et sur son œuvre : matière, chair, sexualité procréatrice, — tandis qu’un sentiment d’adoration purifiée peut se porter sur le Dieu-Esprit. En même temps, l’amour pour la femme se trouve partiellement libéré : il peut enfin s’avouer sous la forme d’un culte rendu à l’archétype divin de la femme, à condition que cette Déesse-Mère ne cesse pas d’être virginale, qu’elle échappe donc à l’interdit maintenu sur la femme de chair. L’union mystique avec cette divinité féminine devient alors une participation à la puissance légitime du Dieu lumineux, un « endieusement », c’est-à-dire [p. 124] littéralement un enthousiasme libérateur unifiant l’être, le « consolant »65.
3. Une illustration. — Au xiie siècle, l’on assiste dans le Midi de la France à un relâchement notable du lien féodal et patriarcal (partage égal des domaines entre tous les fils, ou « pariage », d’où perte d’autorité du Suzerain) ; à une sorte de pré-Renaissance individualiste ; à l’invasion d’une religion dualiste ; enfin, à cette montée puissante du culte de l’Amour, dont je viens de rappeler les manifestations.
Nous voici donc devant une réalisation (ou épiphanie dans l’Histoire) du phénomène que nous venons d’imaginer au paragraphe précédent.
Si nous cherchons à nous représenter la situation psychique et éthique de l’homme en ce temps-là, nous constatons d’abord qu’il se trouve impliqué bon gré mal gré dans la lutte qui divise profondément la société, les pouvoirs, les familles, et les individus eux-mêmes : celle qui oppose l’hérésie partout présente et l’orthodoxie romaine battue en brèche. Du côté cathare, le mariage et la sexualité sont condamnés sans rémission par les Parfaits ou « consolés », mais demeurent tolérés dans le cas des simples croyants, c’est-à-dire de l’immense majorité des hérétiques. Du côté catholique, le mariage est tenu pour sacrement, cependant qu’il repose en fait sur des bases d’intérêt matériel et social, et se voit imposé aux époux sans qu’il soit tenu compte de leurs sentiments.
En même temps, le relâchement de l’autorité et des pouvoirs ménage, comme nous l’avons vu, une possibilité nouvelle d’admettre la femme, mais sous le couvert d’une idéalisation, voire d’une divinisation du principe féminin. Ce qui ne peut qu’aviver la contradiction entre les idéaux (eux-mêmes en conflit !) et la réalité vécue. La psyché [p. 125] et la sensualité naturelles se débattent entre ces attaques convergentes, ces condamnations antithétiques, ces contraintes théoriques et pratiques, ces libertés très obscurément pressenties dans leur fascinante nouveauté…
C’est au cœur de cette situation inextricable, c’est comme une résultante de tant de confusions qui devaient s’y nouer, qu’apparaît la cortezia, « religion » littéraire de l’Amour chaste, de la femme idéalisée, avec sa « piété » particulière, la joy d’amors, ses « rites » précis, la rhétorique des troubadours, sa morale de l’hommage et du service, sa « théologie » et ses disputes théologiques, ses « initiés », les troubadours, et ses « croyants », le grand public cultivé ou non, qui écoute les troubadours et fait leur gloire mondaine dans toute l’Europe. Or nous voyons cette religion de l’amour ennoblissant célébrée par les mêmes hommes qui persistent à tenir la sexualité pour « vilaine » ; et nous voyons souvent dans le même poète un adorateur enthousiaste de la Dame, qu’il exalte, et un contempteur de la femme, qu’il rabaisse : qu’on se rappelle seulement les vers d’un Marcabru ou d’un Raimbaut d’Orange, cités plus haut (au chap. 8).
Chose curieuse, les troubadours chez lesquels nous constatons cette contradiction ne s’en plaignent pas ! On dirait qu’ils ont trouvé le secret d’une conciliation vivante des inconciliables. Ils semblent refléter, mais en la surmontant, la division des consciences (elle-même productrice de mauvaise conscience), dans la grande masse d’une société partagée non seulement entre la chair et l’esprit, mais encore entre l’hérésie et l’orthodoxie, et au sein même de l’hérésie, entre l’exigence des Parfaits et la vie réelle des Croyants…
Citons là-dessus l’un des plus sensibles interprètes modernes de la cortezia, René Nelli : « Presque toutes les dames du Carcassès, du Toulousain, du Foix, de l’Albigeois étaient « croyantes » et savaient — bien qu’elles fussent mariées — que le mariage était condamné par leur Église. Beaucoup de troubadours — [p. 126] cela n’est pas douteux — étaient cathares ou, du moins, très au courant des idées qui étaient dans l’air depuis deux-cents ans. Dans tous les cas, ils chantaient pour des châtelaines, dont il fallait apaiser par des chansons la mauvaise conscience, et qui leur demandaient non pas tant une illusion d’amour sincère qu’un antipode spirituel au mariage où elles avaient été contraintes. »
Le même auteur ajoute qu’à son avis, « il n’est pas question de voir dans la chasteté, ainsi feinte, une habitude réelle ni un reflet des mœurs », mais seulement « un hommage « religieux » (et formaliste) rendu par l’imperfection à la perfection », c’est-à-dire par les troubadours et par les croyants inquiets à la morale des Parfaits.
Mais enfin, dit le sceptique d’aujourd’hui, que peut bien signifier au concret cette « chasteté » prônée par des jongleurs ? Et comment expliquer le succès si rapide d’une prétendue morale à ce point ambiguë, dans un Languedoc, une Italie du Nord, une Germanie rhénane, une Europe tout entière enfin, où les passions « religieuses » et la théologie n’occupaient tout de même pas le plus clair de la vie, et n’avaient tout de même pas supprimé toute espèce d’impulsions naturelles ?
Les modernes, en effet, depuis Rousseau, s’imaginent qu’il existe une sorte de nature normale, à laquelle la culture et la religion seraient venues surajouter leurs faux problèmes… Cette illusion touchante peut les aider à vivre, mais non pas à comprendre leur vie. Car tous, tant que nous sommes, sans le savoir, menons nos vies de civilisés dans une confusion proprement insensée de religions jamais tout à fait mortes, et rarement tout à fait comprises et pratiquées ; de morales jadis exclusives mais qui se superposent ou se combinent à l’arrière-plan de nos conduites élémentaires ; de complexes ignorés mais d’autant plus actifs ; et d’instincts hérités bien moins de quelque nature animale que de coutumes totalement oubliées, devenues traces ou cicatrices mentales, tout inconscientes et, de ce fait, aisément confondues avec l’instinct. Elles furent tantôt des artifices cruels, tantôt [p. 127] des rites sacrés ou des gestes magiques, parfois aussi des disciplines profondes élaborées par des mystiques lointaines à la fois dans le temps et dans l’espace.
4. Une technique de la « chasteté ». — À partir du vie siècle se répand rapidement dans l’Inde entière, tant hindouiste que bouddhiste, une école ou mode religieuse dont l’influence s’épanouira pendant des siècles. « Du point de vue formel, le tantrisme se présente comme une nouvelle manifestation triomphante du shaktisme. La force secrète (shakti) qui anime le cosmos et soutient les dieux (en premier lieu Shiva et Bouddha)… est fortement personnifiée : c’est la Déesse, Épouse et Mère… Le dynamisme créateur revient à la Déesse… Le culte se concentre autour de ce principe cosmique féminin ; la méditation tient compte de ses « pouvoirs », la délivrance devient possible par la shakti… Dans certaines sectes tantriques, la femme devient elle-même une chose sacrée, une incarnation de la Mère. L’apothéose religieuse de la femme est commune d’ailleurs à tous les courants mystiques du Moyen Âge indien… Le tantrisme est par excellence une technique, bien que fondamentalement il soit une métaphysique et une mystique… La méditation éveille certaines forces occultes qui dorment en chaque homme et qui, une fois éveillées, transforment le corps humain en un corps mystique. »66 Il s’agit, par le cérémonial du yoga tantrique (contrôle de la respiration, répétitions de mantras ou formules sacrées, méditation sur des mandatas ou images enfermant les symboles du monde et des dieux) de transcender la condition humaine.
Le tantrisme bouddhique trouve des analogies précises dans le hatha yoga hindou, technique du contrôle du corps et de l’énergie vitale. C’est ainsi que certaines postures (mudras) décrites par le hatha yoga ont pour but « d’utiliser comme moyen de divinisation et ensuite d’intégration, d’unification finale, la fonction par excellence [p. 128] humaine, celle-là même qui détermine le cycle incessant des naissances et des morts, la fonction sexuelle »67.
Ainsi parle Shiva68 : « Pour mes dévots, je vais décrire le geste de l’Éclair (vajroli mudra) qui détruit la Ténèbre du monde et doit être tenu pour le secret des secrets. » Les précisions données par le texte font allusion à une technique de l’acte sexuel sans consommation, car « celui qui garde (ou reprend) sa semence dans son corps, qu’aurait-il à craindre de la mort ? » comme le dit un upanishad.
Dans le tantrisme, la maithuna (union sexuelle cérémonielle) devient un exercice yogique. Mais la plupart des textes qui la décrivent « sont écrits dans un langage intentionnel, secret, obscur, à double sens, dans lequel un état de conscience est exprimé par un terme érotique »69 — ou l’inverse aussi bien. À tel point « qu’on ne peut jamais préciser si maithuna est un acte réel ou simplement une allégorie ». De toute manière, le but est le « suprême grand bonheur… la joie de l’anéantissement du moi ». Et cette « béatitude érotique », obtenue par l’arrêt non du plaisir mais de son effet physique, est utilisée comme expérience immédiate pour obtenir l’état nirvanique. « Autrement, nous rappellent les textes, le dévot devient la proie de la triste loi karmique, comme n’importe quel débauché. »
Mais la femme, dans tout cela ? Elle reste objet d’un culte. Considérée comme « source unique de joie et de repos, l’amante synthétise toute la nature féminine, elle est mère, sœur, épouse, fille… elle est le chemin du salut »70. Ainsi le tantrisme apporte cette nouveauté qui consiste à « expérimenter la transsubstantialisation du corps humain à l’aide de l’acte même qui, pour [p. 129] n’importe quel ascétisme, symbolise l’état par excellence du péché et de la mort : l’acte sexuel »71. Mais l’acte est toujours décrit comme étant celui de l’homme. La femme reste passive, impersonnelle, pur principe, sans visage et sans nom.
Une école mystique du tantrisme tardif, le Sahajiyâ, « amplifie l’érotique rituelle jusqu’à des proportions étonnantes… On y accorde une grande importance à toute sorte d’« amour » et le rituel de maithuna apparaît comme le couronnement d’un lent et difficile apprentissage ascétique… Le néophyte doit servir la « femme dévote » pendant les quatre premiers mois, comme un domestique, dormir dans la même chambre qu’elle, puis à ses pieds. Pendant les quatre mois suivants et tout en continuant à la servir comme avant, il dort dans le même lit, du côté gauche. Pendant encore quatre mois, il dormira du côté droit, après ils dormiront enlacés, etc. Tous ces préliminaires ont pour but « l’autonomisation » de la volupté — considérée comme l’unique expérience humaine qui peut réaliser la béatitude nirvanique et la maîtrise des sens, i. e. l’arrêt séminal »72.
Des pratiques similaires sont prescrites par le taoïsme, mais en vue de prolonger la jeunesse et la vie en économisant le principe vital73, plutôt que de conquérir la liberté spirituelle par la déification du corps. La « chasteté » tantrique consiste donc à faire l’amour sans le faire, à rechercher l’exaltation mystique et la béatitude à travers une Elle qu’il s’agit de « servir » en posture humiliée, mais en gardant cette maîtrise de soi dont la perte pourrait se traduire par un acte de procréation, lequel ferait retomber le chevalier servant dans la réalité fatale du Karma.
5. La joie d’amour. — En contraste indéniable avec ces textes mystiques et cette abstruse technique psycho-physiologique, [p. 130] citons maintenant quelques chansons de « légers troubadours méridionaux », grands seigneurs amateurs ou jongleurs besogneux, que les romanistes unanimes nous décrivent comme de purs « rhétoriqueurs »74.
D’Amour, je sais qu’il donne aisément grande joie à celui qui observe ses lois, dit le premier des troubadours connus, Guillaume, septième comte de Poitiers et neuvième duc d’Aquitaine, qui mourut en 1127. Dès le début du xiie siècle, ces « lois d’Amour » sont donc déjà fixées, comme un rituel. Ce sont Mesure, Service, Prouesse, Longue Attente, Chasteté, Secret et Merci, et ces vertus conduisent à la Joie, qui est signe et garantie de Vray Amor.
Voici Mesure et Patience :
De courtoisie peut se vanter celui qui sait garder Mesure… Le bien-être des amoureux consiste en Joie, Patience et Mesure… J’approuve que ma dame me fasse longtemps attendre et que je n’aie point d’elle ce qu’elle m’a promis. (Marcabru.)
Voici le Service de la Dame :
Prenez ma vie en hommage, belle de dure merci, pourvu que vous m’accordiez que par vous au ciel je tende ! (Uc de Saint-Circ.)
Chaque jour je m’améliore et me purifie, car je sers et révère la plus gente dame du monde. (Arnaut Daniel.)
(De même, le troubadour arabe Ibn Dawoud disait : « La soumission à l’aimée est la marque naturelle d’un homme courtois. »)
Voici la Chasteté :
Celui qui se dispose à aimer d’amour sensuel se met en guerre avec lui-même, car le sot après avoir vidé sa bourse fait triste contenance ! (Marcabru.)
[p. 131] Écoutez ! Sa voix (d’Amour) paraîtra douce comme le chant de la lyre, si seulement vous lui coupez la queue75 (Marcabru.)
Chasteté délivre de la tyrannie du désir en portant le Désir (courtois) à l’extrême :
Par excès de désir, je crois que je me l’enlèverai, si l’on peut rien perdre à force de bien aimer. (Arnaut Daniel.)
(De même, Ibn Dawoud louait la chasteté pour son pouvoir « d’éterniser le désir ».)
C’est au comble de l’amour (vrai) et de sa « joie » que Jaufré Rudel se sent le plus éloigné de l’amour coupable et de son « angoisse ». Il va plus loin dans la libération : la présence physique de l’objet aimé lui deviendra bientôt indifférente :
J’ai une amie, mais je ne sais qui elle est, car jamais de par ma foi je ne la vis… et je l’aime fort… Nulle joie ne me plaît autant que la possession de cet amour lointain.
La « joie d’Amour » n’est pas seulement libératrice du désir dominé par Mesure et Prouesse, elle est aussi fontaine de Jouvence :
Je veux garder (ma dame) pour me rafraîchir le cœur et renouveler mon corps, si bien que je ne puisse vieillir… Celui-là vivra cent ans qui réussira à posséder la joie de son amour. (Guillaume de Poitiers.)
Je n’ai cité que des poètes de la première et de la seconde génération des troubadours (1120 à 1180 environ). Au xiiie siècle, ceux de la dernière génération expliciteront ce que leurs modèles avaient chanté. « Ce n’est plus de l’amour courtois, si on le matérialise ou si la Dame se rend comme récompense », écrit Daude de Prades, qui cependant ne craint pas de donner des [p. 132] précisions sur les gestes érotiques que l’on peut se permettre avec cette Dame. Et Guiraut de Calanson :
Dans le palais où elle siège (la Dame) sont cinq portes : celui qui peut ouvrir les deux premières passe aisément les trois autres, mais il lui est difficile d’en sortir, il vit dans la joie, celui qui peut y rester. On y accède par quatre degrés très doux, mais là n’entrent ni vilains ni malotrus, ces gens-là sont logés dans le faubourg, lequel occupe plus de la moitié du monde.
Celui que l’on nomme parfois le dernier troubadour, Guiraut Riquier, donnera de ces vers le commentaire suivant :
« Les cinq portes sont Désir, Prière, Servir, Baiser et Faire, par où Amour périt. » Les quatre degrés sont « honorer, dissimuler, bien servir, patiemment attendre »76.
Quant à Faux Amour, il se voit vertement dénoncé par Marcabru et ses successeurs, en des termes qui peuvent éclairer indirectement sur la nature de l’amour vrai ou du moins sur certains de ces aspects. Et tout d’abord, dit Marcabru, « Il lie partie avec le diable, celui qui couve Faux Amour ». (Et en effet, le diable n’est-il pas le père de la création matérielle… et de la procréation, selon le catharisme ?) Les adversaires du [p. 133] vrai Amour sont les « homicides, traîtres, simoniaques, enchanteurs, luxurieux, usuriers… les maris trompeurs, les faux juges et les faux témoins, les faux prêtres, faux abbés, fausses recluses et faux reclus »77. Ils seront détruits, « soumis à toute ruine », et tourmentés en enfer.
Noble Amour a promis qu’il en serait ainsi, là sera la lamentation des désespérés.
Ah ! noble Amour, source de bonté, par qui le monde entier est illuminé, je te crie merci. Contre ces clameurs gémissantes, défends-moi, de peur que je ne sois retenu là-bas (en enfer) ; en tous lieux je me tiens pour ton prisonnier et, réconforté par toi sur toutes choses, j’espère que tu seras mon guide.
Enfin, contre certains des troubadours qui sans doute abusaient trop souvent des ambiguïtés ménagées par le « service » d’amour courtois, Cercamon n’hésite pas à écrire en mettant les points sur les i : « Ces troubadours, en mêlant la vérité au mensonge, corrompent les amants, les femmes et les époux. Ils vous disent qu’Amour va de travers, et c’est pourquoi les maris deviennent jaloux et les dames sont dans l’angoisse… Ces faux servants font qu’un grand nombre abandonnent Mérite et éloignent d’eux Jeunesse. »
Quelles que soient les réalités ou l’absence de réalités « matérielles » qui aient pu correspondre, en ces temps, à de telles précisions de langage, la rhétorique courtoise et son système de vertus, de péchés, de louanges et d’interdits, demeure un fait patent : il suffit de lire. Elle va servir aux romanciers du Nord, ceux du cycle d’Arthur, du Graal, et de Tristan, pour décrire des actions et des drames, et non plus seulement pour chanter ce que l’on pourrait encore tenir, chez les troubadours du Midi, pour une pure fantasmagorie sentimentale.
[p. 134] ] 6. Excuse aux historiens. — Je ne crois guère à l’histoire « scientifique » comme critère des réalités qui m’intéressent dans cet ouvrage. Je lui laisse le soin d’affirmer que telle « filiation » reste indémontrable « dans l’état actuel de nos connaissances », reste donc incroyable jusqu’à nouvel avis. Je cherche un sens, donc des analogies illustratives et illuminatives. Et je ne prétends aucunement confirmer une thèse quelconque en appelant l’attention du lecteur sur certains faits que la « science sérieuse » tient aujourd’hui pour établis. Simplement, je les crois de nature à nourrir l’imagination. Voici deux de ces faits sur quoi l’on peut rêver.
La Pancha Tantra, recueil de contes bouddhistes, fut traduite au vie siècle du sanscrit en pehlevi, par un médecin de Chosroès Ier, roi de Perse. De là, on peut suivre son progrès rapide vers l’Europe à travers une série de traductions en syriaque, en arabe, en latin, en espagnol, etc. Au xviie siècle, La Fontaine la lira en français, dans une nouvelle traduction du persan faite sur une ancienne version arabe.
Le périple du Roman de Barlaam et Josaphat est encore plus surprenant. Sous sa forme connue de nos jours, c’est l’histoire romancée de l’évolution spirituelle qui conduit Josaphat, prince indien, à découvrir et adopter le christianisme, dont les mystères lui sont communiqués par le « bonhomme » Barlaam. La version qui nous est restée, en provençal du xive siècle, quoique orthodoxe dans les grandes lignes, porte des traces indiscutables de manichéisme. Selon l’école néocathare française, les hérétiques du xiie siècle auraient connu une version non amendée par les catholiques, et plus proche de l’original. Que cette hypothèse soit un jour vérifiée ou non, il n’en reste pas moins que l’origine manichéenne du Roman est attestée par les fragments de son texte original (en langage ouigour du viiie siècle) retrouvés dans le Turkestan oriental. Et l’on peut suivre la transformation des noms hindous « Baghavan » et « Boddisattva » (le Bouddha) en « Barlaam » et « Josaphat », [p. 135] en passant par les formes arabes « Balawhar va Budhâsaf » (var. Yudhâsaf).
Innombrables sont les exemples de relations entre l’Orient et l’Occident médiéval. J’ai choisi ces deux cas, solidement attestés, parce qu’ils réfutent le préjugé moderne en vertu duquel toute communication entre le tantrisme ou le manichéisme bouddhiste et les hérésies du Midi doit apparaître « hautement fantaisiste et improbable ».
7. En lieu et place de conclusions définitives. — L’amour courtois ressemble à l’amour encore chaste — et d’autant plus brûlant — de la première adolescence. Il ressemble aussi à l’amour chanté par les poètes arabes, homosexuels pour la plupart, comme le furent plusieurs troubadours. Il s’exprime dans des termes qui seront repris par presque tous les grands mystiques de l’Occident. Il nous semble parfois se réduire à des fadaises sophistiquées, dans le goût des petites cours du Moyen Âge. Il peut être purement rêvé, et beaucoup se refusent à y voir autre chose qu’un tournoi verbal. Il peut traduire aussi les réalités précises, mais non moins ambiguës, d’une certaine discipline érotico-mystique dont l’Inde, la Chine et le Proche-Orient surent les recettes. Tout cela me paraît vraisemblable, tout cela peut être « vrai » aux divers sens du mot, et simultanément, et de plusieurs manières. Tout cela nous aide à mieux comprendre — si rien ne suffit à l’« expliquer » — l’amour courtois.
Au terme de l’espèce de contre-enquête à laquelle je viens de me livrer, et compte tenu des objections les plus sensées que firent à ma thèse minima les partisans d’écoles au moins diverses, me voici ramené par une sorte de spirale au-dessus de mes premières constatations : l’amour courtois est né au xiie siècle, en pleine révolution de la psyché occidentale. Il a surgi du même mouvement qui fit remonter au demi-jour de la conscience et de l’expression lyrique de l’âme, le Principe Féminin de la shakti, le culte de la Femme, de la Mère, [p. 136] de la Vierge. Il participe de cette épiphanie de l’Anima, qui figure à mes yeux, dans l’homme occidental, le retour d’un Orient symbolique. Il nous devient intelligible par certaines de ses marques historiques : sa relation littéralement congénitale avec l’hérésie des cathares, et son opposition sournoise ou déclarée au concept chrétien du mariage. Mais il nous resterait indifférent s’il n’avait gardé dans nos vies, au travers des nombreux avatars dont nous allons décrire la procession, une virulence intime, perpétuellement nouvelle.
11.
De l’Amour courtois au roman breton
Remontons maintenant du Midi vers le nord : nous découvrons dans le roman breton — Lancelot, Tristan et tout le cycle arthurien — une transposition romanesque des règles de l’amour courtois et de sa rhétorique à double sens. « C’est du contact des légendes exotiques avec les idées courtoises que naquit le premier roman courtois », écrit M. E. Vinaver. Ces légendes « exotiques », c’étaient les vieux mystères sacrés des Celtes, plus qu’à demi oubliés d’ailleurs par un Béroul ou un Chrétien de Troyes, et quelques éléments de mythologie grecque.
On a longtemps polémisé sur l’autonomie relative des deux littératures du Nord et du Midi. Il semble bien que la question soit actuellement résolue : c’est bien le Midi roman qui a donné son style et sa doctrine de l’amour aux « romanciers » du cycle de la Table ronde. Et l’on peut suivre les voies de cette transmission dans les documents historiques.
Aliénor de Poitiers, quittant sa cour d’amour languedocienne, avait épousé Louis VII, puis en l’an 1154, Henri II Plantagenêt, roi d’Angleterre78. Elle emmenait [p. 137] avec elle ses troubadours. C’est par elle et par eux entre autres que les trouvères anglo-normands reçurent le code et le secret de l’amour courtois79. Chrétien de Troyes déclare tenir le fond et l’esprit de ses romans de la comtesse Marie de Champagne, célèbre par sa cour d’amour où le mariage fut condamné. Chrétien avait écrit un Roman de Tristan dont les manuscrits sont perdus. Béroul était Normand, Thomas était Anglais. Et en retour, la légende de Tristan se répandit très largement dans le Midi.
Cette interaction si rapide peut s’expliquer par une ancienne parenté entre le Midi précathare et les Celtes gaéliques et bretons. Nous avons vu que la religion druidique, d’où sont issues les traditions des bardes et filids, enseignait une doctrine dualiste de l’Univers, et faisait de la femme un symbole du divin.
Et c’est dans le fonds celtibérique que l’hérésie chrétienne des « purs » a puisé certains traits de sa mythologie. Que celle-ci ait revêtu chez les poètes du Nord des couleurs assombries et plus tragiques, c’est naturel. Taranis, dieu du ciel orageux, supplante Lug, dieu du ciel lumineux. Et bien que la doctrine courtoise rejoignît et fît resurgir d’anciennes traditions autochtones, elle n’en était pas moins pour les trouvères une chose apprise : d’où les erreurs qu’ils commirent bien souvent.
Il est d’ailleurs extrêmement délicat de préciser les causes et l’importance exacte de ces erreurs. Est-ce un défaut d’initiation ? Est-ce une tradition imparfaite ? Ou encore une tendance hérétique au sein de l’hérésie même, un essai plus ou moins sincère de retour vers l’orthodoxie80 ? Ou simplement, une « profanation » des thèmes courtois, que les trouvères auraient utilisés sans grands scrupules à d’autres fins que les troubadours ? [p. 138] Dans l’attente de recherches plus approfondies sur tous ces points, bornons-nous à remarquer que les romans bretons sont tantôt plus « chrétiens » et tantôt plus « barbares » que les poèmes des troubadours, dont ils sont cependant inspirés de la manière la plus incontestable.
Nous ne savons si Chrétien de Troyes a bien compris les lois d’amour que lui enseignait Marie de Champagne. Nous ne savons dans quelle mesure il a voulu que ses romans fussent des chroniques secrètes de l’Église persécutée (thèse de Rahn, Péladan et Aroux) ou de simples allégories illustrant la morale et la mystique courtoise (comme j’inclinerais à le penser). Toutes les hypothèses sont permises en l’absence de documents dont on voit bien pourquoi ils font défaut : trop d’intérêts se trouvaient ligués contre la diffusion de l’hérésie, sans parler de sa volonté de demeurer ésotérique. Quoi qu’il en soit, Chrétien de Troyes a notablement déformé la signification des mythes qu’il conte.
La légende du Graal, par exemple : Suhtschek y voit un mythe manichéen venu de l’Iran ; Otto Rahn une chronique déguisée des cathares. (Parzival, fils d’Herzeloïde, femme du Castis, chez Wolfram d’Eschenbach, serait le comte Ramon Roger Trencavel, fils d’Adélaïde de Carcassonne et d’Alphonse le Chaste, roi d’Aragon. — Trencavel signifie : « qui tranche bellement », et Wolfram traduit le nom de Parzival par « Schneid mitten durch » ; « perce bellement ».) Ces deux interprétations se contredisent bien moins qu’elles ne se complètent81. Elles ont l’avantage décisif de rendre [p. 139] compte de bien des bizarreries de la légende et de son attirail symbolique. Faut-il penser, avec un transcripteur moderne, qu’« il est fort vraisemblable que Chrétien de Troyes n’était pas instruit du sens païen et secret de ces traits mystérieux qu’il rapportait »82 ? Ou bien se vit-il contraint de déguiser ce sens, en sorte que seuls les initiés pussent démêler la fantaisie et la doctrine, l’ornement romanesque et la chronique réelle ? Si ce fut le cas, il n’y réussit que trop bien, puisque Robert de Boron, son continuateur, n’hésite pas à christianiser les symboles jusqu’à faire du Graal le vase qui reçut le sang du Christ, et de la Table ronde une sorte d’autel pour la Sainte-Cène. Cependant, même dans le grand roman de Lancelot (qui date de 1225 environ) le symbolisme et l’allégorie sont évidents, si saugrenues que puissent paraître les interprétations que donne l’auteur lui-même, après chaque épisode. Il est une de ces interprétations que je crois utile de citer, car l’origine cathare y transparaît nettement, malgré l’ignorance de l’auteur. Lancelot errant par la haute forêt parvient à un carrefour. Il hésite entre le chemin de gauche et celui de droite Il s’engage dans celui de gauche, malgré l’avertissement gravé sur une croix qui se dresse devant lui. Bientôt survient un chevalier à l’armure blanche qui le renverse de son cheval et le dépouille de sa couronne. Lancelot tout déconfit rencontre un prêtre et se confesse. « Je vous dirai la signifiance de ce qui vous est advenu, dit le prud’homme. La voie de droite que vous avez dédaignée au carrefour était celle de la chevalerie terrienne, où vous avez longtemps triomphé ; celle de gauche était la voie de la chevalerie célestielle, et il ne s’agit plus là de tuer des hommes et d’abattre des champions par force d’armes : il s’agit des choses spirituelles. Et vous y prîtes la couronne d’orgueil : c’est [p. 140] pourquoi le chevalier vous renversa si facilement, car il représentait justement le péché que vous veniez de commettre. »83
Libre après cela aux historiens de la littérature de parler d’aventures incroyables, de merveilleux facile, de naïvetés touchantes, de fraîcheur primitive, etc. « Poèmes incohérents, personnages sans caractères ni couleurs, mannequins dont les froides aventures s’enchaînent à l’infini », nous dit de ces légendes l’un de leurs meilleurs adaptateurs modernes ! Ainsi s’est répandue l’opinion fort étrange que les poètes bretons n’étaient en somme que des amuseurs un peu niais, dont le succès demeure incompréhensible à notre esprit si pénétrant et averti. Un peu plus de pénétration nous ferait voir au contraire que la vraie barbarie est dans la conception moderne du roman, photographie truquée de faits insignifiants, alors que le roman breton procède d’une cohérence intime dont nous avons perdu jusqu’au pressentiment. En vérité, tout « signifie », dans ces aventures merveilleuses, tout est symbole ou délicate allégorie, et seuls les ignorants s’arrêtent à l’apparence puérile du conte, destinée justement à masquer le sens profond aux regards superficiels, non avertis.
Mais quand bien même les trouvères seraient inférieurs aux troubadours dans la connaissance mystique, ils n’ont pas introduit dans leurs romans que des erreurs. Ils ont traité un thème nouveau, celui de l’amour physique, c’est-à-dire de la faute. (Et j’entends bien la faute au sens « courtois », non pas au sens de la morale chrétienne.) Les ouvrages de Chrétien de Troyes [p. 141] ne sont pas seulement des poèmes d’amour, comme on le répète, mais de véritables romans. C’est qu’à la différence des poèmes provençaux, ils s’attachent à décrire les trahisons de l’amour, au lieu d’exprimer seulement l’élan de la passion dans sa pureté mystique. Le point de départ de Lancelot — comme de Tristan — c’est le péché contre l’amour courtois, la possession physique d’une femme réelle, la « profanation » de l’amour. Et c’est à cause de cette faute initiale que Lancelot ne trouvera pas le Graal, et sera cent fois humilié quand il errera dans la voie céleste. Il a choisi la voie terrienne, il a trahi l’Amour mystique, il n’est pas « pur ». Seuls les « purs » et les vrais « sauvages » comme Bohor, Perceval et Galaad parviendront à l’initiation. Il est clair que la description de ces errements et de leurs punitions exigeait la forme du récit, et non plus de la simple chanson.
Dans Tristan, la faute initiale est douloureusement rachetée par une longue pénitence des amants. C’est pourquoi le roman finit « bien » — au sens de la mystique cathare — c’est-à-dire aboutit à la double mort volontaire.84
Ainsi s’explique par des raisons spirituelles la formation d’un genre nouveau — le roman — qui ne [p. 142] deviendra proprement littéraire que par la suite, quand il se détachera du mythe provisoirement exténué — au début du xviie siècle.
12.
Des mythes celtiques au roman breton
Tristan nous apparaît comme le plus purement courtois des romans bretons, en ce sens que la part épique — combats et intrigues — y est réduite au minimum, tandis que le développement tragique de la doctrine religieuse détermine à lui seul la courbe puissante et simple du récit.
Mais en même temps, Tristan est le plus « breton » des romans courtois, en ce sens qu’on y trouve incorporés des éléments religieux et mythiques d’origine très nettement celtique, bien plus nombreux et plus exactement identifiables que dans les romans de la Table ronde.
Hubert note très bien à propos de la littérature galloise que « c’est un miracle qu’elle contienne des éléments de religion brittonique : elle s’est formée dans un pays chrétien, romanisé, puis colonisé par les Irlandais »85. Le miracle est cependant attesté par un grand nombre d’incidents mis en œuvre par Béroul et Thomas, et qui ne trouvent d’explication que dans les récentes découvertes de l’archéologie celtique. À vrai dire, le pouvoir poétique de ces éléments religieux était tel qu’on s’explique assez bien leur survivance, même dans un monde qui avait perdu la foi des druides, et oublié le sens de leurs mystères.
Dans le cycle des légendes irlandaises, nous trouvons un grand nombre de récits qui racontent le voyage d’un héros au pays des morts. Ce héros, Bran, Cuchulainn, [p. 143] ou Oisin, « est attiré par une mystérieuse beauté : il s’embarque sur une barque magique » et parvient à une terre merveilleuse. « Il se lasse à la fin de ce séjour, veut revenir. C’est finalement pour mourir »86. Nous avons là l’origine évidente de la première navigation à l’aventure de Tristan malade, en quête du baume magique.
D’autre part, plusieurs récits de ce cycle irlandais figurent les prototypes assez exacts des situations du Roman de Tristan. Par exemple, dans l’idylle tragique de Diarmaid et Grainne, les deux amants se sauvent dans la forêt où le mari les poursuit. Dans Bailé et Aillin, ils se donnent rendez-vous en un lieu désert, où la mort les précède, empêchant leur réunion « car il était prédit par les druides qu’ils ne se rencontreraient pas dans leur vie, mais qu’ils se rencontreraient après la mort, pour ne jamais se séparer »87.
Il serait aisé de multiplier ces comparaisons littéraires. Mais certains traits de mœurs nous incitent à des rapprochements plus précis. On se rappelle que Tristan, après la mort de ses parents, fut élevé à la cour du roi Marc son oncle. Or il était fréquent, chez les plus anciens Celtes, que l’on confiât les enfants « à la garde d’un personnage qualifié dans une grande maison, la maison des hommes ». Ils y recevaient l’enseignement d’un druide, et se trouvaient mis à l’abri des femmes. « Cette institution qu’on appelle généralement du nom anglo-normand de fosterage s’est maintenue en pays celtique : nous trouvons les enfants confiés à des parents nourriciers, à l’égard desquels ils contractent de véritables liens de parenté, attestés par le fait qu’un certain nombre de personnages portent dans l’indication de leur filiation le nom de leur père nourricier… On recherchait comme pères nourriciers soit les membres de la famille maternelle, soit… des druides. »88
[p. 144] Tristan élevé par Marc, son oncle maternel, devient ainsi, en vertu du fosterage, le « fils » du roi. (Les psychanalystes ne manqueront pas de voir dans la liaison malheureuse de Tristan et d’Iseut le résultat d’un complexe œdipien : à quoi s’oppose toutefois le fait que les « pères nourriciers » avaient souvent jusqu’à cinquante fils juridiques (le lien était donc assez faible), et surtout le fait que l’inceste était assez bien toléré chez les Celtes, comme l’attestent de nombreux documents.)
La coutume du potlatch, don rituel ou plutôt échange de dons ostentatoires, accompagné de surenchère, subsiste également dans Tristan et les romans de la Table ronde. On y voit un grand nombre d’aventures débuter par une promesse « en blanc » faite par le roi à quelque damoiselle qui lui demande un don, sans dire lequel. Il s’agit en général d’un service très périlleux. « Les tournois, note Hubert, font certainement partie de ce vaste système de concurrence et de surenchère. » (II, p. 234.)
Enfin, l’on sait que les jeunes Celtes au moment de la puberté, donc au sortir de la maison des hommes, devaient accomplir un exploit (meurtre d’un étranger ou chasse glorieuse) pour acquérir le droit de se marier : le combat contre le Morholt, dans Tristan, illustre exactement cette coutume, sans faire d’ailleurs la moindre allusion à son origine sacrée.
Tous ces faits rendent vraisemblable la conclusion d’Hubert : à savoir que la mythologie celtique s’est transmise au cycle courtois non par des voies proprement religieuses, mais par le culte plus profane des héros et de leurs prouesses, remplaçant peu à peu les dieux dans les légendes populaires.
Gaston Paris remarquait avec profondeur que le roman de Tristan et d’Iseut rend un son particulier, qui ne se trouve guère dans la littérature du Moyen Âge, et il l’expliquait par l’origine celtique de ces poèmes. [p. 145] C’est par Tristan et par Arthur que le plus clair et le plus précieux du génie celtique s’est incorporé à l’esprit européen. (Hubert, II, p. 336.)
Ce « son particulier », que Bédier sut faire rendre à sa moderne transcription de la légende, est si nettement sensible à notre cœur qu’il nous met en mesure d’isoler l’élément non celtique, donc proprement courtois qui provoqua, au xiie siècle, la constitution de notre mythe.
Qu’on lise l’une après l’autre une légende irlandaise et la légende de Béroul ou de Thomas : et l’on verra que d’un côté, c’est une fatalité tout extérieure qui provoque la catastrophe, tandis que de l’autre, c’est la volonté secrète, mais infaillible, des deux amants mystiques. Dans les légendes celtiques, c’est l’élément épique qui commande l’action et le dénouement, tandis que dans les romans courtois, c’est la tragédie intérieure.
Enfin, l’amour celtique (en dépit de la sublimation religieuse de la femme par les druides) est avant tout l’amour sensuel89. Le fait que dans certaines légendes cet amour s’oppose secrètement à l’amour religieux orthodoxe, et se voit donc contraint de s’exprimer par des symboles ésotériques, aide à comprendre que le fond breton se soit si aisément adapté au symbolisme du roman courtois. Mais cette analogie reste purement formelle. Tout au plus devait-elle favoriser la confusion moderne entre la passion de Tristan et la pure sensualité.
Quelques citations de Thomas, le plus conscient des cinq auteurs de la légende primitive, suffiront à faire concevoir l’originalité du mythe courtois. On y trouve exprimé et commenté en termes étonnamment modernes le principe de cohésion qu’apporte la mystique courtoise aux éléments religieux, sociologiques ou épiques, hérités [p. 146] du vieux fond breton. Ce principe, c’est l’amour de la douleur considérée comme une ascèse, le « mal aimé » des troubadours. Voici Tristan livré au plus cruel conflit, lorsqu’au soir de ses noces avec Iseut aux blanches mains, il ne peut se résoudre à posséder sa femme :
« Tristan désire Iseut aux blanches mains pour son nom et pour sa beauté, car, quelle qu’eût été sa beauté sans ce nom, quel qu’eût été ce nom sans sa beauté, le désir de Tristan ne s’y fût pas porté. Ainsi Tristan veut se venger de sa douleur et de ses peines, et contre son mal, il avise un remède dont il doublera son tourment. »
Du seul fait qu’Iseut aux blanches mains est devenue sa femme légitime, il ne doit plus et ne peut plus la désirer :
Jamais il n’eût méprisé le bien qu’il a, s’il n’eût pas été le sien : son cœur ne prend en aversion que le bonheur qu’il est contraint d’avoir. Le lui eût-on refusé, il se serait lancé à sa recherche, pensant toujours trouver mieux, parce qu’il n’aime pas ce qu’il a !… Ainsi en advient-il à beaucoup de gens. Dans d’amers déboires d’amour, angoisses, lourdes peines et tourments, ce qu’ils font pour s’y soustraire, s’en affranchir et s’en venger, les asservit d’un lien plus inextricable encore. D’irréalisables désirs, d’impossibles convoitises les conduisent à ne rien faire dans leur détresse qui n’irrite leur amertume… Celui qui tend tous ses désirs vers un bonheur inaccessible, celui-là met sa volonté en guerre avec son désir.90 (Encontre désir fait volier, dit le texte de Thomas.)
Un fonds celtique de légendes religieuses — d’ailleurs très anciennement commun au Midi languedocien et ibérique et au Nord irlandais et breton ; des coutumes [p. 147] de chevalerie féodale ; des apparences d’orthodoxie chrétienne ; une sensualité parfois très complaisante ; enfin la fantaisie individuelle des poètes : tels sont donc en fin de compte les éléments sur lesquels la doctrine hérétique de l’Amour, profondément manichéenne dans son esprit, opéra ses transmutations. Ainsi naquit le mythe de Tristan. Loin de moi la tentation d’analyser le processus de cette métamorphose : il nous échappe doublement, étant poétique et mystique. Mais nous savons maintenant d’où vient le mythe, et où il mène. Et peut-être pressentons-nous — mais alors c’est intraduisible — comment il peut se recréer dans une vie ou dans une œuvre.
13.
Du roman breton à Wagner, en passant par Gottfried
La première recréation du mythe, par un esprit remarquablement conscient de ses implications théologiques, fut le fait de Gottfried de Strasbourg, vers le début du xiiie siècle.
Gottfried était un clerc, qui lisait le français (il cite souvent des vers de Thomas dans son texte), et qui se passionnait pour les grandes polémiques où venaient de s’affronter Bernard de Clairvaux et les cathares, mais aussi Abélard, l’école de Chartres, et plusieurs hérétiques très dangereusement voisins de la « mystique du cœur ».
Théologien, poète, et conscient de ses choix, Gottfried révèle beaucoup mieux que ses modèles l’importance proprement religieuse du mythe dualiste de Tristan. Mais aussi, pour la même raison, il avoue mieux que tous les autres cet élément fondamental du mythe : l’angoisse de la sensualité, et l’orgueil, « humaniste » qui la compense. Angoisse : l’instinct sexuel est ressenti comme un destin cruel, une tyrannie ; orgueil : cette tyrannie sera conçue comme une force divinisante — c’est-à-dire dressant l’homme contre Dieu — sitôt qu’on [p. 148] aura décidé de lui céder. (Ce paradoxe annonce l’amor fati de Nietzsche.)
Quand Béroul limitait à trois ans l’action du philtre, et quand Thomas faisait du « vin herbé » un symbole de l’ivresse amoureuse, Gottfried y voit le signe d’un destin, d’une force aveugle, étrangère aux personnes, d’une volonté de la Déesse Minne, reviviscence de la Grande Mère des plus vieilles religions de l’humanité. Mais sitôt absorbé, le philtre de la passion place ses victimes dans un au-delà de toute morale, qui ne saurait être que divin. Ainsi le philtre à la fois rive à la sexualité, qui est une loi de la vie, et contraint à la dépasser dans un hybris libérateur, au-delà du seuil mortel de la dualité, de la distinction des personnes. Ce paradoxe essentiellement manichéen sous-tend l’immense poème du Rhénan.
Gottfried copie Thomas, mais il en fait ce qu’il veut. Il modifie — et nous dressons l’oreille — trois moments décisifs de l’action :
a) il met en relief, non sans férocité, le caractère évidemment blasphématoire de l’épisode du Jugement par le fer rouge ;
b) il remplace la forêt du Morois par une « Grotte d’Amour », la Minnegrotte, qui lui permet de comparer l’architecture d’une église chrétienne et celle du temple de l’amour ;
c) il décide que le mariage de Tristan avec Iseut aux blanches mains ne fut pas « blanc », mais consommé.
Son long poème inachevé — il nous en reste près de 19 000 vers, mais la mort des amants, quoique annoncée, ne fut jamais écrite — est à la fois plus religieux et plus sensuel que ceux de Béroul et de Thomas. Et surtout, il dit et commente ce que les Bretons montraient sans l’expliquer ni même s’en étonner, apparemment. Il développe et révèle ainsi tout le catharisme latent de la légende sans auteur.91
[p. 149]a) Le « jugement de Dieu » est une coutume barbare, mais l’Église l’admettait au xiie siècle et venait de l’appliquer, précisément, à des femmes de Cologne et de Strasbourg, à juste titre soupçonnées de catharisme. L’épreuve consistait à saisir à main nue une barre de fer portée au rouge : seuls les menteurs ou les parjures étaient brûlés. On sait qu’Iseut, soupçonnée de trahir sa fidélité au roi Marc, s’offre au jugement par un mouvement d’orgueil et de défi démesuré. Elle jure n’avoir jamais été dans les bras d’un autre homme que son mari, si ce n’est, ajoute-t-elle en riant, dans les bras du pauvre passeur qui vient de l’aider à franchir une rivière : or c’était Tristan déguisé. Elle sort intacte de l’épreuve. Gottfried commente : « Ce fut ainsi chose manifeste et avérée devant tous que le très vertueux Christ tourne à tout vent comme girouette et se plie comme une simple étoffe… Il se prête et s’adapte à tout, selon le cœur de chacun, à la sincérité comme à la tromperie… Il est toujours ce que l’on veut qu’il soit. »92 L’allusion au « cœur » est nettement dirigée contre Bernard de Clairvaux, dont les écrits étaient si familiers au poète qu’il imite bien souvent leur dialectique de la souffrance, du désir et de l’extase, quitte à en inverser les conclusions : l’extase finale n’aboutit point au jour de Dieu mais à la nuit de la passion, non point au salut de la personne mais bien à sa dissolution.
Tout le passage cité trahit d’ailleurs un virulent ressentiment contre les doctrines orthodoxes qui « plient le Christ comme une simple étoffe » et lui font sanctionner après coup tout ce que condamnent, aux [p. 150] yeux de Gottfried et des hérétiques de son temps, l’Évangile « pur » et la gnose dualiste : le monde manifesté, la chair en général, et dans ce monde l’ordre social du temps (féodal, clérical, et guerrier), et dans cet ordre le mariage.
b) La Minnegrotte nous est décrite comme une église, avec une science réelle du symbolisme liturgique et de l’architecture gothique naissante. Mais sur le lit substitué à l’autel, lit consacré à la déesse Minne comme l’autel catholique au Christ, s’opère le sacrement courtois : les amants « communient » dans la passion. En lieu et place du miracle eucharistique, de la transsubstantiation des espèces matérielles et de la divinisation de celui qui les reçoit, c’est la chair qui se fond avec l’esprit en unité transcendantale. Et ce sont les amants, non les croyants, qui vont être divinisés par la « consommation » (spirituelle ou physique ? l’ambiguïté profonde subsiste ici encore) de la substance de l’Amour. Or cet Amour s’oppose à la ferveur du cœur des clunisiens dans les mêmes termes que l’Éros à l’Agapè… Incompatible au reste, faut-il le préciser, avec cet autre sacrement « perverti » par l’orthodoxie qui l’a socialisé et matérialisé : le mariage unissant deux corps même sans amour, et que les cathares n’ont pas cessé de dénoncer comme jurata fornicatio.
Il paraît au surplus possible de retrouver dans l’épisode de la Minnegrotte toute la dialectique qui sera celle des grands mystiques du xiiie et du xviie siècle : les trois voies purgative, illuminative et unitive sont ici très précisément préfigurées, quoique infléchies ou inverties par l’attitude dualiste et même gnostique93 de Gottfried.
c) Le mariage « consommé » avec la seconde Iseut rétablit le parallèle — évité par Thomas — avec [p. 151] le mariage sans amour d’Iseut la Blonde et du roi Marc. L’un et l’autre se voient stigmatisés comme relevant de la nécessité temporelle et physiologique, c’est-à-dire de l’exil des âmes captives dans la prison des corps. C’est ici le jugement de la morale courtoise, dans toute la virulence de son manichéisme, qui triomphe du jugement de l’Église et du siècle, complices aux yeux de Gottfried et des cathares. Mais ceci jette un jour assez étrange sur la nature de la « consommation » érotico-eucharistique opérée dans la Minnegrotte.
Faire l’amour sans aimer selon la courtoisie (ici Minne), céder à la sensualité purement physique, voilà le péché suprême, originel, dans une vision cathare du monde. Aimer de passion pure, même sans contact physique (l’épée entre les corps et les séparations), voilà la suprême vertu, et la vraie voie divinisante. Entre ces deux extrêmes illustrés par le mythe sur l’arrière-plan psychique et religieux du xiie siècle, toutes les confusions de l’amour deviennent mieux que possibles : inévitables. Nous n’en sommes pas sortis au xxe siècle, sinon ce livre n’aurait plus d’objet. Mais on peut poser des repères.
Il est bien évident que Gottfried de Strasbourg utilise à son gré la « matière de Bretagne », et catharise le mythe de l’amour-pour-la-mort avec une liberté dont on ignore encore si elle ne lui a pas coûté la vie. Mais il est non moins clair que le cadre du roman, son intrigue et ses thèmes directeurs se prêtaient au projet du poète d’une manière que l’on doit qualifier de proprement congénitale. Dans son essence, dans sa structure intime, dans son progrès et dans sa forme, non moins que dans son enseignement, le mythe de Tristan se révèle comme foncièrement hérétique et dualiste. Il n’y a pas place, ici, pour le moindre hasard, ni pour cette suspension des conclusions que certains érudits, parfois, semblent confondre avec la « science ».
Tristan est un roman bien plus profondément et plus indiscutablement manichéen que la Divine Comédie n’est thomiste.
[p. 152] Il reste que Gottfried explicite la légende d’une manière toute nouvelle et grosse de conséquences. Il préfigure l’espèce de trahison géniale opérée par Wagner six siècles et demi plus tard.
Même si l’on ignorait que la source de Wagner fut le poème de Gottfried, la seule comparaison des textes l’établirait : les petits vers pressés, antithétiques, haletants, du deuxième acte de l’opéra imitent Gottfried jusqu’au pastiche94. Le célèbre duo de Tristan et d’Isolde mêlant leurs noms, niant leurs noms, chantant le dépassement du moi distinct, du temps, de l’espace et du malheur terrestre, est emprunté presque littéralement à divers passages du poème95. Mais bien plus encore que sa forme, c’est le contenu philosophique et religieux du poème de Gottfried que Wagner va ressusciter par l’opération musicale. Le monde créé appartient au démon. Tout ce qui dépend de son empire est donc voué à la nécessité, et les corps sont voués au désir, dont le philtre d’amour symbolise l’inéluctable tyrannie. L’homme n’est pas libre. Il est déterminé par le démon. Mais s’il assume son destin de malheur jusqu’à la mort, qui le libère du corps, il peut atteindre au-delà du temps et de l’espace la réalité de l’Amour, cette fusion de deux « moi » cessant de souffrir l’amour : la Joie suprême. Ce que Wagner a repris à Gottfried, c’est tout ce que les Bretons n’avaient pas voulu dire, ou pas su dire, et s’étaient curieusement contentés d’illustrer en actions romanesques : la nostalgie religieuse-hérétique d’une évasion hors de ce monde mauvais, la sensualité condamnée en même temps que divinisée, l’effort de l’âme pour échapper à l’inordinatio fondamentale du Siècle, à la contradiction tragique entre le Bien — qui ne peut être que l’Amour — et le Mal triomphant dans le [p. 153] monde créé. Ce que Wagner, en somme, a repris de Gottfried, c’est son dualisme foncier. Et c’est par là que son œuvre agit encore sur nous, plus insidieuse et fascinante pour notre sensibilité que la restauration esthétique d’un Bédier.
14.
Premières conclusions
Compte tenu du changement de registre qui s’opère dans les expressions poétiques de l’amour courtois lorsqu’on passe du Midi des troubadours au Nord plus barbare des trouvères, nous sommes en mesure de voir dorénavant dans le chef-d’œuvre de Béroul, Thomas et Gottfried de Strasbourg, l’aboutissement de toutes nos pérégrinations. Les religions antiques, certaines mystiques du Proche-Orient, l’hérésie qui les fit revivre en Languedoc, le contrecoup de cette hérésie dans la conscience occidentale et dans les coutumes féodales, tout cela vient sourdement retentir dans le mythe.
Nous avons donc rejoint le Roman de Tristan et situé sa nécessité à telle date, à l’intersection de telles traditions hérétiques et de telles institutions qui les condamnaient farouchement, les obligeant par cette condamnation à s’exprimer en symboles équivoques et à revêtir la forme d’un mythe.
De l’ensemble de ces convergences, il est temps de tirer la conclusion : L’amour-passion glorifié par le mythe fut réellement au xiie siècle, date de son apparition, une religion dans toute la force de ce terme, et spécialement une hérésie chrétienne historiquement déterminée.
D’où l’on pourra déduire :
1° que la passion, vulgarisée de nos jours par les romans et par le film, n’est rien d’autre que le reflux et l’invasion anarchique dans nos vies d’une hérésie spiritualiste dont nous avons perdu la clef ;
2° qu’à l’origine de notre crise du mariage il n’y a pas moins que le conflit de deux traditions religieuses, [p. 154] c’est-à-dire une décision que nous prenons presque toujours inconsciemment, en toute ignorance de cause, de fins et de risques encourus, en faveur d’une morale survivante que nous ne savons plus justifier.
Il s’en faut d’ailleurs de beaucoup que la passion et le mythe de la passion n’agissent que dans nos vies privées.
La mystique d’Occident est une autre passion dont le langage métaphorique est parfois étrangement semblable à celui de l’amour courtois.
Nos grandes littératures sont pour une bonne partie des laïcisations du mythe, ou comme je préfère le dire : des « profanations » successives de son contenu et de sa forme.
Enfin, la guerre, en Occident, et toutes les formes militaires, jusque vers 1914, ont gardé par le fait de leur origine chevaleresque — et pour d’autres raisons peut-être — un parallélisme constant avec l’évolution du mythe.
C’est de quoi l’on traitera dans les livres qui viennent.