Livre VII
L’amour action, ou de la fidélité
1.
Nécessité d’un parti pris
À l’heure où cet ouvrage touche à sa conclusion, il me semble que son dessein le plus secret m’échappe encore. L’aveu sera jugé insolite. Mais je pressens d’assez profondes raisons de le consentir. J’ai voulu décrire la passion comme une entité historique, née dans un temps et dans des lieux déterminés, et sous les astres dont le cours est calculable. J’ai cru cerner le secret du mythe. La découverte n’est pas négligeable. Mais peut-on décrire la passion ? On ne décrit pas une forme d’existence sans y participer, fût-ce même par une révolte contre la décision dont elle est née. Et pour tout dire, j’ignore encore si cela peut avoir un sens : approuver ou rejeter la passion. Combien serait vaine l’attitude intellectuelle qui se définirait elle-même comme une condamnation de la passion : il suffit, pour l’apercevoir, d’observer que la passion, quelle qu’elle soit, ne peut ni ne veut « avoir raison ». Contre elle, on a toujours raison, dès l’instant qu’on parle raison. Car l’homme de la passion est justement celui qui choisit d’être dans son tort, aux yeux du monde — et dans ce tort majeur, irrévocable, que signifie le choix de la mort contre la vie.
Et comment échapper au démon que l’on fixe d’un œil fasciné ? Pour attaquer la passion dans l’amour il [p. 323] faudrait développer une violence spirituelle qui tuât mieux que la passion d’amour : celle au moins de l’orthodoxie contre l’hérésie primitive, mais encore plus agressive, sans doute, puisqu’il n’est plus question pour nous de recourir au bras séculier. (Sans compter que la Croisade, au total, fut un échec dont la passion sut profiter.) C’est qu’avant tout et après tout, à l’origine et à la fin de la passion, il n’y a pas une « erreur » sur l’homme ou Dieu — a fortiori pas une erreur « morale » — mais une décision fondamentale de l’homme, qui veut être lui-même son dieu200. La passion brûle dans notre cœur sitôt que le serpent au sang-froid — le cynique pur — insinue sa promesse éternellement trahie : eritis sicut dei.
Infinie naïveté du moraliste qui prétendait détourner l’homme de cette voie mortelle, divinisante, en lui « prouvant » qu’elle débouche dans sa perte, en lui opposant toutes les raisons de la terre, et les conseils de tous nos arts de vivre, quand c’est la terre qui est méprisée, et la vie qui est la faute à racheter ! Mais tuer l’homme avant qu’il ne se tue, et le tuer autrement qu’il ne veut l’être, c’est bien de cela, de cela seul qu’il s’agit, pour qui veut surpasser la passion.
Quant à stériliser le milieu culturel où la passion plonge ses racines, il est probable que l’État s’en chargera, c’est son hygiène. Il y a toutes les raisons de le prévoir, dans une époque où l’on confond thérapeutique et sotériologie (lois de l’hygiène et doctrine du salut). À vues humaines, la guérison de nos passions viendra de l’État, ce Sauveur anonyme qui assumera le poids de toutes nos fautes, et de la faute initiale de vivre, pour les glorifier dans la guerre au nom de l’innocence du Peuple !
Mais pour moi, ici et maintenant, le problème ne comporte pas d’échappatoire dans le temps à venir.
S’il n’est peut-être pas possible à l’homme — à un [p. 324] homme déterminé — de connaître ses propres désirs et de sonder en vérité ses préférences les plus secrètes, du moins peut-il connaître ses actions, et reconnaître à leurs effets les décisions qu’il a risquées. C’est donc un parti pris tout personnel que je vais tenter de définir maintenant, et après coup, tel que je le reconnais dans ma vie. Et ce n’est à aucun degré une solution que je propose. Car outre qu’une telle solution probablement n’existe pas, si elle existait ce serait pour moi seul : on ne se décide jamais que pour son compte — et le reste est indiscrétion. Mais je ne pouvais écrire un livre entier sur la passion sans achever ma description par ce trait qui enfin la situe, non dans l’abstrait où la passion ne peut exister — et alors en parler n’est qu’un jeu — mais dans le choix qui détermine une existence.
2.
Critique du mariage
Si je ne vois pas de raison qui tienne contre la passion véritable, il m’apparaît en second lieu que la raison n’est guère plus efficace pour légitimer le mariage ; et que les arguments les plus divers que lui opposent les meilleurs esprits demeurent absolument valables.
De tout temps, les raisons du philistin ont eu mauvaise conscience devant les ironies du romantique. Mais elles sont mises en pleine déroute par la simple véracité. La fameuse « paix du foyer » n’existe guère qu’au niveau d’une certaine éloquence moyenne, politicienne, bourgeoise ou édifiante. Tolstoï, lui, la décrit comme un « enfer ». Et je lui fais un plus large crédit ! Étant donné que les humains des deux sexes, pris un à un, sont généralement des coquins — ou des névrosés, pourquoi seraient-ils des anges une fois appariés ? Ignore-t-on la réalité, ou n’a-t-on rien à dire de plus sérieux ? Poussez la première porte venue ! Ce silence que l’épouse est censée ménager autour du vaillant travailleur qui rentre le soir, harassé, se retremper dans la paix familiale, vous verrez que cela va, neuf fois sur [p. 325] dix, de l’agitation des petits soins à la criaillerie délirante. Enregistrez sur disque, au hasard, un de ces entretiens « paisibles » qui agrémentent le « foyer domestique » d’un bourgeois ou d’un ouvrier : la censure pour un coup trouverait à se justifier.
Oui, les romantiques ont raison ; et les réalistes ont raison ; et les clercs aussi ont raison, quand ils déclarent au nom de leur vocation qu’il faut choisir de faire des livres ou des enfants : aut liberi aut libri disait Nietzsche.
Et Kierkegaard a raison plus qu’eux tous, lui qui d’abord exalte la passion, comme étant la suprême valeur du « stade esthétique » de la vie ; puis la surmonte en exaltant le mariage, suprême valeur du « stade éthique » (c’est la « plénitude du temps ») ; puis condamne enfin ce mariage, suprême obstacle du « stade religieux », puisqu’il nous lie au temps, précisément, quand la foi veut l’éternité ! Que répondre à cet homme qu’il n’ait déjà mieux dit ? Il a su louer le philistin et le romantique, et leur donner raison au point de leur faire honte d’avoir parfois douté d’eux-mêmes ; mais à la fin, il n’écrase pas seulement ce philistin qui se contente d’épouser la veuve du brasseur, ou ce jeune fou qui aime la fille du roi, mais l’homme pieux qui estimait que la religion devait être un amour heureux, un mariage avec sa vertu. Car l’amour du pécheur pour Dieu est « essentiellement malheureux », et cette passion chrétienne est la seule vérité, et tous nos « devoirs » humains (dont le bonheur) ne peuvent que nous en détourner. Kierkegaard condamna d’abord les pasteurs qui refusaient le célibat ; puis Luther et Calvin, tous deux mariés ; puis les Pères pour avoir loué le mariage ; enfin saint Paul, pour l’avoir toléré… (Seul le Christ a vécu en chrétien !) Et comment réfuter ce furieux ? Les incroyants sont renvoyés aux arguments des romantiques, qui valent contre leur moralisme ; et les croyants aux arguments de saint Paul, qui valent contre leur humanisme. Que dit l’Apôtre ?
[p. 326] Je pense qu’il est bon pour l’homme de ne point toucher de femme. Toutefois, pour éviter l’impudicité, que chacun ait sa femme, et que chaque femme ait son mari… La femme n’a pas autorité sur son propre corps, mais c’est le mari ; et pareillement, le mari n’a pas autorité sur son propre corps, mais c’est la femme. Ne vous privez pas l’un de l’autre, si ce n’est d’un commun accord pour un temps, afin de vaquer à la prière ; puis retournez ensemble de peur que Satan ne vous tente par votre incontinence. Je dis cela par condescendance, je n’en fais pas un ordre… Car il vaut mieux se marier que de brûler… Que chacun marche selon la part que le Seigneur lui a faite, selon l’appel qu’il a reçu de Dieu… Que chacun, frères, demeure devant Dieu dans l’état où il était lorsqu’il a été appelé (vierge ou marié)… usant du monde comme n’en usant pas, car la figure de ce monde passe. (I, Cor., 7, 1-32.)
Et voici le coup de grâce ;
Celui qui n’est pas marié s’inquiète des choses du Seigneur, des moyens de plaire au Seigneur, et celui qui est marié s’inquiète des choses du monde, des moyens de plaire à sa femme (v. 32).
Tout ce qu’on peut dire contre le mariage est vrai, par conséquent doit être dit, soit du point de vue des romantiques — si l’on croit à Iseut — soit du point de vue du clerc parfait — si l’on croit à son œuvre — soit du point de vue spirituel pur, pour ceux qui croient.
Il n’est possible alors d’affirmer le mariage qu’au-delà des deux premières critiques et en chemin vers la troisième, c’est-à-dire en maintenant sans cesse présente l’exigence inhumaine de perfection, comme une question perpétuelle, un aiguillon qui empêche de retomber sous le coup des objections humaines.
Si j’oublie cet au-delà du mariage, mais aussi de tout ordre humain, qui s’appelle le Royaume de Dieu (« Il n’y aura plus ni hommes ni femmes »), je borne ma vision et mon espoir à une perfection relative, à l’équilibre dans l’imperfection que représente le mariage. Alors, si je ne puis l’atteindre, il ne me reste [p. 327] que la révolte contre ma condition de créature. ; et au contraire, si je l’atteins trop aisément, je deviendrai le philistin que dénoncent les romantiques, ou l’homme moral pris dans les rets sociaux, et incapable désormais de concevoir les vérités « cruelles » de l’esprit, dont parle Nietzsche.
Mais si je sais que l’Apôtre a raison, et si je l’accepte, je considère alors l’équilibre imparfait du mariage dans une perspective ouverte et dans l’attente — heureuse ou malheureuse — du parfait. Je sais que je tente une entreprise folle (et en même temps toute naturelle !) pour vivre le parfait dans l’imparfait. Mais je sais néanmoins que cet effort porte en lui-même une vérité imperturbable, s’il témoigne sans cesse en faveur de ce qui transcende tout résultat, même excellent.
3.
Le mariage comme décision
Si l’on songe à ce que signifie le choix d’une femme pour toute la vie, l’on en vient à cette conclusion : choisir une femme, c’est parier.
Or la sagesse populaire et bourgeoise recommande au jeune homme de « réfléchir » avant de prendre une décision : elle l’entretient ainsi dans l’illusion que le choix d’une femme dépend d’un certain nombre de raisons qu’il serait possible de peser. Cette erreur du bon sens est tout à fait grossière. Vous aurez beau tenter de mettre au départ toutes les chances de votre côté — et je suppose que la vie vous laisse le temps de calculer — jamais vous ne pourrez prévoir votre future évolution, et encore moins celle de l’épouse choisie, encore bien moins celle du couple formé. Les facteurs mis en jeu sont trop hétéroclites. À supposer que vous puissiez les calculer dans le présent (comme si leur nombre était fini) et que vous disposiez d’une telle science de l’humain que leurs valeurs vous soient connues et leur hiérarchie évidente, encore ne sauriez-vous prévoir la fin d’une union faite en connaissance de causes. Il a fallu, [p. 328] dit-on, plusieurs milliers de millénaires à la nature pour sélectionner les espèces qui nous paraissent adaptées. Et nous aurions la prétention de résoudre d’un coup, en une seule vie, le problème de l’adaptation de deux êtres physiques et moraux des plus hautement organisés ! (C’est pourtant à cette utopie qu’obéit sans le savoir le mal marié, lorsqu’il se persuade qu’un second ou qu’un troisième essai le rapprochera sensiblement de son « bonheur ». Alors que tout nous montre que cent-mille essais ne seraient pas encore assez pour constituer les premiers éléments, tout balbutiants et empiriques, d’une science du « mariage heureux ».) Il faut le reconnaître honnêtement : le problème qui nous est posé par la nécessité pratique du mariage apparaît d’autant plus insoluble que l’on tient davantage à le « résoudre » au sens rationnel de ce terme.
Certes, il y a du sophisme dans mon raisonnement : car tout se passe d’ordinaire comme si le bonheur des époux dépendait en réalité d’un nombre fini de facteurs : caractère, physique, fortune, rang social… Mais pour peu que se précisent les exigences individuelles201, ces données extérieures perdent en importance, et les impondérables deviennent décisifs. Le sophisme est alors du côté du bon sens, qui recommandait un choix mûri et raisonné, selon des critères impersonnels.
Mais enfin ce n’est pas l’erreur logique qui est grave, c’est l’erreur morale qu’elle suppose. Lorsqu’on incite les jeunes fiancés à calculer leurs chances de bonheur, on détourne leur attention du problème proprement éthique. En tentant de réduire ou de dissimuler le caractère de pari que revêt objectivement un choix de cet ordre, on donne à croire que tout se ramène à une sagesse, à un savoir ; et non pas à une décision. Or ce [p. 329] savoir ne pouvant être qu’imparfait, et provisoire, devrait se doubler d’une garantie. Et la seule garantie concevable est dans la force de la décision en vertu de laquelle on s’engage pour toute la vie « advienne que pourra ». Mais justement cette décision comme telle paraît secondaire ou superflue dans la mesure où l’on se persuade qu’il s’agit avant tout de calcul.
D’où je conclus qu’il serait plus conforme à l’essence du mariage, et au réel, d’enseigner aux jeunes gens que leur choix relève toujours d’une sorte d’arbitraire, dont ils s’engagent à assumer les suites, heureuses ou non. Ce n’est pas là un éloge du « coup de tête » : car tant que l’on peut calculer, j’admets qu’il est stupide de s’en priver. Mais je dis que la garantie d’une union raisonnable dans les apparences n’est jamais dans ces apparences. Elle est dans l’événement irrationnel d’une décision prise en dépit de tout, et qui fonde une nouvelle existence, initiant un risque nouveau.
Écartons tout malentendu : irrationnel ne signifie nullement sentimental.
Choisir une femme pour en faire son épouse, ce n’est pas dire à Mlle Untel : « Vous êtes l’idéal de mes rêves, vous comblez et au-delà tous mes désirs, vous êtes l’Iseut toute belle et désirable — et munie d’une dot adéquate — dont je veux être le Tristan. » Car ce serait là mentir et l’on ne peut rien fonder qui dure sur le mensonge. Il n’y a personne au monde qui puisse me combler : à peine comblé je changerais ! Choisir une femme pour en faire son épouse, c’est dire à Melle Untel : « Je veux vivre avec vous telle que vous êtes. » Car cela signifie en vérité : c’est vous que je choisis pour partager ma vie, et voilà la seule preuve que je vous aime.
(Vraiment, pour dire : Ce n’est que cela ! — comme le diront beaucoup de jeunes gens qui s’attendent, en vertu du mythe, à je ne sais quels transports divins — il faut [p. 330] n’avoir connu que peu de solitude et peu d’angoisse, très peu de solitaire angoisse.)
Seule une décision de cet ordre, irrationnelle mais non sentimentale, sobre mais sans aucun cynisme, peut servir de point de départ à une fidélité réelle ; et je ne dis pas à une fidélité qui soit une recette de « bonheur », mais bien à une fidélité qui soit possible, n’étant pas compromise en germe par un calcul forcément inexact.
4.
Sur la fidélité
On fausse l’éthique du mariage en faisant de la promesse de fidélité un problème, alors que le problème ne devrait se poser qu’à partir de cette promesse, considérée comme absolue. La problématique du mariage n’est pas du cur, mais du quomodo. « L’éthique ne commence pas, dit Kierkegaard, dans une ignorance qu’il faudrait muer en savoir, mais dans un savoir qui exige sa réalisation. » Ce n’est pas l’engagement qui est problématique, mais les conséquences qu’il entraîne. (De même on fausse la théologie en partant du « problème de Dieu » — exactement comme si l’on ne croyait pas — alors que le seul vrai problème est de savoir comment Lui obéir.)
Car la fidélité est sans raisons — ou elle n’est pas — comme tout ce qui porte une chance de grandeur. (Comme la passion !)
Les moralistes et certains sociologues ont essayé de prouver que la monogamie est naturelle, et de plus qu’elle est salutaire. Cela se discute à l’infini. Et cela nous sera des plus utiles dès que les hommes se régleront sur la raison et l’intérêt : quand ils n’auront plus de passions, quand ils cesseront de préférer l’erreur comme telle, quand ils cesseront de mériter cet inquiétant nom d’homme, au sens actuel.
Car pour ceux du siècle présent, je pense que la fidélité se définit comme la moins naturelle des vertus, et la plus désavantageuse pour le « Bonheur ». À leurs [p. 331] yeux et dans leur langage, la fidélité conjugale est le succès d’un effort « inhumain ». Leur revendication fondamentale, leur religion de la Vie, s’y oppose diamétralement. Ils considèrent la fidélité comme une discipline imposée (aux humeurs et désirs spontanés) par un absurde et cruel parti pris ; ou comme une abstention prudente… Ou encore ils y voient l’effet d’une impuissance à vivre largement ; d’un goût mesquin pour le confort et le conforme ; d’un défaut d’imagination ; d’une timidité méprisable ; d’un calcul d’intérêt sordide… L’habitude des modernes, leur nature acquise, c’est d’exploiter chaque situation au maximum et pour elle-même, sans plus se référer à rien qui « juge » et qui « mesure » la jouissance qu’on en tire. Seul un respect acquis de l’ordre social soutient encore, en fait, l’idée de fidélité. Mais l’obstacle n’est pas sérieux, on le tourne de tous les côtés. Voyez les excuses invoquées par le mari qui trompe sa femme ; il dit tantôt : « Cela n’a pas d’importance, cela ne change rien à nos rapports, c’est une passade, une erreur sans lendemain », et tantôt : « C’est tellement vital pour moi, tellement plus important que toutes vos petites morales et garanties de bonheur bourgeois ! » Du cynisme au tragique romantique, il n’y a pas de contradiction profonde, nous l’avons vu, la gauloiserie n’étant pas moins que la passion une évasion hors du réel, une façon de l’idéaliser. Dans les deux cas, il s’agit de s’évader hors de tout engagement concret considéré comme une odieuse limitation.
Pour moi, renonçant d’emblée à toute apologie rationaliste ou hédoniste, je ne parlerai que d’une fidélité observée en vertu de l’absurde, parce qu’on s’y est engagé, simplement, et que c’est un fait absolu, sur quoi se fonde la personne des époux.
Il faut bien voir que cette fidélité est à contre-courant des valeurs aujourd’hui vénérées par presque tous. Elle [p. 332] représente le plus profond non-conformisme. Elle nie la croyance commune en la valeur révélatrice du spontané et de la multiplicité des expériences. Elle nie que l’être aimé doive réunir, pour être ou pour rester aimable, le plus grand nombre de qualités possible. Elle nie que le but de la fidélité soit le bonheur. Elle affirme scandaleusement que c’est avant tout l’obéissance à une Vérité que l’on croit, et en second lieu la volonté de faire une œuvre. Car la fidélité n’est pas du tout une espèce de conservatisme. Elle est plutôt une construction. « Absurde » au moins autant que la passion, elle se distingue de la passion par un refus constant de subir ses rêves, par un besoin constant d’agir pour l’être aimé, par une constante prise sur le réel, qu’elle cherche à dominer, non pas à fuir.
Je dis qu’une telle fidélité fonde la personne. Car la personne se manifeste comme une œuvre, au sens le plus large du terme. Elle s’édifie à la manière d’une œuvre, à la faveur d’une œuvre, et aux mêmes conditions, dont la première est la fidélité à quelque chose qui n’était pas, mais que l’on crée.
Personne, œuvre et fidélité : les trois mots ne sont point séparables ou concevables isolément. Et tous les trois supposent un parti pris, ou mieux, une prise de parti, au sens actif de l’expression, une attitude fondamentale de créateur.
Ainsi, dans la plus humble vie, la promesse de fidélité introduit une chance de faire œuvre, et de s’élever au plan de la personne. (À condition bien entendu que cette promesse ne soit pas faite pour des « raisons » que l’on se réserve de répudier un jour, quand elles cesseront de paraître raisonnables ! Si la promesse du mariage est le type même de l’acte sérieux, c’est dans la mesure où elle est faite une fois pour toutes. Seul l’irrévocable est sérieux.) Toute vie, fût-elle la plus déshéritée, détient sa chance immédiate de grandeur, et c’est dans la fidélité « absurde » qu’elle pourra la réaliser : quand il y aurait toutes les raisons du monde de dire oui à cette passion éblouissante, — dire non en vertu de l’absurde, en vertu [p. 333] d’une promesse ancienne, d’une déraison humaine, d’une raison de foi, d’une promesse faite à Dieu, gagée par Dieu… (Et peut-être, plus tard, après coup, l’homme découvre que la folie du sacrifice consenti était la plus grande sagesse ; et que le bonheur qu’il a renoncé lui est rendu, comme Isaac fut rendu à Abraham. Mais alors il n’y songeait pas ! Et il se peut aussi que rien ne compense la perte : nous sommes ici dans un ordre de grandeur où nos mesures et nos équivalences n’ont plus cours.)
Mais savons-nous encore imaginer une grandeur qui n’ait rien de romantique ? Et qui soit le contraire d’une ardeur exaltée ? La fidélité dont je parle est une folie, mais la plus sobre et quotidienne. Une folie de sobriété qui mime assez bien la raison — et qui n’est pas un héroïsme, ni un défi, mais une patiente et tendre application.
Cependant, tout n’est pas encore clair. Tristan lui aussi fut fidèle ! Et toute passion véritable est fidèle. (Pour ne rien dire des successives fidélités de nos « liaisons », et de tous ces Tristans qui ne sont au vrai que des Don Juan au ralenti.) Où est alors la différence ? Et le mari fidèle, ne serait-ce pas simplement celui qui a reconnu dans sa femme une Iseut ?
Lorsque l’amant de la légende manichéenne a traversé les grandes épreuves d’initiation, souvenez-vous de la « jeune fille éblouissante » qui l’accueille par ces paroles : « Je suis toi-même ! » Ainsi de la fidélité du mythe, et de Tristan. C’est un narcissisme mystique, mais qui s’ignore, naturellement, et qui croit être un vrai amour pour l’autre. L’analyse des légendes courtoises nous a révélé que Tristan n’aime pas Iseut mais l’amour même, et au-delà de cet amour, la mort, c’est-à-dire la seule délivrance du moi coupable et asservi. Tristan n’est pas fidèle à une promesse, ni à cet être symbolique, ce beau [p. 334] prétexte qui s’appelle Iseut, mais à sa plus profonde et secrète passion. Le mythe s’empare de l’« instinct de mort » inséparable de toute vie créée, et il le transfigure en lui donnant un but essentiellement spirituel. Se détruire, mépriser son bonheur, c’est alors une manière de se sauver et d’accéder à une vie supérieure, la « joie suprême » d’Isolde agonisante. Fidélité qui consume la vie, mais qui consume aussi la faute, et divinise un moi purifié, « innocent » !
De ces origines mystiques, la « fidélité passionnée » n’a gardé parmi nous que l’illusion d’accéder à une vie plus ardente. Mais l’empire de cette illusion trahit encore l’obscure survivance de la religion primitive. Religion antérieure à notre « instinct » moderne, et qui détient l’intime secret de la passion, au-delà de ce que les psychologues peuvent y lire.
« Notre engagement n’était pas pris pour ce monde », écrivait Novalis songeant à sa fiancée perdue. C’est l’émouvante formule de la fidélité courtoise ; une négation sans retour de la vie. Mais la fidélité dans le mariage est au contraire un engagement pris pour ce monde. Partant d’une déraison « mystique » (si l’on veut), indifférente, sinon hostile au bonheur et à l’instinct vital, elle exige un retour au monde réel, tandis que la fidélité courtoise ne signifiait qu’une évasion. Dans le mariage, c’est à l’autre, en même temps qu’à son vrai moi, que celui qui aime voue sa fidélité. Et tandis que la fidélité de Tristan était un perpétuel refus, une volonté d’exclure et de nier la création dans sa diversité, d’empêcher le monde d’envahir l’âme, la fidélité des époux est l’accueil de la créature, la volonté d’accepter l’autre tel qu’il est, dans son intime singularité. Insistons : la fidélité dans le mariage ne peut pas être cette attitude négative qu’on imagine habituellement ; elle ne peut être qu’une action. Se contenter de ne pas tromper sa femme serait une preuve d’indigence et non d’amour. La fidélité veut bien plus : elle veut le bien de l’être aimé, et lorsqu’elle agit pour ce bien, elle crée [p. 335] devant elle le prochain. Et c’est alors par ce détour, à travers l’autre, que le moi rejoint sa personne — au-delà de son propre bonheur. Ainsi la personne des époux est une mutuelle création, elle est le double aboutissement de « l’amour-action ». Ce qui niait l’individu et son naturel égoïsme, c’est cela qui édifie la personne. À ce terme, on découvrira que la fidélité dans le mariage est la loi d’une vie nouvelle ; et non point de la vie naturelle (ce serait la polygamie) — et non plus de la vie pour la mort (c’était la passion de Tristan).
L’amour de Tristan et d’Iseut c’était l’angoisse d’être deux\ et son aboutissement suprême, c’était la chute dans l’illimité, au sein de la Nuit où s’effacent les formes, les visages, les destins singuliers : « Non plus d’Isolde, plus de Tristan, plus aucun nom qui nous sépare ! » Il faut que l’autre cesse d’être l’autre, donc ne soit plus, pour qu’il cesse de me faire souffrir, et qu’il n’y ait plus que « moi-le-monde » !
Mais l’amour du mariage est la fin de l’angoisse, l’acceptation de l’être limité, aimé parce qu’il m’appelle à le créer, et qu’il se tourne avec moi vers le jour afin d’attester notre alliance.
Une vie qui m’est alliée — pour toute la vie, voilà le miracle du mariage. Une vie qui veut mon bien autant que le sien, parce qu’il est confondu avec le sien : et si ce n’était pour toute la vie, ce serait encore une menace. (Il y a toujours une telle menace dans l’échange de plaisir d’une « liaison »). Mais combien d’hommes savent-ils la différence entre une obsession que l’on subit et un destin que l’on assume ? Il faut donc la marquer par un exemple simple.
Être amoureux n’est pas nécessairement aimer. Être amoureux est un état ; aimer, un acte. On subit un état, mais on décide un acte. Or, l’engagement que signifie le mariage ne saurait honnêtement s’appliquer à l’avenir [p. 336] d’un état où l’on se trouve aujourd’hui ; mais il peut et il doit impliquer l’avenir d’actes conscients que l’on assume : aimer, rester fidèle, éduquer ses enfants. On voit ici combien sont différents les sens du mot aimer dans le monde de l’Éros et dans le monde de l’Agapè. On le voit mieux encore si l’on constate que le Dieu de l’Écriture nous ordonne d’aimer. Le premier commandant du Décalogue : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta pensée » ne saurait concerner que des actes. Il serait totalement absurde d’exiger de l’homme un état de sentiment. L’impératif : « Aime Dieu et ton prochain comme toi-même » crée des structures de relations actives. L’impératif : « Sois amoureux ! » serait vide de sens ; ou s’il était réalisable, priverait l’homme de sa liberté.
5.
Éros sauvé par Agapè
Alors l’amour de charité, l’amour chrétien, qui est Agapè, paraît enfin dans sa pleine stature : il est l’affirmation de l’être en acte. Et c’est Éros, l’amour-passion, l’amour païen, qui a répandu dans notre monde occidental le poison de l’ascèse idéaliste — tout ce qu’un Nietzsche injustement reproche au christianisme. C’est Éros, et non pas Agapè, qui a glorifié notre instinct de mort, et qui a voulu l’« idéaliser ». Mais Agapè se venge d’Éros en le sauvant. Car Agapè ne sait pas détruire et ne veut même pas détruire ce qui détruit.
Je ne veux pas la mort du pécheur, mais sa vie.
Éros s’asservit à la mort parce qu’il veut exalter la vie au-dessus de notre condition finie et limitée de créatures. Ainsi le même mouvement qui fait que nous adorons la vie nous précipite dans sa négation. C’est la [p. 337] profonde misère, le désespoir d’Éros, sa servitude inexprimable : — en l’exprimant, Agapè l’en délivre. Agapè sait que la vie terrestre et temporelle ne mérite pas d’être adorée, ni même tuée, mais peut être acceptée dans l’obéissance à l’Éternel. Car après tout c’est ici-bas que notre sort se joue. C’est sur la terre qu’il faut aimer. Au-delà, il n’y aura pas la Nuit divinisante, mais le jugement du Créateur.
L’homme naturel ne pouvait pas l’imaginer. Il était condamné à croire Éros, à se confier dans son désir le plus puissant, à lui demander la délivrance. Et l’Éros ne pouvait le conduire qu’à la mort. Mais l’homme qui croit à la révélation de l’Agapè voit soudain le cercle s’ouvrir : il est délivré par la foi de sa religion naturelle. Il peut maintenant espérer autre chose, il sait qu’il est une autre délivrance du péché.
Et voici que l’Éros à son tour se voit relevé de sa fonction mortelle et délivré de son destin. Dès qu’il cesse d’être un dieu, il cesse d’être un démon202. Et il retrouve sa juste place dans l’économie provisoire de la Création, de l’humain.
Le païen ne pouvait autrement que de faire un dieu de l’Éros : c’était son pouvoir le plus fort, le plus dangereux et le plus mystérieux, le plus profondément lié au fait de vivre. Toutes les religions païennes divinisent le Désir. Toutes cherchent un appui et un salut dans le Désir, qui devient aussitôt, et par là même, le pire ennemi de la vie, la séduction du Rien. Mais dès lors que le Verbe s’est fait chair et qu’il nous a parlé en mots humains, nous avons appris cette nouvelle : ce n’est pas l’homme qui doit se délivrer lui-même, c’est Dieu qui l’a aimé le premier, et qui s’est approché de lui. Le salut n’est plus au-delà, toujours plus haut dans [p. 338] l’ascension interminable du Désir qui consume la vie, mais ici-bas, dans l’obéissance à la Parole.
Et qu’aurions-nous alors à craindre du désir ? Il perd sa puissance absolue quand nous cessons de le diviniser. C’est ce qu’atteste l’expérience de la fidélité dans le mariage. Car cette fidélité se fonde justement sur le refus initial et juré de « cultiver » les illusions de la passion, de leur rendre un culte secret, et d’en attendre un mystérieux surcroît de vie.
J’essaierai de le faire concevoir par l’examen d’un fait connu. Le christianisme a proclamé l’égalité parfaite des sexes, et cela de la manière la plus précise :
La femme n’a pas autorité sur son propre corps, mais c’est le mari ; et pareillement le mari n’a pas autorité sur son propre corps, mais c’est la femme. (I. Cor., 7.)
La femme étant l’égale de l’homme, elle ne peut donc être « le but de l’homme » comme le croira cependant Novalis, renouvelant la mystique courtoise et les vieilles traditions celtiques. En même temps, elle échappe à l’abaissement bestial qui tôt ou tard est la rançon d’une divinisation de la créature. Mais cette égalité ne doit pas être entendue au sens moderne et revendicateur. Elle procède du mystère de l’amour. Elle n’est que le signe et la démonstration du triomphe d’Agapè sur Éros. Car l’amour réellement réciproque exige et crée l’égalité de ceux qui s’aiment. Dieu manifeste son amour pour l’homme en exigeant que l’homme soit saint comme Dieu est saint. Et l’homme témoigne de son amour pour une femme en la traitant comme une personne humaine totale — non comme une fée de la légende, mi-déesse mi-bacchante, rêve et sexe.
Mais remontons de ces prémisses générales à la psychologie la plus concrète de la relation des égaux. L’exercice de la fidélité envers une femme accoutume à [p. 339] considérer les autres femmes d’une manière tout à fait nouvelle, inconnue du monde de l’Éros : comme des personnes, non plus comme des reflets ou des objets. Cet « exercice spirituel » développe des facultés neuves de jugement, de possession de soi et de respect203. Au contraire de l’homme érotique, l’homme de la fidélité ne cherche plus à voir dans une femme seulement ce corps intéressant ou désirable, seulement ce geste involontaire ou cette expression fascinante, mais il pressent, à peine tenté, le mystère difficile et grave d’une existence autonome, étrangère, d’une vie totale dont il n’a désiré vraiment qu’un illusoire ou fugitif aspect, projeté peut-être par sa seule rêverie. Ainsi la tentative se dissipe, déconcertée, au lieu de se faire obsédante, et la fidélité se garantit par la lucidité qu’elle développe. L’empire du mythe faiblit d’autant ; et s’il reste improbable qu’il s’abolisse jamais sans laisser de traces dans le cœur d’un homme moderne, intoxiqué d’images — du moins perd-il son efficace : ce n’est plus lui qui détermine la personne.
En d’autres termes, on pourrait dire que la fidélité se garantit elle-même contre l’infidélité du simple fait qu’elle habitue à ne plus séparer le désir et l’amour. Car si le désir va vite et n’importe où, l’amour est lent et difficile, il engage vraiment toute une vie, et il n’exige pas moins que cet engagement pour révéler sa vérité. Et c’est pourquoi l’homme qui croit au mariage ne peut plus croire sérieusement au « coup de foudre », et encore moins à la « fatalité » de la passion. Le « coup de foudre » est sans doute une légende accréditée par Don Juan, comme la « fatalité » de la passion est accréditée par Tristan. Excuse et alibi qui ne peuvent tromper que celui qui veut être trompé, parce qu’il y trouve son intérêt ; figures de rhétorique romanesque, et [p. 340] acceptables à ce titre, mais qu’il serait assez absurde de confondre avec des vérités psychologiques.
Notre analyse du mythe nous a fait voir pourquoi l’on aime croire à la fatalité, qui est l’alibi de la culpabilité : « Ce n’est pas moi qui ai commis la faute, je n’y étais pas, c’est cette puissance fatale qui agissait en lieu et place de ma personne. » Pieux mensonge204 du servant d’Éros. Mais de combien de complaisances secrètes se compose une « fatalité » !
Quant au coup de foudre, il est censé justifier les écarts de Don Juan. Toute la littérature nous engage à y voir la preuve d’une très puissante nature sensuelle. Don Juan, l’homme des coups de foudre et de la vie « orageuse », serait une sorte de surhomme, de surmâle. Mythe d’une puissance indéfinie et qui domine les contingences morales. Mais alors, on peut être certain qu’un pareil mythe est né de rêves compensateurs — soit d’une fidélité contrainte et détestée, soit d’une jalousie masochiste, soit enfin d’un début d’impuissance. Et en effet, la conduite de Don Juan est bien typique d’une certaine déficience sexuelle. C’est dans l’état de fatigue générale, et sexuellement localisée, que le corps se voit porté à ces brusques écarts, comparables aux calembours qui obsèdent un esprit fatigué : on se laisse aller à des « rapprochements » idiots. Par contre, dans un état normal du corps et de l’esprit, le risque de coup de foudre est à peu près éliminé. Il apparaît ainsi que la monogamie, normalisant les rapports sexuels, est la meilleure garantie du plaisir, c’est-à-dire de l’Éros purement charnel, et non du tout divinisé. Je répète toutefois que le mariage ne saurait être fondé sur des « arguments » de ce genre. Il s’agit ici, simplement, d’un fait d’observation qui réfute les croyances courantes, nées du mythe de Tristan et de son négatif donjuanesque. Mais cette « raison » est tout à fait inefficace aux yeux de qui préfère le mythe et veut croire aux révélations de la passion.
[p. 341] On objecte alors que le mariage ne serait plus que le « tombeau de l’amour ». Mais c’est encore le mythe, naturellement, qui nous le fait croire, avec son obsession de l’amour contrarié. Il serait plus vrai de dire après Benedetto Croce que « le mariage est le tombeau de l’amour sauvage »205 (et plus communément du sentimentalisme).
L’amour sauvage et naturel se manifeste par le viol, preuve d’amour chez tous les barbares. Mais le viol, comme la polygamie, révèle que l’homme n’est pas encore en mesure de concevoir la réalité de la personne chez la femme. C’est autant dire qu’il ne sait pas encore aimer. Le viol et la polygamie privent la femme de sa qualité d’égale — en la réduisant à son sexe. L’amour sauvage dépersonnalise les relations humaines. Par contre, l’homme qui se domine, ce n’est pas faute de « passion » (au sens de tempérament) mais c’est qu’il aime, justement, et qu’en vertu de cet amour, il refuse de s’imposer, il se refuse à une violence qui nie et détruit la personne. Il prouve ainsi qu’il veut d’abord le bien de l’autre. Son égoïsme passe par l’autre. On admettra que c’est une révolution sérieuse.
Et nous pourrons maintenant dépasser la formule toute négative et privative de Croce, et définir enfin le mariage comme cette institution qui contient la passion non plus par la morale, mais par l’amour.
6.
Les paradoxes de l’Occident
Ces quelques remarques sur la passion et le mariage mettent en lumière l’opposition fondamentale de l’Éros et de l’Agapè, c’est-à-dire des deux religions qui se disputent notre Occident.
[p. 342] La connaissance de ce conflit, de ses origines historiques et psychologiques, de son enjeu spirituel, me paraît devoir entraîner la révision d’un certain nombre de jugements courants, dans le domaine de l’éthique d’abord, mais aussi dans celui de la culture et de sa philosophie. Au terme de cet ouvrage, il suffira sans doute de dégager le principe de correction que nos recherches sur la passion peuvent établir.
Les Orientaux caractérisent l’Europe par l’importance qu’elle donne aux forces passionnelles. Ils y voient l’héritage du christianisme et le secret de notre dynamisme. Et il est vrai que ces trois termes : christianisme, passion, dynamisme, correspondent aux trois traits dominants de la psyché occidentale. De là vient l’impression d’évidence qu’entraînent de pareils jugements.
Cependant, si les conclusions de notre examen du mythe courtois sont justes, il faudra corriger sensiblement ce schéma de l’Occident chrétien.
Tout d’abord : ce n’est pas le christianisme qui a fait naître la passion, mais c’est une hérésie d’origine orientale. Cette hérésie s’est répandue d’abord dans les contrées les moins christianisées, précisément, là où les religions païennes menaient encore une vie secrète. L’amour-passion n’est pas l’amour chrétien, ni même le « sous-produit du christianisme » ou le « changement d’adresse d’une force que le christianisme a réveillée et orientée vers Dieu »206. Il est plutôt le sous-produit de la religion manichéenne. Plus exactement, il est né de la complicité de cette religion avec nos plus vieilles croyances, et du conflit de l’hérésie qui en résulta avec l’orthodoxie chrétienne. Première correction d’importance.
[p. 343] Ensuite, il est urgent de rappeler que le fameux « dynamisme occidental » procède de deux sources distinctes.
Si c’est notre délire guerrier que l’on entend désigner par ce terme, nous avons vu qu’il se rattache de la manière la plus précise, historiquement, à la passion. Comme la passion, le goût de la guerre procède d’une conception de la vie ardente qui est un masque du désir de mort. Dynamisme inverti, et autodestructeur.
Mais l’autre aspect du dynamisme occidental, j’entends notre génie technique, ne saurait être un seul instant ramené à la passion. L’attitude humaine qu’il révèle est l’antithèse exacte de la passion : c’est une affirmation de la valeur des choses créées, de la matière, et une application de l’esprit au monde visible. La passion ni la foi hérétique dont elle est née ne sauraient proposer comme but à notre vie la maîtrise de la Nature, puisque c’est là le but et la fonction originelle du Démiurge, et puisque le salut est justement d’échapper à sa loi démoniaque207.
Faut-il voir à la source de cet aspect le plus réel de l’activisme européen une sorte de tempérament continental ? Ou quelque influence indirecte de l’ambition chrétienne définie par l’Apôtre (Romains, 8), et qui tendrait à restaurer le Cosmos dans sa loi primitive, troublée par le péché ? La volonté chrétienne de transformer le pécheur dans son âme et dans sa conduite a entraîné en Occident l’idée de transformer le milieu humain (d’où le mythe de la révolution), et l’idée de transformer le milieu naturel (d’où la technique). Reste à savoir si le christianisme, accueilli par les Indes ou la Chine, y eût produit les mêmes effets. Mais la réponse n’importe pas ici : il nous suffit de marquer que les éléments occidentaux-chrétiens (c’est-à-dire créateurs) [p. 344] du dynamisme européen, sont orientés par une volonté exactement contraire à celle de la passion.
Ce qui peut induire en erreur, et ce qui a introduit de fait une fatale erreur dans l’activisme moderne, c’est la collusion de la guerre et de notre génie technique. À partir de la Révolution, la guerre devenant « nationale » exige la collaboration de toutes les forces créatrices, et en particulier de la technique. C’est alors la passion (guerrière) qui va devenir le principal moteur de la recherche mécanique : on l’a bien vu depuis 1915. Mais cette union tout à fait monstrueuse des forces de mort et des forces créatrices va dénaturer à la fois la guerre et le génie technique. La guerre mécanisée évacue la passion, et la technique en devenant mortelle, trahit les ambitions dont elle est née. Il se peut que l’Occident succombe à ce destin qu’il s’est forgé. Mais il est clair que ce n’est pas le christianisme — comme le répètent tant de publicistes — qui est responsable de la catastrophe. L’esprit catastrophique de l’Occident n’est pas chrétien208. Il est tout au contraire manichéen. C’est ce qu’ignorent communément ceux qui assimilent le christianisme et l’Occident, comme si tout l’Occident était chrétien. Si donc l’Europe succombe à son mauvais génie, ce sera pour avoir trop longtemps cultivé la religion para ou même antichrétienne de la passion.
Faut-il conclure que la passion serait la tentation orientale de l’Occident ? S’il est vrai qu’elle ne s’est développée dans notre histoire et nos cultures qu’à partir des xiie et xiiie siècles, et par l’impulsion décisive de l’hérésie méridionale, il apparaît que c’est du Proche-Orient et de l’Iran, sources certaines de l’hérésie, que [p. 345] nous sont venues nos « mortelles » croyances. Mais dira-t-on, ces mêmes croyances n’ont pas produit les mêmes effets parmi les peuples de l’Orient ? C’est qu’elles n’y ont pas trouvé les mêmes obstacles.
Ainsi notre chance dramatique est d’avoir résisté à la passion par des moyens prédestinés à l’exalter. Telle fut la tentation permanente d’où jaillirent nos plus belles créations. Mais ce qui produit la vie produit aussi la mort. Il suffit qu’un accent se déplace pour que le dynamisme change de signe.
C’est en fin de compte dans l’attitude religieuse des Occidentaux, et dans l’institution la plus typique de leur morale : le mariage, qu’il sera désormais possible de repérer avec assez de précision ce déplacement d’accent dont tout dépend.
Il est certain que l’Occidental christianisé se distingue de l’Oriental par son pouvoir d’approfondir l’être créé dans ce qu’il a de particulier. C’est tout le secret de notre fidélité. La sagesse orientale cherche la connaissance dans l’abolition progressive du divers. Nous, nous cherchons la densité de l’être dans la personne distincte, sans cesse approfondie comme telle. « D’autant plus nous connaissons les choses particulières, d’autant plus nous connaissons Dieu », dit Spinoza. Cette attitude, qui définit mon Occident, définit en même temps les conditions profondes de la fidélité, de la personne, du mariage — et du refus de la passion. Elle suppose l’acceptation du différent, et donc de l’incomplet, la prise sur le concret dans ses limitations. Le chrétien prend le monde tel qu’il est, et non point tel qu’il peut le rêver. Son activité « créatrice » consiste alors à retrouver en profondeur toute la diversité du monde créé ; et c’est ainsi que la Renaissance définit l’homme : un microcosme.
Tout ce qui détruit cette volonté centrale, ou en dévie, compromet la fidélité et donne des chances nouvelles à [p. 346] la passion. C’est notre vie et notre mort. Et c’est pourquoi la crise moderne du mariage est le signe le moins trompeur d’une décadence occidentale. Il est en d’autres, certes, dans les domaines les plus divers : le culte du nombre, la poésie de l’évasion, l’envahissement de la culture par les passions nationalistes : tout ce qui tend à ruiner la personne. Mais ce sont là des phénomènes complexes et collectifs, qui échappent souvent aux prises individuelles. Le signe de la crise du mariage nous parle et nous avertit mieux : aucun n’est plus sensible et quotidien, plus intimement vérifiable.
7.
Au-delà de la tragédie
Cet ouvrage, à bien des égards, peut apparaître comme le bilan d’une décadence : mythe dégradé, mariage en crise, formes et conventions décriées, extension du délire passionnel aux domaines où il peut entraîner la destruction de notre civilisation. Tout cela est, tout cela nous menace, et d’autant plus qu’on voudrait le nier. Cependant, à plusieurs reprises, la connaissance de ces périls nous a fait entrevoir des possibilités de les surmonter. Par exemple, il se peut que l’Europe, après une crise totalitaire (et supposé qu’elle n’y succombe point), retrouve le sens d’une fidélité gagée au moins sur des institutions solides, à la mesure de la personne. Il se peut que les excès mêmes de la passion provoquent des résistances, c’est-à-dire des formes nouvelles, ramenant alors un âge classique…
Mais après tout, n’est-ce pas encore une tentation de la passion que ce souci des lendemains qui obsède aujourd’hui tant de fronts ? Notre vie ne se joue pas dans l’au-delà temporel, mais dans les décisions toujours actuelles qui fondent notre fidélité. Quoi qu’il arrive, heur ou malheur, le sort du monde nous importe bien moins que la connaissance de nos devoirs présents. Car « la figure de ce monde passe », mais notre [p. 347] vocation est toujours hic et nunc, dans l’acte de l’Éternel où notre espoir se fonde.
Deux thèmes de réflexions, amorcés çà et là dans ces pages, pourront en constituer la conclusion ouverte. J’ai tenté de débrouiller certains problèmes posés en termes d’histoire et de psychologie : mais les constatations tout objectives auxquelles je me suis vu conduit ne sont pas suffisantes en soi. Elles commandent certaines décisions. Elles introduisent à une problématique nouvelle, et qui n’est pas toujours aussi simpliste que le dilemme passion-fidélité peut nous le faire croire. De fait, on ne connaît jamais que les problèmes dont on pressent au moins la solution, le dépassement. Or le moyen de dépasser notre dilemme ne saurait être la pure et simple négation de l’un de ses termes. Je l’ai dit et j’y insiste encore : condamner la passion en principe, ce serait vouloir supprimer l’un des pôles de notre tension créatrice. De fait cela n’est pas possible. Le philistin qui « condamne » de la sorte et à priori toute passion, c’est qu’il n’en a connu aucune, et qu’il est en deçà du conflit. Pour cet homme-là le seul progrès concevable est dans la crise de sa sécurité, c’est-à-dire dans le drame passionnel209. Mais au-delà de la passion vécue jusqu’à [p. 348] l’impasse mortelle, que pouvons-nous désormais entrevoir ? Les deux thèmes que je vais esquisser indiquent deux voies de dépassement, dans la ligne de cet ouvrage, mais au-delà du schématisme inhérent à tout exposé.
Le premier thème peut être situé par rapport à un drame personnel dont les données biographiques nous sont suffisamment connues. On sait que l’événement qui devint pour Kierkegaard le point de départ de toute sa réflexion, fut la rupture de ses fiançailles avec Régine. La cause intime de cette rupture nous demeure en partie mystérieuse : c’est « le secret » essentiellement impartageable et indicible, qui s’opposait aux yeux de Kierkegaard à un mariage heureux selon le monde. Ici l’obstacle indispensable à la passion est d’une nature à tel point subjective, singulière et incomparable, qu’on ne saurait en pressentir la gravité sans invoquer la foi de Kierkegaard. Selon lui, l’homme fini et pécheur ne saurait entretenir avec son Dieu — qui est l’Éternel et le Saint — que des relations d’amour mortellement malheureux. « Dieu crée tout ex nihilo » et celui que Dieu élit par son amour, « il commence par le réduire à néant ». Du point de vue du monde et de la vie naturelle, Dieu apparaît alors comme « mon ennemi mortel ». Nous nous heurtons ici à l’extrême limite, à l’origine pure de la passion — mais du même coup nous sommes jetés au cœur même de la foi chrétienne ! Car voici : cet homme mort au monde, tué par l’amour infini, devra marcher maintenant et vivre dans le monde comme s’il n’avait pas d’autre tâche ni plus urgente ni plus haute. Ce « chevalier de la foi », quand on le rencontre, n’a l’air de rien de surhumain : « il ressemble à un percepteur » et se conduit comme n’importe quel honnête bourgeois. Et pourtant « il a tout renoncé dans une infinie résignation, et s’il a tout ressaisi par la suite, c’est en vertu de l’absurde (c’est-à-dire de la foi). Il fait sans cesse le saut dans l’infini, mais avec une telle [p. 349] correction et une telle certitude qu’il retombe sans cesse dans le fini, et qu’on ne remarque en lui rien que de fini »210…
Ainsi l’extrême de la passion, la mort d’amour, initie une vie nouvelle, où la passion ne cesse d’être présente, mais sous l’incognito le plus jaloux : car elle est bien plus que royale, elle est divine. Et dans l’analogie de la foi, l’on peut alors concevoir que la passion — quel que soit l’ordre où elle se manifeste — ne trouve son au-delà réel, et son salut, que par cette action d’obéissance qui est la vie de fidélité.
Vivre alors « comme tout le monde », mais « en vertu de l’absurde », c’est une scandaleuse tricherie aux yeux de qui ne croit pas à l’absurde ; mais c’est plus qu’une synthèse, et infiniment plus et autre chose qu’une « solution », pour qui croit que Dieu est fidèle, et que l’amour ne trompe jamais l’aimé.
Certes, Kierkegaard ne parvint à « ressaisir » le monde fini que dans la conscience de sa perte, infiniment féconde pour son génie ; il ne recouvra pas Régine, mais ne cessa jamais de l’aimer et de lui dédier toute son œuvre. Et c’est peut-être que cette œuvre était le lieu de sa fidélité la plus réelle. Pourquoi chercher ailleurs que dans la vocation vraiment unique du Solitaire, le secret de son échec humain ? D’autres reçoivent une autre vocation, épousent Régine, et la passion revit dans leur mariage, mais alors « en vertu de l’absurde ». Et ils s’étonnent chaque jour de leur bonheur.
(Ces choses-là sont trop simples et totales pour qu’un discours vienne mettre ses délais entre la question qu’elles nous posent et la réponse de notre vie.)
Le second thème que j’esquisserai n’est peut-être pas d’une nature essentiellement hétérogène. Peut-être [p. 350] même doit-il être conçu comme un aspect particulier du mouvement de retour de la passion, tel que l’a décrit Kierkegaard.
Au sommet de l’ascension spirituelle qu’il nous raconte dans le langage de la plus ardente passion, saint Jean de la Croix connaît que l’âme atteint un état de présence parfaite à l’objet aimant de l’amour, et c’est ce qu’il nomme le mariage mystique. L’âme se comporte alors à l’endroit de son amour avec une sorte d’indifférence quasi divine. Elle est au-delà du doute et de la distinction ressentie comme un déchirement ; elle ne désire plus rien que son amour ne veuille, elle est une avec lui dans la dualité, qui n’est plus qu’un dialogue de grâce et d’obéissance. Et le désir de la plus haute passion se voit alors comblé sans cesse dans l’acte même d’obéir, en sorte qu’il n’est plus en l’âme de brûlure, ni même de conscience de l’amour, mais seulement la sobriété heureuse de l’agir.
Dans l’analogie de la foi, l’on peut alors concevoir que la passion, née du mortel désir d’union mystique, ne saurait être dépassée et accomplie que par la rencontre d’un autre, par l’admission de sa vie étrangère, de sa personne à tout jamais distincte, mais qui offre une alliance sans fin, initiant un dialogue vrai. Alors l’angoisse comblée par la réponse, la nostalgie comblée par la présence cessent d’appeler un bonheur sensible, cessent de souffrir, acceptent notre jour. Et alors le mariage est possible. Nous sommes deux dans le contentement.
Une dernière fois pourtant nous reprendrons un parti de sobriété. Les mariés ne sont pas des saints, et le péché n’est pas comme une erreur à laquelle on renoncerait un beau jour pour adopter une vérité meilleure. Nous sommes sans fin ni cesse dans le combat de la nature et de la grâce. Sans fin ni cesse, malheureux puis heureux. Mais l’horizon n’est plus le [p. 351] même. Une fidélité gardée au Nom de ce qui ne change pas comme nous, révèle peu à peu son mystère : c’est qu’au-delà de la tragédie, il y a de nouveau le bonheur. Un bonheur qui ressemble à l’ancien, mais qui n’appartient plus à la forme du monde, car c’est lui qui transforme le monde.
(Révision : 1954.)