Campus n°125

« On a de bonnes raisons de désespérer des droits humains »

La lutte pour les droits de l’homme apporte, paradoxalement, moins de liberté aux femmes. Tel est le point de vue de Ratna Kapur, professeure de droit à la Jindal Global Law School de New Delhi en Inde, qui a été invitée ce printemps par la Faculté de droit et l’Institut des études genre pour donner une conférence sur ce thème

Campus: Le 16 décembre 2012 à New Delhi, un jeune couple se fait agresser par plusieurs hommes dans ce qui s’avère une opération préméditée. La fille est violée et battue à tel point qu’elle succombe à ses blessures. Vous avez utilisé cet exemple dans votre conférence. Pourquoi?

Ratna Kapur: Après avoir passé tant d’années à militer pour les droits des femmes et à réfléchir sur la problématique du genre, il m’a semblé inconcevable qu’un tel événement puisse encore se produire. J’ai aussi été impressionnée par le degré de protestation des Indiens en réaction à ce viol collectif. Dans les pays démocratiques en général, on manifeste souvent pour dénoncer le chômage ou l’austérité mais rarement la violence faite aux femmes. Cette fois-ci, des milliers de jeunes femmes et de jeunes hommes sont descendus dans la rue, comme s’ils étaient soudainement devenus conscients du problème. Je voulais savoir pourquoi.

A quelle conclusion êtes-vous parvenue?

Les Indiens de la classe moyenne ont ressenti de l’empathie pour cette jeune femme. Elle était physiothérapeute et inscrite à la Faculté de médecine. Le soir du drame, elle revenait du cinéma. Tout le monde s’est identifié à elle. Il faut dire que la démographie indienne est actuellement dominée par la jeunesse. Les 15-24 ans représentent près de 20 % de la population. Nous vivons une période où il convient d’écouter l’opinion des jeunes. Les manifestants font aussi partie d’une génération qui n’a pas nécessairement grandi avec le féminisme et le radicalisme en matière de droits humains qui ont existé durant les années 1960 ou 1970. Leur monde est celui des marchés et du libéralisme qui leur ont ménagé des espaces de liberté que l’Etat n’a pas pu leur offrir. D’où cette rébellion vigoureuse contre les autorités accusées de ne rien faire pour les défendre.

Dans un de vos articles, vous avez utilisé les termes de «masculinité toxique». Que signifient-ils?

Ce viol collectif a ému tout le monde, moi y compris. Sur le coup, j’ai écrit un article sur la masculinité indienne dans lequel j’ai utilisé cette expression. Mon propos était de dire que le genre ne permet pas de définir une identité fossilisée, immuable. Le féminisme a fait voler en éclats la notion selon laquelle si l’on naît homme alors on doit avoir une posture et un comportement masculins (avec tous les stéréotypes qui lui sont associés) et si l’on naît femme, on sera féminin. Le problème, c’est que de nombreux hommes se sentent toujours obligés de démontrer sans cesse leur masculinité au travers d’un comportement agressif. Des politiciens ont aussi affirmé après le drame de New Delhi que l’homme sera toujours un homme. Sous-entendu: il ne faut pas le provoquer ou l’exciter. Au sein des familles, on espère toujours avoir un fils pour transmettre le nom de famille. Le garçon est considéré comme un être spécial digne de toutes les attentions, tandis que la fille, destinée à se marier et à quitter le foyer, n’a pas autant de valeur. C’est précisément avec une telle mentalité que l’on fabrique une masculinité toxique. Celle qui se sent privilégiée et se permet tout. Elle hante les rues du monde entier sans jamais devoir rendre de comptes sur son agressivité. C’est pourquoi je propose de ne plus penser en termes d’hommes ou de femmes mais de normes masculines et féminines afin de mieux les remettre en question et de pouvoir placer ceux qui promeuvent ces stéréotypes devant leurs responsabilités.

Qui sont ceux qui promeuvent ces stéréotypes?

Certains politiques, les familles. Les mères, et les femmes en général, font partie du problème. La valorisation de la maternité aussi. En Inde, une femme comblée est celle qui produit des enfants et, surtout, un héritier, un fils masculin hyperagressif. C’est une énorme pression, mais cela fait partie intégrante de l’identité féminine. Pour cette raison, les femmes sont donc impliquées dans la fabrication d’une masculinité toxique. C’est pourquoi il faut, à mon sens, détacher la notion de genre d’une sorte de déterminisme biologique.

N’y a-t-il pas de fondement biologique à l’agressivité masculine?

C’est ce qu’on nous apprend, mais je ne suis pas du tout d’accord avec cela. Le fait que l’on arrive aussi à produire des hommes tels que le premier ministre canadien Justin Trudeau – que j’adore – qui s’affiche ouvertement féministe, semble indiquer que l’agressivité et ce besoin de démontrer sans cesse sa masculinité ne sont pas dictés par la biologie.

Tout est donc affaire de conditionnement social, selon vous?

Exactement. Par conséquent tout le monde peut changer son comportement et participer à faire bouger les lignes dans ce domaine. Car à la minute où l’on donne un tout petit espace à l’argument de la détermination biologique, on met un pied sur la pente glissante qui permet en fin de compte de justifier tellement de mauvais comportements (les hommes sont comme cela) et de réponses protectionnistes (les femmes doivent rester à la maison).

Quelle a été la réponse des autorités au viol collectif de New Delhi?

Elles ont commencé par renforcer les moyens mis à la disposition de la justice criminelle. Cela part d’une bonne intention mais cela démontre que les droits de la femme sont placés dans la perspective exclusive de la loi et de l’ordre. En durcissant la loi, l’Etat peut prétendre agir pour le bien des droits humains mais s’arroge aussi plus de pouvoir sur la société. Où est passé le débat sur l’intégrité physique des personnes ou celui sur l’autonomie sexuelle? L’espace dévolu à ce type de langage a été petit à petit érodé par les agendas conservateurs de la justice criminelle qui est en train d’encadrer les droits des femmes. Cela fait vingt ans que j’observe cette tendance vers plus de surveillance du comportement sexuel des femmes, plus de sécurité, etc.

Que voulez-vous dire?

On a de bonnes raisons de désespérer des droits humains. Les gouvernements lancent des actions militaires en leur nom. On fait du commerce en leur nom. On associe l’aide au développement au secteur privé en leur nom. Qu’est-il advenu du radicalisme en matière de droits humains? A-t-il jamais existé? En tout cas, on ne peut plus prétendre que les droits humains représentent une force progressive, tant ils ont engendré de conséquences nuisibles. Et même si les droits humains possédaient ne serait-ce qu’une lueur de progressivité, celle-ci ne pourrait tout simplement pas survivre dans ce vortex du régime sécuritaire.

Vous y allez fort!

Le simple fait de se trouver du côté des droits humains ne suffit pas à faire de vous quelqu’un de bien. Il faut d’ailleurs questionner notre engagement dans les droits humains. J’essaye pour ma part de comprendre comment ces derniers sont impliqués dans certains crimes ou, du moins, ont produit des résultats inverses à ceux escomptés. Cette conviction intime d’agir pour le bien d’autrui est en partie un héritage de l’époque coloniale. Des pays européens intervenaient alors dans d’autres pays soi-disant pour le bien de leurs habitants, dans ce qui était présenté comme une mission civilisatrice. Il s’agissait entre autres de venir en aide à des populations opprimées, spécialement des femmes. Il en est sorti une mentalité de sauveurs avec les conséquences désastreuses que l’on sait. Si l’on ne prend pas conscience de cet héritage, la lutte pour les droits humains continuera à avoir des conséquences dramatiques.

Au cours de votre conférence, vous avez illustré ce fait par le trafic d’êtres humains. Pouvez-vous développer?

Quand ce problème est apparu sur la scène internationale, les personnes qui ont mené la lutte contre le trafic d’êtres humains étaient les mêmes qui souhaitaient l’abolition du travail sexuel, de la prostitution. Leur argument consistait à dire que ce trafic servait essentiellement à l’exploitation sexuelle des femmes. Le problème, c’est que toutes les travailleuses du sexe ne sont pas issues de ce trafic. Elles ont en effet adopté ce moyen de subsistance pour des raisons très diverses. Par ailleurs, ce trafic ne concerne pas que le travail du sexe mais les secteurs de la construction, de l’agriculture et bien d’autres. Malheureusement, dès que la question de genre intervient, on ne se focalise plus que sur l’industrie du sexe.

Au risque de conséquences néfastes…

Quel est le résultat? Au motif de lutter contre le trafic des êtres humains, afin de sauver les femmes qui en seraient les principales victimes, on a offert aux Etats davantage de pouvoir afin de contrôler les frontières et d’accentuer le suivi des personnes qui entrent et qui sortent du territoire. Mais cela n’a plus rien à voir avec la lutte contre l’exploitation sexuelle. Les mesures anti-trafic ont fusionné avec celles de sécurité. On filtre les migrants, on décide qui on veut et qui on ne veut pas. La seule façon de penser la migration est de considérer cette pratique comme irrégulière voire illégale.

Qu’aurait-il fallu faire?

On n’aurait jamais dû se fixer comme objectif d’arrêter le trafic d’êtres humains. La question centrale aurait dû être la mise en place d’une véritable politique sur la migration. Ce n’est qu’à cette condition que l’on peut s’attaquer au problème du trafic d’êtres humains ainsi qu’à celui de l’exploitation sexuelle. Et c’est parce qu’une telle politique est inexistante, notamment en Europe ou en Asie du Sud-Est, que les trafics prolifèrent. Il existe pourtant une convention de l’ONU sur les travailleurs migrants [la Convention internationale sur la protection des droits de tous les travailleurs migrants et des membres de leur famille, ratifiée par une quarantaine de pays dont aucun occidental]. Nous disposons donc des outils nécessaires pour imaginer ou penser une politique migratoire mondiale. Mais cela demanderait un changement radical de notre manière de penser. Et, malheureusement, personne ne semble vouloir aller dans cette direction, à savoir considérer les mouvements de population au niveau global comme légitimes et valables et obliger les Etats à assurer la sécurité des migrants au cours de leur passage d’un pays à l’autre. Ce qui veut dire que les gens continueront de migrer mais avec l’aide des passeurs et des contrebandiers clandestins.

Propos recueillis par Anton Vos