Campus n°98

L'invité

«Nous sommes des gérants malappris»

Biologiste, généticien des populations, écrivain et chroniqueur radiophonique, Albert Jacquard reste, à 84 ans, un infatigable brasseur d’idées. Rencontre, à l’occasion de son passage à Genève dans le cadre d’une conférence organisée par l’Institut romand de systématique et d’éthique

Jacquard
L’idée que vous êtes venu défendre à l’invitation de l’Institut romand de systématique et d’éthique est que les humains sont «copropriétaires» de la planète. Qu’entendez-vous par là?

Albert Jacquard: Sur ce point, je me situe dans la droite ligne de ce que disent les théologiens. Au moment de la Création, Dieu dit ainsi aux animaux: «Toi tu seras la girafe, toi tu seras le rhinocéros et vous n’avez plus qu’à proliférer sur la Terre.» La seule espèce à qui il en dit un peu plus, c’est la nôtre. A l’homme, le Créateur dit en effet: «A toi, il t’incombe de remplir la Terre et de la soumettre.» Cela signifie que la Terre a un maître et que ce maître, c’est moi, l’homme, avec quelques-uns de mes semblables. Cette délégation de pouvoir sur le monde est une responsabilité d’autant plus grande que nous n’irons pas ailleurs. Il faut se résoudre à l’idée que nous sommes assignés à résidence sur la Terre à perpétuité. Il n’y a pas de quoi être triste. En revanche, on peut être inquiet.

De quoi?

De la façon dont nous gérons le pouvoir qui nous a été attribué, car nous sommes des gérants malappris.

Est-ce à dire que nous allons tout droit à la catastrophe?

Tout est prêt pour que l’explosion ait lieu. Depuis quelques décennies, la destruction de l’humanité est entre ses mains. Dès lors, la question qui se pose est de savoir si on choisit de détruire notre planète pour le plaisir de faire un grand «boum» ou si l’on essaie de la faire durer. L’évidence me semble grande que nous ne sommes pas là pour la détruire.

Que faire dès lors?

Commencer par prendre conscience du devoir que nous avons envers la planète, qui est de la laisser – ou plutôt de la mener – vers un état tel que nos enfants pourront survivre le plus longtemps possible. Maintenant que nous avons acquis et accumulé tous les pouvoirs, il est temps de réfléchir à la manière de les utiliser convenablement.

Et comme vous l’expliquez dans votre dernier ouvrage («Le Compte à rebours a-t-il commencé?», Stock 2009), cela passe tout d’abord par l’éradication des armes de destruction massive?

C’est en effet le danger le plus urgent à mes yeux. Faute de mieux, nous nous devons au moins d’essayer de sauver l’humanité du suicide collectif auquel elle s’est préparée. Il y en a peut-être pour un siècle, mais il faut impérativement dénucléariser la planète. Sans quoi cela peut exploser du jour au lendemain.

Vous insistez également sur le rôle de l’éducation. En quoi est-il nécessaire de changer notre manière de penser l’école?

Ce qui fait que les hommes sont ce qu’ils sont, ce sont leurs échanges, autrement dit: leur capacité à dialoguer. Or, l’école, telle qu’elle est conçue aujourd’hui, est fondée sur la notion de compétition. C’est une machine à fabriquer des polytechniciens. Et, lorsqu’on fabrique des gagnants, on produit aussi des perdants. La logique de l’ascenseur social n’a aucun sens. Il faut en sortir.

Que proposez-vous?

De substituer le principe de coopération à celui de compétition. La vraie finalité de l’école, c’est d’apprendre à chaque individu à rencontrer les autres pour se construire plutôt que se battre contre les autres pour les dominer. L’école apporte aux élèves les savoirs indispensables, notamment ceux que l’on présente avec emphase comme fondamentaux: lire, écrire, compter comme s’il n’était pas aussi fondamental de savoir écouter, s’exprimer, questionner, c’est-à-dire rencontrer l’autre.

Que répondez-vous à ceux qui pensent que le meilleur moyen de sauver la planète est de la débarrasser de l’homme?

Qu’il ne faut pas se tromper de combat. Cette planète n’a rien de merveilleux en tant que telle. Elle n’est belle que lorsque je la regarde. Sans quoi, elle n’existe pas. Ce qui est la merveille, c’est moi, l’être humain. Plutôt que de tout faire pour sauver la Terre, il s’agit donc de tout faire pour sauver une planète sur laquelle l’humanité pourra continuer à se développer. Car ce qui m’importe, au fond, c’est de sauver l’homme. Et si pour sauver l’homme, il fallait un petit peu détruire la planète, je ne serais pas contre.

Les résultats du sommet de Copenhague ont été largement critiqués. Partagez-vous cette déception?

Ce type d’action est nécessaire, mais là encore, le problème a été mal posé: on y a beaucoup trop parlé de la planète et pas assez de l’humanité.

Vous qui avez été parmi les premiers à sensibiliser l’opinion à l’importance de l’environnement, faites-vous le même reproche aux films de Nicolas Hulot («Le Syndrome du Titanic»), de Yann Arthus-Bertrand («Home») ou de Jacques Perrin («Océans»), qui mettent en scène une nature idéale confrontée à une humanité destructrice?

Disons simplement que c’est une vision que je ne partage pas.

Comment l’observateur que vous êtes analyse-t-il la crise financière que nous venons de traverser?

J’ai d’abord eu le sentiment que cette crise était une chance, qu’elle pouvait tout changer. Mais, il faut se rendre à l’évidence, le drame n’a visiblement pas été d’une ampleur suffisante pour provoquer le déclic espéré et on a vu ressurgir très rapidement les anciens travers, à commencer par les fameux bonus. Le système financier que nous avons mis en place a certainement des vertus cachées qui font qu’il dure, mais à quel prix? Même ceux qui ont les moyens de s’acheter une Rolex à 50 ans semblent ne pas s’en contenter. Et je dois dire que je les comprends. Ce qui nous manque, c’est un grand projet pour l’humanité qui ne passe ni par la destruction des ressources naturelles ni par une croissance impérative.

A cet égard, vous préférez la notion décroissance soutenable à celle de développement durable, pourquoi?

Elle recouvre mieux l’objectif à atteindre, qui est de parvenir à détruire de moins en moins notre planète. Toute atteinte aux richesses non renouvelables est, par définition, irréversible. Donc, on n’a pas le droit d’y toucher. Mettre fin au pillage des ressources de la planète ne se fera pas en un jour. Il faudra sûrement un bon siècle pour retrouver un équilibre entre ce que la terre produit et ce que nous consommons. Par conséquent, il faut s’y mettre immédiatement. Tout le monde semble d’ailleurs d’accord sur le fait que cela ne peut pas durer longtemps au rythme actuel. Mais personne ne fait rien, car agir efficacement suppose une gouvernance globale. Il faut en finir avec l’autorité locale que chaque pays prétend avoir au travers de l’Etat-nation pour être en mesure de construire une vraie démocratie collective.

Qu’est-ce qui fait qu’à 84 ans vous conserviez un tel optimisme?

J’ai des petits-enfants et je reste fasciné par la magie et la complexité de la vie humaine, par la magie de la conscience qui nous distingue de tous les autres êtres vivants.

Propos recueillis par Vincent Monnet