Université de Genève - Faculté de psychologie et des sciences de l'éducation - Sciences de l'éducation

 

LIFE

Laboratoire de recherche

Innovation-Formation-Éducation

 

Séminaire de recherche LIFE 2002-2003

L'ORGANISATION DU TRAVAIL SCOLAIRE


Notes de synthèse du séminaire du 15 janvier 2003

 

O comme organisation, O comme opacité

Philippe Perrenoud

 

Texte de référence :

Olivier Maulini
Le poinçonneur des curricula. Organiser, installer, planifier le travail d'une classe : angoisses et perfectionnements du bricoleur


Le texte d'Olivier Maulini a donné lieu à des discussions assez vives, mais avec des entrées fort diverses et portant sur des pratiques de classe et les finalités et les valeurs qui les fondent plutôt que sur l'organisation du travail proprement dite.

Ne parvenant pas à extraire de mes notes des éléments de synthèse bien saillants, j'ai préféré me centrer sur l'un des thèmes soulevés par le compte-rendu d'Alain Müller et qui prolonge la discussion du texte d'Olivier.

Je cite le compte-rendu :

Partons de l'hypothèse que notre difficulté conceptuelle à cerner l'objet organisation du travail scolaire, est causée par la difficulté pratique à cerner cet objet, soit par la difficulté à saisir dans la pratique ce qui relève de l'organisation du travail et ce qui relève d'autres niveaux. Cela voudrait dire tout simplement qu'une des caractéristiques actuelles de l'organisation du travail scolaire est justement de ne pas se laisser facilement identifier par les acteurs, que ceux-ci soient les organisants ou les organisés. Un certain nombre de difficultés et de blocages seraient ainsi dus au fait que personne n'arrive jamais vraiment à faire la part entre ce qui relève dans son propre travail de l'organisation de celui-ci par l'institution (ou par un autre), de sa propre organisation. En résumé une des caractéristiques fortes de l'organisation actuelle du travail scolaire serait justement d'organiser sa propre opacité… On aurait donc des difficultés à cerner l'objet, non parce qu'il est caché , non parce qu'il est trop enchevêtré à d'autres objets, mais plutôt parce qu'il est dans sa "nature" de se cacher, voire d'occulter sa propre présence…

Poussons l'exercice un peu plus loin ! Je disais plus haut que la recherche de l'objet organisation du travail semblait convoquer un ensemble de "réalités" diverses dont les liens mutuels restaient assez flous : on ne sait pas trop par exemple, ce qui relève de tel ou tel acteur dans le rendement, ce qui relève de telle ou telle intention ou de telle ou telle résistance dans l'échec scolaire, etc. On pourrait faire l'hypothèse (vaguement "paranoïaque") qu'une des fonctions de l'organisation actuelle du travail scolaire est justement de cacher, d'opacifier, les liens qu'entretiennent ces diverses "réalités".

Je prolongerai l'hypothèse en la spécifiant : l'organisation scolaire actuelle se caractérise par une assez forte opacité quant à ce qui, dans l'organisation du travail scolaire, relève de leur autonomie professionnelle et ce qui relève de l'institution. Cette opacité a-t-elle une fonction ? À qui profite-t-elle ? Est-elle délibérément entretenue ? Je laisse pour l'instant ces questions en suspens. Pour en débattre, il faut en effet préciser en quoi il y a opacité.

Dans un premier temps, en effet, les choses paraissent claires : le système compose des classes et les attribue à un enseignant polyvalent au primaire, à un ensemble d'enseignants spécialistes d'une discipline au secondaire. Au sein d'un établissement, les professeurs peuvent certes peser un peu - individuellement ou collectivement - sur la répartition des classes entre eux et sur leur créneau dans la grille horaire. Mais au bout du compte, chacun hérite d'une classe à laquelle il est censé, en un an, faire parcourir un programme. Cela n'a pas vraiment changé, sauf lorsqu'on introduit des cycles pluriannuels et qu'on les confie à des équipes.

Toutefois, dans cette organisation traditionnelle, la part de l'institution et la part du maître sont apparemment modifiées au profit de ce dernier. Jadis, l'organisation du travail au sein de la classe était fortement prescrite, en particulier dans le primaire : grille horaire à respecter strictement, moyens d'enseignement officiels, méthodes imposées ou fortement recommandées, règles concernant la nature, la durée et l'alternance des activités proposées aux élèves.

Aujourd'hui, et sans doute depuis 15-20 ans, on peut avoir l'impression que l'institution va beaucoup moins loin dans la prescription de l'organisation du travail dans la salle de classe. À la limite, au-delà de la composition des classes, qui reste l'affaire de l'administration, les seules contraintes de l'enseignant sont, d'une part, le programme, de l'autre le cadre spatio-temporel : un horaire hebdomadaire global, un espace délimité, un ameublement et des équipements standards. Le texte d'Olivier Maulini montre qu'il y avait et qu'il y toujours de la marge laissée à l'enseignant quant à la façon d'organiser son travail et celui des élèves, aussi bien dans le découpage du curriculum que dans la nature des tâches individuelles ou collectives qu'il propose ou impose aux élèves.

Y a-t-il opacité ? Ou ambiguïté ? On pourrait certes penser que nous ne sommes pas sortis d'une période de transition et qu'une partie des cadres, des formateurs, voire des collègues se réfèrent encore à des normes qui, si elles ne sont plus formellement en vigueur, apparaissent encore légitimes. Ce qui suggérerait que le simple renouvellement des générations clarifiera peu à peu la réalité du prescrit. On irait ainsi progressivement vers une forme de professionnalisation du métier : l'institution assignerait des objectifs et des contraintes, les praticiens feraient de leur mieux pour atteindre les premiers dans le cadre des secondes, maîtrisant du même coup l'organisation de leur travail une fois fermée la porte de leur classe.

S'il reste alors une certaine opacité, c'est peut-être en raison d'une double illusion :

Ils ont en somme la naïveté de croire - et peut-être les chercheurs l'ont-ils avec eux - que, lorsque l'organisation de leur travail n'est pas prescrite par l'institution, elle est librement inventée par les praticiens.

Contraintes et objectifs laissent peu de marge

Si l'on assigne à un peintre la tâche de repeindre une façade en un temps donné, dans une couleur donnée, avec un stock de peinture et des équipements, rien n'empêche de lui laisser " toute liberté de s'organiser ". Il pourra aller de gauche à droite et de bas en haut, ou s'y prendre autrement. Il pourra multiplier les courtes pauses ou s'accorder des pauses plus longues, mais moins nombreuses. Il pourra corriger immédiatement les imperfections visibles ou y revenir lors d'un second passage. Il déplacera son échelle et ses échafaudages à sa guise, choisira la façon de tenir ses pinceaux, de garder son équilibre, etc.

Deux peintres feront des choix différents et seront très heureux de pouvoir les faire, ne serait-ce que pour se distinguer, affirmer leur individualité. Un observateur trouvera sans doute que les variantes sont mineures et &emdash; s'il se risque à un jugement de profane &emdash; dérisoires. Or, nous devons dissocier ces deux jugements. Les variantes sont objectivement assez proches, mais les différences ne sont pas dérisoires, dès lors que les acteurs y attachent une grande importance.

Mais cela ne devrait pas cacher qu'elle portent sur le style, au mieux sur le genre, pas sur le travail. Le genre, c'est une façon de faire le travail qui n'appartient à personne, mais dans laquelle se reconnaissent une partie des opérateurs confrontés à la même tâche. Le style, ce sont des variations individuelles, les écarts au genre, qui signent ce que chacun a de singulier, son " coup de patte ". Les psychologues et sociologues du travail qui, comme Clot (1994, 1999) ont emprunté à Bakktine les notions de genre et de style pour les transposer à l'activité disent volontiers que, comme en littérature, ce sont les styles qui font évoluer les genres.

Comme le genre et le style importent fortement aux acteurs, qui y puisent une partie de leur identité, y investissent leur esthétique, leur éthique, leur rapport aux autres et au monde, leur raison d'être, on peut avancer l'hypothèse que la liberté de genre et de style masque la trame commune, celle qui s'impose à tous compte tenu des contraintes et des objectifs. Certes, on choisit de travailler la numération et les opérations en parallèle ou en succession, ou d'enseigner la géographie avec ou sans globe terrestre. Compte tenu des goûts, des préférences, des croyances, des habitudes de chacun, il paraît très important d'avoir le droit de choisir entre les cartes et le globe terrestre, entre le Tangram et des exercices plus conventionnels sur les polygones.

Il reste que cet attachement - parfois viscéral - à des détails, à des nuances, à des goûts et des couleurs, masque le fait que le curriculum impose la teneur des activités et que le cadre de travail limite drastiquement leur durée, leur implication dans les rapports sociaux, leur coût, les risques qu'elles entraînent. Je ne dis pas qu'il y aliénation, mais surestimation des marges de manœuvre en matière de structuration du curriculum et d'organisation du travail. Si le bonheur du bricoleur dont parle Olivier Maulini est de pouvoir bricoler sans être contrarié, il suffit de ne pas le contrarier pour gagner son adhésion au moins passive à l'organisation instituée du travail.

Si la plupart des enseignants trouvent leur compte dans une liberté de genre et de style, ils n'ont aucune raison de contester le bien-fondé de l'école telle qu'elle est structurée. Lorsqu'il prépare une rentrée, un enseignant ne se demande pas pourquoi il existe des classes et des degrés, ni si l'on pourrait enseigner sans programme, mais si ses élèves seront sympathiques, comment il groupera leurs pupitres, quels jeux il mettra en libre service et quel roman il choisira pour une lecture suivie.

Ce fonctionnement - mental &emdash; caractérise la plupart des acteurs sociaux. Les phénoménologues parlent à c'est égard de " ce qui est pris pour acquis " (taken for granted). Mais s'il apparaît raisonnable de s'attendre à ce que le soleil se lève chaque matin à l'Est, sans se demander pourquoi il existe un soleil et une planète tournant autour, il est - un peu - plus étonnant de voir l'aptitude des acteurs à naturaliser le monde social et à prendre pour évidente une organisation du curriculum et du travail scolaire décidée par des êtres humains et qui pourrait être différente. Cette cécité est renforcée par le fait que les décisions premières se perdent dans la nuit des temps et que les contemporains se contentent grosso modo de les reconduire, même lorsqu'ils ont en principe le pouvoir de les changer.

Ce qu'il y d'opaque dans l'organisation du travail, ce n'est pas son existence, c'est son arbitraire, c'est l'absence de conscience du fait qu'on aurait pu s'y prendre autrement pour instruire et éduquer et qu'on pourrait reconsidérer les choix hérités du passé à la lumière d'une analyse de leurs conséquences aussi bien sur les apprentissages que sur les comportements et les relations au sein de l'école.

Bien entendu, ce n'est pas aussi simple, une partie des innovateurs ne se résignent pas à cet héritage, réclament des écoles à aires ouvertes, des écoles sans degrés, des écoles proches de la vie, des cycles, des décloisonnements entre âges, entre disciplines, etc. Cela ne devrait pas empêcher de voir que pour l'immense majorité des acteurs &emdash; cadres, enseignants, parents, élèves - l'organisation scolaire n'est pas une variable changeable. Non parce que ce serait une vache sacrée. Tout simplement parce qu'on n'imagine pas de véritable alternative.

Bien entendu, dès qu'on soulève le couvercle, surgissent des fantasmes de travail exorbitant, de conflits, de perte d'autonomie et de contrôle, d'incompétence. Ils conduisent à refermer très vite la marmite. Mais le plus sûr mécanisme conservateur, c'est qu'on n'imagine même pas une organisation alternative du travail.

Dans la plupart des autres secteurs, les travailleurs sont habitués depuis quelques décennies, bon gré mal gré, à repenser sans cesse l'organisation du travail. Pourquoi l'école échappe-t-elle à cette tendance ? Sans doute parce que l'efficacité y a un statut exceptionnel :

Le souci d'efficacité qui questionne l'organisation du travail dans d'autres secteurs semble donc avoir très peu d'influence dans l'école. Or, pourquoi changerait-on l'organisation du travail, sinon pour mieux atteindre les objectifs ?

L'usage dépendant de l'autonomie

Les programmes et les contraintes laissent des marges d'indétermination, autrement dit une place pour des variations de genre et de style dans l'organisation du travail en classe. Sont-elles de véritables marges de liberté pour les acteurs ? Ou sont-elles immédiatement investies par la culture professionnelle, les affiliations à des mouvements pédagogiques ou antipédagogiques, les modèles issus de la formation, les coutumes en vigueur dans l'école, les attentes dites ou non dites des élèves et des parents, les images publiques du métier d'enseignant.

On peut faire l'hypothèse qu'en l'état de l'identité et de la formation des enseignants, la façon d'organiser le travail de la classe puise dans quelques genres convenus, certains traditionnels, d'autres issus des pédagogies nouvelles, d'autres moins typés, centrés sur les objectifs, l'évaluation ou le matériel.

Chacun de ces genres - véhiculé par la culture, appris par imitation, en creux dans le matériel pédagogique - contient une réponse implicite ou explicite à la question de l'organisation du travail. Le genre " leçons + exercices " contient des préceptes quant à la longueur des leçons, leur amorce, leur dimension dialoguée, la part de l'imprévu, la part de l'énigme ; de même, on y trouve des préceptes relatifs aux exercices : nombre, difficulté, variété, choix, énoncé des consignes, mode de surveillance, mode de correction. Le genre " travail par situations-problèmes " est évidemment moins installé, mais il donne lui aussi des réponses, qui, quand bien même elles sont différentes, ont les mêmes fonctions : dispenser de tout réinventer, au risque d'enfermer l'organisation du travail dans du  " prêt à penser ".

Les enjeux de l'innovation

Si tout cela n'a rien d'étonnant, peut-être n'en a-t-on pas tiré toutes les conséquences pour les stratégies d'innovation qui veulent toucher à l'organisation du travail. Même si la transformation de cette dernière passe aussi par des structures nouvelles, comme les cycles, ces structures n'auront aucun effet si elles offrent des alternatives dont les enseignants ne rêvent même pas, faute d'en voir la nécessité ou d'en imaginer la possibilité.

Références

Bakhtine, M. (1984) Esthétique de la création verbale, Paris, Gallimard.

Clot, Y (1995) Le travail sans l'homme. Pour une psychologie des milieux de travail et de vie, Paris, La Découverte.

Clot, Y. (1999) La fonction pyychologique du travail, Paris, PUF.

Clot, Y. (dir.) (2001) " Clinique de l'activité et pouvoir d'agir ", Éducation Permanente, N° 146.


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